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Individualisme et responsabilité selon Emmanuel Lévinas

Published online by Cambridge University Press:  27 April 2009

Étienne Haché
Affiliation:
Faculté Saint-Jean (University of Alberta)
Matthieu Dubost
Affiliation:
Paris

Abstract

Emmanuel Lévinas is unquestionably the philosopher of ethics par excellence. One of the major themes of his thought, or rather the key to understanding his work—work that spans over many fields—is one's responsibility toward the Other. This article attempts to reconsider this determining aspect of his writings from the perspective of contemporary individualism. We argue that Lévinas's ethics of responsibility in no way obliterates “the share of the Ego in the eminence of the Other.” On the contrary, in his approach to otherness, he takes the Self entirely into account. In other words, our interpretation is that the commonly held view that Lévinas's philosophy consists of normative interpretation of the human condition leading to the sacrifice of the self is imputable to a misunderstanding caused by the polysemous and ambivalent character of the concept of individualism.

Type
Articles
Copyright
Copyright © Canadian Philosophical Association 2006

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References

Notes

1 En réalité ses origines sont anciennes et ses configurations beaucoup trop variées et complexes pour en faire ici même une description exhaustive. Toutefois, qu'on songe aux grands changements psychologiques, scientifiques et philosophiques qui marquent l'entrée dans la modernité, au combat des Lumières contre les croyances traditionnelles et les préjugés, aux tentatives pour faire table rase et fonder une théologie nouvelle en lieu et place de l'ancienne, aux apologie de la tolérance, aux morales du bonheur et aux doctrines de l'optimisme, ainsi qu'aux conceptions d'un monde s'enracinant dans les individualités monadiques, ou encore à l'exaltation de la démocratie et de son fer de lance, le libéralisme, de même qu'aux révoltes et aux projets de déconstruction ou de transmutation des valeurs, et l'on trouvera entre autres à citer comme précurseurs de l'individualisme d'illustres hommes, tels que Roger Bacon, Pic de La Mirandole, Étienne de La Boétie, Montaigne, Giordano Bruno, Francis Bacon, Galilée, Descartes, Spinoza, Locke, Newton, Malebranche, Leibniz, Pierre Bayle, Fontenelle, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Smith, Kant, Lessing, Condorcet, voire Benjamin Constant, Hegel et même Nietzsche. Pour une vue d'ensemble, on consultera avec intérêt les deux magnifiques ouvrages de Hazard, Paul, La crise de la conscience européenne: 1680–1715 et Lapensée européenne. De Montesquieu à Lessing, Paris, Fayard, 1961 et 1963Google Scholar; sans compter les travaux bien connus Cassirer, d'Ernst, La philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1966Google Scholar, ainsi que Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, Paris, Éditions de Minuit, 1983Google Scholar; voir aussi le livre, tout aussi excellent, Koyré, d'Alexandre, Du monde clos à l'univers infini, Paris, Gallimard, 1973Google Scholar; enfin, l'ouvrage Bloch, d'Ernst, La philosophie de la Renaissance, Paris, Payot & Rivages, 1994.Google Scholar

2 Cf. notamment Dumont, Louis, Essais sur l'individualisme, Paris, Seuil, 1983Google Scholar, ainsi qu' Laurent, Alain, De l'individualisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1985.Google Scholar

3 Outre un ouvrage comme celui de Maffesoli, Michel, La contemplation du monde. Figures du style communautaire, Paris, Grasset, 1993Google Scholar, nous songeons également au colossal travail d'interprétation de l'identité moderne qu'est celui de Taylor, Charles, Les sources du moi. La formation de l'identité moderne, Montréal/Paris, Boréal/Seuil, 1998Google Scholar. Ses composantes sont, selon lui: le sens de l'intériorité, l'affirmation de la vie ordinaire et le concept de nature comme source morale. L'enquête historique qui est menée dans ce livre (de Platon, Augustin, Descartes jusqu'à la pensée post-romantique et au modernisme) est constamment doublée par une réflexion philosophique, analytique et épistémologique sur les cadres qui orientent la réflexion morale et le rapport au bien. Taylor est l'un des rares philosophes contemporains a contester la priorité du juste et des critères formels de la moralité. C'est ce qui explique pourquoi on trouve dans son livre de nombreuses tensions irrésolues entre l'histoire et le transcendantal, entre les diverses formes de bien et le bien, entre l'idéal d'autonomie et l'enracinement dans l'histoire, et ainsi de suite. Pour Taylor, en effet, c'est plutôt l'engagement vers le bien, façonné par l'histoire, la culture, ainsi que par les émotions et les réactions instinctuelles, ellesmêmes en partie déterminées par la culture, qui sont comme le cadre de référence éthique de l'identité moderne. Comme complément de lecture, voir aussi son Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Flammarion/Aubier, 1997/1994Google Scholar, ainsi que La liberté des modernes, Paris, PUF, 1997.Google Scholar

4 Les formulations d'une telle critique qui furent le plus remarqué datent depuis la toute fin des années soixante-dix. Mentionnons quelques ouvrages bien connus et dont certains ont été traduits depuis lors en langue française: Bell, Daniel, Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979Google Scholar; Sennett, Richard, Les tyrannies de l'intimité, Paris, Seuil, 1979Google Scholar; Henry, Michel, La barbarie, Paris, Grasset & Fasquelle, 1986Google Scholar; Bloom, Allan, L'âme désarmée: essai sur le déclin de la culture générale, Paris, Julliard, 1987Google Scholar; Finkielkraut, Alain, La défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987Google Scholar; MacIntyre, Alasdair, Après le vertu: étude de théorie morale, Paris, PUF, 1997Google Scholar; et Lasch, Christopher, La culture narcissique, Paris, Climats, 2000.Google Scholar

5 Prenons par exemple le métier de professeur des écoles. Certes les enseignants doivent sortir du cercle vicieux des plaintes et des lamentations habituelles, et commencer à remettre en question une certaine «illusion pédagogique»: la fameuse neutralité de l'enseignant, la possibilité de maîtriser la relation éducative. Nombreux sont ceux qui conviendront qu'il est temps de leur faire savoir que leur métier est le plus subjectif, le plus intime qui soit. Soit! N'empêche que c'est un métier toujours en représentation et confronté à toutes sortes de demandes et d'attentes: celles de l'institution d'abord («soyez créatifs, mais respectez les programmes»), puis celles des parents («ayez de l'autorité, mais soyez tolérants») et, enfin, celles des élèves eux-mêmes («faites-vous respecter, mais aimez-nous!»). Sans parler de la gageure de les faire tous réussir. Responsabilité écrasante, tant l'identification à la fonction est énorme. Reconnaître ces enjeux, c'est admettre l'exigence de ressources personnelles suffisantes (une identité à soi) capables d'imprégner l'acte de transmettre.

6 Faut-il rappeler que c'est suite au retrait des codes, des normes et des systèmes moraux traditionnels que l'éthique individualiste contemporaine a trouvé les conditions heureuses d'un nouveau déploiement? Et l'on peut même dire que, dans la conjoncture qui est la nôtre, c'est essentiellement dans le champs de l'éthique que s'exerce la réflexion sur l'individualisme contemporain.

7 Voir ses deux ouvrages, L'ère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983Google Scholar, et L'empire de l'éphémère. La mode et son destin dans les sociétés modernes, Paris, Gallimard, 1987.Google Scholar

8 Laurent, Alain, De l'individualismeGoogle Scholar; Dumont, Louis, Essais sur l'individualismeGoogle Scholar; et Gauchet, M., Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.Google Scholar

9 Lipovetsky, Gilles, Le crépuscule du devoir. L'éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, Paris, Gallimard, 1992, p. 14.Google Scholar

10 Dans L'ère de l'individu. Contribution à une histoire de la subjectivité, Paris. Gallimard, 1989Google Scholar, lre Partie, Alain Renaut souligne que si l'on fait de l'individualisme la valeur absolue de notre modernité, pour autant on ne saurait consentir à un tel jugement qu'au prix d'une confusion dommageable dans la pensée éthique: la confusion de la subjectivité et de l'individualité. Selon lui, concevoir la modernité sous le seul angle de l'individualisme, fait courir le risque, comme dans les analyses heideggériennes et néo-tocquevilliennes, de réduire tout le trajet des Modernes au culte de l'indépendance, de la liberté sans règles et de l'égoïsme, et, ce faisant, d'invoquer, au nom de prétendus sentiments humanistes, un retour au collectivisme (à l'idéologie holiste) des sociétés traditionnelles. Non seulement une telle analyse lui paraît-elle remettre en cause les droits essentiels de l'individu, mais elle oblitère une autre question, encore plus cruciale celle-là, la question de l'autonomie et de la dépendance à la loi qui fondent l'idéal humaniste à partir de la Renaissance et des Lumières et par rapport à laquelle l'individualisme s'est progressivement inscrit en concurrence. Telles seraient, aux dires d'A. Renaut, les deux figures de la modernité qui s'affrontent: l'une qui refuse toute règle ou soumission à un ordre au nom du principe d'indépendance (l'individualisme), l'autre qui, intégrant en elle l'idée de loi, admet le principe d'une limitation du Moi dans la mesure où l'humain est le fondement ou la source ultime de cette loi (l'autonomie); deux figures qu'on ne saurait amalgamer sans conduire à une lecture unilatérale et globalement péjorative de la modernité. Pour un condensé de ses observations, on peut aussi se reporter à ses articles «Individualisme» et «Liberté», dans Dictionnaire de philosophie politique (sous la direction de P. Raynaud et S. Riais), Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 293295 et p. 345348.Google Scholar

11 Nous suivons ici Kristeva, Julia, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988, p. 174.Google Scholar

12 Cf. Cassirer, Ernst, «La tragédie de la culture»Google Scholar, dans Logique des sciences de la culture, trad, par J. Caro et al. (précédé de «Fondation critique ou fondation herméneutique» par J. Gaubert), Paris, Cerf, 1991, p. 205, ainsi que «La crise de la connaissance de soi», dans Essais sur l'homme, trad, par N. Massa, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 18.Google Scholar

13 «Septième conférence», dans Vie de l'esprit. Juger sur la philosophie politique de Kant, vol. 3Google Scholar, trad, par M. Revaut D'Allonnes, suivi de deux essais interprétatifs de R. Beiner et de M. Revaut D'Allonnes, Paris, Seuil, 1991, p. 71.

14 Taminiaux, Jacques, La fille de Thrace et la penseur professionnel, Paris, Payot, 1992, p. 235.Google Scholar

15 Sur tous ces points, lire également l'ouvrage d' Etchegoyen, Alain, Le temps des responsables, Paris, Julliard/Presses Pocket, 1993Google Scholar, en particulier les chapitres 1 et 2, p. 28–94. À vrai dire, et sans vouloir simplifier à l'excès, on trouve à toutes les époques la même tentative de conciliation entre convictions person nelles et ordre moral. Au tout début de l'Éthique à Nicomaque, Aristote rappelle que, pour recevoir avec profit un enseignement portant sur le bien et le juste, il faut d'abord avoir été élevé dans de bonnes mœurs. Kant, dans les Fondements de la métaphysiques des mœurs, dit que sa conception de la morale provient de l'idée commune du devoir et des lois: entendons que les individus sont des fins, et non des moyens pour arriver à une fin. Enfin, dans Libéralisme politique, John Rawls souligne que les principes de justice donnent sens aux accords les plus profonds qui sont enracinés dans la culture politique, tandis que Charles Taylor, dans Les sources du moi, affirme pour sa part que de hautes exigences morales demandent des ressources assez vigoureuses pour pouvoir y correspondre («High standards need strong sources»). Cette combinaison d'individualisme et d'altruisme est la base même de notre civilisation occidentale depuis Socrate, l'essence même de la tradition judéo-chrétienne, la clé pour comprendre toute grande théorie éthique.

16 Certains passages des deux derniers paragraphes sont repris presque intégralement de l'article d'Étienne Haché, «Comment concilier autorité et liberté? Au sujet de la crise de l'éducation vue par Hannah Arendt», Laval théologique et philosophique, février 2005, vol. 61, n° 1, p. 34, p. 35 et p. 40.Google Scholar

17 Que, aux yeux de certains de ses lecteurs, Lévinas lui-même substitue aux puissances (le Même, le Système, la Totalité) qui réduisent l'altérité un idéalisme tout aussi redoutable et périlleux—la «trace», «énigmatique» et «provocante», du Créateur qui somme de faire le Bien —, c'est là une objection qui mérite d'être prise en compte. Car si l'éthique rejoint le prophétisme, si transcendance dans l'immanence il y a, pourquoi alors avoir encore besoin de la présence de Dieu? Pourquoi instaurer une limitation de l'éthique par une dépendance à l'égard du religieux? À quoi Lévinas répond cependant que la responsabilité d'élu qui incombe à tout sujet est consubstantielle à l'intentionnalité de toute expérience éthique. Loin d'émaner d'une conscience thématisée (souveraine) ou d'une logique constructiviste, elle provient d'un appel immémorial qui s'impose avant même qu'elle ne se fasse entendre, soit comme «donnée immédiate de la conscience». Voilà pourquoi Lévinas n'hésite pas à déclarer: «si nul n'est bon volontairement, nul n'est esclave du Bien» (Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, La Haye-Paris, Martinus Nijhoff/Kluwer Academic/Le Livre de poche, 1978, p. 25Google Scholar, et aussi sq.; dorénavant AEAE pour cet ouvrage). Entendons par là que «le Bien investit la liberté» au lieu de l'asservir. Ainsi le sujet a-t-il beau se considérer libre, pour autant il «ne choisit pas d'être bon». Ma responsabilité originaire d'élu, commandée qu'elle est par l'idéal biblique d'«Aimer son prochain», prime sur ma liberté (voir ibid, p. 25 et sq.; Totalité et infini. Essai sur l'extériorité, La Haye-Paris, Martinus Nijhoff/Kluwer Academic/Le Livre de Poche de poche, 1971, p. 88; dorénavant TI pour cet ouvrage; ainsi que «Philosophie, justice et amour», dans Entre nous. Essais sur le penser à l'autre, Paris, Grasset & Fasquelle/Le Livre de poche, 1991, p. 119Google Scholar et sq.; dorénavant EN pour cet ouvrage). Mais Lévinas ne dit pas qu'il est impossible de mener une existence morale sans avoir la foi. Seulement, en conformité aux livres sacrés, il estime que dans la relation à Autrui se décèle la trace de la divinité. Cette conception de la foi comprise comme fondement de la responsabilité morale contient certes une dimension eschatologique, mais par-delà toute divinisation de l'histoire, théologique ou matérialiste (voir TI, p. 7 et sq., p. 30, p. 77). De fait, pour Lévinas, si éthique et religion ne font plus qu'un (voir «Première leçon», dans Quatre lectures talmudiques, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 61Google Scholar; dorénavant QLT pour cet ouvrage), c'est parce que les deux ont pour commun dénominateur cette valeur par excellence qu'est la Justice. «[L]e rapport avec le divin traverse le rapport avec les hommes et coïncide avec la justice sociale» («Une religion d'adultes», dans Difficile Liberté. Essais sur le judaïsme, 3e édition revue et corrigée, Paris, Albin Michel/Le Livre de poche, 1976, p. 36; dorénavant DL pour cet ouvrage; voir aussi «Une nouvelle version de “Jésus raconté par le Juif errant”, d'Edmond Fleg», ainsi que «Simone Weil contre la Bible» dans Difficile liberté, respectivement p. 150 et p. 196). Du reste, malgré sa déférence indéniable à Platon et à Descartes, c'est toute la dimension intellectualiste de la philosophie occidentale — dont Socrate serait avec Parménide l'un des maîtres d'œuvre — qui incite notre auteur, sous la diction du «Livre des Livres», la Bible, à lui donner une teneur judaïque, principalement à partir de la Torah, des prophètes et des psaumes. Pour celui qui cultive le paradoxe d'un idéalisme sans raison, le prophétisme réformerait la philosophie historiquement complice du Même et du Système et toujours en danger de complicité avec les opérations par lesquelles ces puissances qui réduisent l'altérité de l'Autre (voir à ce sujet «Bible et philosophie», ainsi que «La dureté de la philosophie et les consolations de la religion», dans Éthique et infini (Dialogue avec P. Nemo), Paris, France Culture: Fayard/Le Livre de poche, 1982, p. 12 et sq., p. 111 et sq; dorénavant EI pour cet ouvrage). La voie du prophétisme, c'est cela même que suggérait déjà Lévinas en conclusion à son tout premier ouvrage, De l'évasion, introduit et annoté par J. Rolland, Montpelier/Paris, Fata Morgana/Livre de poche, 1982, p. 126: «sortir de l'être par une nouvelle voie au risque de renverser certaines notions qui au sens commun et à la sagesse des nations semblent les plus évidentes».

18 Nous sommes ici redevables au texte (non publié) d'une communication de Georges François: «La part du moi dans l'éminence de l'autre. À propos d'Emmanuel Lévinas», 1997 (p. 4 pour la citation). Dans les pages qui suivent, nous faisons nôtre une partie de son analyse, tout en gardant pour notre compte les conclusions qui semblent pouvoir être déduites de l'œuvre de Lévinas.

19 En effet, bien que Totalité et infini soit une référence incontournable, c'est l'ensemble de son œuvre que nous n'hésiterons pas à mobiliser pour mieux saisir le sens de la question qui nous occupe. On peut bien sûr reconnaître que le langage de Lévinas, voire son style, connaît une évolution certaine avec Autrement qu'être ou au-delà de l'essence. Le philosophe adopte un langage qui lui ressemble davantage et ses développements échappent ainsi au vocabulaire encore trop fortement ontologique de Totalité et infini. Cela implique des reformulations plus détaillées, mais qui dépassent cependant le cadre de cet article.

20 Qu'ils soient partisans d'un retour à Kant (Renaut, Alain, Kant aujourd'hui, Paris, Aubier, 1997Google Scholar), communautaristes (Taylor, Charles, Les sources du moiGoogle Scholar; Walzer, Michael, Traité sur la tolérance, Paris, Gallimard, 1998Google Scholar), théoriciens de la justice distributive et de la sociale démocratie (Rawls, John, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997Google Scholar; Habermas, Jürgen, Morale et communication, Paris, Flammarion, 1999)Google Scholar, ou encore existentialistes, commentateurs des Anciens, porte-parole de l'herméneutique, héritiers du courant phénoménologique et penseurs de l'éthique nouvelle (Jaspers, Karl, La situation spirituelle de notre époque, Nauwelaerts et Desclée de Brouwer, 1952Google Scholar; Strauss, Léo, La cité et l'homme, Paris, Presses Pocket, 1987Google Scholar; Gadamer, Hans-Georg, Vérité et Méthode, Paris, Seuil, 1996Google Scholar; Jonas, Hans, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf, 1993Google Scholar; Arendt, Hannah, Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983Google Scholar; et Ricoeur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990)Google Scholar, tous, comme Lévinas, et en dépit de leurs différences de vue sur la modernité, tiennent pour allant de soi la nécessité d'abouter l'une à l'autre liberté et responsabilité.

21 Dieu qui vient à l'idée, Paris, Vrin, 1998Google Scholar; dorénavant DQI pour cet ouvrage.

22 François, G., «La part du moi dans l'éminence de l'autre. À propos d'Emmanuel Lévinas», p. 3.Google Scholar

23 Voir De l'existence à l'existant, Paris, Vrin, 1990, p. 93 et sq.Google Scholar

24 Voir Le temps et l'autre, Montpelier/Paris, Fata Morgana/Presses Universitaires de France, 1996, p. 18, p. 19, p. 24Google Scholar et sq.; dorénavant TA pour cet ouvrage.

25 Lévinas précise pourtant que la solitude, qui «tient à […] l'hypostase», est nécessaire «pour qu'il y ait liberté du commencement. […] [Elle] n'est donc pas seulement un désespoir et un abandon, mais aussi une virilité et une fierté et une souveraineté» (TA, p. 35Google Scholar). Ce paradoxe, il l'explique de la manière suivante: «la première liberté qui tient au fait que dans l'exister anonyme surgit un existant, comporte […] une rançon: le définitif même du je rivé à soimême» (ibid., p. 38). La relation avec lui-même, voilà ce qu'il lui faut maintenant assumer.

26 Voir TA, p. 5458.Google Scholar

27 Nous suivons essentiellement la section «Intériorité et économie», TI, p. 111199.Google Scholar

28 Voir sur ce point Rosmarin, L., Emmnanuel Lévinas. Humaniste de l'autre homme, Toronto, Édition du Gref, 1991, p. 43 et sq.Google Scholar

29 On peut aussi lire un passage de En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, suivie d'essais nouveaux, Paris, Vrin, 1967, p. 175Google Scholar (dorénavant EDEHH pour cet ouvrage), où Lévinas exprime à ce sujet sa déférence à Platon. Puis, par la suite, voir HAH, p. 63Google Scholar: «Le Désir de l'absolument Autre ne viendra pas comme un besoin s'éteindre dans le bonheur».

30 Voir TI, p. 211, p. 215Google Scholar et sq., ainsi que EI, p. 79Google Scholar et sq.

31 C'est l'objection formulée notamment par Georges François dans sa conférence citée plus haut (1997) et c'est aussi, à peu de choses près, cette même question qui préoccupe Alain Renaut dans son chapitre consacré à Lévinas (L'ère de l'individu. Contribution à une histoire de la subjectivité, 1989, p. 227257Google Scholar). Mais peut-être faudrait-il aussi se demander si justement l'éthique lévinassienne n'apporte pas une réponse originale à l'apparent paradoxe, que souligne A. Renaut, de la liberté et de l'hétéronomie, paradoxe peut-être plus kantien qu'intrinsèque (voir par exemple Critique de la raison pratique, Première Partie, Livre 2, chapitre 2, sections 5 et 6).

32 Voir «Judaïsme et temps présent», dans DL, p. 298Google Scholar. Si, ailleurs, Lévinas stipule que l'appel du visage d'autrui n'est pas issu de la propre initiative du Moi, ailleurs, par contre, on aurait plutôt tendance à penser que la pratique du Bien ou l'activité de la conscience éthique découle d'un acte volontaire. L'ambiguïté peut, peut-être, être dissipée si l'on considère qu'il y a comme pour ainsi dire deux moments dans l'appel du visage. Alors que dans un premier temps je subis l'empreinte indélébile du commandement d'Autrui jusque dans ma peau, en deçà de l'exercice de ma liberté et de l'intentionnalité de mon esprit, il me revient par la suite de réfléchir aux implications extraordinaires de cette rencontre et de déployer toutes les ressources qui sont en moi afin de nourrir cette rencontre, à défaut de pouvoir en être totalement satisfait. Ce faisant, l'idée de volonté acquiert par le fait même une dimension de nécessité, un peu comme si le Moi se transformait en Messie (voir «Textes messianiques», ibid., p. 129) ou aspirait à une élection messianique.

33 Pour une formulation similaire, voir AEAE, p. 194.Google Scholar

34 Voir notamment TI, p. 31Google Scholar, 40 et sq.

35 Voir par exemple HAH, p. 54.Google Scholar

36 Voir aussi TI, p. 333, p. 334 et p. 341.Google Scholar

37 C'est aussi ce qu'il semble affirmer dans EDEHH, p. 202Google Scholar: «le parler, dit-il, est contact».

38 TI, p. 185Google Scholar, ainsi que p. 43, p. 61 et sq., p. 196 et p. 197.

39 Ici prennent forme les contours d'un nouvel humanisme, un humanisme résolument tourné vers futur, qui fait triompher sur le temps historique absolu une subjectivité sur fond d'intersubjectivité (voir TA, p. 64, p. 68 et p. 69Google Scholar), ou plutôt déplace de l'autonomie vers l'hétéronomie la liberté du sujet pratique. Pour tout dire, l'humanisme lévinassien se situe au point de confluence et de divergence de deux tendances extrêmes de la philosophie occidentale qu'il s'efforce de conjuguer: soit le rationalisme qui tente par tous les moyens d'imposer le silence à la singularité qui dérange, et le scepticisme qui sape la raison et fait tomber dans le piège du nihilisme et du désespoir. Certes, du point de vue d'un sujet tiraillé par sa condition d'otage irremplaçable, le Dit philosophique et rationnel ne pourra jamais représenter sous une forme intellectuelle adéquate l'énigme d'un Bien transcendant. Toutefois, pour insuffisante et imparfaite qu'elle soit au regard de la conscience humaine, force est d'admettre que cette interprétation n'en est pas moins une évocation, la seule possible en termes rationnels, et à ce titre elle se doit d'être prise en compte par la subjectivité. En effet, selon Lévinas, afin d'empêcher le Dit de thématiser à outrance tout ce qui paraît contraire à son autorité, il importe à la «la subjectivité du Dire» de s'approprier les démarches rationnelles du Dit (discours, pensée, histoire, écri ture, etc.) en vue de contraindre ce dernier à se rapprocher autant que possible d'un idéal qui excédera toujours la lumière de la conscience et ne se laissera jamais complètement absorber par l'immanence. Ainsi donc «comprendre l'être à partir de l'autre de l'être» ou de «l'au-delà de l'essence», cela implique, et de préserver le Dire qu'engendré l'accueil éthique de l'Autre (et la relation à l'Infini) par rapport à «l'intériorité niveleuse du Dit» et, sous la vigilance de la subjectivité, d'atteler le Dit — en vue de le «réhabiliter sur le plan métaphysique et éthique» — à la tâche de réduire autant que possible l'écart entre sa «trahison» et sa «traduction» de l'Infini, en pratiquant ce que l'auteur appelle le «se dédire» sans relâche, de telle sorte que la trace ou l'indicible que renferme l'Infini éthico-métaphysique puisse dégager un sens. Et ceci, comme on le verra plus loin, non seulement pour moi et l'Autre, mais pour l'ensemble de la communauté universelle des hommes. Humanisme à la fois «difficile comme la liberté» et «simple comme bonjour» (pour ce développement, voir AEAE, p. 1620, p. 33, p. 64Google Scholar et sq., p. 74 et sq., p. 223 et sq., ainsi que «Modèle de l'Occident», dans L'au-delà du Verset. Lectures et discours tamuldiques, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 44Google Scholar, où Lévinas oppose le Dire de la Bible au Dit de la philosophie grecque; et pour certains emprunts, Rosmarin, voir L., Emmanuel Lévinas. Humaniste de l'autre homme, p. 151 et sq., ainsi que p. 163).Google Scholar

40 Pour l'ensemble de ce paragraphe, voir, TI, p. 187Google Scholar ainsi que p. 22, p. 74, p. 85 sq., p. 98 sq., p. 185 sq., p. 220 sq., p. 330 et p. 341.

41 Lire de même TI au bas de la p. 29.

42 Voir à ce sujet TA, p. 20.Google Scholar

43 Nous y reviendrons plus loin. Nous ne cachons pas cependant que c'est là une autre tension dans la logique lévinassienne: comment en effet l'hypostase peut-elle demeurer véritable hypo-stasis et se voir transformée dans le cadre d'un rapport à autrui? L'exigence d'ouverture au monde, à autrui, ne donnet-elle pas plus souvent l'image d'un individu désireux de toujours s'extraire de sa condition? Ne faut-il pas pour cela toujours se retrouver dans la jouissance? Et si c'est bien le cas, cela ne ressemble-t-il pas à de l'irresponsabilité à l'égard de l'Autre? À défaut de pouvoir signaler davantage cette tension ici même, nous renvoyons le lecteur à un passage de TA, p. 73Google Scholar. Lévinas, se référant à l'hypostase, y souligne que le corps dépasse la maîtrise et la possession par la conscience. Sont également centrales la vulnérabilité, la fragilité, les limites du pouvoir, de l'héroïsme du sujet. Les questions suivantes semblent guider l'ensemble de ses écrits ultérieurs: «Quelle est donc cette relation personnelle, autre chose que le pouvoir du sujet sur le monde, et préservant cependant la personnalité? Y a-t-il dans l'homme une autre maîtrise que cette virilité, que ce pouvoir de pouvoir, de saisir le possible?» À cette question, Lévinas répond: «cette relation, c'est la relation avec autrui». Sur ce point on relira la note 32 de notre texte.

44 Pour ce développement, François, voir G., «La part du moi dans l'éminence de l'autre. À propos d'Emmanuel Lévinas», p. 6.Google Scholar

45 Ibid., p. 7.

46 Pour une formulation similaire, voir «Deuxième Leçon», in QLT, p. 108.Google Scholar

47 François, G., «La part du moi dans l'éminence de l'autre. À propos d'Emmanuel Lévinas», p. 9.Google Scholar

48 Voir TI, p. 240Google Scholar. On peut aussi lire les sections consacrées à Spinoza («Avez-vous relu Baruch?») et à Hegel («Hegel et les juifs»), dans DL, p. 158169 et 328333.Google Scholar

49 Voir aussi TI, p. 33Google Scholar et sq., p. 63, p. 88 et p. 89. On peut également consulter DL («Heidegger, Gagarine et nous»), p. 323–327, ainsi que EI, chapitre 2: «Heidegger», p. 29 et sq.

50 «L'Èros» et «La fécondité», p. 7789.Google Scholar

51 Voir TI, p. 287 et sq.Google Scholar

52 Sur tous ces points, voir ibid., p. 289 et sq.

53 Sur ce point, voir ibid., p. 296 et sq.

54 Au sujet de la mort comme «possibilité de l'impossibilité», on peut aussi lire TA, p. 60Google Scholar et sq., ainsi que la note 5, p. 92.

55 Pour une formulation similaire voir «Deuxième Leçon», dans QLT, p. 109.Google Scholar

56 Voir aussi «Deuxième Leçon», dans QLT, p. 106.Google Scholar

57 En réalité, le problème est plus complexe et l'abondante littérature secondaire sur la question politique chez Lévinas en témoigne. La méfiance de Lévinas envers tout système politique est générale. La politique, jusqu'à Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, c'est toujours le risque de ramener la particularité de l'individu à la conceptualité abstraite et dangereuse d'un système. C'est pourquoi, à terme, la démocratie semble à Lévinas moins dangereuse, bien qu'à proprement parler Totalité et infini n'en fasse pas la défense.

58 Liberté et commandement, Montpelier/Paris, Fata Morgana/Le livre de poche, 1999, p. 97Google Scholar; dorénavant LC pour cet ouvrage.

59 Voir «Dialogue sur le penser-à-l'autre», dans EN, p. 221 et p. 222.Google Scholar

60 Voir ibid., p. 225. Ainsi perçoit-on mieux par le fait même le prolongement de l'humanisme lévinassien. Attendu qu'«à côté de l'asymétrie […] de l'un-pour-l'autre» existent aussi les Autres, s'ensuit naturellement l'importance, afin de préserver leur dignité, de s'appuyer cette fois sur le Dit ou plutôt sur un «Dire élargi en Dit», incarné par l'État et les institutions; et qui, lui, tout en étant assigné à «l'absolu de la justice», doit s'évertuer à faire les compromis entre l'«idéal» et le «possible». Car, comme on l'a vu (voir note 39 de ce texte), si le Dit a besoin du Dire pour se réhabiliter sur le plan métaphysique et éthique, pour sa part le Dire se doit de recourir au Dit afin d'organiser la société humaine («l'ensemble-dans-un-lieu»). Au reste, c'est dans une «symétrie fraternelle régie par des lois qui prescrivent les droits et les devoirs de chacun» que Lévinas voit la possibilité de «sauvegarder l'ouverture sur la transcendance au sein même de la concrétude historique» (voir à ce sujet AEAE, p. 245265Google Scholar; pour certains emprunts voir également Rosmarin, L., Emmanuel Lévinas. Humaniste de l'autre homme, p. 158 et sq.).Google Scholar

61 Chalier, Catherine, Pour une morale au-delà du savoir. Kant et Lévinas, Paris, Albin Michel, 1998, p. 168.Google Scholar

62 Blanchot, M., L'Écriture du désastreGoogle Scholar, cité par Chalier, Pour une morale au-delà du savoir. Kant et Lévinas, p. 167.Google Scholar

63 Marion, J.-L., «D'autrui à l'individu»Google Scholar, Marion, dans J.-L., dir., Positivité et transcendance (suivi de Lévinas et la phénoménologie), Paris, Presses Universitaires de France, Paris, 2000, p. 306.Google Scholar

64 Benoît, J., «Le cogito lévinassien: Lévinas et Descartes», dans Positivité et transcendance, 2000, p 113.Google Scholar

65 Comme l'indique le seul titre de l'ouvrage De Dieu qui vient à l'idée.

66 Individualisme éthique et philosophie chez Emmanuel Lévinas, Paris, Kimé, 1998 (en particulier l'introduction).Google Scholar

67 Au sous-titre, Note pour une redéfinition de la culture, Paris, Seuil/Gallimard, 1973, p. 152.Google Scholar

68 Kristeva, J., Étrangers à nous-mêmes, p. 228.Google Scholar