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[…] à l’époque, pas si lointaine, la doxa était de dire que « la religion n’intéressait personne »

Dominique Wolton, p. 169

Chercheur éminent, penseur prolifique, président du Conseil de l’Éthique Publicitaire (CEP) en France et par ailleurs fondateur de la revue Hermès sur la communication politique, le théoricien des médias Dominique Wolton a aussi publié en 2017 un livre dialogué avec le pape François, intitulé Politique et société, aux Éditions de l’Observatoire[1]. Auparavant, Dominique Wolton avait fait paraître une vingtaine de livres, pour la plupart théoriques, et un nombre incalculable d’articles, suivis de cet autoportrait intellectuel — véritable bilan sous forme d’entretiens supervisés par Arnaud Benedetti — intitulé Communiquer c’est vivre, qui fera l’objet de la note critique qui suit[2]. Ces deux chercheurs ont longtemps travaillé conjointement au CNRS, à Paris.

Subdivisé en neuf chapitres suivant une certaine chronologie, Communiquer c’est vivre aurait très bien pu s’intituler « Initiation à l’œuvre de Dominique Wolton », puisque c’est le premier portrait complet qui lui soit consacré sous la forme d’un livre qui couvre systématiquement l’ensemble de sa production écrite[3]. Dans sa longue introduction (bellement sous-titrée « La promesse de l’autre »), Arnaud Benedetti présente d’emblée Dominique Wolton comme un chercheur interdisciplinaire et polyvalent qui s’intéresse entre autres à la philosophie et aux sciences sociales, mais aussi aux systèmes de croyances : « […] sociologue, par formation ; anthropologue, par goût ; philosophe malgré lui » (p. 18). Pour conclure son introduction bienveillante, Arnaud Benedetti explique comment Dominique Wolton s’oppose à une vision sartrienne empreinte de cynisme pour adopter une attitude plus généreuse et en assumant sa foi chrétienne : « Wolton voit dans l’autre un prochain évangélique, une invitation au travail sur soi pour comprendre, accepter et s’ouvrir à l’épreuve de l’altérité » (p. 30).

I. Un homme de foi

Afin de se définir et se situer intellectuellement dans la section dialoguée qui suit, Dominique Wolton affirme s’écarter du marxisme pour justifier sa foi, en empruntant au cardinal Jean-Marie Lustiger (1926-2007) une expression ample, « le choix de Dieu » (p. 60). D’emblée, Dominique Wolton se définira ainsi : « Je suis spiritualiste, idéaliste et si j’adhère, finalement, au message chrétien et catholique, c’est aussi parce que j’y vois un mobile puissant de révolte et d’émancipation » (p. 60). De sa naissance au Cameroun et de son enfance sur le continent africain, Dominique Wolton conservera cette interrogation constante sur l’identité collective, lui qui s’est déraciné de ses années d’enfance pour « migrer » vers la région parisienne à la fin des années 1950 (p. 37). En bon sociologue, il analyse réflexivement ses années de formation et ses influences de jeunesse, plongées dans la culture de masse qu’il défendra toujours contre toutes les formes d’élitisme et de fatalisme ; rétrospectivement, il réaffirmera la capacité de l’individu de pouvoir douter, critiquer, ou de rejeter les messages dont il se dissocierait : « Il n’y a pas de déterminisme. Il y a des dominations, des inégalités, mais les individus et les sociétés peuvent bouger, s’émanciper. En sciences sociales, je suis plus intéressé par la marge de manœuvre que de chercher à montrer que tout est pouvoir et domination » (p. 49).

Au fil de ses influences assumées, Dominique Wolton rendra hommage aux nombreux penseurs qu’il a pu côtoyer et qui auront influencé sa formation et sa pensée : il saluera d’emblée son directeur de thèse, Alain Touraine (p. 61), mais il reconnaît également sa dette envers un philosophe marxiste comme Henri Lefebvre (1901-1991) (p. 53), qui présida son jury de thèse, sans oublier Georges Friedmann (1902-1977) : « L’apport de Friedmann est de ce point de vue important car il introduit dans ma démarche une vision plus philosophique, plus eschatologique de l’homme dans l’histoire » (p. 68). Tout le quatrième chapitre est consacré au philosophe Raymond Aron (1905-1983) et à leur collaboration, pour expliquer à quel point Aron, penseur identifié à la droite, pouvait être ostracisé par beaucoup d’universitaires et d’intellectuels français durant les années 1960 jusqu’aux années 1980. Dominique Wolton évoquera à maints endroits ce trio de penseurs influents, mais aussi les clans ayant marqué le monde intellectuel français (p. 141, 156).

II. Un penseur interdisciplinaire

Prônant l’interdisciplinarité dans plusieurs longs passages touchant des questions épistémologiques, Dominique Wolton critiquera sévèrement les ghettos disciplinaires, les cliques et la (sur)spécialisation qu’il a pu observer durant ses quarante années de carrière : « La spécialisation constitue l’une des caractéristiques de nos sociétés : c’est ce qu’on appelle la professionnalisation. C’est une catastrophe intellectuelle et humaine. Le renfermement monomaniaque » (p. 80).

En fait, les passages les plus révélateurs de ce livre sont ceux dans lesquels Dominique Wolton critique le monde de la recherche et met en évidence les obstacles systémiques, les jugements faussés, les erreurs communes de beaucoup de décideurs qui travaillent en vase clos en s’enfermant dans leur jargon disciplinaire : « Le retard est d’abord épistémologique. Vient ensuite la difficulté de beaucoup de scientifiques à sortir de leur spécialité, à parler, et… convaincre des non-spécialistes » (p. 94). Avec lucidité, Dominique Wolton osera bousculer l’autorité contestable des élites universitaires en relativisant la neutralité de leurs adhésions, de leurs jugements et de leurs choix : « Depuis quarante ans, je reste stupéfait de voir que l’on salue certains travaux comme fondamentaux alors qu’ils ne sont que la répétition, le duplicata, d’un style, d’un comportement, attendu par une certaine culture universitaire » (p. 157).

Autre constat déploré par Dominique Wolton : le refus des universitaires et des chercheurs, surtout après Mai 68, de produire des livres « lisibles » et clairs ; on constate un tournant faisant en sorte que la vulgarisation semble devenue suspecte ou considérée comme superficielle, du moins pour une nouvelle génération de penseurs en France : « Le fond de l’affaire après 68, c’est qu’avec la disparition des mandarins, se produit aussi la disparition des livres lisibles ! » (p. 99). Il en rajoute : « L’illisibilité est devenue une stratégie de communication intellectuelle, de distinction absolue, de différenciation sociale… » (p. 100). Au siècle dernier, Dominique Wolton a pratiqué plusieurs approches de la communication : le dialogue édité sous forme de livre, l’entretien filmé et le débat de fond ; ici, il revient d’un chapitre à l’autre sur le contexte entourant la conception et la réception des livres qu’il a consacrés à des penseurs français de son temps comme le philosophe Raymond Aron ou encore au politicien Jacques Delors. Son intention initiale aura toujours été de diffuser les savoirs, de faire connaître, de dissiper les malentendus. Sur ce point, il faut rappeler que Dominique Wolton a toujours été un penseur public, apparaissant volontiers dans les médias généralistes et les bulletins de nouvelles pour analyser l’actualité. En ce sens, il s’est toujours considéré comme un chercheur mais aussi comme un vulgarisateur, au sens noble du terme.

Pour le lecteur philosophe, la pensée de Dominique Wolton pourrait par certains aspects se rapprocher de celle de Jacques Ellul (1912-1994), en particulier de ses écrits sur la technique ; d’ailleurs, parlant de notre 21e siècle, il réemploiera ici — peut-être sans s’en apercevoir, car Wolton ne mentionne jamais le nom d’Ellul — l’expression chère à l’auteur du classique La technique ou l’enjeu du siècle dès 1954[4] : « […] la technique non maîtrisée est l’enjeu de ce siècle » (p. 219). À propos d’Internet et de l’accélération de l’information, Dominique Wolton ajoutera que « l’idéologie actuelle identifie le progrès à la vitesse » (ibid.), pour ensuite déplorer sur un ton plus humaniste que « le triomphe de l’idéologie technique accentue le recul de l’humain » (ibid.). Sur ce point encore, le diagnostic de Dominique Wolton rejoint pleinement, à une génération d’intervalle, celui de Jacques Ellul.

III. Une pensée humaniste

Dominique Wolton reviendra souvent sur cette idée de « la marge de manœuvre » de l’individu qui n’accepterait pas d’emblée et aveuglément le contenu de tous les messages auxquels il est exposé par le truchement des médias (p. 49, 50, 281). Selon cette conception plus nuancée, « l’homme ordinaire » ne serait pas d’emblée un idiot culturel et encore moins un spectateur captif et naïf face aux médias ; il serait au contraire une personne capable de douter, de contester et de se démarquer des discours ambiants. Il peut adhérer, mais pas complètement ; d’où cette idée d’une « marge de manœuvre » entre les discours provenant des élites et la pensée des spectateurs. Pour résumer, Dominique Wolton refuse de croire d’avance que le spectateur, ou plus généralement que « le récepteur soit dupe » (p. 297). Bien que Dominique Wolton ne s’y réfère pas directement, cette revalorisation de l’intelligence du citoyen ordinaire était également présente en Angleterre durant les années 1970, à l’époque des études culturelles (Cultural Studies) ; on parlait alors de Cultural dope pour désigner comme un cliché le spectateur naïf et facile à persuader[5].

Ce livre à trois conclusions ne se termine pas avec la fin des entretiens proprement dits ; avec Communiquer c’est vivre, on découvre en fin de volume une trentaine de pages de récapitulation rédigées directement par Dominique Wolton (p. 281-312) afin de resituer les idées principales de ce livre à partir d’un certain nombre de classifications et de catégorisations, par exemple sur les types d’information (p. 296). Cette conclusion riche en prolongements est suivie d’un glossaire de termes privilégiés par Dominique Wolton qui redéfinit seize de ses principaux thèmes de prédilection et de recherche dont l’altérité, la communication, la culture, la diversité culturelle, l’identité culturelle collective, la théorie « woltonienne » (si on ose dire) de la communication, ou encore ce qu’il désigne comme « la troisième mondialisation » (p. 313-330)[6]. On trouve même dans ce panorama thématique une définition quelque peuidéalisée du multiculturalisme qui évacue les résistances à cette idéologie, tout en faisant brièvement allusion au cas canadien (p. 323). L’ensemble est indéniablement inspirant et très bien articulé. Il ne faudrait cependant pas céder à la tentation de ne lire que les pages finales servant de synthèse ; car c’est le cheminement des idées et la formation de la pensée de Dominique Wolton qui sont la force de ce livre stimulant et d’une étonnante clarté. En outre, les annexes étoffées font la différence entre une simple retranscription de propos et un ouvrage que l’on veut conserver dans sa bibliothèque comme une référence. Une bibliographie de ses principaux écrits complète le tout[7]. Celle-ci constitue, à elle seule, une invitation à la lecture et à la réflexion. En somme, Communiquer c’est vivre permet aussi, par la bande, de refaire en quelques étapes une partie de l’histoire des idées en France au cours du dernier demi-siècle. Ce n’est pas sa moindre qualité.