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INTRODUCTION

Le 18 octobre 2017, l’Assemblée nationale du Québec a adopté la Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes (Loi 62, 2017). Les discussions entourant cette loi ont surtout porté sur la règle qu’elle édicte voulant que les services de l’État doivent être donnés et reçus à visage découvert (ibid., art. 10). On s’est demandé entre autres si le principe de neutralité religieuse de l’État ou celui plus large de laïcité commandent une telle mesure, et si cette dernière est susceptible de passer le test des tribunaux.

Si ces discussions sont importantes et nécessaires, elles occultent un autre aspect du débat, second volet de la loi 62 : les règles entourant l’octroi d’accommodements religieux[1]. Ainsi, comme son titre l’indique, la loi 62 se propose également d’« encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes » (ibid., titre). La démarche est décrite en ces termes dans les notes explicatives :

Le projet de loi établit les conditions suivant lesquelles des accommodements pour un motif religieux peuvent être accordés ainsi que les éléments particuliers qui doivent être considérés lors du traitement de certaines demandes d’accommodement

ibid., notes explicatives

Ces conditions sont listées à l’article 11 de la loi, qui prévoit qu’une demande d’accommodement pour un motif religieux ne peut être accordée que si elle résulte de l’application de l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne (ibid., art. 11(1)), si elle est sérieuse (ibid., art. 11(1)(1)), si elle respecte l’égalité entre les femmes et les hommes ainsi que l’obligation de non-discrimination (ibid., art. 11(1)(2)), si elle respecte la neutralité religieuse de l’État (ibid., art. 11(1)(3)) et si l’accommodement est raisonnable, c’est-à-dire s’il n’impose pas une « contrainte excessive eu égard, entre autres, au respect des droits d’autrui, à la santé ou à la sécurité des personnes, à ses effets sur le bon fonctionnement de l’organisme ainsi qu’aux coûts qui s’y rattachent » (ibid., art. 11(1)(4)). La loi 62 ajoute qu’« un accommodement ne peut être accordé que si le demandeur a collaboré à la recherche d’une solution qui satisfait au caractère raisonnable » (ibid., art. 11(2)). Au surplus, des critères spécifiques sont prévus pour les demandes d’accommodement impliquant une absence du travail (ibid., art. 13) et pour celles formulées par un élève fréquentant un établissement d’enseignement régi par une commission scolaire (ibid., art. 14). Enfin, la loi 62 annonce l’adoption de lignes directrices « afin d’accompagner les organismes dans l’application de l’article 10 » (ibid., art. 12), ainsi que la création dans tous les organismes visés par la loi d’un poste de « répondant en matière d’accommodement » chargé de formuler des recommandations et des avis sur les demandes reçues (ibid., art. 17).

À la lecture de ces dispositions, un lecteur non avisé aura le sentiment d’un vide à combler, d’un manque auquel il faudrait remédier. Il sera pressé de voir appliquer les balises que l’on propose, surpris et inquiet peut-être qu’elles ne le soient déjà. Et pour cause : le langage adopté suggère un besoin d’encadrement relativement urgent, faisant écho à un discours apparu très tôt pendant le débat sur les accommodements religieux au Québec, et s’étant rapidement imposé. Selon ce discours, les personnes appelées à statuer sur des demandes d’accommodements ne sauraient pas « sur quel pied danser » (Dubuc, 2006) ou « à quel saint se vouer » (Ouimet, 2006), vu l’absence de règles, de « principes directeurs pouvant servir de balises dans la définition des accommodements qui sont souhaitables et de ceux qui ne le sont pas » (Bernard, 2007). « Laissées à elles-mêmes » (Syndicat de la fonction publique québécoise, 2010, p. 2), elles devraient alors « définir, au meilleur de leur connaissance [mais en toute subjectivité], les réponses à donner aux diverses requêtes » (Pollaert et Fréchette, 2007), sans savoir où « tracer la ligne » (Ouimet, 2006; Roy, 2006; Dubuc, 2006), « jusqu’où » accommoder (Potvin, Tremblay, Audet et Martin, 2007, p. 55). Cela aboutirait à « une multitude d’arrangements épars », « disparates », pris « sans référence les uns aux autres » et « entre lesquels il est difficile d’établir un lien rationnel » (Bernard, 2007). Bref, on assisterait au règne de l’« arbitraire » (Déclaration des intellectuels pour la laïcité, 2010), les décideurs n’ayant d’autre choix que de se rabattre sur leurs convictions personnelles en matière de justice ou sur les circonstances particulières de la demande. Dans le premier cas, l’arbitraire décrié est celui du décideur, péchant par excès de discrétion. Dans le second, celui du contexte : c’est la dictature du « cas par cas » (Déclaration des intellectuels pour la laïcité, 2010; Collard, 2006; Ouimet, 2006; Bernard, 2007; Syndicat de la fonction publique québécoise, 2010, p. 4)[2].

Une fois le problème posé, on a réclamé de toutes parts pendant le débat la définition des « balises » faisant si cruellement défaut[3], en vue d’assurer la « cohérence d’action » (Pollaert et Fréchette, 2007). Josée Boileau a même proposé de s’inspirer pour cela du Code de vie de Hérouxville, « l’hyperbole en moins, mais les principes tout aussi clairs! » (Boileau, 2007). C’est Louis Bernard, le premier, qui a proposé de confier ce mandat à une commission d’enquête (Bernard, 2007). Le lendemain, l’idée était saluée par André Pratte du quotidien La Presse (Pratte, 2007), et reprise dans une lettre d’opinion publiée dans Le Devoir (Pollaert et Fréchette, 2007). Un jour plus tard, le gouvernement annonçait la création de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles. On le sait, la Commission n’a pas défini les balises que l’on attendait, préférant confier au gouvernement la tâche de définir les contours précis des modèles de laïcité ouverte et d’interculturalisme qu’elle prônait[4]. Le gouvernement libéral a répondu à l’appel deux ans plus tard avec le projet de loi 94 (Projet de loi 94, 2010), mais c’était trop peu trop tard dans l’esprit des partis d’opposition. Ces derniers ont fait de la question des balises des accommodements religieux un enjeu électoral de la campagne de 2012, au terme de laquelle le Parti Québécois a pris le pouvoir. Un an plus tard, il présentait son projet de loi 60, la fameuse « Charte des valeurs québécoises ». Dans les propositions gouvernementales ayant accompagné l’annonce de ce projet de loi, on notait l’« absence de règles claires pour baliser les demandes d’accommodements religieux » et la « volonté populaire, souvent exprimée, de mieux [les] encadrer », concluant : « il est temps de préciser les règles » (Propositions gouvernementales, 2013). Le projet de loi 60 est mort au feuilleton avec le retour au pouvoir du Parti libéral en 2014, mais ce dernier avait appris sa leçon. Ainsi, il a présenté en 2015 sa propre version du projet, le projet de loi 62, en usant de la même rhétorique. Au moment d’en commencer l’étude détaillée, la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, a déclaré en chambre : « Actuellement, il est vrai qu’il n’existe pas de règle[5]. »

À notre avis, ce discours sur l’état des faits et du droit en matière d’accommodements religieux véhicule une série de mythes. Notre projet dans le présent article sera de mettre en lumière ces mythes en nous appuyant à la fois sur le droit positif et sur la réflexion théorique sur le droit menée en philosophie, en sociologie et en anthropologie. Ainsi, quant à l’arbitraire du décideur trouvé dans l’exercice de sa discrétion, nous soumettons que cette rhétorique véhicule un double mythe. D’abord, celui voulant que le droit souffre effectivement d’une absence ou d’une insuffisance de balises en matière d’accommodements religieux, faisant en sorte que le décideur soit laissé à lui-même, libre de s’en remettre entièrement et uniquement à sa discrétion, d’imposer ses vues, partiales et subjectives, en matière de justice et de vivre-ensemble. Nous appellerons cela le mythe de la subjectivité pure (section A(1)). Un coup d’oeil à l’état du droit québécois suffira à faire apparaître ce mythe en révélant l’existence de balises de différents types (législatives, jurisprudentielles et culturelles) encadrant la pratique des accommodements religieux au Québec. Ce premier mythe – factuel – en contient un autre, qui concerne le droit comme mécanisme et son action : celui voulant qu’il soit capable d’enrayer complètement l’« arbitraire » du décideur. Car à notre avis, la solution projetée est aussi illusoire que le problème perçu : l’idée d’un décideur aux mains liées, sans marge de manoeuvre aucune, est aussi fausse que celle d’un décideur parfaitement libre abusant de sa discrétion. Le mythe de la subjectivité pure trouve donc son pendant dans le mythe de l’objectivité pure (section A(2))[6]. Dans le débat sur les accommodements religieux, ces deux mythes coexistent et se répondent comme les deux faces d’un même problème.

Quant à l’arbitraire du contexte trouvé dans le modèle du cas par cas, le problème tel que défini nous semble difficile à contourner. Ainsi, la prise en compte du contexte, de la particularité des situations et des individus, est inévitable : elle est requise pour donner un sens et une justification au droit, qui ne peut demeurer figé dans l’abstrait (section B(1)). D’autre part, l’option de rechange trouvée dans une règle universelle est impraticable : il est impossible de prévoir l’ensemble des cas susceptibles de survenir et de trouver une solution adaptée à l’ensemble de ces cas (section B(2)). De nouveau, le discours de l’arbitraire apparaît donc comme le véhicule de mythes sur le droit, que nous nommerons mythe de l’abstraction et mythe de l’universalisme.

Ces mythes au sens de fictions correspondent à des mythes fondateurs du droit, issus de courants idéologiques divers, tels l’école de l’exégèse, l’approche formaliste ou conventionnaliste du droit, le positivisme juridique ou le libéralisme. Ainsi, la rhétorique populaire et politique sur la question de l’arbitraire trouve écho dans un certain discours théorique sur le droit, qu’il conviendra de mettre en évidence également.

Avant d’entreprendre cette démonstration, une précision s’impose. La catégorisation proposée est quelque peu artificielle, car les mythes identifiés se recoupent largement. Ainsi, si les mythes de la subjectivité pure et de l’objectivité pure représentent les deux faces d’un même problème, les mythes de l’objectivité pure et de l’abstraction sont liés par leur source : c’est parce que le droit est (voulu) figé dans la législation qu’il ne doit dépendre ni de l’interprète ni du contexte. Enfin, si l’abstraction concerne le « problème » du cas par cas et l’universalisme sa « solution », la première est également partie de la solution dans l’esprit de ceux qui la réclament. En ce sens, l’abstraction et l’universalisme peuvent également être compris comme deux aspects d’une même solution au problème perçu de la dépendance au contexte.

A. L’ARBITRAIRE DU DÉCIDEUR : L’EXERCICE DE LA DISCRÉTION

1. Le mythe de la subjectivité pure

Contrairement à l’impression qui se dégage de la lecture de la loi 62, des balises existent. Dans une large mesure, il s’agit de celles-là mêmes listées dans la loi. Seulement, elles sont moins visibles, se trouvant implicitement contenues dans la législation, explicitées ailleurs – en jurisprudence – et parfois autrement. Nous passerons en revue dans les prochaines sections chacune des balises énumérées aux articles 11 à 14 de la loi 62, en vue de montrer qu’elles sont déjà largement présentes dans notre droit.

i. En général

Le cadre d’analyse de l’article 11 est sensiblement le même que celui qui s’applique actuellement, tel que défini en jurisprudence. Ainsi, le critère central, soit le fait que l’accommodement soit raisonnable, c’est-à-dire qu’il n’impose pas de « contrainte excessive, eu égard, entre autres, au respect des droits d’autrui, à la santé ou à la sécurité des personnes, au bon fonctionnement de l’organisme, ainsi qu’aux coûts qui s’y rattachent » (Loi 62, 2017, art. 11(1)(4)), reprend mot pour mot la jurisprudence applicable.

Dans une moindre mesure, il en est de même des premier, deuxième et dernier critères listés à l’article 11, soit le fait que la demande résulte de l’application de l’article 10 de la Charte québécoise (ibid., art. 11(1)), qu’elle soit sérieuse (ibid., art. 11(1)(1)) et que le demandeur ait collaboré à la recherche d’une solution raisonnable (ibid., art. 11(2)). Ainsi, l’article 10 de la Charte québécoise, protégeant contre la discrimination, est le fondement traditionnel des demandes d’accommodement raisonnable tel que défini en jurisprudence (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpson-Sears Limited, [1985] 2 RCS 536)[7]. Au surplus, le sérieux de la demande renvoie, selon la ministre, au fait que celle-ci soit basée sur une croyance sincère[8], un critère également établi par les tribunaux (Syndicat Northcrest c. Anselem, 2004 CSC 47, par. 52). De la même manière, la recherche d’une solution raisonnable reprend l’obligation pour le demandeur, reconnue en jurisprudence, de rechercher un compromis et d’accepter un accommodement lorsqu’il est raisonnable (Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 RCS 970).

À ces critères, le législateur ajoute l’exigence « que l’accommodement demandé respecte le droit à l’égalité entre les femmes et les hommes ainsi que le droit de toute personne d’être traitée sans discrimination » (Loi 62, 2017, art. 11(1)(4)). Or, l’égalité des sexes et l’obligation de non-discrimination existent déjà dans notre droit, en tant que tels et en tant que limites aux pratiques d’accommodement. Ainsi, le droit à l’égalité est protégé par l’article 15 de la Charte canadienne et par l’article 10 de la Charte québécoise (Charte canadienne des droits et libertés, 1982, art. 15; Charte des droits et libertés de la personne, 1975, art. 10). Cet article de la Charte québécoise a été complété récemment par une mention de l’égalité homme-femme dans son préambule et par l’ajout de l’article 50.1, une clause interprétative prévoyant que les droits et libertés sont garantis également aux femmes et aux hommes (Charte des droits et libertés de la personne, 1975, préambule, art. 50.1)[9].

Au surplus, bien qu’ils ne soient pas identifiés explicitement comme critères indépendants dans le test permettant de déterminer si un accommodement est raisonnable, l’égalité des sexes et l’obligation de non-discrimination sont prises en compte par les tribunaux à l’intérieur de ce test et indépendamment de celui-ci. Ainsi, ils sont tous deux contenus dans la notion de « droits d’autrui », qui permet d’évaluer à la fois si le critère de la contrainte excessive est satisfait et si l’exercice de la religion peut se justifier en vertu des clauses limitatives des chartes (Charte des droits et libertés de la personne, 1975, art. 9.1; Charte canadienne des droits et libertés, 1982, art. 1). Cette limite a été rappelée en ces termes dans l’affaire Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, 2006 CSC 6 :

Notre Cour a clairement reconnu que la portée de la liberté de religion pouvait être restreinte lorsque la liberté d’une personne d’agir suivant ses croyances est susceptible de causer préjudice aux droits d’autrui ou d’entraver l’exercice de ces droits

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De plus, l’égalité des sexes et la protection contre la discrimination sont reconnues comme valeurs centrales des cultures québécoise et canadienne. Cette reconnaissance suffit, grâce à la notion d’intérêt public (collectif), à faire jouer les clauses limitatives pour refuser un accommodement religieux lorsqu’un conflit existe qui le justifie.

Le dernier critère général listé par l’article 11 de la loi 62 est l’exigence que l’accommodement respecte le principe de la neutralité religieuse de l’État (Loi 62, 2017, art. 11(1)(3)). Bien que nulle part affirmé explicitement dans un texte de loi, ce principe n’en est pas moins reconnu formellement dans notre droit. Ainsi, il est protégé constitutionnellement comme composante de la liberté de religion et de conscience. Cela a été établi en jurisprudence, dès 1985 (R c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 RCS 295, par. 98). Dans une décision récente, on en donne la définition suivante :

La neutralité de l’État est assurée lorsque celui-ci ne favorise ni ne défavorise aucune conviction religieuse; en d’autres termes, lorsqu’il respecte toutes les positions à l’égard de la religion, y compris celle de n’en avoir aucune, tout en prenant en considération les droits constitutionnels concurrents des personnes affectées

SL c. Commission scolaire des Chênes, 2012 CSC 7, par. 32

Cette définition est en substance la même que celle proposée par la loi 62 (Loi 62, 2017, art. 4). En tant que valeur centrale des sociétés québécoise et canadienne, la neutralité religieuse de l’État pourra en théorie agir comme limite aux demandes d’accommodements, de la même manière que l’égalité homme-femme et l’obligation de non-discrimination. Cependant, il faut bien voir que ce principe ne peut constituer une fin de non-recevoir à une demande d’accommodement fondée sur un motif religieux. Cela viderait de leur sens autant la liberté de religion que l’obligation d’accommodement raisonnable. S’il s’agit là de l’objectif de la loi 62, il est à notre avis impraticable.

ii. Au travail

L’article 13 de la loi 62 vise spécifiquement les accommodements demandés en milieu travail et qui impliquent une absence. De nouveau, ses trois premiers paragraphes reprennent presque textuellement les facteurs pris en compte par les tribunaux dans l’examen du critère de la contrainte excessive dans ce contexte : la fréquence et la durée des absences, la taille de l’organisme, sa capacité d’adaptation et l’interchangeabilité de ses effectifs, ainsi que les conséquences sur l’exécution du travail et l’organisation des services (Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 RCS 489; Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 RCS 525).

Le paragraphe suivant, prévoyant la « contrepartie possible par la personne qui fait la demande, notamment la modification de son horaire de travail, l’accumulation ou l’utilisation de sa banque d’heures ou de jours de congé ou son engagement à reprendre les heures non travaillées » (Loi 62, 2017, art. 13(1)(4)), trouve écho dans l’obligation pour le demandeur, également définie en jurisprudence, de rechercher et d’accepter un compromis raisonnable (Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 RCS 970).

Enfin, le dernier paragraphe de l’article 13, qui prévoit « l’équité au regard des conditions de travail des autres membres du personnel, notamment en ce qui a trait au nombre de congés payés et à l’établissement des horaires de travail » (Loi 62, 2017, art. 13(1)(5)), rappelle l’obligation prévue en jurisprudence de prendre en compte l’effet de l’accommodement sur les autres employés (Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 RCS 489, p. 528; Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 RCS 970, par. 20; 28-31)[10].

iii. À l’école

Si le cinquième paragraphe du premier alinéa de l’article 14 de la loi 62 reprend le critère de la contrainte excessive, ses autres paragraphes renvoient aux objectifs de la Loi sur l’instruction publique, dont on dit qu’ils ne doivent pas être compromis par un accommodement religieux (Loi 62, 2017, art. 14(1), par. 1 à 4). Ces objectifs sont la fréquentation scolaire obligatoire (Loi sur l’instruction publique, 1988, art. 14), le respect des régimes pédagogiques établis par le gouvernement (art. 222), le projet éducatif de l’école (art. 37) et sa mission, qui est « d’instruire, de socialiser et de qualifier les élèves, dans le respect du principe de l’égalité des chances, tout en les rendant aptes à entreprendre et à réussir un parcours scolaire » (art. 36). Ainsi donc, la loi 62 renvoie ici aussi à des balises existantes, qui existent sous la même forme.

Au surplus, la jurisprudence en matière d’accommodements religieux commande déjà la prise en compte des spécificités du milieu scolaire, un « milieu de vie où enseignants et élèves sont appelés à collaborer dans le cadre de sa mission éducative » (Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, 2006 CSC 6, par. 65).

En somme, le décideur confronté à une demande d’accommodement religieux n’est jamais laissé à lui-même, car il se doit d’appliquer des balises lui étant extérieures, découlant de la loi, de la jurisprudence et des cultures québécoise et canadienne. Ces balises sont, pour l’essentiel, simplement réaffirmées dans la loi 62, qui n’invente rien.

Il appert donc que l’on ait été préoccupé par le support des balises, que l’on ait considéré que celles-ci devaient impérativement être affirmées dans un texte de loi pour être efficaces et satisfaisantes. Après tout, les décisions rendues par les tribunaux ne s’appliquent qu’entre les parties, et la règle du précédent n’entre en jeu que dans la mesure où une affaire est judiciarisée. Ici, l’esprit de la loi 62 n’est pas sans rappeler ce que Roderick Macdonald appelait « chirographisme », une vision selon laquelle le droit se résume à des règles écrites et où la législation, en tant que forme la plus parfaite et achevée de normativité manifeste (c’est-à-dire explicite, prononcée par une autorité légale) et canonique (exprimée en formule) est vue comme la plus effective – la seule véritablement légitime – de ses incarnations (Macdonald, 2011, p. 1; Macdonald et Sandomierski, 2006, p. 615; Macdonald, 1996, p. 233). On peut aussi voir dans cette préoccupation un réflexe de civilistes, pour qui la codification est toujours la solution.

À cet égard, rappelons que l’obligation d’accommodement raisonnable découle du droit à l’égalité inscrit dans les chartes et que les critères développés par les tribunaux pour définir et circonscrire cette obligation y sont implicitement inscrits. Cette fiction juridique fait en sorte que ces critères dépassent le cadre du litige dans lequel ils ont été élaborés et s’appliquent dans tous les cas, que ceux-ci soient judiciarisés ou non. Ainsi, le support sur lequel sont contenues les balises a une importance relative, symbolique tout au plus.

À notre avis, le véritable besoin n’est pas que les balises soient affirmées sur un support particulier, mais qu’elles soient connues et comprises, en particulier des personnes profanes appelées à statuer sur des demandes d’accommodement. D’ailleurs, plusieurs de ces personnes ont exprimé ce besoin lors des consultations publiques qui ont précédé l’adoption de la loi 62. Ces personnes ont demandé de l’aide pour gérer les demandes qui leur étaient soumises au quotidien. À ce chapitre, notons le travail remarquable effectué par la CDPDJ, qui offre un service-conseil en matière d’accommodement raisonnable sous forme de ligne téléphonique, un guide virtuel, des séances de formation, ainsi qu’une multitude de pages Web fournissant de l’information[11]. La CDPDJ collabore aussi avec les organismes publics et privés qui veulent se doter de politiques internes en matière d’accommodements raisonnables : elle les accompagne et les conseille dans la création de ces outils.

Lors des débats parlementaires sur la loi 62, la ministre Vallée a dit vouloir bonifier ce travail en adoptant des guides par secteur (santé, éducation, etc.), qui seraient élaborés en partenariat avec les organismes visés par la loi. Or, une telle démarche – comme le remarque la ministre elle-même – ne requiert pas l’intervention du législateur[12]. Car il ne s’agit pas de changer les règles, mais bien de les faire connaître et de s’assurer qu’elles soient comprises. C’est là une question de publicité et de vulgarisation du droit.

2. Le mythe de l’objectivité pure

La section précédente a mis à mal, nous l’espérons, l’idée reçue et répandue parmi les détracteurs des accommodements religieux voulant que les décideurs en cette matière font jouer leur discrétion sans retenue parce que sans contraintes, au gré de leurs envies et à l’aune de leur conception, ô combien subjective, de la justice et des enjeux du vivre-ensemble. Mais cette vision est-elle dénuée de tout fondement? Derrière cette version quelque peu caricaturale de l’argument, y a-t-il un fond de vérité? Nous répondons par l’affirmative à cette question. À notre avis, si un ensemble de balises existent, qui encadrent strictement la prise de décision en matière d’accommodements religieux, la démarche comporte une part de subjectivité inévitable. En ce sens, le véritable mythe, le plus important, mis de l’avant avec la loi 62, n’est pas qu’il n’existe pas ou pas assez de balises, mais que lesdites balises soient véritablement capables d’éliminer toute discrétion ou « arbitraire » dans le processus décisionnel[13].

C’est le cas parce que l’application, la mise en oeuvre d’une loi ou d’une balise exprimée sous une autre forme suppose et commande un processus d’interprétation faisant nécessairement entrer une certaine dose de subjectivité dans l’équation.

D’abord, l’interprétation est exercée par un être humain, car cela tient de l’évidence : « le droit ne peut s’interpréter par lui-même » (Noreau, 2001a, p. 7)[14]. Or, tout être humain est biaisé : il possède un ensemble de croyances sur le monde et sur le droit dont il ne peut qu’artificiellement se défaire[15]. Au départ donc, il existe déjà un obstacle à l’objectivité, que l’interprète devra tenter de dépasser tout au long de l’exercice.

Qui plus est, aucune méthode ou marche à suivre précise n’existe pour l’aider : il ne peut compter que sur des principes généraux appliqués concurremment. C’est dans ce sens que Philippe Nonet écrit, résumant la pensée de Kant : « There are, and there can be, no rules regarding the application of rules » (1995, p. 988)[16]. Par exemple, en droit canadien, on alternera librement entre les méthodes grammaticale, systématique et logique, téléologique, historique, pragmatique et fondée sur les autorités (Côté, 2006, p. 322-323). L’interprète pourra donc décider librement comment procéder.

Le travail est compliqué par le fait que l’objet de l’interprétation – la règle de droit – est général. La généralité du droit découle de la diversité du social. Le droit ne peut tout régler, car « comme Shakespeare l’exprime par la bouche d’Hamlet, “il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que la sagesse humaine n’en peut trouver” » (Amselek, 1992, p. 10). Partant, le droit se concentre sur le plus commun, les « cas ordinaires » (Aristote, 1965, p. 146), se présentant dans des « circonstances moyennes » (Platon, 1957), généralisables. Parfois, la diversité est telle qu’il ne peut même identifier un cas ordinaire duquel tirer une règle générale, se contentant alors d’établir un « standard » – encore plus général – comme celui de « tarif équitable » (Hart, 1994, p. 131). Or, ce qui est général ne peut en même temps être complet: « il n’est pas possible de s’exprimer avec suffisamment de précision quand on parle en général » (Aristote, 1965, p. 146). Le droit est donc souvent sinon toujours « incomplet » (Amselek, 1992, p. 10), « flou » (Delmas-Marty, 1986), « ouvert » (Hart, 1994, p. 128), en un mot : indéterminé[17]. Il reviendra donc à l’interprète de lui attribuer un sens.

Pour ce faire, l’interprète devra chercher ailleurs. Cet ailleurs, il le trouvera ultimement en lui-même : tout encadré et aidé qu’il soit par des balises de différents types existant à différents niveaux, l’ensemble sera filtré, compris, appliqué par lui, en fonction de ses propres compréhension et expérience. Paul Amselek résume bien cette idée par l’expression « non-objectivité des règles » (1992, p. 5), qui désigne leur caractère subjectif, relatif, parce que toujours fonction de l’interprétation qui en est donnée. Il cite à ce propos la formule-choc de Paul Ricoeur : « le sens d’un texte n’est pas derrière le texte, mais devant lui » (1992, p. 7), c’est-à-dire dans la personne de l’interprète. Le Barreau du Québec lui-même enseigne à ses membres dans le cadre de leur formation professionnelle de ne pas chercher à nier ou à contourner la part de subjectivité inhérente à la démarche interprétative :

Loin de supposer l’effacement de l’interprète, la démarche interprétative exige la confrontation de ce dernier avec le texte juridique auquel il doit donner une signification ainsi qu’avec le contexte dans lequel il a été élaboré. Elle rend inévitable la confrontation de cet interprète avec ses propres perceptions, bref avec lui-même

Gaudreault-Desbiens et Labrèche, 2014, p. 16

Ainsi, l’interprétation d’une loi mène invariablement à l’exercice d’une discrétion. Certes, le degré de discrétion requis variera d’un cas à l’autre, car certaines règles laissent peu de place à l’imagination (Hart, 1994, p. 126). Mais tel n’est pas le cas des balises encadrant les accommodements religieux. Pour l’illustrer, citons de nouveau l’article 11 de la loi 62, édictant les balises générales devant être appliquées par les organismes publics au moment de statuer sur une demande d’accommodement religieux. L’une d’elle est le caractère « sérieux » de la demande (Loi 62, 2017, art. 11(1)(1)). Rappelons que ce critère renvoie à celui de la « croyance sincère » développé en jurisprudence. « Sérieux », « sincère »: deux termes ouverts (Hart, 1994, p. 128), « poreux » dirait Noreau (2001a, p. 9). Comment déterminer objectivement quand une demande est sérieuse, quand une croyance est sincère? Tout est affaire de perception ici : difficile d’évacuer la dimension subjective.

On objectera que les tribunaux ont développé un « test » pour évaluer la sincérité des croyances. En effet, la Cour suprême du Canada enseigne que « dans l’appréciation de la sincérité, le tribunal doit uniquement s’assurer que la croyance religieuse invoquée est avancée de bonne foi, qu’elle n’est ni fictive ni arbitraire et qu’elle ne constitue pas un artifice » (Syndicat Northcrest c. Anselem, 2004 CSC 47, par. 52). Ce test, légitimement « réduit à sa plus simple expression » (par. 52) pour éviter l’« inquisition religieuse » (par. 52), se limite en fait à un examen de la crédibilité de la personne possédant la croyance, une évaluation éminemment subjective. Voudrait-on y voir autre chose que l’on se buterait de nouveau au problème de l’indétermination, car qui peut dire sans parler uniquement pour soi-même ce que sont la « bonne foi », la « fiction », l’« arbitraire » et l’« artifice » dans ce contexte?

Le problème se répète au moment d’évaluer le caractère « raisonnable » d’une demande d’accommodement, c’est-à-dire de déterminer si elle impose une « contrainte excessive » (Loi 62, 2017, art. 11(1)(4)). Car même en précisant les facteurs devant être pris en compte dans ce contexte, cette détermination est largement subjective.

Les autres balises listées à l’article 11 de la loi 62 comprennent le respect de l’égalité hommes-femmes (ibid., art. 11(1)(2)) et de la neutralité religieuse de l’État (ibid., art. 11(1)(3)). Le projet de loi ne contient aucune définition exhaustive de ces principes[18]. Or, leurs contours précis et leurs implications pratiques sont vivement débattus en société[19]. Ainsi, les féministes représentées au sein du Conseil du statut de la femme et de la Fédération des femmes du Québec ne s’entendent pas sur le sens et les exigences propres au droit à l’égalité hommes-femmes[20]. De la même manière, plusieurs conceptions de la neutralité religieuse de l’État et du principe plus large de la laïcité s’affrontent : laïcité ouverte ou fermée, neutralité de l’image (apparence de neutralité) ou neutralité des actes. Dans ce contexte, de quelle égalité parle-t-on dans la loi 62? De quelle neutralité? Comment déterminer quand l’une ou l’autre est compromise et ce que l’une ou l’autre commande? Le décideur appelé à trancher ces questions se trouvera en bien mauvaise posture. Sa réponse dépendra de la façon dont il comprend ces enjeux et dont il se positionne dans le débat de société. Elle sera donc fonction, ultimement, de ses propres convictions et aspirations.

Comme s’il avait prédit l’« arbitraire » auquel la mise en oeuvre de l’article 11 pourrait donner lieu, le législateur a adopté des lignes directrices pour accompagner les organismes dans son application (Lignes directrices, 2018). Des critères pour appliquer les critères, en somme. L’objectif annoncé est d’« atteindre une grande cohérence […] dans le traitement [des] demandes d’accommodement pour un motif religieux » (ibid., p. 5) en s’assurant que ces demandes « [soient] traitées de façon objective » (ibid.).

Dans la majorité des cas, il est à prévoir que les lignes directrices ne permettront pas d’atteindre cet objectif, n’ajoutant rien aux critères de la loi, sinon d’autres termes indéterminés. Par exemple, en ce qui concerne le critère de la croyance sincère, elles reprennent le test mentionné plus haut, ajoutant que l’interprète doit considérer l’effet de la règle à propos de laquelle on demande un accommodement sur la croyance sincère du demandeur, en se demandant si cette règle nuit « d’une manière plus que négligeable ou insignifiante à la capacité de cette personne de se conformer à cette croyance » (ibid., p. 9). Ainsi, le problème de l’indétermination réapparaît, les termes « négligeable » et « insignifiant » étant tout aussi ouverts et flous que ceux déjà contenus dans la loi et la jurisprudence[21].

Dans au moins un cas cependant, les lignes directrices permettent de trancher entre des interprétations divergentes. Reprenant la jurisprudence[22], elles précisent en effet que la neutralité religieuse de l’État « est celle des institutions et de l’État, et non celle des individus. Cela signifie qu’un employé d’un organisme visé qui porterait un signe religieux lors de sa prestation de travail ne violerait pas le principe de neutralité religieuse de l’État » (ibid., p. 10). Ainsi, dans le cas précis du port de signes religieux par les employé.e.s de l’État, le législateur opte pour la neutralité des actes plutôt que la neutralité de l’image. Cependant, tous les cas qui s’éloignent de ce cas de figure restent dans la « pénombre » (Hart, 1958, p. 607), indéterminés. Au surplus, en tranchant de la sorte, le législateur n’élimine en rien la discrétion inhérente à la démarche : il ne fait que se réserver le droit de l’exercer dans un sens préféré. Nonobstant la légitimité démocratique dont il dispose pour ce faire, il faut bien voir qu’il s’expose alors aux mêmes critiques. Car il impose lui-même une conception particulière des balises parmi la multitude de celles disponibles, invitant ainsi les accusations d’arbitraire.

On le voit, confier le problème au législateur revient à déplacer le problème plutôt qu’à le résoudre, à faire intervenir la discrétion à un autre niveau et à une autre étape, préalable. C’est en ce sens que le droit est toujours l’imposition d’un sens, comme l’a montré Robert Cover (1983, p. 4-18, 40-42, 53, 62-67) et, à sa suite, Jeremy Webber (2006, p. 195)[23]. Pour eux, le droit choisit et tranche parmi la pluralité de réponses possibles à un problème, réponses formulées dans des discours normatifs ou « narratives » (Cover, 1983), en conflit (« disagreement » (Webber, 2006)) les uns avec les autres.

Ainsi, l’idée de balises juridiques comme véhicules d’un sens unique et univoque, que l’interprète – lui-même simple véhicule – n’aurait qu’à découvrir pour l’appliquer ensuite aux faits de l’espèce, tient du mythe. Sur le plan théorique, ce mythe a été entretenu concurremment par diverses écoles en droit. D’abord, l’école de l’exégèse en matière d’interprétation du droit (Noreau, 2001a, p. 19), qui postule « la plénitude logiquement nécessaire de la législation écrite » (Amselek, 1992, p. 12) et enseigne que les juges se limitent à rechercher l’intention (historique) du législateur, que celle-ci apparaisse clairement ou qu’elle soit cachée, mais « déjà là » (Troper, 1992, p. 280). Ensuite, l’école formaliste ou conventionnaliste du droit, qui voit dans l’acte de juger un exercice purement déductif, par lequel les décideurs infèrent le particulier du général, découvrant ainsi la réponse juste, la seule qui tienne (Sosoe, 1998, p. 30). Enfin, une certaine version du positivisme juridique, qui reprend ces deux postulats (Noreau, 2001a, p. 10; Amselek, 1992, p. 5; Bernatchez, 2012, p. 72, 74; Troper, 1993, p. 461; Ost, 1991, p. 246)[24]. Ce positivisme est souvent associé à Hans Kelsen, pour qui « l’énoncé normatif en tant qu’il porte sa propre signification ne nécessite aucune médiation » (Noreau, 20001b, p. 200; voir aussi Ost, 1991, p. 246, 248)[25].

Ces approches conçoivent le travail du juge, et plus largement, celui de l’interprète, comme n’engageant leur subjectivité à aucun niveau, les maintenant dans une position de parfaite neutralité. De cette manière, le décideur confirme la suprématie de la loi – qui s’impose à lui – et celle du législateur. En caricaturant à peine, François Ost propose que dans sa version positiviste, le « mythe de la suprématie du législateur » (Ost, 1991, p. 251) dépeint ce dernier comme une sorte de dieu, un « Jupiter » trônant au sommet de la pyramide du droit (p. 245-249)[26]. Bien qu’il remarque que ce mythe et les postulats qui y sont associés ont été bouleversés considérablement dès la fin du xixe siècle par l’avènement du mouvement réaliste et de la « Sociological Jurisprudence », qui ont mis en évidence le travail créateur du juge (p. 249-251)[27], il note que leur influence est demeurée grande (p. 254).

À preuve de cette influence, ces idées ont su rallier en partie l’un des plus célèbres théoriciens modernes du droit : Ronald Dworkin. S’il a combattu avec force certains postulats centraux des approches exégétiques, formalistes et surtout positivistes, Dworkin a maintenu pendant toute sa carrière – parfois envers et contre tous – l’idée d’un juge parfaitement impartial et objectif. Ses vues sur la question, articulées surtout dans le cadre d’un débat avec Hart (Dworkin, 1985), ont largement contribué à poser les termes de la discussion. Il convient donc de s’y attarder.

Dworkin compare le travail du juge appelé à interpréter le droit dans un cas donné avec celui d’un auteur collaborant à un roman écrit collectivement, où chaque chapitre est l’oeuvre d’une personne différente (1994, p. 251). Chaque auteur (à l’exception du premier) contribue à l’ensemble en fournissant son apport personnel (son interprétation de l’histoire et de la direction qu’elle doit prendre), mais cet apport doit s’inscrire dans la continuité de ce qui a été écrit jusque-là, de manière à assurer la cohérence et l’intégrité de l’oeuvre (ibid., p. 251-254). Pour le juge, cette oeuvre est le droit, qui se compose à la fois des règles explicites qu’il contient et des valeurs et principes découlant du contexte politique général, qui fondent, justifient et limitent parfois ces règles. Il renvoie à l’image de cercles concentriques, chacun formant une couche du droit, de la plus spécifique des règles applicables à la plus générale, mais dont la pertinence demeure entière (ibid., p. 273). Dans l’esprit de Dworkin, le juge est lié à chacune de ces couches normatives du droit par la règle du précédent et par ce qu’il appelle la « doctrine de la responsabilité politique » (Dworkin, 1984, p. 161). Ainsi, tel l’auteur d’un roman « à la chaîne », le juge est à la fois libre et contraint, mais davantage contraint que libre. Même dans les cas difficiles, où aucune règle ne s’applique ou que cette règle n’est pas claire, il peut s’en remettre à des principes juridiques (Dworkin, 1985). Ces principes sont des « standard[s] qui doi[vent] être observé[s] […] parce qu’il[s] constitue[nt] des exigences de la justice ou de l’équité ou bien d’une autre dimension de la morale » (ibid., p. 36). Par exemple, le standard voulant que « nul ne peut tirer profit du mal qu’il a commis » est un principe de ce type (ibid., p. 37). Lorsque plus d’un principe s’applique et qu’il y a conflit entre eux, il suffit de les soupeser pour déterminer lequel a le plus de poids en l’espèce (ibid., p. 39). Ainsi, les principes juridiques agissent, selon Dworkin, comme remparts ultimes contre l’arbitraire : ils garantissent que la réponse donnée à un problème juridique ne sera jamais trouvée à l’extérieur du droit, dans l’exercice par le juge de sa discrétion.

Or, l’interprétation de tels principes ouvre grand la porte à la discrétion des juges. D’abord, ces principes sont eux-mêmes « indéterminés ». Ensuite, ils peuvent être controversés ou, à tout le moins, sujets à diverses interprétations. Comme le remarque Sosoe, « les principes moraux ne font l’objet d’aucune précision sémantique communément acceptée » (1998, p. 39). Dworkin admet cela, et répond que lorsque c’est le cas, l’interprète peut encore déterminer leurs poids relatifs en référant à d’autres principes ou pratiques, qui concernent autant « l’histoire législative et judiciaire » que « les pratiques et valeurs de la collectivité » (Dworkin, 1985, p. 47). Mais il faut alors présumer que ces principes, ces pratiques et ces valeurs « supérieurs », pourvu qu’ils existent, font eux-mêmes consensus. Dans l’exemple de la loi 62 qui nous occupe, il est impossible de dire quels sont ces principes, supérieurs encore à ceux de l’égalité hommes-femmes et de la neutralité religieuse de l’État, qui font l’objet d’une adhésion suffisante pour permettre aux décideurs de trancher le débat qui fait rage. Enfin, même sans controverse, les jugements dits « de principe » sont éminemment subjectifs. Dworkin lui-même écrit : « Il n’y a pas de papier tournesol qui permette de mesurer la valeur de ces arguments. C’est affaire de jugement et des hommes raisonnables peuvent être en désaccord (ibid., p. 47)[28]. »

Dworkin admettra à d’autres reprises et sous d’autres formes la subjectivité inhérente à l’acte de juger. Dans Une question de principe par exemple, il écrit : « [j]e ne vois pas le profit que pourrait représenter une démonstration générale visant à prouver que les jugements moraux, juridiques, esthétiques ou exégétiques sont objectifs » (Dworkin, 1996, p. 215). Pour Andrée Lajoie, plus qu’une admission, c’était là une véritable critique de l’idée de neutralité des juges, s’inscrivant dans le courant herméneutique (Lajoie, 1997, p. 150-151). Toutefois, Dworkin continuera à prétendre généralement qu’une « bonne réponse » en droit, une réponse « objective », existe (Lajoie, 1997, p. 154) et permet au juge – tel Hercule – de « triompher de l’arbitraire »[29]. En 1995, il concédera que sa position à ce sujet était pour le moins paradoxale (certains diraient contradictoire : Fish, 1995; Lajoie, 1997, p. 153) et que l’idée d’un droit objectif est difficile à retenir : « s’il y avait une seule de mes prises de position qui se révèle douteuse à l’extrême, et qui soit la plus difficile de toutes à admettre, ce serait que le droit est quelque chose d’objectif » (Dworkin, 1995, p. 229). Tout de même, il invitera les juristes à continuer de souscrire à cet idéal, à ce mythe (Lajoie, 1997, p. 151, no 1).

B. L’ARBITRAIRE DU CONTEXTE : LE CAS PAR CAS

Dans une deuxième formulation, le problème de l’arbitraire tel qu’exposé pendant le débat sur les accommodements religieux concerne non pas la subjectivité du décideur, mais la trop grande prise en compte par lui du contexte de la demande. C’est le cas par cas, ce dangereux mécanisme suivant lequel la solution aux conflits de droits en matière d’accommodements raisonnables est construite sur mesure, adaptée aux faits et aux individus, plutôt que trouvée dans une loi abstraite d’application universelle.

Or, comme nous tenterons de le montrer dans les sections suivantes, l’abstraction est elle aussi un mythe : une solution temporaire et artificielle, puisque le droit émane du contexte social et trouve en lui à la fois son sens et sa justification. Au surplus, il est impossible de définir une solution universellement bonne en matière de gestion de la diversité religieuse.

1. Le mythe de l’abstraction

Dans l’esprit de plusieurs, le mode de gestion au cas par cas des accommodements religieux mène à l’« instabilité » (Fédération des travailleurs et des travailleuses du Québec, 2010), à l’incohérence (Pollaert et Fréchette, 2007) et à l’« arbitraire » (Déclaration des intellectuels pour la laïcité, 2010). Pour Nathalie Collard, il signifie ni plus ni moins qu’une « abdication » sur les « principes », qui ferait en sorte que « le ciment qui unit la société québécoise s’effrite lentement » (Collard, 2006). Il conviendrait donc de rejeter le cas par cas pour revenir à des règles abstraites, claires et s’imposant en toutes circonstances.

De nouveau, cette rhétorique trouve écho dans le positivisme juridique kelsénien. Paul Eid et Pierre Bosset résument ainsi ce volet de la doctrine :

La règle juridique prend la forme d’une norme abstraite définissant a priori les interdits et les obligations auxquels doivent être soumis les acteurs interagissant en société. Le mode de régulation juridique ne peut donc souffrir les solutions et les arbitrages au caractère imprévisible, fluctuant et arbitraire; une situation sociale judiciarisée doit être régie par une norme univoque et préétablie

Bosset et Eid, 2007, p. 530

La prévisibilité, en particulier, est invoquée également par l’école formaliste ou conventionnaliste comme l’une des caractéristiques fondamentales du droit (Sosoe, 1998, p. 32). Comme Kelsen, les formalistes rejettent la prise en compte du contexte social dans l’application du droit (Coutu et Bosset, 2003, p. 251; De Schutter, 1999, p. 17; Bernatchez, 2012, p. 79).

Or, on ne peut rejeter si facilement le cas par cas. L’idée d’un droit abstrait, séparé du contexte social et le contrôlant à distance, est un leurre. D’abord, il masque le fait que le droit n’existe pas en lui-même : il provient du contexte et est alimenté par lui. Il s’agit là d’une intuition apparue et explorée d’abord en anthropologie[30] et en sociologie[31] du droit, mais étendue par la suite à l’ensemble de la discipline juridique. Ainsi, si elle était au départ limitée à l’école pluraliste, cette vision semble jouir aujourd’hui d’une certaine consécration, comme en témoigne cette formule empruntée au Barreau du Québec : « le droit est dans la société, pas au-dessus » (Gaudreault-Desbiens et Labrèche, 2014, p. 15). Pour illustrer cette origine sociale du droit, Pierre Noreau donne l’exemple des lois portant sur l’environnement :

En matière environnementale, la législation ne crée pas les produits toxiques, elle en objective la toxicité. Ainsi, en intervenant dans un champ la législation reconnaît davantage de normes et de structures existantes qu’elle n’en consacre

Noreau, 2001b, p. 226

De la même manière, en matière d’accommodements religieux, le droit est né de l’examen d’un contexte particulier porté à son attention dans le cadre d’un litige, contexte dont les contraintes spécifiques ont été mutées en normes juridiques lorsqu’elles ont été reconnues par un tribunal. Mais il s’agit bien d’une reconnaissance et non d’une découverte. Ainsi, tous les facteurs associés au critère juridique de la contrainte excessive (droits d’autrui, santé, sécurité, coûts, etc.) sont apparus d’abord dans les faits, définis par les parties, avant le tribunal, comme considérations pertinentes réelles s’imposant à elles en pratique.

Si le droit n’existe pas en lui-même, il « ne se suffit pas » non plus à lui-même (ibid., p. 201) : c’est le contexte qui lui donne son sens et sa justification. Ce n’est que replacé dans ce contexte que sa raison d’être apparaîtra, révélée par les circonstances. En ce sens, l’abstraction ne peut être que temporaire : elle sera toujours dépassée. L’idée contraire d’un droit enfermé dans un sens original (originel) que le législateur lui aurait donné est une illusion : « l’illusion du droit fixe » (Noreau, 2001a, p. 3). Pour illustrer cette idée à propos des conflits de droits, Shauna Van Praagh utilise l’image d’un face-à-face entre deux marcheurs sur le trottoir : chacun se bute à l’autre et à ses revendications. Qui devra céder le pas? Dans l’abstrait, il est impossible d’en décider : l’un et l’autre ont leur place sur le trottoir, ont le droit de s’y trouver. Mais en considérant le contexte précis de la rencontre : l’endroit, l’identité et les intérêts de chacun, on est mieux à même d’en arriver à une réponse. Ainsi :

Stories of encounter – or of competing rights – have to be placed in context in order to be meaningful. It is futile to imagine telling two sidewalk users how to behave vis-à-vis each other if we do not know where they are and who they are at the moment of encounter

Van Praagh, 2012, p. 210[32]

De la même manière, en matière d’accommodements religieux, ce qui est raisonnable ou excessif eu égard aux différents facteurs à considérer dépendra ultimement du contexte. C’est ce qui a motivé et justifié le choix d’une approche au cas par cas[33]. À titre d’exemple, lorsque l’on considère les coûts associés à une demande, le contexte est la clé : « Ce qui peut être parfaitement raisonnable en période de prospérité est susceptible d’imposer à un employeur un fardeau financier déraisonnable en période de restrictions budgétaires ou de récession » (Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, par. 32).

Ainsi, les règles abstraites naissent du contexte social et y retournent invariablement, au moment de leur application. À aucune étape de la vie des normes n’est-il possible de se défaire du contexte et de son influence.

Dans l’esprit de plusieurs détracteurs des accommodements religieux, le rejet du cas par cas était censé permettre en particulier et en priorité d’assurer que la valeur d’égalité des sexes prévale – systématiquement et en toutes circonstances – sur la liberté de religion. Comme l’écrivaient Pollaert et Fréchette :

Les chartes n’indiquent pas ce qui doit primer entre le droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et le droit à la liberté de religion. C’est là que des choix doivent être faits […] il faut établir une hiérarchie entre les divers droits inscrits dans la charte, laquelle reflétera notre échelle de valeurs comme société

Pollaert et Fréchette, 2007

Il peut être tentant en effet de brandir cette valeur en termes absolus, en reconnaissance de sa place fondamentale dans la société québécoise. Or, l’égalité homme-femme, comme tous les autres droits, a un sens et un poids qui varient selon le contexte. Par exemple, le fait pour un prévenu de refuser d’être servi par une policière n’a pas la même signification et la même portée que le fait pour un patient de refuser de recevoir des soins intimes d’une préposée aux bénéficiaires[34]. Si l’on peut voir dans le premier cas une atteinte à la dignité d’une agente qui serait disponible et compétente, dans le deuxième cas, c’est plutôt la dignité du patient qui est en cause et qui devra être priorisée. Ainsi, un même droit, une même valeur, peut exiger des comportements différents selon le contexte.

2. Le mythe de l’universalisme

Tout au long du débat sur les accommodements religieux et jusqu’à aujourd’hui, on a suggéré qu’il faille éliminer la dépendance au contexte en substituant le cas par cas par des règles non seulement abstraites, mais universelles. Au nom de l’« équité » (Mouvement laïque québécois, 2010, p. 8) et de la « justice » (ibid.), on a insisté pour que les règles soient « [les] même[s] pour tout le monde » (Payette, 2006), qu’elles s’appliquent « à l’ensemble de la société, sans céder aux particularismes religieux » (Rassemblement pour la laïcité, 2016). On a dénoncé les « privilèges » (Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, 2008, p. 53, 94, 124, 279) accordés aux personnes demandant un accommodement religieux, une « différence de traitement » (Rassemblement pour la laïcité, 2016) vue comme étant incompatible avec le « caractère universel » (ibid.) de la laïcité (ibid.) et des « droits et responsabilités citoyennes » (Guilbault, El-Mabrouk et Lamoureux, 2018; dans le même sens : Mouvement laïque québécois, 2010, p. 8).

Cette vision de l’universalité de la norme juridique, si elle peut de nouveau être associée au positivisme (Gaudreault-Desbiens, 2009, p. 8) et au formalisme (Bosset et Eid, 2007, p. 530; Sosoe, 1998, p. 31), est plus directement liée au libéralisme. En particulier, l’idéal libéral en cause est celui de l’égalité formelle, qui veut que l’établissement d’une justice universelle passe par un traitement uniforme et indifférencié des citoyen·ne·s (Taylor, 1992, p. 39-40; Young, 2007, p. 60; Gaudreault-Desbiens et Labrèche, 2014, p. 276). Charles Taylor associe cet idéal à ce qu’il appelle les « politics of equal dignity » :

With the move from honor to dignity has come a politics […] emphasizing the equal dignity of all citizens, and the content of this politics has been the equalization of rights and entitlements […] With the politics of equal dignity, what is established is universally the same, an identical basket of rights and immunities

Taylor, 1992, p. 37[35]

Il ne s’agira pas ici de déconstruire le mythe de l’égalité formelle. Qu’il suffise de remarquer qu’il est aujourd’hui bien admis en droit que l’application d’une norme en apparence neutre entraîne parfois des conséquences déplorables pour certaines personnes seulement (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpson-Sears Limited, [1985] 2 RCS 536; R c. Edwards Books and Art Ltd, [1986] 2 RCS 713; Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 RCS 525; Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 RCS 3). C’est ce que l’on appelle la discrimination indirecte, et c’est ce que l’accommodement raisonnable vise à corriger (ibid.). Sur le plan systémique, plusieurs auteur·e·s se sont employé·e·s également à montrer l’imposture derrière l’idée d’une égalité de principe « devant la loi ». Les oeuvres de Iris Marion Yong (Yong, 1990) et de Taylor (Taylor, 1992), plaidant respectivement pour des politiques de la « différence » et de la « reconnaissance », peuvent être citées en exemple[36].

Nous souhaitons plutôt remettre en cause le moyen présenté comme permettant d’atteindre cette égalité de principe : l’établissement de règles uniques à portée universelle. À notre avis, toute volonté en ce sens se bute à une double impossibilité pratique. D’une part, il n’est pas possible de prévoir l’ensemble des cas d’application susceptibles de survenir. D’autre part, même si cela était possible, ces cas seraient différents les uns des autres. Or, il n’existe pas de réponse unique à des problèmes variables. En ce sens, l’idée de règles universelles – sortes de réponses toutes faites – tient du mythe également.

D’abord, le législateur n’est pas devin : il ne peut prédire ce qui sera ou ne sera pas et ainsi formuler une règle « avec à l’esprit toutes les hypothèses de conflit que la situation d’application pourrait faire surgir » (Bernatchez, 2012, p. 79; voir aussi : Hart, 1994, p. 128, 130; Amselek, 1992, p. 10; Noreau, 2001b, p. 201). Sa vision est nécessairement temporaire et contingente : limitée aux cas déjà survenus portés à son attention. Stéphane Bernatchez y voit « l’échec du modèle de la règle » (Bernatchez, 2012, p. 79). À titre d’exemple, Pierre Noreau remarque :

Le meilleur des législateurs n’aurait pas pu prévoir, il y a trente ans, le phénomène des mères porteuses, le développement de l’inforoute, ni même celui de l’informatique, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, ni la fragilité des couples et des familles contemporaines, ni les formes nouvelles de la sexualité, ni les nouvelles formes de travail à la maison, ni le développement – incontournable pourtant – des réseaux de garderies, ni l’importance et la complexité des enjeux environnementaux, ni le sida

Noreau, 2001a, p. 8

Si le droit d’il y a trente ans méconnaissait ces phénomènes modernes, alors le droit d’il y a trente ans ne pouvait pas raisonnablement prétendre les réguler au moyen de règles générales.

La situation n’est pas différente en matière de diversité religieuse. Par exemple, une affaire comme celle R c. NS, [2012] 3 RCS 726, qu’a eu à trancher la Cour suprême en 2012, ne serait jamais survenue à une époque plus ancienne où la société canadienne, sans être homogène, ne connaissait pas encore l’expression religieuse spécifique mise en cause à cette occasion. Dans cette affaire, une musulmane assignée comme témoin à l’enquête préliminaire d’un procès pour agression sexuelle refusait d’enlever son niqab au moment de témoigner. Son droit à la liberté de religion entrait donc en conflit avec le droit de l’accusé à une défense pleine et entière. Il s’agit là d’un enjeu lié à la liberté de religion que nous n’étions pas en mesure d’imaginer à une certaine époque : la situation ne se présentant jamais. De la même manière, des situations sont susceptibles de se produire dans l’avenir que nous ne soupçonnons pas, et dont nous ne pouvons aujourd’hui mesurer les implications pratiques réelles. Dans ce contexte, pourquoi se commettre, se fixer pour l’avenir dans la généralité d’une loi à portée universelle? Ne vaut-il pas mieux se négocier une marge de manoeuvre suffisante pour s’adapter à une société changeante? C’est ce qui est permis avec le cas par cas. C’est aussi un peu l’attitude prescrite par le transculturalisme, qui nous paraît plus sage :

Transculturalists accept that they have no clear idea of what the terms of the engagement will be and consider that the best strategy is free experimentation, because we do not know in advance which of our beliefs are going to be changed and which will remain intact

Paquet, 2008, p. 153

Qui plus est, même si le législateur était capable de repérer tous les cas d’espèce, il ne serait jamais capable d’y apporter une réponse qui satisfasse chacun d’eux intégralement et également, ces cas étant différents les uns des autres. Ici, l’idéal universaliste se bute à la diversité sociale. Il existe une tension, une opposition de principe entre cette diversité et le droit tel que conçu dans cet idéal : unique, uniforme et général. Le droit dans son unicité et sa généralité est donc forcément inadapté, du moins pour certains. C’est un problème très ancien, identifié dès l’Antiquité par Platon et Aristote[37]. Platon le résume ainsi : « Law can never issue an injunction binding on all which really embodies what is best for each […] It is impossible […] for something invariable and unqualified to deal satisfactorily with what is never uniform and constant » (Platon, 1957, p. 66)[38]. L’un et l’autre affirment qu’il s’agit d’une limite de la loi, dont il faut être conscient : « la loi ne retient que les cas ordinaires, sans méconnaître d’ailleurs son insuffisance » (Aristote, 1965, p. 146). Pour pallier cette insuffisance, ils suggèrent qu’il doit être possible de modifier la loi pour la préciser lorsqu’une limite est constatée. Aristote écrit :

Lorsque la loi s’exprime pour la généralité des cas, et que postérieurement il se produit quelque chose qui contrarie ces dispositions générales, il est normal de combler la lacune laissée par le législateur et de corriger l’omission imputable au fait même qu’il s’exprimait en général. Le législateur lui-même, s’il était présent, y consentirait, et, s’il eût prévu la chose, eût introduit des précisions dans la loi […] La nature propre de l’équité consiste à corriger la loi, dans la mesure où celle-ci se montre insuffisante, en raison de son caractère général

p. 146-147

Aristote propose que de telles précisions soient votées par « l’assemblée du peuple » (p. 147). Mais à quoi cela ressemblerait-il ? Il s’agirait d’un processus long et lourd, qui aboutirait lui-même à une loi longue et lourde, sorte de liste d’épicerie à consulter pour voir quelle solution particulière s’applique. Dans certains domaines régis par le droit, de telles lois existent. C’est le cas par exemple des lois sur les impôts (Loi de l’impôt sur le revenu, 1985; Loi sur les impôts)[39], interminables. Mais ce modèle est-il généralisable? Est-il approprié en matière de gestion de la diversité religieuse? Cela nous semble douteux : il apparaît absurde d’énumérer l’ensemble des interactions humaines susceptibles d’engendrer un conflit de droits en la matière et l’attitude à adopter pour chacune d’elles. Alternativement, une approche au cas par cas arrive au même résultat sans besoin d’une telle démarche. Elle assure la flexibilité en amont, de façon préventive.

On objectera que l’approche d’Aristote, et plus généralement l’idée d’une loi universelle en matière d’accommodements religieux, est plus compatible avec l’idéal démocratique. En particulier, le fait de confier au politique le mandat de gérer la question assure la légitimité des réponses proposées, car le corps politique est élu : il représente la population. Cette préoccupation est au coeur de l’opposition de principe souvent formulée à l’encontre du cas par cas. Elle prend pour cible ce qu’on appelle communément le « gouvernement des juges » (Rousseau, 2013), qui « impos[ent] leurs vues au peuple » (Bergeron, 2006) et « se prononcent en [son] nom », tout en trahissant ses valeurs (Pollaert et Fréchette, 2007). Selon cette critique, le gouvernement doit reprendre ses droits, car « c’est au peuple de donner le rythme du vivre-ensemble » (Bergeron, 2006 ; dans le même sens : Syndicat de la Fonction publique québécoise, 2010, p. 5; Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec, 2010, p. 9)[40].

Or, on peut douter que le gouvernement lui-même veuille hériter d’une telle mission. Dans le cas de la loi 62, il a beaucoup tardé avant d’agir. Comme c’est souvent le cas (Noreau, 2001a, p. 9), il a ensuite rédigé sa loi en termes vagues et ouverts, laissant aux interprètes le soin d’en définir le sens. Enfin, il a embrassé la logique du cas par cas plutôt que de la combattre. Ainsi, lors des débats parlementaires sur la loi 62, la ministre Vallée a annoncé la création de guides par secteur, qui seront élaborés par des groupes de travail représentant chaque milieu visé par la loi. Elle a défendu la mesure en invoquant le fait que chaque organisme a une histoire, une clientèle et des besoins propres, concluant que « lorsqu’une demande d’accommodement est présentée, c’est toujours une question de cas par cas[41] ». Cette idée est consacrée dans les lignes directrices sur la loi 62, qui font de l’adoption de tels guides une responsabilité des organismes (Lignes directrices, 2018, p. 7) et précisent que les demandes d’accommodement pour un motif religieux doivent être traitées au cas par cas (ibid., p. 5-6).

Plus fondamentalement, l’hypothèse voulant que les élus représentent le peuple est un automatisme trompeur. Pensons par exemple au décalage entre les votes et la composition de l’Assemblée nationale, conséquence du mode de scrutin. Demandons-nous également si les citoyen·ne·s dont les couleurs politiques sont celles du gouvernement au pouvoir se sentent représenté·e·s par chacune des décisions prises en leur nom. La loi 62 fournit de nouveau un bon exemple de cela. Ainsi, plusieurs libéraux se sont sentis trahis par cette initiative, en particulier par la règle du visage découvert, très peu en phase avec l’idéologie politique du libéralisme. Par exemple, dans une lettre adressée à la ministre libérale Kathleen Weil au lendemain de l’adoption de la loi 62, le professeur Daniel Weinstock écrivait :

As a small-l liberal, I am dismayed by how little stock the Liberal party places in the values and principles of a political tradition that places equality and civil liberty at its core. Upholding these values sometimes requires the kind of political courage that your government, in this case, has wholly lacked

Weinstock, 2017

Des avis semblables ont été formulés par d’innombrables citoyens « libéraux » au sens politique autant que partisan. Dans le contexte d’un tel désaveu, difficile d’avancer que le gouvernement « représente » ses électeurs. Ainsi, la critique « démocratique » du cas par cas ne tient pas compte du fait que l’élection ne garantit pas la représentativité. Dans une certaine mesure, on peut même dire que l’idéal de représentation des citoyen·ne·s par le politique est lui-même une fiction : la fiction de la démocratie.

CONCLUSION

Cet article a voulu montrer que l’« arbitraire » trouvé dans la solution de conflits de droits en matière d’accommodements religieux est largement inévitable. Ainsi, qu’il s’agisse de l’arbitraire du décideur (la discrétion intervenant dans sa prise de décision) ou de celui du contexte (l’approche au cas par cas), il est toujours présent, comme un fait incontournable propre à l’activité juridique dans ce domaine. Pendant le débat sur les accommodements religieux au Québec, on a présenté ce fait comme un problème. La loi 62 se propose de corriger ce problème en instaurant des « balises » censées contraindre les décideurs en leur imposant une solution – abstraite, universelle. C’est là le cadre d’analyse présenté à ses articles 11 à 14. Mais nous avons vu que l’interprétation et l’application de ces balises, dont la plupart sont des redites, supposent une part de subjectivité et exigent une contextualisation. En ce sens, si les balises guident effectivement le décideur, l’idée qu’elles puissent permettre d’éliminer complètement l’« arbitraire » est illusoire. La meilleure attitude face à ce constat est peut-être de se réconcilier avec l’idée. Après tout, l’acceptation est la dernière étape d’un deuil réussi.