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Compléments en ligne : Clio a lu

Rachel Jean-Baptiste, Conjugal Rights: Marriage, Sexuality and Urban Life in Colonial Libreville, Gabon

Athens OH, Ohio University Press, 2014 (New African Histories), 336 p.
Anne Hugon
Référence(s) :

Rachel Jean-Baptiste, Conjugal Rights: Marriage, Sexuality and Urban Life in Colonial Libreville, Gabon, Athens OH, Ohio University Press, 2014 (New African Histories), 336 p.

Texte intégral

1Avec Conjugal Rights, Rachel Jean-Baptiste offre une contribution marquante et bienvenue à l’histoire de la sexualité et de la conjugalité au Gabon, pays qui fait trop souvent figure de parent pauvre de l’historiographie sur l’Afrique. L’ouvrage se décline en sept chapitres et deux parties chronologiques, au demeurant inégales : deux chapitres pour la première, comprise entre 1848 et 1929 ; et cinq chapitres pour la seconde, qui couvre les années 1930-1960. Trois de ces chapitres avaient d’ailleurs fait l’objet de publications préalables dans des revues scientifiques. La variété des sources mobilisées pour cette recherche est à souligner : rapports d’administrateurs, lois et décrets, correspondances, ethnographie, interviews, articles de journaux, archives missionnaires, archives judiciaires, archives privées (dont des photographies)… C’est que l’auteure sait faire feu de tout bois, conformément à sa définition large de la sexualité, conçue à la fois comme lieu de relations de pouvoir et comme pratiques, interactions et relations.

2Le livre s’ouvre sur une « anecdote » révélatrice : en 1849, aux alentours de la toute nouvelle Libreville, plusieurs Africains, précédemment « libérés » par la marine française opérant comme police des mers contre la traite illégale, se rebellent contre leurs libérateurs. La raison de cette mutinerie ? Les anciens captifs réclament des épouses. Leur implantation durable dans cette région, affirment-ils, ne se fera qu’avec des compagnes, qu’ils peinent à trouver, n’étant pas en mesure de verser la dot qui en principe scelle l’union conjugale. Les autorités françaises sont donc d’emblée placées devant leurs responsabilités : aider leurs protégés à former des couples et (donc) à fonder des familles.

3Si cet événement sert à démontrer le caractère central de la conjugalité et de la sexualité dans l’histoire de la région, Rachel Jean-Baptiste a l’habileté de ne pas en rester, par la suite, aux demandes émises par des hommes : les points de vue de femmes, et leurs éventuelles discordances avec ceux des hommes, sont analysés avec attention, pour démontrer les tensions dans la définition de l’idéal conjugal ou encore dans les aspirations des unes et des autres. L’auteure fait en effet la part belle à la nuance et à la diversité des situations historiques : attentive au contexte socio-économique comme aux différences entre peuples qui habitent la région (notamment les Mpongwé et les Fang), elle souligne aussi les divergences qui peuvent exister entre Blancs – selon la catégorie sociale, le type d’emploi, le rapport aux autorités coloniales. Elle met en valeur les liens étroits entre nécessités économiques, conjugalité et relations sexuelles et montre bien la difficulté qu’ont les hommes, en temps d’inflation des prix ou pendant la crise des années 1930, à rassembler les biens qui constituent le scellement d’une union, la dot, versée à la famille de l’épouse. Du côté des femmes, elle insiste sur les stratégies, féminines ou familiales, pour trouver un ou des partenaires et établir des relations plus ou moins durables, dont l’une des fins est d’améliorer leur situation matérielle.

4On voit aussi à quel point « l’économie sexuelle » est liée à des systèmes moraux, qui mettent en balance l’idéal conjugal, les normes de comportement féminin et masculin, et le stigmate, jamais bien éloigné, de la prostitution – dont l’acception n’est pas la même de part et d’autre de la ligne séparant colonisateurs et colonisés, ceux-ci en ayant une définition très extensive. L’une des forces de l’ouvrage consiste à rendre visible la fluidité des relations, qui, en dépit de normes bien définies, existent selon un continuum allant de la prostitution au sens strict (cas – d’ailleurs rare – de relations purement sexuelles, tarifées et avec les partenaires successifs) au mariage « en bonne et due forme », en passant par la liaison plus ou moins secrète, le concubinage tellement notoire qu’il passe pour un mariage, etc.

5En dehors des deux premiers chapitres, l’organisation de l’ouvrage n’est pas chronologique mais l’analyse fait la part belle aux évolutions : ainsi, le recul des mariages polygames pour des hommes qui n’ont plus les moyens est remplacé, après la seconde guerre mondiale, par « la copine », liaison adultérine mais pas honteuse, qui obéit à des règles de comportement aussi strictes que le mariage et qui permet une sexualité plus aventureuse. Si l’on sait depuis les travaux d’Anne Stoler que l’intervention des autorités coloniales est cruciale dans la gestion et la régulation du mariage et de la sexualité, Rachel Jean-Baptiste en offre un nouvel exemple avec les tentatives des années 1940 pour limiter le montant de la dot ou proposer des prêts aux prétendants – l’idée sous-jacente étant que le mariage est le garant de l’ordre social, surtout s’il correspond à une union monogame avec assignations genrées à l’européenne.

6L’ouvrage se clôt sur une étude du métissage et des relations intimes afro-européennes, qui représentent pour les femmes mpongwé une alternative attractive aux mariages africains : la relation de type conjugal avec un Européen permet d’acquérir un statut élevé et parfois des biens durables (immobiliers, par exemple), qui permettent de subvenir aux besoins des enfants métis nés de ces unions. En outre, les femmes de Libreville semblent convaincues que les Européens sont moins enclins que les Africains à la violence conjugale, laquelle paraît quasi constitutive des relations homme-femme au sein du mariage.

7Cet ouvrage se lit avec plaisir, notamment grâce aux nombreuses anecdotes relatées par l’auteure et fortement étayées par ses sources : on y voit le conflit – voire la bagarre – entre une femme, son mari et son amant ; les manœuvres d’approche entre hommes et femmes dans l’espace public ; ou encore la demande de remboursement d’une dot qu’un mari estime invalide à cause de l’attitude de l’épouse. Rachel Jean-Baptiste parvient même à démontrer la façon dont les relations hétérosexuelles marquent l’espace urbain, qu’il s’agisse de l’histoire de la gestuelle et des corps dans l’espace public ou des « promenades » de femmes qui, pour n’être pas inconvenantes, doivent être limitées.

8Si Conjugal Rights enrichit l’histoire de l’Afrique centrale, l’histoire du genre et celle des sexualités, on reste en revanche un peu plus dubitatif sur sa dimension d’histoire urbaine : en effet, la définition de Libreville comme ville (et même city, alors qu’elle ne compte que 7 000 habitants africains en 1941) pourrait être un peu plus étayée. D’ailleurs, les sources mises à contribution dépassent parfois le cadre de Libreville pour s’étendre à celui de tout l’estuaire, voire à celui de la colonie, d’où une légère impression de flottement sur la zone concernée par l’étude. Cette réserve mineure exceptée, on ne peut que se féliciter de la publication d’un ouvrage inspirant, présentant maints documents finement analysés, et qui ouvre des pistes de recherche qu’on espère voir développées sur d’autres régions.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Hugon, « Rachel Jean-Baptiste, Conjugal Rights: Marriage, Sexuality and Urban Life in Colonial Libreville, Gabon »Clio [En ligne], 44 | 2016, mis en ligne le 25 avril 2017, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/clio/13419 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.13419

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Auteur

Anne Hugon

Université Paris I-Panthéon Sorbonne (CEMAF)

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