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Introduction : De l’importance actuelle de la responsabilité

On a dit de la responsabilité qu’elle est un nouveau paradigme éthique et même une nouvelle éthique[1]. La responsabilité est devenue un maître mot dans les discours contemporains dès que l’on parle de l’agir individuel ou collectif. Elle devient, en fait, la dimension éthique fondamentale dans les mondes politiques, économiques, en gestion privée et publique. Cette importance de la responsabilité dans les discours publics et les conversations quotidiennes a son équivalent dans la théorie éthique. On n’a jamais autant parlé de responsabilité qu’en cette période charnière de la fin du xxe et du début du xxie siècle. Plusieurs contributions en éthique appliquée, en éthique de l’environnement ou en éthique des affaires mobilisent la responsabilité comme principale assise conceptuelle[2]. Le discours pléthorique ne semble pourtant pas garant de clarté conceptuelle. Selon Paul Ricoeur, en effet, la notion de responsabilité morale souffre encore d’un flou sémantique[3]. Depuis la formulation de cette critique, quelques essais en théologie et en philosophie ont cherché à tenter de clarifier la notion[4].

L’émergence contemporaine de la responsabilité comme paradigme éthique a aussi fait sentir son onde de choc en théologie. L’éthique théologique du xxe siècle a repris la notion non seulement comme thème de sa réflexion, mais plus encore, elle l’a si bien intégrée que la responsabilité lui procure une structure méthodologique d’appropriation de ses sources. Notons cependant que si la notion de responsabilité a toujours été partie intégrante des théories morales en théologie, elle n’a en fait reçu un statut d’importance que tout dernièrement dans l’histoire de l’éthique théologique.

Cet article se veut être une sorte de bilan des transformations de l’éthique chrétienne de la responsabilité, des transformations que nous lirons avec une grille d’analyse construite à partir des travaux de Jean-Louis Genard sur l’évolution de la sémantique de la responsabilité à l’époque moderne. En effet, nous faisons l’hypothèse que le renouvellement des éthiques chrétiennes de la responsabilité au xxe siècle a suivi celui de la notion de responsabilité dans la conscience moderne occidentale.

La démarche ici présentée s’articule en trois étapes. Une première étape consistera à tracer à grands traits la structure de la sémantique contemporaine de la responsabilité. Ce faisant, nous mettrons en place les cadres de notre analyse. La seconde étape pourrait être vue comme un exercice de topographie du champ de la responsabilité en éthique théologique à partir du cadre posé au cours de la première étape. Enfin, la troisième étape s’attardera à démontrer en quoi le paradigme de la responsabilité peut renouveler la méthodologie en éthique théologique.

I. Récents travaux sur la sémantique de la responsabilité

1. La responsabilité comme imputation liée à la liberté de l’agent moral : l’apport de Paul Ricoeur

L’intérêt de Ricoeur pour la notion de responsabilité est manifeste dans les pages de Soi-même comme un autre qui traitent de l’identité morale[5]. La désignation de soi comme auteur moralement responsable de ses actes est la fine pointe de l’herméneutique ricoeurienne du soi. La responsabilité émerge du jeu dialectique des relations complexes entre « la permanence dans le temps du caractère [la mêmeté] et celle du maintien de soi [l’ipséité[6]] ». La dimension de responsabilité inhérente à la vie morale — que Ricoeur distingue de la responsabilité juridique — prend sa source dans le processus narratif de construction de l’identité[7]. Souligner ainsi les liens conceptuels existants entre la notion de responsabilité et les principaux axes théoriques de la théorie de l’identité chez Ricoeur, manifeste bien l’importance de cette notion. Elle est en somme la charnière, le pivot entre la théorie de l’identité et la petite éthique de Soi-même comme un autre.

Ayant ensuite cherché à cerner les conditions d’émergence du discours de la responsabilité[8], Ricoeur s’est plus récemment mis à la tâche d’en faire une analyse sémantique[9]. Il vise alors deux objectifs. Premièrement, il veut manifester la différence fondamentale qui existe, au plan conceptuel, entre les acceptions juridique et morale de la responsabilité. Cette distinction est cruciale puisque les discours contemporains les confondent ou, pire, réduisent la responsabilité morale à la responsabilité juridique. Deuxièmement, il cherche à replacer l’agent moral au centre de la sphère conceptuelle de la responsabilité morale.

1.1. Distinction conceptuelle

Deux éléments permettent à Ricoeur d’opérer son travail de différenciation. Le premier élément est l’identification de la réalité assumée par chacune des acceptions. Il mentionne que la responsabilité juridique est strictement centrée sur les effets et les conséquences de l’action alors que la responsabilité morale vise plutôt la vulnérabilité et la fragilité d’autrui[10]. On remarquera que déjà, à ce stade, la distinction trace une démarcation entre les résultats — objectifs — d’une action prise pour elle-même, d’une part, et un trait caractéristique de l’être humain en modernité, de l’autre. Le second élément consiste en la manière dont sont mises en lien la liberté de l’agent et sa capacité d’initiative, d’un côté, avec l’imputation, de l’autre.

En effet, l’imputation est le socle des acceptions juridique et morale de la responsabilité. Pour Ricoeur, le mot imputation désigne autant « un rapport primitif à l’obligation[11] » que l’idée de porter les actions au compte d’un agent[12]. Ce qui caractérisera l’un et l’autre versant de la responsabilité résidera dans le type de causalité qui sied à chacun. Ricoeur prend alors appui sur la troisième antinomie de la raison, développée par Kant dans la Critique de la raison pure. À chaque ordre de causalité se rapporte une forme d’imputabilité. Le versant juridique manifeste la responsabilité selon le mode de la causalité naturelle, dès lors que l’accent est mis sur le lien nécessaire, objectif et contraignant qui unit l’agent aux conséquences de l’action. L’analogie à la causalité naturelle kantienne souligne une sorte d’indépendance, d’« autonomie » des résultats de l’action par rapport à l’agent[13]. Le versant moral de la responsabilité se rapporte, quant à lui, à la causalité libre, à la spontanéité. Or ici le lien avec l’herméneutique du soi, évoquée plus haut, est manifeste et donne toute sa richesse à l’imputabilité morale, richesse que ne possède pas l’imputabilité juridique. Ce second ordre d’imputabilité — et de responsabilité — oblige le philosophe à se mettre à la recherche d’une définition de l’usage moral de la responsabilité.

1.2. Responsabilité morale et initiative

Ricoeur affirme clairement que la responsabilité morale ne peut être conceptuellement élucidée qu’en référence à une forme morale d’imputabilité. Ce dernier concept n’est, à son tour, signifiant du point de vue moral qu’en référence à un concept large et riche d’agent moral, d’un individu capable d’initiative, « qui cause effectivement des changements dans le monde[14] ». C’est muni de l’appareil conceptuel déployé dans les premières études de Soi-même comme un autre[15] que Ricoeur montrera que l’imputation morale ne peut être que l’apanage d’un sujet qui se comprend d’abord comme l’auteur de « l’ensemble de ses actes : pensées, paroles, actions[16] » et, après coup, d’une action particulière[17], et qui, ensuite, est capable d’initiative dans le cours du monde[18]. L’analogie à la causalité libre kantienne a pour fonction de souligner le lieu d’origine de l’imputabilité morale. Elle surgit non plus d’un ordre juridique ou factuel assimilable à une nature posée face au soi, mais bien du soi lui-même, du jeu dialectique entre mêmeté et ipséité, du lieu propre de la constitution de l’identité, de l’action.

Il faut remarquer que Ricoeur écarte de son analyse tout le potentiel sémantique attaché à la racine étymologique du mot « répondre[19] ». Cela est surprenant puisque lorsqu’il décline la responsabilité morale comme le fait de répondre à ou répondre de l’autre vulnérable[20], ce n’est plus sous la guise de l’imputation, mais bien sous celle d’une disposition à répondre qu’il faut comprendre alors la responsabilité. La proposition de Ricoeur suppose, dans l’ordre moral, une primauté de l’initiative sur la disposition à répondre[21]. Or, cet ordre lexical ne va pas nécessairement de soi comme nous voulons le montrer à partir de travaux récents en sociologie de l’éthique.

2. La responsabilité comme initiative et réponse : l’apport de la sociologie de l’éthique

La sociologie de l’éthique est un champ relativement neuf des études sociologiques. Les orientations épistémiques présentes dès le début de la sociologie moderne expliquent son apparition tardive. Jean-Louis Genard remarque en effet que « l’analyse approfondie des deux grands paradigmes sociologiques — durkheimien et wébérien — montre qu’à bien des égards la sociologie s’est instituée contre la morale, ou du moins contre ce qui rend l’activité morale crédible[22] ». En ramenant les valeurs, les normes ou les modes de vie à leur substrat social, la sociologie de la morale a eu comme effet de relativiser tout effort méta-éthique de justification rationnelle des normes ou des valeurs. Pourtant, l’appareil conceptuel de la sociologie de l’éthique s’érige sur des intuitions — latentes, il faut bien le remarquer — dans l’oeuvre de Weber, lesquelles sont formalisées par des penseurs contemporains comme Habermas[23] et Paul Ladrière[24]. Ce sont, notamment, le fait que les phénomènes de la vie morale en modernité sont susceptibles d’être compris à la lumière d’une rationalité autre que la rationalité stratégique ou toute autre forme de rationalité en finalité[25]. Poursuivant sur cette avancée théorique, Genard a centré son travail sur l’élucidation des modes et conditions de construction de l’identité morale sur le mode de la responsabilité[26]. De l’ensemble de ces travaux, il est possible de dégager trois caractéristiques de la responsabilité catégorie morale.

Premièrement, la responsabilité morale contemporaine repose sur une assise anthropologique : la vulnérabilité des individus. Selon Habermas, sont morales

[…] toutes celles des intuitions qui nous informent sur la question de savoir comment nous devons nous comporter au mieux afin de contrecarrer l’extrême vulnérabilité des personnes, en la protégeant et en l’épargnant. D’un point de vue anthropologique, la morale se laisse en effet comprendre comme une disposition protectrice qui compense une vulnérabilité structurellement inscrite dans des formes de vie socioculturelles. En ce sens, sont vulnérables et requièrent une protection morale des êtres vivants qui sont individués par la seule voie de la socialisation[27].

La responsabilité est une de ces intuitions morales qui « s’impose » à la conscience morale contemporaine. Habermas a ici le mérite de manifester le lien intrinsèque qui se tisse entre les conditions de socialisation et l’émergence de la responsabilité. On y voit bien que cette dernière constitue un élément essentiel de l’ethos occidental actuel.

Deuxièmement, prenant acte de cette relation entre socialisation et responsabilité, Jean-Louis Genard approfondit le cadre théorique en montrant qu’il existe un lien entre les processus de socialisation et le processus de responsabilisation, c’est-à‑dire entre l’individuation et la construction de l’identité morale de l’individu. Reprenant les acquis de la théorie habermassienne de l’agir communicationnel, Genard montre que la genèse du sujet moral s’appuie sur une forme de rationalité pratique grammaticalement différenciée. Cette rationalité se coule dans les rapports du sujet à soi-même sur le mode du Je, les rapports du sujet aux autres sur le mode du Tu, les rapports du sujet aux valeurs et aux institutions sociales sur le mode de l’impersonnalité du Il. Le langage est donc le milieu intersubjectif où se forge l’identité morale. La subjectivité morale d’une personne — ou la capacité du sujet d’être responsable — s’instaure dans la mesure où, à travers ces rapports langagiers, ce sujet est visé par d’autres sujets comme un être irremplaçable, comme quelqu’un doué de liberté et de capacité d’initiative. Comme le dit Genard, « [i]l existe ainsi une genèse, socialement construite, de la subjectivité et de la responsabilité qui est, en même temps, une genèse de l’appartenance sociale et de la sociabilité[28] ».

Troisièmement, cette seconde caractéristique prend tout son relief si l’on considère comment s’est étendu le champ sémantique de la responsabilité en modernité. Dans une étude récente, Genard montre que deux acceptions de la notion se sont incarnées dans des pratiques sociales, des institutions juridiques et morales modernes : la responsabilité comme faculté individuelle de commencer[29] et la responsabilité comme disposition à répondre[30]. La responsabilité comme faculté de commencer se rapporte au Je et s’inscrit dans une histoire de la liberté individuelle. Cette première dimension correspond en somme à l’initiative, si chère à Ricoeur[31]. La responsabilité comme disposition à répondre, en s’actualisant par et dans des rapports intersubjectifs, fait éclater la définition réductrice de responsabilité comme imputabilité et étend la responsabilité à l’ouverture à l’altérité. Le possible solipsisme inhérent à la responsabilité comme faculté de commencer est contrecarré par le recadrage intersubjectif de la responsabilité comme disposition à répondre.

Le travail de Genard manifeste donc que les thèmes de l’imputabilité et de la liberté n’épuisent pas celui de la responsabilité. En effet, en tenant compte de l’irréductible dimension d’intersubjectivité caractérisant l’émergence du Je[32], il appert que la disposition à répondre joue un rôle tout aussi primordial en amont du concept qu’en aval. Ce travail remet en question l’ordre lexical philosophique établi par Ricoeur.

Ce repérage sémantique nous donne un concept de responsabilité morale que l’on pourrait illustrer comme une ellipse, cette figure géométrique étant construite à partir de deux foyers : la faculté de commencer et la disposition à répondre. Muni de cet appareil conceptuel, nous pouvons maintenant aborder les éthiques chrétiennes de la responsabilité afin d’en comprendre les différentes étapes de développement conceptuel.

II. La responsabilité comme thème de l’éthique théologique

Les éthiques chrétiennes de la responsabilité sont essentiellement un phénomène du xxe siècle. En effet, des auteurs comme Karl Barth (1886‑1968), H. Richard Niebuhr (1894‑1962) ou B. Häring (1912‑1998) ont donné un statut théologique à la notion de responsabilité[33]. Soulignons qu’avant eux, Bonhoeffer (1906‑1945) en a fait une pièce maîtresse de son Éthique, écrite au cours de son emprisonnement dans les geôles nazies[34]. Délaissant les théologiens et portant notre attention sur les développements des courants théologiques pendant cette période, on voit que l’éthique théologique contemporaine se démarque de la théologie morale classique en ce que non seulement la responsabilité devient un thème général sous lequel la vie morale chrétienne est pensée, mais elle y constitue la pierre angulaire de la méthodologie de l’éthique théologique. Nous y reviendrons en fin d’article.

Cette analyse des contributions théologiques à une réflexion prenant le thème de la responsabilité comme noeud théorique pour penser la vie morale individuelle et collective se déroulera en trois temps. La section II du texte sera une description de quelques projets d’éthique théologique de la responsabilité. Nous présenterons d’abord une typologie des rapports entre réflexion théologique sur l’agir humain et responsabilité (1). Nous présenterons succinctement quelques contributions à l’éthique chrétienne de la responsabilité pour illustrer chaque paradigme décrit. Le dernier des trois paradigmes discutés recevra un traitement plus large en raison de son caractère novateur et des contributions récentes qu’il a suscitées. Puis, nous indiquerons les principaux traits de l’éthique théologique de la responsabilité (2). Enfin, dans la dernière partie du texte, nous montrerons comment l’éthique théologique de la responsabilité est porteuse d’une posture méthodologique particulière (3).

C’est la responsabilité comme thème substantiel d’une éthique théologique qui fera l’objet de la seconde section. La section III envisagera la responsabilité de manière formelle, c’est-à‑dire en montrant que c’est aussi comme forme de rapport aux sources de la réflexion en éthique théologique que le troisième paradigme se démarque des paradigmes antérieurs.

1. Trois types de rapports entre responsabilité et éthique théologique

Une analyse des différentes contributions permet d’identifier trois manières d’intégrer la notion de responsabilité dans une réflexion théologique sur l’agir.

1.1. Un rapport de subordination dans un cadre légaliste étroit

Il y a d’abord une conception quasi juridique de la responsabilité qui est associée à une théologie morale de type légaliste. La responsabilité y est invoquée comme condition de l’imputabilité de l’agent moral. Sont alors examinées les conditions dirimantes de la responsabilité lorsqu’un acte est posé ou omis[35]. Les contributions à ce type de théologie morale sont pléthoriques, notamment dans les manuels de théologie morale destinés aux clercs. On en trouve encore des traces dans un ouvrage de 1958 des jésuites américains Ford et Kelly qui traite de la responsabilité sous les aspects juridiques de l’imputabilité subjective[36].

1.2. Une intégration aux paradigmes ambiants

Viennent en second lieu des contributions où l’étroit cadre légaliste d’interprétation de la responsabilité éclate, mais sans toutefois faire de celle-ci une clé de voûte. Sont représentatifs de ce second type de rapport l’Éthique de Bonhoeffer et La loi du Christ de Häring[37]. Par exemple, dans le premier tome de son ouvrage phare, Bernard Häring affirme explicitement que la notion de responsabilité bien comprise « apparaît vraiment comme l’idée-mère de la morale chrétienne[38] ». La responsabilité devient le lien indispensable entre la téléologie comme perfectionnement de soi-même et la déontologie, d’une part, et l’imitation du Christ, de l’autre[39]. Certes, le mérite de Häring aura été de rompre les liens avec le paradigme étroit du légalisme en théologie morale classique. En ce sens il met de l’avant une notion dialogique de responsabilité. Cependant son éthique demeure grevée d’une certaine ambiguïté, notamment lorsque le caractère dialogique qu’il confère à la responsabilité demeure au service de l’imputabilité devant Dieu. Cette option n’est pas étrangère au fait que Häring pense la responsabilité comme « capacité de répondre devant Dieu[40] », comme responsabilité devant Dieu[41] et, partant, comme partie intégrante de la religion[42]. Chez Häring, l’idée de la responsabilité demeure encore liée à la notion de commandement, en même temps qu’il prend ses distances par rapport au légalisme.

1.3. Fondement d’un paradigme original

Que ce soit énoncé de manière explicite ou non par les auteurs qui suivent dans cette présentation, l’intérêt récent pour une éthique théologique centrée sur la notion de responsabilité est directement proportionnel à l’insatisfaction ressentie face aux modèles déontologique et téléologique qui structurent alors le champ de la théologie morale. L’insatisfaction découle, notamment, de l’incapacité des paradigmes habituels à alimenter une réflexion critique ou une délibération morale concrète sur des enjeux jusqu’alors inouïs, des enjeux résultants de « l’extension du champ de liberté et de responsabilité laissé à la conscience personnelle[43] ».

Si, avant les années 1960, l’éthique théologique tant protestante que catholique fait de la responsabilité une catégorie subordonnée aux paradigmes déontologique et téléologique, c’est avec H. Richard Niebuhr qu’apparaît une inversion des rapports, c’est-à‑dire une critique de la morale téléologique et de la morale déontologique à partir de la notion de responsabilité. C’est dans l’ouvrage The Responsible Self que Niebuhr présente le paradigme de la responsabilité comme fondamental en regard de ceux de la déontologie et de la téléologie, qui n’en sont pas pour autant invalidés, mais dont l’importance est relativisée[44].

Ainsi, pour Niebuhr, alors que le téléologue et le déontologue font respectivement de la bonté (goodness) et de la droiture (righteousness) les catégories centrales d’évaluation morale de l’action, la personne responsable cherche à réaliser ce qui est approprié au contexte, ce qui est de l’ordre de la justesse (fittingness). De manière associée, le fitting va main dans la main avec le kairos, avec le « timing ». En un sens, on pourrait dire de l’éthique de la responsabilité de Niebuhr qu’elle est celle de la pertinence de l’action, une pertinence qui se décline comme justesse de l’action dans un contexte précis, en d’autres mots comme une action qui tombe juste et à point[45].

L’exemple de Niebuhr a été suivi par d’autres théologiens dont les plus récents sont René Simon, William Schweiker et, dans le monde francophone protestant, Denis Müller.

Sans faire une discussion serrée des paradigmes antérieurs, à l’exemple de Niebuhr, René Simon en fait tout de même une critique, laquelle se manifeste par les options théoriques. Dans son ouvrage Éthique de la responsabilité[46], il met en oeuvre une méthode de double ancrage de l’éthique théologique. Le premier ancrage s’effectue dans un dialogue avec quelques figures principales de la philosophie éthique contemporaine : Paul Ricoeur, Emmanuel Levinas, Hans Jonas et, plus discrètement, Jürgen Habermas et Karl-Otto Apel. L’éthique de la responsabilité qui en résulte est fortement inspirée de la petite éthique de Ricoeur où ce dernier articule téléologie et déontologie de la façon connue : la visée éthique — où s’inscrivent les motifs et les finalités de l’action — doit passer par le crible de la morale et sa prétention à l’universalité, puis l’application de la norme résultante doit elle-même être contextualisée par le jugement prudentiel qui se rapporte à la visée éthique. Cette dynamique de base est toutefois recadrée par Simon dans une réflexion plus englobante sur la responsabilité. L’initiative originaire — paraphrase du conatus spinozien[47] — que l’on retrouve chez Ricoeur cède le pas à une forme d’assignation à responsabilité[48]. En invoquant les travaux de Levinas et de Jonas, la responsabilité chez Simon prend la couleur d’une passion originaire (Levinas), d’une part, et d’une attention particulière aux conséquences à moyen et long terme de nos actions (Jonas).

Le second ancrage est celui de la responsabilité « dans la mouvance de la foi » comme l’indique le titre de la troisième partie de l’ouvrage[49]. L’éthique de la responsabilité, jusque-là pensée sans référence confessionnelle, reçoit une détermination de foi. Simon la replace dans un cadre théologique se situant à la croisée des notions d’« Alliance-création[50] » et de christologie[51]. Ainsi, il veut montrer que la détermination chrétienne de la responsabilité recadre celle-ci, pour les croyants, dans « l’ordre de la gratuité et l’économie du don[52] ». Cette section théologique puise aux travaux antérieurs de Simon, notamment dans Fonder la morale[53] où un chapitre est dévolu à fonder la spécificité de la morale chrétienne dans le « dessein unitaire de Dieu, créateur et rédempteur en Jésus-Christ[54] ». Dans l’Éthique de la responsabilité, celle-ci n’est pas fondée sur mais bien placéedans la mouvance de la foi en prenant appui sur les thèmes de la Création et de l’Alliance qui, s’interpellant l’un l’autre, se nouent dans la personne du Christ. Si pour Simon, la morale était tributaire d’une interprétation nuancée de la loi naturelle en 1974, l’éthique fait maintenant place à une intégration de la déontologie et de la téléologie telle que Ricoeur les conçoit dans sa petite éthique.

Dans son ouvrage Responsibility and Christian Ethics, le théologien américain William Schweiker prend d’abord pour objet de sa critique deux attitudes morales contemporaines populaires et non des théories en éthique théologique. Pour lui les morales contemporaines de l’accomplissement de soi (un avatar du perfectionnisme) et de l’authenticité ont une prégnance telle dans la culture actuelle qu’elles semblent monopoliser tout l’espace moral. Leur succès vient de ce qu’elles ont supplanté et sonné le glas du moralisme légaliste. C’est en s’opposant à un type de responsabilité centrée sur l’obéissance à des normes morales pré-existantes et conservatrices que le perfectionnisme contemporain — à saveur autarcique plus qu’autonomiste — prétend fournir une morale plus respectueuse des aspirations profondes de chacun. Schweiker montre alors 1) l’insuffisance de cette morale et 2) l’importance de fonder l’éthique chrétienne sur une notion bien comprise de la responsabilité. Par la suite, il entreprend une critique des éthiques théologiques ou philosophiques de la responsabilité, en soulignant notamment les limites d’un concept de responsabilité pensé exclusivement sur le mode du dialogisme. Nous reviendrons à la contribution de Schweiker (infra, section 2.3).

L’apport respectif de Müller à l’éthique théologique manifeste une originalité certaine quant aux questions qui orientent son travail théologique. Le point de départ de sa réflexion ne consiste pas d’abord en une critique des théologies morales antérieures ou des moeurs contemporaines. C’est plutôt une réalité socio-politique qui le lance sur la piste d’un renouvellement de la pensée théologique sur la responsabilité. Il s’agit de la pluralité idéologique inhérente aux sociétés occidentales en tant que lieu de rencontre entre la conviction croyante et la responsabilité. Il faut faire un détour par l’histoire des rapports entre conviction et responsabilité pour saisir l’originalité de cette éthique de la responsabilité issue du monde théologique protestant.

Dès les années 1920 et 1930, l’ombre de Max Weber a plané au-dessus des cercles théologiques discutant d’éthique. Même si la célèbre dichotomie wébérienne entre conviction et responsabilité[55] doit être replacée dans un contexte particulier — le bouillonnement socio-politique des débuts de la république de Weimar — et dans un climat intellectuel précis — le néo-kantisme du début du xxe siècle[56] —, il demeure que sa radicalisation de la définition des notions de conviction et de responsabilité, prise en elle-même, a eu une forte influence dans certains milieux théologiques.

Par exemple, D. Bonhoeffer prend acte de la dichotomie wébérienne et argumente en faveur d’une « conformité à la réalité » et qui n’est autre chose que l’acceptation d’une résistance du réel aux principes absolus[57]. Or, pour Bonhoeffer, cette prise en compte des limites qu’imposent les conditions réelles de vie sociale aux principes éthiques idéaux n’implique pas une abdication de la conviction religieuse au profit d’une forme chrétienne de libéralisme bourgeois, de Realpolitik ou d’un simple opportunisme de circonstance. Pour lui, comme pour ses émules, il y a un rejet de toute forme de fanatisme religieux aveugle aux conséquences de l’usage de la violence comme moyen politique, tout en mettant l’accent sur la pertinence des convictions religieuses[58]. En fait, l’argumentation repose sur la mise en évidence d’un lien structurel interne entre la conviction et la responsabilité[59].

Éric Fuchs et Denis Müller présentent ce type d’articulation. La voie choisie par chacun repose sur une hypothèse de base : il est possible de concilier conviction religieuse et responsabilité autrement que sous la guise d’une complémentarité à la Weber. En effet, au-delà de ce que prône le sociologue de Heidelberg — l’intervention dans les affaires publiques ou politiques à l’heure du pluralisme des visions du monde requiert une complémentarité conviction/responsabilité[60] — et au-delà des différences d’interprétation de la pensée de Weber sur le rapport conviction/responsabilité[61], la conciliation protestante contemporaine implique un déplacement de chacun des termes, tels que conçus par Weber.

Convaincus d’une pertinence publique de l’éthique théologique dans les débats de société, Müller fera le choix de passer par le chemin ardu de l’autocritique de sa tradition religieuse. Les productions théologiques des fondateurs du protestantisme et de leurs émules sont examinées critiquement en fonction des enjeux éthiques actuels. Encore faut-il préciser que la crise de sens qui affecte la modernité avancée détermine les paramètres de ce travail et rend possible, sinon souhaitable, l’apport de l’éthique théologique protestante dans les débats vitaux qui secouent les sociétés occidentales. Bref, c’est dans l’effort de relecture critique que l’on peut saisir, chez Müller, l’articulation entre conviction et responsabilité.

Ainsi, cette approche refuse l’impasse où se laissent souvent enfermer les éthiques confessionnelles : soit l’impossibilité de trouver un troisième terme entre les pôles radicaux d’une exacerbation de la spécificité chrétienne qui mène à des pratiques en rupture avec l’ethos commun, soit la recherche d’une pertinence sociale qui mène à la dissolution du potentiel critique recélé par la tradition religieuse. De plus, le couple conviction/responsabilité est transposé du registre de l’individu, où l’a situé Weber, à celui de la communauté de foi qui s’interroge sur la « plausibilité culturelle[62] » de sa tradition religieuse. Ainsi Müller s’applique à expliciter les conditions méthodologiques auxquelles doit satisfaire une réflexion théologique voulant faire entendre sa voix dans la culture occidentale contemporaine[63]. Il s’agit donc d’une pensée structurée autour d’une responsabilité à deux foyers : une première envers les sources religieuses qui constituent l’identité de la communauté de foi, une seconde qui se décline comme une capacité d’en répondre avec les autres partenaires d’une discussion publique.

Pour ce faire, Denis Müller propose une réflexion sur la méthodologie à l’oeuvre en éthique théologique. S’il a pour dessein de « redonner une nouvelle pertinence culturelle à l’éthique théologique, en tant que contribution particulière et sui generis au débat éthique contemporain[64] », c’est par le biais d’une « généalogie critique de l’éthique théologique[65] » qu’il s’emploie à cette tâche, s’inspirant librement de l’oeuvre de Michel Foucault. L’impulsion du travail de Müller vient d’un fait persistant dans l’univers intellectuel contemporain : celui du bilan, auquel toutes les disciplines critiquent se soumettent tôt ou tard[66]. C’est donc d’une crise épistémologique que surgit ce travail de reconstruction.

Le programme de Müller se décline en trois temps. Premièrement, par un geste appelé émancipation, il s’agit de libérer l’éthique protestante de sa gangue moralisatrice ou conformiste, autrement dit de décanter ce qui relève de sédimentations historiques de ce qui a un caractère moindre de contingence. Ce geste émancipatoire s’inscrit contre toute tentative de repliement sur soi dans une sorte d’ecclésiocentrisme[67] ou de nostalgie des origines. Deuxièmement, cette affirmation d’une posture critique s’incarne dans un travail d’herméneutique critique de la tradition protestante et des productions théologiques de cette tradition. Il suppose une forme de réflexivité par rapport aux sources, laquelle rend possible de naviguer entre les positions extrêmes de l’hagiographie et d’un dévastateur scepticisme contre-productif. Troisièmement, le programme aboutit en un effort de reconstruction d’une éthique protestante crédible dans le contexte culturel actuel.

Ce qu’il convient d’examiner ici est moins le détail opératoire du programme que l’ensemble des critères qui prévalent à l’opération. Comme on vient de l’indiquer, ce programme veut être ouvert aux enjeux sociaux. Or, ce travail pourrait tout aussi bien être entrepris dans une attitude plus conservatrice, résultant d’une déception face au compromis historique entre la théologie libérale protestante et la modernité[68]. Ce qui diffère chez Müller est l’ensemble des critères qui orientent l’opération. Il en énonce quatre qui, en un sens, allient critique et autocritique. Ces sont les critères de « plausibilité culturelle[69] » : 1) une attention à la réalité telle qu’elle se présente : le critère du respect de la réalité, 2) une capacité critique de l’éthique théologique : le critère de dissonance par rapport au complexe culturel moderne, 3) une capacité autocritique : le critère de dévoilement de la fausse conscience religieuse, et enfin, 4) une capacité d’éclairage de l’éthique théologique par rapport aux besoins et aux désirs de l’humanité : le critère de résonance ou de contribution de la pensée religieuse dans l’affinement des aspirations profondes du monde moderne.

En examinant la structure de cet ensemble de critères, on découvre qu’elle se forge comme une réponse. Le « nous voici » que représente le programme critique que doit entreprendre selon Müller une communauté de foi se fait entendre aussi bien en réponse envers les autres partenaires de l’espace public qui attendent légitimement une justification des prétentions élevées par la communauté de foi au nom de sa tradition religieuse.

2. Les tendances du paradigme de la responsabilité en éthique théologique

Une analyse plus serrée montre que ces contributions théologiques à l’éthique de la responsabilité sont traversées par des thèmes communs.

2.1. La responsabilité comme dialogisme ancré dans les Écritures

Le fait que les auteurs contemporains optent pour un dialogue avec d’autres disciplines dans l’élaboration d’une éthique théologique de la responsabilité n’invalide pas le recours, chez plusieurs d’entre eux, au texte biblique, ou mieux à une théologie inspirée des Écritures pour appuyer leur travail. Même un Niebuhr ou un Schweiker, qui pourtant qualifient leur travail comme l’élaboration d’une philosophie morale chrétienne, font référence, quoique de manière oblique, au corpus biblique.

Il serait plus juste de dire que la mobilisation du corpus biblique par l’éthique théologique se fait par la médiation de théologies d’inspiration biblique. Un exemple est l’intégration d’une perspective christologique inhérente à une théologie de la Création et de l’Alliance chez Simon. Par ce travail de dialogue avec la ressource biblique de sens, on tente de montrer en quoi la notion de responsabilité peut recevoir à la fois une confirmation dans sa prétention à structurer l’éthique théologique et une teinte spécifique par rapport aux autres disciplines qui pensent l’éthique de la responsabilité.

Ces travaux convergent vers 1) un approfondissement de la signification de la disposition à répondre, une disposition qui se construit et s’exerce dans la rencontre des différentes instances de l’altérité : le monde, les autres et Dieu, et 2) vers une affirmation de la passivité originaire constituant la responsabilité individuelle. Autrement dit, les dimensions de la responsabilité sont mises en séquence : la disposition à répondre étant constituée par la rencontre de l’Autre, et celle-ci poussant à l’initiative, à l’action. La faculté de commencer, si chère aux modernes et aux contemporains, est d’abord précédée par un appel, par une initiative qui vient d’un autre et qui me constitue comme sujet responsable. Nous rediscuterons cette question d’un ordre lexical entre les éléments constitutifs de la sémantique de la responsabilité au point 2.3.

2.2. Du dialogisme à l’altérité

Comme le fait remarquer Schweiker dans son analyse, les principales contributions théologiques à l’éthique de la responsabilité sont de l’ordre du dialogisme[70]. Dans ce paradigme, la responsabilité est pensée et perçue comme capacité de répondre à un interlocuteur, avant même de répondre de quelque chose. On comprendra cette orientation de la théorie de la responsabilité comme une critique du légalisme moral. Proposer une définition de la responsabilité en tant que disposition à répondre cherche à transformer le langage légaliste de l’imputabilité, à lui redonner une juste place dans une économie générale de la responsabilité, à la détrôner du piédestal où une certaine « morale de la loi » l’avait placé. Il ne s’agit pas de rayer de la carte les considérations portant sur l’ascription de l’action à un agent ou sur l’assomption des conséquences de l’action par celui-ci, mais de greffer l’imputabilité à une anthropologie morale plus riche et plus ample.

Développer la dimension dialogique de la responsabilité fut en fait un premier pas vers une conception de la responsabilité comme ouverture à l’altérité. En effet, si les premiers temps du dialogisme ont surtout fait la part belle à la disposition de répondre hic et nunc aux contemporains et à Dieu, le dernier quart du vingtième siècle a vu s’élargir la notion d’altérité à la nature[71], comme les perspectives écologiques[72] et écoféministes[73] en théologie l’ont manifesté. D’une certaine manière, ce geste d’élargissement prend sa source dans le dialogisme des premiers temps. En effet, dès lors que Dieu, l’altérité par excellence pour les croyants, est considéré comme partenaire dialogique de l’agent moral, la perspective d’un élargissement à d’autres instances d’altérité devient une possibilité inscrite dans le dialogisme même. Cependant ce n’est que par la crise écologique du xxe siècle que l’élargissement d’une responsabilité dialogique à une responsabilité orientée vers l’altérité a pu se concrétiser.

2.3. Du rapport à l’autre au rapport de pouvoir sur l’autre

La faculté de commencer — la seconde dimension de la sémantique moderne de la responsabilité — semble avoir été négligée dans la réflexion théologique contemporaine. Cet « oubli » peut s’expliquer par l’influence biblique[74], d’une part, et par la nécessité de prendre ses distances par rapport au cadre légaliste étroit. La prise en compte de l’altérité — et la disposition à répondre qui lui est conceptuellement inhérente — a donc paru être l’antidote pour contrer une acception légaliste de la responsabilité.

Mais comme nous l’avons mentionné dans la section précédente, l’élargissement de la portée du concept d’altérité à l’environnement et aux écosystèmes amène une prise de conscience du pouvoir et des possibilités de l’espèce humaine de transformer et modifier ses conditions environnementales et sociales d’existence[75]. La réflexion sur la responsabilité comme modalité d’accompagnement éthique du pouvoir s’applique en fait à la maîtrise grandissante de la technoscience sur la nature, le vivant et l’humanité elle-même[76]. C’est sur ce point précis que s’érige, par exemple, la réflexion philosophique de Jonas sur la responsabilité[77].

Prenant donc la réalité de l’exercice du pouvoir comme objet de la responsabilité en éthique théologique, la réflexion de W. Schweiker entend bien relativiser l’importance du dialogisme. En fait, tout en reconnaissant la pertinence historique et conceptuelle du dialogisme dans l’émergence des éthiques chrétiennes de la responsabilité, Schweiker oriente résolument sa réflexion sur le pouvoir et sur son utilisation pour promouvoir « le respect et la mise en valeur de l’intégrité de la vie devant Dieu[78] ». L’impératif de responsabilité qu’il propose a pour but justement de limiter le pouvoir humain négatif de manipulation ou de destruction et de libérer le pouvoir positif de construction[79]. Le dialogisme est alors occulté par une théorie implicite du pouvoir pour la simple raison que les éthiques dialogiques de la responsabilité n’auraient pas les ressources critiques nécessaires pour affronter les dérapages de l’utilisation du pouvoir dans les sociétés technoscientifiques.

Ce retournement opéré par Schweiker peut être analysé de deux manières. En invoquant la sémantique déployée par Genard, on peut montrer que Schweiker opère une priorisation des dimensions qui, au plan conceptuel, rappelle leur ordre chronologique d’apparition : faculté de commencer, puis disposition à répondre. En ce sens, Schweiker partage avec les éthiques dialogiques de la responsabilité une mise en ordre lexical des dimensions. Mais il s’en éloigne dans la mesure où il opère une inversion de l’ordre lexical, donnant priorité à la faculté de commencer. Il applique donc une définition résolument moderne de la responsabilité dans son travail théologique, moyennant la prise en compte d’une référence religieuse qui place la structure conceptuelle immanente dans un horizon de transcendance.

Mais Schweiker ne va-t‑il pas trop loin dans sa critique du dialogisme ? Il nous semble que la critique justifiée d’une forme de monopole du dialogisme dans les éthiques théologiques de la responsabilité ne doit pas tomber dans l’excès inverse. C’est oublier que le dialogisme n’est pas qu’une étape dépassée de la réflexion en éthique théologique. Comme nous l’avons indiqué plus haut (point 2 de la section I), la vulnérabilité intrinsèque des humains est en même temps le motif des rapports intersubjectifs et le résultat de la socialisation. Il y a aussi une dimension de réponse à l’appel venant de l’autre me faisant face qui, en somme, précède logiquement la limitation du pouvoir[80]. En effet, selon Jean-Marc Ferry — qui s’inspire des thèses communicationnelles de Habermas — c’est dans un rapport communicationnel avec l’autre, dans un rapport de reconnaissance, que s’infléchit l’activité stratégique — l’activité de manipulation de l’autre — vers une activité de communication où l’autre est considéré comme une fin en soi et non comme un moyen. S’il est vrai, au plan de la vie concrète, que des rapports interpersonnels et des rapports sociaux sont traversés par la dimension du pouvoir et que ces rapports sont d’emblée instrumentalisants — même s’ils sont consentis de part et d’autre — la limite et le frein du pouvoir sont à trouver dans l’altérité, dans la différence de l’autre qui me fait face. Or, c’est dans l’ouverture à l’autre, dans un dialogisme bien compris que l’altérité et sa revendication de non-manipulabilité, de non-réification peuvent se faire valoir. Ce qu’il faut rappeler ici est qu’une vision équilibrée de la responsabilité doit évidemment tenir compte de ces deux dimensions. C’est pourquoi nous ne pouvons suivre Schweiker dans son argumentation lorsqu’il postule que le pouvoir est « à la source » de la réflexion contemporaine sur la responsabilité.

En conclusion de ces deux premières parties, on saisit que les développements des éthiques chrétiennes de la responsabilité suivent ceux de la sémantique moderne de la notion. Ce constat manifeste bien ce que Charles Curran évoquait voilà plusieurs années, à savoir que la réflexion théologique sur l’agir humain n’est pas une discipline sui generis. Elle participe de la réflexion moderne sur l’éthique. La spécificité de l’éthique théologique, par rapport à l’éthique commune, ne résiderait donc pas en sa méthodologie, mais en ses sources. C’est ce que l’expression éthique théologique cherche à rendre en qualifiant de théologique la démarche éthique empruntée à la réflexion commune[81]. Quoi que pense Curran sur les rapports entre éthique théologique et éthique commune, il n’en demeure pas moins qu’au sein de la réflexion théologique sur l’agir humain, le paradigme de la responsabilité a déplacé le rapport aux sources. Nous terminerons cet article en rendant compte succinctement de ce déplacement.

3. La responsabilité comme méthode en éthique théologique

Qualifier l’éthique de la responsabilité de nouveau paradigme en éthique théologique indique que l’influence de cette notion ne se limite pas qu’aux seuls contenus d’une élaboration théologique ; elle suppose tout autant un renouvellement de la méthodologie, ou en d’autres termes de la façon d’élaborer ces contenus. C’est à ce niveau de la méthodologie que nous consacrerons nos dernières réflexions. La question de la méthodologie en éthique théologique est vaste. Nous limiterons notre propos à un thème précis de réflexion : la responsabilité comme modalité du rapport aux ressources de sens du travail théologique en éthique.

D’aucuns pourraient légitimement affirmer qu’on avance ici sur un sentier battu. En effet, un regard historique montre que l’élaboration des différentes théologies à travers les époques s’est faite en réponse aux défis intellectuels et culturels que les communautés chrétiennes ont dû relever. Quels que soient les motifs d’élaboration des discours théologiques (visée dogmatique, visée apologétique, quête sincère de sens, désir de pouvoir, légitimation institutionnelle ou d’autres encore…), on peut dire que depuis leurs premiers balbutiements, les théologies chrétiennes, pour ne parler que de celles-là, sont des réponses à… en même temps qu’elles incarnent l’exigence de rendre compte de l’espérance qui les habite, selon l’injonction de la 1re lettre de Pierre[82]. D’autre part, le discours théologique incarne aussi une part de créativité et d’innovation contrôlées par la méthode, lesquelles sont moussées par la quête incessante de comprendre[83]. En somme, le travail théologique en général, et plus précisément le travail en éthique théologique, est mû par ces deux dimensions de la responsabilité que nous avons évoquées tout au long de ce texte.

Le rapport aux ressources de l’éthique théologique ne se fait jamais de manière ingénue, voire naïve. L’herméneutique nous apprend que toute démarche de connaissance est à la fois interprétation et construction du connu. L’incontournable dimension herméneutique de toute connaissance et de tout rapport aux ressources de la réflexion implique une posture du sujet connaissant que l’on peut thématiser par les deux dimensions de la responsabilité. Dans la même foulée, le rapport aux ressources propres du travail théologique en christianisme : la Bible et la Tradition, n’échappe pas à cette posture responsable.

Premièrement, ces ressources du travail théologique sont, en quelque sorte, déjà là. Elles portent et incarnent l’interpellation des différentes communautés croyantes qui les ont élaborées. Nous, ici et maintenant, sommes « assignés à responsabilité », nous sommes sommés de répondre, de relever le défi que cette interpellation nous lance et de relever le défi de l’interprétation. En ce sens, cette interpellation s’inscrit au coeur même du processus de transmission, qu’on le désigne comme la Tradition en théologie ou comme la traditionnalité en philosophie[84]. Le contact premier avec ces ressources du travail théologique est donc placé à l’enseigne d’une certaine forme de passivité. Mais même cette passivité n’est pas naïve. Nous devons en effet reconnaître que les contenus auxquels nous nous rapportons sont des construits eux aussi, qu’ils ont été travaillés et pétris par des sujets responsables et, enfin, qu’ils sont sédimentés dans des discours[85]. La disposition à répondre à l’interpellation venant de ces sources doit intégrer cette réalité de la contextualité des contenus.

Deuxièmement, le rapport aux ressources de l’éthique théologique n’est pas que passivité, même s’il s’agit d’une « passivité éclairée », telle qu’on vient de la décrire. La réponse sollicitée par la traditionnalité comporte une dimension d’inscription des intuitions profondes portées par ces ressources dans les problématiques actuelles. La responsabilité « tournée vers le passé[86] » s’achève dans une tentative de réponse aux défis intellectuels, culturels et pratiques qui nous sollicitent, des défis qui sont autant de tests de la pertinence d’une éthique théologique dans une société pluraliste.

Les essais de réponses que nous pouvons élaborer aujourd’hui doivent incarner la seconde dimension de la responsabilité : la liberté et la créativité associées à la faculté de commencer. Le travail en éthique théologique ne peut se contenter d’être un discours de pure répétition de ce qui a déjà été dit, et ce en raison même du caractère d’historicité que recèlent les traditions. Sans tomber dans les incohérences opposées du dogmatisme et du relativisme, l’éthique théologique doit incarner une ouverture aux injonctions, questions et problématiques du présent. Or, c’est en incorporant la créativité et la liberté avec la passivité première, donc en envisageant le travail méthodologique en éthique théologique lui-même sous l’angle de la responsabilité que réside cette ouverture.

Conclusion

On peut affirmer que les éthiques chrétiennes de la responsabilité ont intégré les deux dimensions modernes de la responsabilité et ce tant au niveau des contenus conceptuels que de l’approche méthodologique. Il y a donc une convergence certaine entre le processus d’élaboration des éthiques chrétiennes contemporaines de la responsabilité et le résultat — le concept de responsabilité — du processus d’élaboration. Cela nous amène à dire que, du point de vue du geste ou de l’acte théologique, les deux dimensions sont intrinsèquement liées et, somme toute, nécessaires pour qu’une éthique théologique ait quelque chance d’être pertinente dans le monde contemporain. En effet, faire oeuvre d’éthique théologique en négligeant d’honorer soit la liberté et la créativité soit l’assignation à responsabilité portée par la tradition serait finalement un acte tronqué, un acte manqué. Si le xxe siècle est celui de la responsabilité, on comprend bien que le travail théologique, notamment celui de l’éthique théologique, ne peut rester en marge. Nous avons voulu montrer que justement l’histoire récente des éthiques chrétiennes de la responsabilité est exemplaire de cet effort de renouvellement de la pensée et de prise au sérieux des requêtes contemporaines de sens, dont bon nombre passent par une réflexion sur l’éthique de la responsabilité.