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Ce recueil d’articles sur la présence juive au Québec permet de faire le point sur plusieurs siècles de cohabitation et d’échanges interculturels, bien que l’on sache relativement peu de chose sur les débuts de l’immigration des Juifs dans la Nouvelle-France (p. 10). Or, on sait que des notables juifs se sont établis dès 1761 dans la région de Trois-Rivières pour y prospérer (p. 14), que « la proximité des Juifs québécois à la langue des prières hébraïques se perpétuera sur plusieurs siècles jusqu’à aujourd’hui » (p. 14), et que dès le xixe siècle, la langue yiddish « a laissé des traces éclatantes au Québec » (p. 15). L’auteur rappelle en outre que le descendant d’Ézéchiel Hart, nommé Aaron Hart, se fera élire en 1807 par les électeurs de Trois-Rivières (p. 15), et que cette famille contribuera à répandre au Canada des valeurs de tolérance face à la diversité religieuse (p. 15).

L’expertise et la curiosité de l’historien Pierre Anctil sont précieuses pour mieux comprendre l’évolution et la richesse de la culture juive canadienne (ou ce qu’il nomme l’héritage littéraire yiddish montréalais), car il est un des rares universitaires à maîtriser parfaitement les langues yiddish, anglaise et française. Lecteur attentif et anthropologue de formation, Pierre Anctil étudie dans un chapitre substantiel le fait que plusieurs poètes émigrés juifs aient même écrit des odes à la ville de Montréal, phénomène inhabituel mais chargé de reconnaissance, « emblématique du sursaut d’émotion que provoqua chez beaucoup de Juifs est-européens leur arrivée dans la ville, et leur sentiment de connaître sans doute pour la première fois dans ce contexte une liberté d’expression et de mouvement véritable » (p. 103). L’avant-dernier chapitre porte sur la relation privilégiée entre René Lévesque et la communauté juive montréalaise, qui s’explique entre autres du fait que le futur Premier Ministre du Québec était présent au camp de Dachau en 1945, à titre de correspondant de guerre accompagnant l’armée américaine, au moment de la chute des nazis (p. 183). Pour Pierre Anctil, ce souvenir douloureux et partagé créera « entre René Lévesque et ses auditoires juifs une sorte de complicité latente, comme si le fait d’avoir touché de si près à la réalité de la Shoah le rendait crédible pour soulever d’autres enjeux d’une gravité exceptionnelle […] » (p. 184).

Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’une étude sur les relations interreligieuses, ce livre d’histoire culturelle et d’études transatlantiques explique clairement le concours de circonstances ayant favorisé en l’espace de deux siècles de multiples courants d’immigration de plusieurs communautés juives vers Montréal : d’abord britannique, puis ashkénaze ― donc parlant le yiddish, ensuite d’origine majoritairement sépharade puisqu’en provenance de l’Afrique du Nord ― donc francophone, et enfin d’origines diversifiées : d’Israël, de l’ex-URSS, de pays d’Amérique latine, et de la France (p. 27). L’ouvrage ne contient toutefois pas de conclusion ni d’index, ce qui est dommage. Les pages les plus intéressantes de ce livre soigné et interdisciplinaire touchent précisément la construction de cette identité juive montréalaise, qui reste tout à fait unique dans le monde.