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L’interprétation phénoménologique récente de la « Critique de la faculté de juger esthétique » de Kant, comme des Leçons d’esthétique de Hegel, met en évidence, au coeur de leur description de l’expérience esthétique, l’importance que les deux auteurs confèrent à la libre manifestation de la chose dans son apparaître[1]. Nombreux sont les commentateurs à avoir souligné ce phénomène dans la Troisième Critique. D. Lories s’est tout particulièrement distinguée dans ce travail ainsi que R. Legros, à sa suite. De la même façon, Denise Souche-Dagues a proposé une lecture des Leçonsd’esthétique de Hegel d’inspiration phénoménologique, conférant une place privilégiée à la libération de l’apparaître[2].

Toutefois la mise en évidence d’une liberté objective comme liberté de la chose belle, dans son apparaître, dans la Critique de la faculté de juger, demande de se détourner de la perspective du jugement[3], dont on sait pourtant qu’elle y est fondamentale, tout comme l’élucidation de la problématique du paraître, dans l’Esthétique de Hegel, suppose un détour méthodologique. Or ce dernier pourrait sembler « paradoxal, et an-historique[4] », puisque cette perspective — l’interprétation de l’oeuvre comme pur paraître — naît de la réflexion de Heidegger, telle qu’elle est formulée dans « L’origine de l’oeuvre d’art ». Pourtant D. Lories s’efforce d’« indiquer en quoi cette liberté — en tant qu’elle semble toucher à l’essence même du beau et de l’art — peut aujourd’hui faire l’objet d’une reprise, d’une réinterprétation par une pensée du beau et de l’art d’inspiration phénoménologique[5] ». La décision méthodologique la plus radicale est proposée par J. de Gramont pour lequel « l’esthétique kantienne […] se montre riche d’une Idée de la phénoménologie (laisser le phénomène se dire à la conscience, de manière originaire, hors de tout discours qui s’emploierait à en fixer l’horizon[6] », qu’il soit théorique ou pratique). L’attitude esthétique, le désintéressement esthétique, par sa radicalité, serait alors emblématique de l’épochè phénoménologique et ouvrirait, de ce fait, la possibilité même de la phénoménologie[7]. L’esthétique de Kant permettrait ainsi « d’aller “droit à la chose même” », « de nous livrer accès au phénomène ». Dès lors et en raison de ce détour méthodologique, la pertinence d’une lecture phénoménologique des esthétiques kantienne et hégélienne doit être examinée afin de préciser ce qu’elle apporte à l’interprétation de ces dernières. C’est ce que nous ferons en envisageant, en premier lieu, le libre paraître de la chose belle dans les deux esthétiques, puis les limites de la lecture phénoménologique de celles-ci et enfin la pertinence d’une lecture logique et phénoménologique de l’apparaître phénoménal, dans l’hégélianisme.

I. Le libre paraître de la chose belle

1. Le « désintéressement de l’apparence »

L’attitude de faveur, telle qu’elle est analysée par Kant, dans le premier moment de l’Analytique du beau — selon le moment de la qualité —, est la condition d’une ouverture à la chose même dans sa manifestation, d’une ouverture à son apparaître. De même, A. Gethmann-Siefert souligne, dans l’Esthétique de Hegel, une rémanence de cette problématique. Le thème de la représentation idéale, qui est synonyme d’apparaître désintéressé, explique cette similitude : « […] l’Esthétique [à la différence des Cours] en revient à une conception kantienne qui contredit radicalement sa position fondamentale. Ce “désintéressement de l’apparence”, qui constitue l’“Idéal”, se fonde sur la prééminence du beau naturel, que Hegel met en question dès le début de son esthétique[8] ». Ainsi le désintéressement permet de concevoir, dans une perspective phénoménologique, une ouverture à la chose même, car les jugements qui considèrent et cataloguent l’objet comme agréable, utile, connaissable ne concernent qu’une détermination de la chose comme « ceci » ou « cela ». Ils ne s’attachent pas au simple fait de son apparaître, à sa manière de se présenter elle-même[9].

Le libre apparaître de la chose même s’accomplit, dans l’esthétique kantienne, comme beauté libre[10]. Cette beauté inconditionnée et spontanée existe « par elle-même[11] ». Hegel l’évoque comme la beauté « ingénue » de la nature[12]. Fleurs, oiseaux exotiques, crustacés cachent leurs merveilles au fond des mers et « plaisent librement et pour [eux]-mêmes[13] », indépendamment de tout concept et de tout désir. « Ils ne signifient […] rien en eux-mêmes : ils ne représentent rien, aucun objet sous un concept déterminé, et ce sont des beautés libres[14] ». Cette beauté libre exprime la liberté de la manifestation phénoménale et formelle, indépendamment de toute fin, conceptualisée par Kant dans la notion de finalité sans fin. La forme est finale mais sans rapport au concept. Elle est telle pour le seul jeu de nos facultés[15]. Le libre apparaître de l’objet est donc libération à l’égard de toute finalité interne, de tout concept. La forme est, par conséquent, absence de détermination. Elle se déploie comme forme pure, dénuée de toute matière et déterminée par aucun concept. En effet « il y a forme pure quand il y a mise en relation, organisation d’un divers, dans la mesure où cette liaison du divers demeure indéterminée : “ce qu’il y a de formel dans la représentation d’une chose” c’est “l’unification du divers en une unité (où reste indéterminée ce que cette unité doit être)”[16] ». Ainsi libérée de la détermination et des limites imposées par le concept, la manifestation libre de la forme peut être pensée, phénoménologiquement, comme jeu[17].

2. Le jeu de l’apparaître

Cette interprétation est suggérée par Kant lui-même, lorsqu’il souligne que toute forme des objets des sens « est ou bien figure (Gestalt), ou bien jeu (Spiel) ; dans le dernier cas, elle est ou bien jeu des figures (dans l’espace : il s’agit de la mimique et de la danse), ou bien simple jeu des sensations (dans le temps)[18] ». La chose belle est beauté libre et donc pure forme en tant qu’elle est non définie (par un concept), c’est-à-dire en tant qu’elle n’est pas subordonnée à une fin ou à un concept d’entendement. La forme constitue alors une manifestation ouverte et libre de la chose — parce que non close par aucune détermination[19]. Ainsi le thème de la finalité sans fin justifie une lecture phénoménologique de la Troisième Critique, qui envisage la forme esthétique comme pure phénoménalité. Elle est alors moins « figure » que « jeu », car la figure constitue une structure qui fixe des limites à la chose, en traçant son contour. Dans cette mesure elle constitue une entrave au libre jeu de l’imagination, auquel la forme de la chose doit convenir. La pureté de la forme dans sa finalité indéterminée est jeu. « Elle est le jeu du mouvement libre, indéterminé et non déterminable, de l’apparaître de la chose belle. Elle est jeu au sens d’une absence de but, d’une absence de détermination, d’une gratuité de la manifestation[20] ». Elle se présente alors comme le reflet objectif du jeu subjectif des facultés cognitives. Ainsi l’interprétation phénoménologique de l’Analytique du beau contribue à y révéler le moment du libre apparaître, en s’appuyant sur ces deux éléments fondamentaux de la description kantienne de l’expérience esthétique que sont le désintéressement et la forme esthétique[21]. En effet et comme le souligne J. Taminiaux,

[…] ce qui toujours échappe à ces attitudes [à la sensibilité empirique, à la volonté et à la connaissance], ce que sans cesse elles recouvrent ou omettent, c’est la manifestation même de la chose, l’éclat de son apparaître, son libre surgissement. Bien plutôt qu’un vide, un manque de contenu, une inessentialité, le concept de forme désigne alors de manière positive la liberté initiale de la phénoménalité, en tant que d’abord elle est sans pourquoi, sans but, sans détermination[22].

La pertinence de la lecture phénoménologique de l’apparaître esthétique s’étend à l’esthétique hégélienne, en particulier lorsque Heidegger envisage le paraître hégélien comme l’apparaître d’un objet qui se montre dans le laisser-être découvrant. Le paraître, l’apparaître joue alors, dans la lecture phénoménologique de l’esthétique hégélienne, le rôle dévolu, dans la Troisième Critique, à la notion de forme. Ainsi Heidegger assigne pour objet à l’esthétique hégélienne le Schein, distingué du « pur paraître en soi-même » qu’est le concept[23]. Il restitue au Schein le sens de brillance et privilégie cette interprétation au détriment de celle du Schein comme apparence ou simple paraître[24]. Néanmoins et alors que l’interprétation phénoménologique peut étendre sa validité à l’ensemble de l’Analytique du beau, elle doit se resserrer à l’étude hégélienne de la peinture. Elle se voit alors confrontée, dans son analyse, à la couleur, en tant qu’elle se distingue de la forme.

En effet et alors que ce libre paraître se déploie, dans l’esthétique kantienne, comme libre manifestation de la forme, relativement à toute détermination conceptuelle ou inclination sensible, ce libre apparaître de la chose est rendu possible, selon Hegel, par le médium de la peinture. Les travaux d’A. Gethmann-Siefert, à partir des cours donnés par Hegel, dégagent, dans une interprétation qui n’est pas phénoménologique, la valeur centrale de la notion d’apparaître. Dans ses cours, Hegel caractérise la peinture par « le fait que l’objet est représenté d’abord dans sa relation à l’homme. Et cette relation est la continuité de tous les points de vue, la totalité de l’apparaître[25] ». Les éléments fournis par les cours justifient néanmoins une lecture phénoménologique, proche de celle, précédemment évoquée, de la Troisième Critique de Kant. La notion de beauté libre, en particulier à travers sa spécification dans le jeu, confirme l’idée de forme comme englobant l’intégralité de la chose et non pas seulement comme contour ou figure qu’un matériau devrait remplir pour le particulariser. Or l’image picturale ne présente pas seulement, comme la sculpture, un jeu de la figure et de la nature. Elle contient en soi la totalité de l’apparaître. Rappelant l’interprétation phénoménologique de la forme kantienne comme jeu, l’esthétique hégélienne laisse advenir la forme comme jeu des couleurs. L’image — qui est aussi jeu des apparences — manifeste la totalité de l’apparaître, celle-ci se constituant de manière vivante dans la couleur, comme le processus de la présentation et de la réception. La peinture accueille, par conséquent, une infinie diversité de sujets. Le plus haut contenu doit apparaître à la surface, dans la couleur et « cela en allant jusqu’aux limites formelles de l’apparaître lui-même en tant que tel[26] ». Cette exigence se traduit dans le jugement de goût lui-même puisque, selon Hegel, « la conception générale et formelle de la satisfaction dans l’art, c’est qu’il fournisse à l’homme une représentation de l’apparaître en tant que tel. Mais l’apparaître exige lui-même ce grand art, la puissance de l’apparaître produit une précision infinie[27] ».

3. Repenser l’expérience esthétique

La lecture du phénomène esthétique induit, corrélativement, une interprétation, en des termes nouveaux, de l’expérience esthétique. Ainsi et dans la mesure où le libre apparaître de l’objet est permis par le concept de finalité sans fin[28], celui-ci ne peut se concevoir indépendamment de la liberté subjective du jeu des facultés. Le jeu de la forme, tel que l’analyse phénoménologique le dégage, est le corrélat objectif du jeu des facultés, fondant la réciprocité de la faveur esthétique et du libre apparaître de l’objet :

[…] dans sa pureté, cette forme [la composition libre des éléments] est mouvement, un mouvement qui se perpétue, se renouvelle sans contrainte, sans règle repérable (un peu comme dans le jeu des nuages dans le ciel ou celui de la lumière sur l’eau) et dans sa liberté, ce jeu met à leur tour en mouvement nos facultés représentatives, les fait jouer librement, sans limite, simplement par la grâce de l’apparition du beau qui se montre par lui-même, pour lui seulement, pour le seul plaisir de se donner à voir et sans fournir la clé qui mettrait un terme à la réjouissance de notre esprit[29].

La corrélation de ces deux dimensions de l’expérience esthétique, envisagée en sa globalité, repose sur le concept kantien novateur de finalité sans fin. En effet la conversion de la problématique de la simple forme de la finalité, c’est-à-dire d’une finalité subjective, à celle de finalité de la forme, déplace l’accent de la liberté subjective d’un sujet, jouant avec ses facultés, à une liberté qui est tout autant celle de l’objet beau que celle du sujet qui juge. Or cette réciprocité des libertés se laisse aussi appréhender dans l’expérience esthétique de la peinture décrite par Hegel, dont nous avons vu qu’elle s’exprimait pertinemment en termes phénoménologiques. L’oeuvre laisse se manifester le sensible comme « surface et Schein ». L’esprit n’y poursuit ni une matière concrète, ni un universel abstrait. « Il veut la présence sensible mais libérée de la matérialité[30] ». Le sensible, élevé au rang de pur Schein, est un sensible idéalisé, libéré de la matérialité lourde, de même que l’esprit est libéré du désir : « […] cette parence du sensible est corrélative de la liberté dans laquelle l’Esprit laisse l’objet-oeuvre, et c’est pourquoi seuls les sens de la vue et de l’ouïe peuvent être le lieu d’une véritable jouissance esthétique, parce qu’eux seuls peuvent se libérer de la domination et de l’urgence du désir[31] ».

Toutefois la condition d’une liberté esthétique objective n’est pas seulement, dans la pensée hégélienne — à la différence de la philosophie kantienne — une disposition subjective (la faveur) mais réside également dans l’apparaître lui-même qui, en sa puissance, commande sa représentation. La différence de l’Esthétique et des Cours est celle d’un héritage kantien et d’une innovation strictement hégélienne. Seule la peinture, en sa précision, est à même de porter à son plus haut degré « le pouvoir de l’apparence ». Elle seule est en mesure de représenter la totalité de l’apparaître : « […] la peinture est principalement un art de l’apparence […], la simple apparence en tant que telle acquiert la prépondérance. C’est une oeuvre d’art et un tour de force de l’apparence[32] ». Telle est sa musicalité. Alors que la relation esthétique, chez Kant, ménage la possibilité d’un libre apparaître de la chose même, l’esthétique de Hegel fait davantage droit à l’apparence en tant que telle — du fait de la prééminence respective, chez les deux auteurs, de la nature et de l’art, comme objet esthétique. Là où la forme se présente comme l’élément déterminant d’une liberté de l’apparaître dans l’esthétique de Kant, la magie de l’apparence ne peut être évoquée, selon Hegel, que par les couleurs et obtenue par une technique parfaite. La peinture hollandaise, par son maniement de la couleur, est douée du pouvoir de présenter une apparence qui possède une vie propre — et ainsi de dépasser le caractère statique des premiers tableaux chrétiens — c’est-à-dire de présenter la vie de l’apparaître. Elle exprime une symbiose de l’apparence et de la vie quotidienne, manifeste dans les plus belles oeuvres de la peinture. Dans les Cours, Hegel reconnaît à la peinture de genre et à la nature morte hollandaise une authentique valeur d’oeuvres d’art que l’Esthétique leur dénie. Or « la signification de ces tableaux dont le contenu est le quotidien, ne peut être mesurée dans toute son ampleur que si l’on garde à l’esprit la conception de la couleur développée plus haut. Grâce à la conception hégélienne non classique de la peinture, dont le médium essentiel est la couleur et non le dessin, se fait jour la possibilité de constituer dans l’art pictural lui-même, une sensibilité et une intuition qui soient en elles-mêmes réflexives[33] ». Ainsi la couleur est un médium sensible mais, en lui-même, réflexif. Il a pour destination d’accomplir la vision. « C’est seulement dans cet accomplissement que se constitue la belle forme[34] ». On comprend alors pourquoi la couleur apporte bien plus, au phénomène esthétique, que le trait, le dessin, le contour.

II. Limites de l’interprétation phénoménologique

Cependant alors que l’esthétique hégélienne décèle la nécessité de la figuration de l’apparaître dans le jugement esthétique, l’interprétation phénoménologique de l’esthétique de Kant repousse la problématique du jugement au second plan. La beauté libre engendrant et permettant une liberté subjective, la liberté de l’imagination devient, au plan subjectif, première, effaçant la primauté que Kant confère au jugement esthétique. Or ce renversement de la primauté du jugement conduit le commentateur à « se demander si accorder à l’imagination, dans le jugement de goût, le rôle de meneur de jeu, n’est pas une manière pour Kant de reconnaître indirectement qu’il y va — dans la “Critique de la faculté de juger esthétique” — moins de l’analyse d’un type particulier de jugement que de la reconnaissance en l’homme d’un pouvoir plus originel, plus fondamental que le jugement[35] ». L’imagination serait alors cette faculté incarnant la possibilité d’un libre rapport au monde. L’homme, dans et par la faveur, accéderait à l’attitude la plus originaire. Le jugement de goût perdrait sa valeur judicatrice pour se présenter « comme l’affleurement dans notre expérience du rapport fondamental — car constituant un fond pour toute espèce de rapport — de l’homme avec les choses, rapport de connivence et d’harmonie, de liberté réciproque[36] ». Ainsi la réciprocité des libertés subjective et objective, de la faveur et du libre apparaître de l’objet, qui se trouve au fondement de l’expérience esthétique dans la Troisième Critique, permettrait d’affirmer que « la relation esthétique pure se révèle […] être la seule relation de l’homme à la chose et de la chose à l’homme qui les laisse libres tous deux et ouvre ainsi un espace de pure reconnaissance[37] ». Cette même relation à l’homme est, dans la peinture telle qu’elle est analysée dans les cours par Hegel, un moment essentiel. « L’apparaître en tant que tel, la relation à l’homme », qui est la détermination essentielle[38], est ainsi représenté picturalement.

Toutefois et aussi pertinente soit-elle, l’analyse phénoménologique rencontre des limites, dans son interprétation de l’esthétique kantienne. En effet, l’importance conférée à la liberté de l’apparaître, dans la Troisième Critique, suppose de se détourner de la problématique du jugement au profit de l’imagination. Cette dernière, comme « instance transcendantale chargée d’incarner ou de représenter parmi les facultés de l’homme ce pouvoir qui ne serait autre que la possibilité d’un libre rapport au monde[39] », s’avère alors plus essentielle et plus fondamentale que la faculté de juger. De ce fait l’expérience esthétique ne s’accomplit plus dans le jugement, ne s’y exprime plus. « Le jugement de goût serait de la sorte à peine un jugement, tant serait grande son ouverture, sans limite sa liberté, qui contrastent avec les jugements qui enferment les choses dans des déterminations précises, des concepts clairement délimités[40] ». Le jugement de goût pur vaudrait comme signe d’un rapport fondamental de l’homme aux choses, de l’homme au monde, lequel aurait pour condition la suspension du jugement et la négation de la valeur judicatrice du jugement de goût. En dernière analyse, la lecture phénoménologique de l’Analytique du beau conduit à une négation du jugement de goût comme jugement. Celle-ci s’affirme dans l’identification de l’attitude esthétique désintéressée à la radicalité de l’épochè. L’expérience du beau demeurant une expérience judicatrice, force est d’admettre que Kant « n’[ose] pas prononcer ce “rien du jugement” qu’exige pourtant en nous le chemin de la réduction (du désintéressement)[41] ». L’interprétation phénoménologique refuse d’admettre que la liberté esthétique ait aussi, dans la Critique de la faculté de juger, le sens d’une liberté du jugement[42]. L’expérience esthétique ne peut se passer de l’objet, fût-ce de cet objet exténué qu’est la forme. Exprimant la beauté, elle est intrinsèquement expérience de jugement. L’interprétation d’A.-M. Roviello est donc plus pertinente, lorsqu’elle affirme que, dans l’expérience esthétique kantienne, « c’est le pouvoir de juger en sa pure forme qui s’apparaît à soi-même. Dans le jugement esthétique l’esprit éprouve avec plaisir son propre pouvoir comme pouvoir de juger[43] ». L’originalité de l’expérience esthétique thématisée par Kant demeure, incontestablement, le libre exercice de la faculté de juger.

De façon comparable la lecture phénoménologique ne s’impose, pour l’esthétique hégélienne, qu’au prix d’une distorsion du concept d’apparence ou d’apparaître (Schein). Comme le souligne D. Souche-Dagues, Heidegger, lorsqu’il s’inspire de la structure voilante/dévoilante, qui inscrit toute vérité dans la différence ontologique, commet une erreur d’interprétation, dans sa lecture de Hegel, « dans la mesure où l’épiphanie renvoie à son propre sujet (elle est épiphanie de…), elle ne fait pas droit à l’“Idéal” hégélien[44] ». Le concept hégélien du Beau et du paraître du bel objet est plurivoque. Il rassemble une multiplicité articulée d’apparence, d’apparition et de simple illusion. Le Schein, l’apparaître, pour sa part, n’est pas seulement apparence, voire apparence illusoire, en tant que Schein de l’Être, mais il est aussi l’Essence elle-même, se donnant ses propres déterminations, réflexion[45]. Ainsi entendu, « il est pur mouvement de l’auto-médiation[46] ». La problématique esthétique de l’apparaître semble donc devoir également être lue à partir des notions, élucidées dans La doctrine de l’essence, d’apparence et de phénomène, d’essence et de réflexion, c’est-à-dire à partir de la Logique de l’Essence dans ses rapports à l’Être.

III. Logique de l’apparaître phénoménal

1. Le Schein de l’essence

Si l’apparaître est conçu par Hegel comme apparaître de l’essence, la référence à la Logique de Hegel vient concurrencer l’interprétation phénoménologique du phénomène esthétique. En effet, l’esthétique reproduit, dans l’élément du beau, le mouvement de l’essence. L’art ayant pour destination de « présenter l’unité de l’absolu et du sensible dans l’immédiateté du sensible et à même celui-ci, on se trouve dans la situation liminaire de l’Essence dans la Science de la logique[47] ». En effet, le Schein n’a pas seulement le sens d’apparence, entendu comme ce qui est distingué de l’essence, en tant qu’il se tient du côté de l’être compris dans son immédiateté, mais il a aussi le sens du paraître. Dans ce cas « cette apparence n’est pas un extérieur, [un] autre pour l’essence, mais elle est son apparence propre[48] ». Elle est « le mouvement de l’essence à même elle-même[49] ». L’art n’est toutefois pas la seule réalisation effective de ce processus logique, car il confère son effectivité au Schein. La compréhension spéculative de l’Erscheinung et de la Manifestation, formulée par La doctrine de l’essence, est également convoquée par Hegel pour expliquer les processus à l’oeuvre dans la religion et l’histoire. « Dans l’art, on a affaire à la pure parence du vrai ; dans la religion, on a sa représentation, qui est séparation d’avec lui-même ; l’histoire est le lieu de manifestation du vrai, de l’unité du “rationnel” et de l’“effectif”, en tant qu’elle est l’“exposition” de l’esprit dans le temps[50] ». Les Leçons offrent une justification esthétique de ce parallèle, en affirmant que « le beau a sa vie dans l’apparence[51] ». Or le moment logique de l’essence garde, dans le Schein comme apparence, la trace de son origine, de ce dont elle provient : l’être. L’apparence (Schein) est donc le premier apparaître de l’essence. Elle est son paraître en soi, paraître qui va vers son apparaître (Erscheinen), c’est-à-dire vers sa phénoménalisation concrète. L’art correspond bien, esthétiquement, au premier moment logique de La doctrine de l’essence, au Schein en tant qu’il se distingue du phénomène et de la manifestation, puisque l’art présente l’absolu dans l’élément du sensible, c’est-à-dire dans l’élément de l’être. L’essence “apparaît” de manière immédiate à nos sens, tout comme l’art offre une intuition sensible de l’absolu. Le Schein est l’essence en tant qu’elle se trouve prise dans la déterminité de l’être[52].

L’Esthétique de Hegel fait référence à la Logique puisque l’apparence, qui est le milieu propre de l’art, est une apparence qui lui est essentielle. Or dans la mesure où « l’apparence est l’essence elle-même dans la déterminité de l’être », l’apparence, logiquement comprise ou esthétiquement déployée, est un moment essentiel de l’essence : « […] ce par quoi l’essence a une apparence est qu’elle est déterminée dans soi et par là différente de son unité absolue[53] ». Loin d’être illusion, « ce que l’art mène au paraître mérite bien plus que l’effectivité ordinaire de se voir attribuer une réalité supérieure et une plus véritable existence[54] ». L’apparence, le paraître n’a donc pas seulement le sens du sensible puisque ce qui se donne la présence et l’existence est le substantiel dans la nature et dans l’esprit, le sensible dans l’art est donc un sensible spiritualisé. Or cette spiritualisation est le fait même du Schein, car « le spirituel dans l’art apparaît comme ayant été rendu sensible[55] ». La notion d’apparence, telle qu’elle est utilisée par l’Esthétique, a donc un sens proprement spéculatif[56]. Les Leçons héritent de l’élaboration conceptuelle qu’en donne la Logique, c’est pourquoi une lecture de l’esthétique à partir de la Logique semble plus pertinente qu’une interprétation phénoménologique. L’apparence a « en regard de [l’]essence la détermination de l’être sursumé[57] ». Elle désigne donc, face à l’essence, l’être sursumé, présent sur un mode immédiat. Néanmoins elle n’a pas seulement ce sens négatif, car l’apparence est aussi le propre poser de l’essence. « Schein, l’inessentiel ordinairement dénommé apparence, est donc le mouvement infini de l’Essence en soi, la réflexion qui détermine son immédiateté comme négativité et sa négativité comme immédiateté[58] ».

Néanmoins et dans la mesure où l’essence « apparaît » de façon immédiate à nos sens, il n’y a pas lieu de l’opposer, comme le fait la métaphysique traditionnelle, au phénomène. Toutefois Hegel distingue l’apparence (Schein) du phénomène (Erscheinung). Ce dernier est « l’unité de l’apparence et de l’existence[59] ». L’essence paraît d’abord dans elle-même, dans son identité simple mais elle est alors réflexion abstraite, « mouvement de rien par rien à soi-même en retour[60] ». En revanche lorsque l’essence apparaît, elle est apparence réelle, en tant que les moments de l’apparence ont existence[61]. Le phénomène est donc l’essence dans son existence ou encore l’existence comme existence essentielle, l’essence étant immédiatement présente en elle. Or la distinction de l’apparence (Schein) du phénomène (Erscheinung) trouve également une pertinence au plan esthétique. La notion d’« apparence » qualifie la spiritualisation du sensible, alors que le « phénomène » et l’acte de se phénoménaliser permettent de saisir le rapport de l’Idée à sa figure sensible. Or lorsque Hegel expose le sens du phénomène dans la Science de la logique de l’Encyclopédie, il suit le fil directeur de l’opposition forme-contenu[62]. Et « la relation à soi de l’apparition […] a la forme dans elle-même et, parce que c’est dans cette identité, comme consistance essentielle. Ainsi, la forme est contenu[63] ». Il faut ajouter que « dans le cas de l’opposition de la forme et du contenu, il est essentiel de tenir ferme que le contenu n’est pas sans forme mais a tout aussi bien la forme dans lui-même qu’elle lui est quelque chose d’extérieur. Ce qui est présent, c’est le redoublement de la forme, qui est une fois, en tant que réfléchie en soi, le contenu, l’autre fois, en tant que non réfléchie en soi, l’existence extérieure, indifférente pour le contenu[64] ». L’explicitation logique du phénomène traduit le rapport esthétique de l’Idée à la figure. L’Idée porte en elle le principe de son mode de phénoménalisation : l’essence doit apparaître. De cette nécessité, l’esthétique témoigne lorsqu’elle définit le beau comme « le paraître (das Scheinen) sensible de l’Idée[65] ». Alors que la réflexion est le paraître de l’essence dans elle-même[66], le phénomène est l’existence réfléchie dans l’être-autre[67], en l’occurrence dans le sensible. Le phénomène n’est pas purement et simplement le sensible. Le plan de l’être ne se confond pas avec ce dernier. Il relève de l’existence, c’est-à-dire de l’être essentiel. Il est unité du paraître (Schein) et de l’existence[68]. Bien que le Schein et l’Erscheinung expriment des « guises de l’immédiateté[69] » distinctes, tous deux offrent la possibilité d’un libre apparaître objectif.

En effet l’esprit n’étant pas, dans l’expérience esthétique, en quête de la singularité sensible, il laisse l’oeuvre libre. La liberté subjective est alors, comme dans l’esthétique kantienne, condition de la liberté objective puisque, dans l’oeuvre d’art, le sensible peut apparaître comme Schein et, dans la peinture, comme Schein et surface[70]. Le sensible, converti en simple apparence, en pur paraître se trouve idéalisé, spiritualisé. L’idéel advient dans l’élément de l’extériorité et l’oeuvre est cet idéel qui est là, qui est présent dans l’immédiateté du sensible.

2. Fondements du libre apparaître esthétique

Le libre apparaître objectif ne se trouve pas seulement, dans l’esthétique hégélienne, au plan du Schein, mais également dans le phénomène (Erscheinung) artistique. L’Idée concrète, portant en elle-même le principe de son mode de phénoménalisation, est « de ce fait sa propre configuration libre[71] ». Cette liberté esthétique signifie une disparition de toute extériorité du rapport de l’Idée à sa figure artistique. À partir du paraître esthétique et du phénomène artistique, le libre apparaître objectif trouve un double sens. Il est, dans le premier cas, infinité et dans le second cas, accord du concept avec soi dans son existence, c’est-à-dire dans son autre. L’art, de façon générale, supprime l’unilatéralité et la finitude des rapports entendementaux dissociant le sensible et le concept, l’objectif et le subjectif. L’unilatéralité, la finitude s’opposent à la notion hégélienne de liberté se définissant comme infinité, c’est-à-dire comme disparition des différences et des rapports abstraits. « Le beau en revanche est en soi-même infini et libre[72] ». Il est libre paraître sensible de l’Idée, sursumant l’opposition du concept et de l’objectivité. « Le beau est le concept qui ne s’oppose pas à son objectivité […] dans l’opposition de la finitude et de l’abstraction unilatérales, mais au contraire fait alliance avec cette objectalité et, du fait de cette unité et de cet accomplissement immanents, est infini en lui-même[73] ». L’art est intrinsèquement liberté puisque l’objectif, le sensible n’y conserve aucune autonomie ni aucune unilatéralité. Il est l’existence et l’objectivité du concept, le paraître de l’Idée[74].

Or l’infinité de la liberté objective esthétique hérite de la détermination logique de la liberté. Celle-ci, comme l’esprit et Dieu, « se présentent aussitôt suivant leur contenu comme infinis[75] ». L’abolition esthétique de la finitude se précise dans la pensée de la totalité. L’unilatéralité du rapport entre le concept et le sensible ne dépend pas de la particularité du contenu artistique. La beauté consiste, alors même qu’elle expose un contenu déterminé et par conséquent limité, à le faire « apparaître comme totalité en elle-même infinie et comme liberté dans son existence[76] ». La représentation est libre, car le contenu est chez soi dans son autre. C’est pourquoi non seulement le beau, le paraître de l’Idée en général est infini et libre mais c’est encore la raison pour laquelle la phénoménalisation de l’Idée, dans une figure, est aussi libre. L’Idée qui se particularise, qui se détermine dans la manifestation phénoménale (Erscheinung) est comme « le concept [qui], dès lors qu’à l’intérieur de son existence réelle, il anime celle-ci, est ainsi librement chez lui-même dans cette objectivité[77] ». La liberté objective esthétique que l’on saisit à même la manifestation phénoménale de l’Idée concrète s’entend comme le fait d’être chez soi dans son autre[78]. Ainsi logique et esthétique ne se déploient pas seulement de façon parallèle. La pensée logique anime l’esthétique pour y faire éclore une liberté objective « car le concept ne permet pas à l’existence extérieure dans le beau de suivre pour elle-même ses propres lois, mais il détermine à partir de lui-même son articulation et sa figure phénoménales qui, en tant qu’accord du concept avec soi dans son existence, constituent justement l’essence du beau[79] ».

L’interprétation phénoménologique décèle, dans l’esthétique kantienne, une signification similaire de la liberté ainsi entendue et suggère que la chose est donnée pour belle, dans la Critique de la faculté de juger, en tant qu’elle apparaît en sa vérité dans son apparaître pur et libre[80]. En revanche la liberté de ce qui paraît, dans l’esthétique hégélienne, procède du concept, lui-même libérateur. En se développant, le concept manifeste sa progression dialectique comme libération[81]. Le concept est pensé par Hegel comme « ce qui est libre[82] ». Or « seul ce qui est libre peut se donner ses déterminations comme quelque chose de libre, les laisser aller comme quelque chose de libre[83] », ainsi que s’engendrent et sont produites les figures particulières de l’art, à partir de l’Idée du beau. Le concept, libre en lui-même, libère. « Cette libération omnilatérale » constitue « le concept comme négativité créatrice[84] ». L’esthétique hégélienne présente, au même titre que le système, l’articulation du « libérer » (Befreien), du « laisser aller hors de soi » (entlassen) et du « créer » (Schaffen-Erschaffen), par laquelle se pense le sens même du concept comme tel et du concept en sa liberté. Le concept, en sa liberté, fonde, en dernière analyse, le libre paraître sensible de l’Idée, qui conditionne dans la conscience du spectateur un sentiment du « chez soi », lequel constitue la jouissance esthétique elle-même.

Ainsi le libre paraître objectif est, dans l’esthétique hégélienne, plurivoque. La liberté de l’apparaître n’est pas seulement libération des objets du quotidien dans et par la représentation, ou libération de l’oeuvre d’art en tant que telle, dans la mesure où elle échappe au désir, mais elle est aussi liberté de la manifestation, liberté de l’apparaître en lui-même et en tant que tel. Cette liberté est certes pour une part celle des oeuvres et des objets représentés (puisque ce sont les objets qui apparaissent) mais elle consiste également en une libération de l’apparence (Schein) aussi bien qu’en une libre phénoménalisation du concept, de l’Idée concrète (Erscheinung).

3. La peinture et le paraître sensible

Or l’analyse hégélienne de la peinture croise ces multiples sens de la liberté esthétique. Son matériau (la lumière, la visibilité comme particularité des couleurs) manifeste d’abord une libération à l’égard de la matérialité lourde. L’idéalisation du sensible est sa propre libération. Toutefois « de même que le Schein de l’Être est à même l’Essence, de même ici l’élévation du fini au-dessus de lui-même se fait à même lui, fini[85] ». L’infinitisation du fini, en d’autres termes sa libération, est contenue dans le nécessaire apparaître de l’essence. Le Schein n’est autre que l’essence dans la déterminité de l’être. Leur identité, qui est aussi celle du fini et de l’infini, doit être admise. Le fini, la matérialité sensible est ainsi libérée et rapprochée de l’esprit par une sursomption de la réalité immédiate, dans le paraître. La peinture, libérée du support objectif de la sculpture, fait que le matériau est devenu Schein (lumière), dans son intimité la plus profonde. La lumière devenue intérieure aux choses, dans et par la représentation picturale, est « le “venir à parence” (Hervorscheinen) de la nue visibilité[86] ». Ainsi l’éclat (Schein) est le paraître et la couleur, qui unit matière et lumière, « devient à elle seule le paraître chosal ». En ce sens, « la lumière est […] pour ainsi dire l’équivalent sensible de ce qu’est le Schein sur le plan spéculatif[87] ». Dans la peinture hollandaise, l’éclat qui est le paraître des objets est produit par l’esprit. Ce dernier métamorphose l’extériorité et le côté sensible de la matérialité en ce qui est le plus intérieur : les couleurs. L’idéalisation prépare le matériau et donne naissance à l’éclat, à la brillance pour préparer la venue d’une brillance non sensible, celle de l’esprit. Cette brillance est alors convertie en paraître de l’esprit et l’être-là sursumé des objets devient alors « “paraître” dans le spirituel, pour le spirituel[88] ». Ce libre paraître « est la pure parence de l’esprit dans un élément qui lui est réputé étranger ». Il libère donc l’objet de sa représentation utilitaire mais également l’esprit, qui se retrouve lui-même dans son autre.

Toutefois le paraître sensible de l’esprit n’accomplit pas l’authentique libération de ce dernier. Seule la disparition du paraître libère l’esprit et ouvre à la manifestation véritable de l’Absolu, signifiant par là la négativité du fini, du sensible donc du paraître. Le paraître artistique est dépassé dans et par la manifestation, qui coïncide alors avec la liberté et la vérité de l’exposition. La manifestation de l’Absolu qui est l’Absolu lui-même « est ainsi supérieure au “paraître” en ce que, en elle, l’apparence de deux termes distincts qui paraissent l’un dans l’autre est supprimée et remplacée par l’absoluité du Soi[89] ». Dès lors que l’esprit trouve en lui-même sa propre manifestation, la dualité de l’intérieur et de l’extérieur, de la forme et du contenu — qui travaillait encore le paraître — s’abolit dans l’esprit, qui est leur réunion. C’est donc bien à partir de la Science de la logique que la thèse d’un libre apparaître, mis en évidence, dans les Leçons d’esthétique de Hegel, par une analyse phénoménologique, prend sens.

Ainsi la lecture phénoménologique des esthétiques kantienne et hégélienne dévoile un rapport fondamental du subjectif et de l’objectif, dans l’expérience esthétique du beau, en l’occurrence le mutuel engendrement d’un libre déploiement du sujet et de l’objet. Elle souligne également le rôle qu’y joue le libre apparaître de l’objet, en explicitant la notion de jeu de l’apparaître et de la forme comme pure phénoménalité, présentes dans la Troisième Critique, alors qu’auparavant l’attention des commentateurs se portait avant tout sur le sujet de l’expérience esthétique. Une telle lecture est enfin essentielle, pour le commentaire des Leçons d’esthétique, dans la mesure où elle vérifie leur pertinence esthétique, alors même que les concepts, qui y sont convoqués par Hegel, sont directement empruntés à ses oeuvres logiques. En effet, et telle était notre ambition, il s’agit moins de mettre en concurrence une lecture phénoménologique et une lecture logique de l’esthétique hégélienne ou kantienne que de montrer ce que l’une et l’autre apportent à la compréhension du volet esthétique de ces oeuvres. Ainsi la structure logique de l’esthétique de Hegel, qui s’expose explicitement dans les textes introductifs des Leçons d’esthétique, n’invalide pas, comme le montre notamment une lecture phénoménologique des pages sur la peinture, sa validité esthétique. Alors que les textes préliminaires des Leçons d’esthétique se prêtent à une interprétation logique, les développements ultérieurement proposés par Hegel révèlent une appréhension authentiquement phénoménologique de l’expérience esthétique.