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Après des livres comme Le Populisme climatique (2010) ou encore La fabrique du mensonge : Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger (2014)[1], Stéphane Foucart examine dans Des marchés et des dieux[2] les parallèles possibles entre deux formes de culte : d’une part, les religions monothéistes avec leurs traditions, leurs rites, leurs mécanismes de divinisation, mais en tenant compte aussi du respect infini qu’elles inspirent — et qu’elles semblent exiger de tous, et, d’autre part, ces forces impalpables, ce que l’on désigne généralement sous des vocables comme « l’économie », « le marché », « la croissance », voire « l’emploi ». Pour Stéphane Foucart, « l’économie » érigée sur un piédestal serait devenue comme une nouvelle religion, sans toutefois en avoir le titre, avec — au sens figuré — « ses théologiens et évangélistes » (p. 234). On entend souvent dire par exemple que ce sont « les forces du marché » qui déterminent la santé de nos institutions et qu’il faut prioriser « l’économie », prise comme un tout. Depuis plusieurs générations, les politiciens d’ici et d’ailleurs répètent ad nauseam que leur priorité sera de revitaliser « l’économie », et tel un Test de Rorschach, chacun pourra voir dans cette vague promesse ce qui lui tient le plus à coeur : les puissants voudront ainsi justifier leur habitude de favoriser les plus nantis, présentés comme des « créateurs d’emplois », et les plus démunis imagineront qu’on leur procurera un meilleur poste ou des conditions de travail plus favorables.

S’inspirant de l’idée d’Hannah Arendt sur l’autorité en tant que mode de domination et de soumission sans avoir à employer la force (dans son ouvrage classique La crise de la culture, paru en 1961[3]), Stéphane Foucart reconceptualise ce qu’il nomme une « autorité nouvelle » pour désigner « l’économie » (p. 17). Comme un démiurge-Moloch qui avalerait les hommes ou une déesse insatiable qu’il faudrait entretenir et nourrir sans cesse, et pour laquelle on devrait consentir à des sacrifices, « l’économie » serait devenue, selon Stéphane Foucart, comme une sorte de divinité, sinon une finalité abstraite qu’il faudrait satisfaire à tout prix et ne jamais décevoir. Ne parle-t-on pas quotidiennement des implacables « lois du marché » ? Ou encore de l’Autorité des marchés financiers ? Ou même que « le Marché souverain décide » (p. 41) ? On pourrait presque avancer, en ces temps d’une apparente sécularisation, que ce phénomène de divinisation des marchés deviendrait plus intense dans la mesure où les formes traditionnelles de pratique religieuse semblent avoir disparu ; la perte largement répandue de la Foi pourrait avoir laissé un vide encore non comblé.

Cette hypothèse difficile à démontrer peut paraître séduisante, et Stéphane Foucart la nourrit habilement, en traitant successivement du marché comme étant logé en un lieu à la fois concret et virtuel (les places boursières), pour ensuite examiner ces nouveaux dieux comme étant honorés (par les politiques, les investisseurs, les bulletins de nouvelles) et dotés de la capacité de se reproduire ou de se fâcher (par les emballements occasionnés par les crises boursières) et ultimement de nous punir collectivement (en faisant fluctuer exagérément les prix de certaines denrées ou du pétrole). Les exemples convoqués remontent jusqu’à l’Antiquité romaine pour désigner les actuels « gourous des marchés » comme les pontifes des temps modernes (p. 78). Et qui dire, quoi penser lorsque les marchés dégringolent soudainement, lors des crises boursières ? Serait-ce comme « la colère des dieux » qui s’expliquait dans les temps immémoriaux par un tremblement de Terre ? Ou plutôt que même pour les experts et comme pour les initiés d’autrefois, il « manquait des éléments pour comprendre le grand dessein de Dieu » (p. 228) ?

Sous des dehors inattendus, l’argumentation de Stéphane Foucart n’est pas pour autant totalement nouvelle ; Des marchés et des dieux s’appuie principalement sur un ouvrage devenu classique, La Richesse des nations (1776) d’Adam Smith[4], et Stéphane Foucart cite pertinemment le sociologue Pierre Rosanvallon, pour qui le marché « n’est pas seulement un mode d’allocations des ressources à travers une libre détermination […] des prix : c’est un mécanisme d’organisation sociale plus encore qu’un mécanisme de régulation économique » (p. 161). Il y a plus de deux siècles, Adam Smith forgea le concept de « la main invisible » (p. 166) pour décrire cette dynamique puissante et imprévisible que l’on nomme les lois du marché : tout comme l’action des dieux, celles-ci seraient immuables et impénétrables. Et c’est précisément ce concept de « la main invisible » d’Adam Smith (p. 166) qui depuis quelques décennies aurait été reconverti en ce que l’on nomme « la main invisible du marché » (p. 167).

L’une des conclusions de Stéphane Foucart est que l’économisme tous azimuts risque de nous entraîner vers « une dangereuse impasse » (p. 251). Sur une note plus philosophique au sujet des limites de « l’économie » et de la recherche incessante de la richesse, l’auteur ajoute que « le plaisir n’est pas le bonheur, ce que l’on sait depuis l’Antiquité, et certains neurobiologistes estiment même incompatible le sentiment de plénitude et de contentement avec la quête effrénée des plaisirs de toutes sortes » (p. 251).

Avec Des marchés et des dieux. Quand l’économie devient religion, Stéphane Foucart nous propose un ouvrage original et rigoureusement argumenté dont chaque chapitre est plus intéressant que le précédent. Les universitaires s’intéressant à la sécularisation seront sans doute inspirés par ce livre bien étayé. Même les lecteurs sceptiques devant un rapprochement aussi audacieux entre l’économique et le religieux apprécieront le style élégant et la verve de l’auteur. À la limite, on pourrait prolonger la réflexion de Stéphane Foucart dans d’autres domaines et remplacer l’économie par un autre objet de culte profane, que ce soit l’environnement, le sport, les célébrités, le végan et les aliments naturels ou même la drogue pour adapter le modèle proposé par Stéphane Foucart dans l’établissement d’un nouveau diagnostic ou d’une tendance émergente. Mais — qui sait ? — cette nouvelle hypothèse sera peut-être pour un autre livre… plus facile à annoncer qu’à démontrer.