Le thème du dragon chez les enfants au regard des structures anthropologiques de l’imaginaire chez Gilbert Durand

  • Dragon in Children Imagination in Regard with the Anthropological Structures of the Imaginary in Gilbert Durand

DOI : 10.35562/iris.3114

Résumés

Cet article entend montrer l’actualité du thème du dragon chez les enfants au Québec, à partir d’une étude portant sur les productions culturelles (livres et films) qui leur sont destinées, mais aussi à partir d’une analyse de tests anthropologiques (AT.9) complétés par 194 enfants de six à douze ans entre 2009 et 2019. Cette analyse des AT.9, contextualisée par celle de la culture environnante des enfants, nous permet de conclure à une persistance du thème du dragon, à une pluralité des interprétations de cette figure et à la pertinence de la théorie des structures anthropologiques de l’imaginaire (G. Durand) pour notre époque, y compris auprès des enfants. De tout ceci émerge un constat : dès six ans, les enfants possèdent déjà les structures anthropologiques mais aussi certaines figures culturelles que l’on retrouve chez les adultes et dans les grandes cultures de l’humanité.

This article intends to show the topicality of the dragon theme among children in Quebec, first of all from a study of cultural productions (books and films) intended for them, but also from an analysis of anthropological tests (AT.9s) completed by 194 children aged 6 to 12 years between 2009 and 2019. This analysis of the AT.9s, contextualized by that of the children’s surrounding culture, allows us to conclude that the theme of the dragon persists, that there is a plurality of interpretations of this figure, and that the theory of anthropological structures of the imaginary (G. Durand) is relevant to our time, including with children. From all of this emerges an observation: from the age of 6, children already possess the anthropological structures but also certain cultural figures that are found in adults and the great cultures of humanity.

Plan

Texte

Au moins aussi ancienne que l’Épopée de la Création babylonienne, la figure du dragon a encore toute sa place aujourd’hui dans l’imaginaire contemporain. Dans cet article, nous proposons en effet de montrer que la figure du dragon est bien présente dans l’imaginaire d’enfants québécois âgés de six à douze ans. Cette figure se retrouve autant dans les productions culturelles destinées aux enfants que dans leurs créations symboliques. Celles-ci invitent en effet le dragon à prendre place dans les représentations figuratives et narratives issues de leur imagination. Dans ce texte, nous proposons de démontrer cette persistance et la richesse de la figure du dragon à l’aune du modèle des structures anthropologiques de l’imaginaire, théorie élaborée par Gilbert Durand, pour qui le dragon est une figure anthropologique universelle.

Ces représentations seront décrites à la suite d’une présentation des dragons dans la littérature et les productions cinématographiques et télévisuelles destinées à la jeunesse. Puis nous analyserons les dessins et les textes évoquant le dragon qui ont été produits par des enfants dans le cadre de trois projets de recherche conduits entre 2009 et 2019. Ces créations relatives au dragon alterneront avec les études faites par Gilbert Durand (2020) sur le même thème dans le livre fondateur de sa théorie : Les Structures anthropologiques de l’imaginaire. Notre démonstration servira à identifier les structures anthropologiques telles qu’elles peuvent se lire dans les dessins et les récits créés par ces jeunes. L’objectif de cet article est donc de présenter une analyse mythodologique1 des représentations de la figure du dragon chez les enfants québécois de six à douze ans.

Analyse des représentations du dragon dans l’environnement culturel des enfants québécois de 2009 à 2019

Selon les époques et les cultures, les dragons ont toujours fasciné et c’est encore le cas auprès de la jeunesse contemporaine. Afin de situer leur présence dans le contexte culturel des enfants de la décennie 2010, nous proposons une brève analyse des productions littéraires et audiovisuelles qui concernent les dragons demeurés populaires auprès d’eux.

Les dragons dans les livres pour enfants

Concernant les livres, une recherche dans la base de données Worldcat montre qu’entre 2009 et 2019, 1 350 ouvrages publiés en français avec le mot « dragon » dans le titre s’adressaient aux enfants. Bien sûr ces livres n’ont pas tous reçu le même accueil et connu la même popularité. Nous nous sommes donc intéressés aux ouvrages ayant été populaires chez les libraires québécois. Pour identifier ces titres, nous avons utilisé la base de données des ouvrages vendus par Les Libraires, qui regroupe toutes les librairies indépendantes au Québec. Selon le moteur de recherche des Libraires, et une fois retirés les doublons et les erreurs (livres non destinés aux enfants, qui ne traitent pas réellement de dragons — ex. Dragon Ball —, etc.), une centaine de livres pour enfants concernant les dragons ont été retenus, car ayant été « populaires2 » au cours de la période qui nous intéresse.

Une analyse de contenu de ces références montre une grande diversité de représentation du dragon. Sur le plan figuratif, on retrouve des dragons de différentes tailles, certains étant très petits comme dans Le petit dragon qui ne savait pas se moucher (Odile Delattre), d’autres sont immenses comme dans Le dragon de feu de la série Beast Quest (Adam Blade) ; certains sont verts et dotés d’écailles comme la majorité des dragons de la série Maître des dragons (Tracey West et Graham Howells), d’autres peuvent avoir des couleurs très vives comme dans Zébulon le dragon (Julia Donaldson et Axel Scheffler). Certains livres populaires pour enfants sont d’ailleurs des bestiaires présentant la diversité des dragons « existants ». Voir pour exemple : Dragonologie. Encyclopédie des dragons (Dugald Steer) ou Dragons. Le guide du maître (John Topsell et Dan Malone). Malgré cette diversité, on peut retenir que ce qui caractérise généralement le dragon dans la littérature jeunesse de ces années est qu’il est reptilien ou lacertiforme ; qu’il naît dans des œufs ; que, sauf exception, il a une seule tête et une queue ; qu’il a le plus souvent des ailes3, qu’il crache du feu et qu’il a des serres puissantes dotées de griffes aux quatre pattes.

De façon plus symbolique, la figure du dragon semble le plus souvent utilisée pour enseigner différentes leçons aux enfants. Nous en retenons quatre ici. Tout d’abord, et peut-être de la façon la plus courante, le dragon symbolise un être fantastique et étrange que tout le monde pense violent, dangereux et fondamentalement mauvais, mais qu’un jeune enfant va apprendre à connaître et, malgré les résistances de la population, parvenir à faire accepter et par là même il va changer la relation entre les humains et les dragons. L’exemple-type (et qui a peut-être fortement influencé les auteurs subséquents) est sans doute la série Harold et les dragons, traduction en français de How to Train Your Dragon (Cressida Cowell), qui est à l’origine du film de Dreamworks dont nous parlons plus loin. De façon récurrente, cette relation naît « dans l’œuf », puisque l’enfant-héros reçoit un œuf de dragon (sans savoir qu’il s’agit de cela) et lorsque celui-ci aura éclos, il devra élever et prendre soin du dragon, en le protégeant contre les chasseurs de dragons et contre lui-même, soit les pulsions « naturelles » de l’animal. Citons par exemple la populaire série Le secret des dragons de l’auteure québécoise Dominique Demers, ou celle d’une autre auteure québécoise, Les dragonniers (Maryse Pépin). On perçoit aisément les leçons morales qui sont visées avec ces trames narratives : l’accueil de l’autre, des différences, la connaissance plutôt que la destruction face à la peur de l’étrange, l’amour comme solution la plus efficace face à la violence, etc. Cet ordre de leçons de vie se trouve aussi dans le second ensemble de représentations du dragon. Celui-ci représente cette fois une forte émotion — le plus souvent la colère — qui grandit à l’intérieur de soi et qui sort parfois de façon incontrôlée. Dans ces histoires, la colère, incontrôlable, prend la forme du dragon et sort réellement du corps, saccageant tout sur son passage et laissant le personnage exsangue et seul. Il s’agit alors pour le personnage principal — presque toujours un jeune enfant — d’apprendre à domestiquer, à dresser son dragon intérieur. Un bon exemple de cette fonction dévolue au dragon se trouve dans La colère du dragon (Thierry Robberecht et Philippe Goussens). Souvent aussi, dans de nombreux livres pour enfants, le dragon apparaît comme un animal malhabile, qui ne contrôle qu’imparfaitement son corps et ses émotions, mais qui a un grand cœur ; on a envie de l’aider et de tout lui pardonner. Le dragon représente ainsi un enfant que l’on juge sur son apparence étrange et ses comportements tempétueux ou maladroits, mais que l’on doit apprendre à connaître. On découvre alors qu’il ne correspond pas au stéréotype du dragon et qu’il peut devenir un ami pour peu qu’on l’aide ou qu’on voit aussi ses qualités. Quelques exemples de ce type d’ouvrages : Les dragons adorent les tacos (Adam Rubin et Daniel Salmeri), Charles à l’école des dragons (Alex Cousseau et Philippe-Henri Turin), Un dragon n’est pas un poisson (Jean E. Pendziwol et Martine Gourbault), ou la série de Pinoche le dragon (Nancy Montour). Un dernier type de représentation du dragon, beaucoup plus rare, a pu être identifié parmi les ouvrages populaires ; il concerne des dragons conçus comme des êtres positifs, mystiques, agissant dans un univers plus éthéré et invisible. Associés à la lumière, ils semblent symboliser une dimension spirituelle de l’existence. La série Les chroniques de la gardienne des dragons (Donita K. Paul) représente bien ce dernier type d’ouvrages.

Les dragons dans les productions audiovisuelles

Concernant les productions cinématographiques et télévisuelles, y compris les séries et les films conçus pour les plateformes de diffusion de type Netflix, nous avons là aussi procédé en différentes étapes pour identifier celles qui étaient les plus populaires au cours de la décennie 2009-2019. Nous avons ainsi utilisé les fonctionnalités de recherche proposées par les sites des principales plateformes de diffusion (Netflix et Prime4) : le site Mojo (https://www.boxofficemojo.com/) pour obtenir les box-offices pour les films, le site Nielsen (https://www.nielsen.com/us/en/top-ten/) pour la popularité des séries télévisées et celui de Numéris (https://fr.numeris.ca/media-and-events/tv-weekly-top-30) pour le cas particulier de la télévision au Québec.

Globalement, il apparaît que le film Dragons (How to Train Your Dragon, en version originale) a été le succès de la décennie. Réalisé par le studio Dreamworks, sorti en 2010, le film a connu un grand succès et a eu deux suites : Dragons 2 (How to Train Your Dragon 2) en 2014, et Dragons 3 : Le Monde caché (How to Train Your Dragon: The Hidden World) en 2019. En outre, une série télévisée a été produite par Dreamworks de 2012 à 2018 et diffusée depuis sur la plateforme Netflix : Dragons (Dreamworks Dragons, dans sa version originale). Comme dans le livre dont sont tirés ces films et séries, les dragons constituent ici des animaux qui, à l’origine, sont terrifiants : ils apparaissent la nuit, lorsque les humains sont endormis, et détruisent leur village. Ils proviennent de contrées inconnues dissimulées par le brouillard et les montagnes où ils vivraient au fin fond de grottes gigantesques. Puis ces dragons deviennent les alliés des humains à la suite de la profonde amitié qui unit Harold, un jeune garçon et Krokmou, un jeune dragon. Ces dragons sont aussi très variés, ont en commun d’avoir des écailles, de cracher du feu et d’avoir des ailes leur permettant de voler. Également, sauf exception, ces dragons n’ont qu’une seule tête et quatre pattes.

À part cet ensemble, quelques dragons apparaissent dans certains films ou séries parmi lesquels on peut citer Dragon dans la franchise Shrek, et Spyro dans la série Skylanders Academy (2016-2018). Là aussi, les dragons reprennent les caractéristiques physiques classiques des dragons nommées plus haut.

Symboliquement, on remarque que dans ces productions audiovisuelles les dragons représentent plus que des animaux fantastiques. Bien que figures de l’altérité et vivant dans des mondes inconnus ou extraordinaires (passé mythique, contrées lointaines, grottes ou territoires chtoniens), ils interagissent avec les humains, souvent de façon fugitive et violente. Toutefois, on peut dire que ces dragons ont majoritairement pour fonction d’agir comme une force protectrice de l’ordre et de l’équilibre. Leurs interventions, même si elles apparaissent violentes et destructrices, visent en fait à régler des torts ou à empêcher certaines actions d’être réalisées. Ces actions détruiraient l’équilibre, bien souvent écologique, du monde. Ce sont donc des figures avant tout protectrices et qui n’hésitent pas à détruire les menaces pour y parvenir.

Les dragons dans les tests AT.9 de l’imaginaire des enfants de six à douze ans

Dans ce contexte culturel, nous proposons maintenant de présenter les représentations de dragon réalisées par des enfants québécois. Pour ce faire, nous avons recours aux résultats d’un test sur l’imaginaire, appelé l’AT.9 (test archétypal à 9 éléments), créé par le psychologue Yves Durand (1988, 2005). Le test AT.9 consiste à produire un dessin qui comporte neuf éléments prescrits : une chute, une épée, un refuge, un monstre dévorant, quelque chose de cyclique, un personnage, de l’eau, un animal et du feu. Puis le sujet écrit un bref récit de son dessin. La séance se termine par des réponses écrites à quelques questions fournissant des indications sur la genèse de l’image dessinée, l’issue de l’histoire, l’implication de soi dans la mise en scène et des précisions sur l’interprétation personnelle de la symbolique que le sujet attribue à chaque élément. Le test s’interprète strictement en lien avec la théorie de l’imaginaire de Gilbert Durand.

Les AT.9 retenus dans le cadre de cet article sont issus de trois études menées par les trois auteurs de cet article : 1) une première étude provinciale, menée en 2009-2010 auprès de 109 enfants âgés de neuf à douze ans (chercheurs principaux : Ch. R. Bellehumeur et R. Laprée [Laprée et Bellehumeur, 2013]) ; 2) une seconde étude, birégionale, menée en 2018 auprès de 70 enfants âgés de six et neuf ans (chercheurs principaux : J. Cherblanc et Ch. Bergeron-Leclerc) ; et 3) une étude exploratoire menée auprès de 15 enfants âgés de six à douze ans (Laprée et Blouin, 2020). Dans chacune de ces études, le recrutement des enfants s’est effectué de manière volontaire, avec le consentement des parents. De plus, les conditions d’administration du test AT.9 ont été identiques : a) préparation du matériel, accueil de l’enfant, explication des consignes et prise de notes d’observation par un assistant ou un chercheur rattaché au projet ; b) réalisation du test AT.9 par l’enfant ; et c) collecte des données sociodémographiques et liées au développement de l’enfant. La réalisation du test AT.9 a surtout été effectuée dans les écoles fréquentées par les enfants ; dans l’étude de R. Laprée et S. Blouin, cette passation s’est effectuée dans un local communautaire ou au domicile familial. Le bassin initial était donc constitué de 194 tests AT.9 réalisés au cours des dix dernières années.

Pour être inclus dans l’échantillon, le test AT.9 devait : a) contenir le dessin d’un dragon ; et b) contenir la mention du mot dragon dans l’histoire, le questionnaire ou le tableau. Sur les 194 AT.9 évalués, 26 (13,4% de la population totale) ont été retenus : a) 14 (12,8% de la population totale) en provenance de l’étude de Ch. Bellehumeur et R. Laprée ; b) 12 (17,1% de la population totale) issus de l’étude de J. Cherblanc et Ch. Bergeron-Leclerc ; et c) 0 émergeant de l’étude de R. Laprée et S. Blouin. Le tableau 1 situe les caractéristiques sociodémographiques des enfants dont les tests AT.9 ont été retenus dans cet article.

Tableau 1. – Profil des participants

Dimension

Sous-dimension

Fréquence

Genre

Féminin

14

Masculin

12

Âge

6 – 7 ans

7

8 – 9 ans

10

10 – 11 ans

9

Niveau de scolarité

Premier cycle :

1re et 2e années

9

Deuxième cycle :

3e et 4e années

10

Troisième cycle :

5e et 6e années

7

Région

Estrie

4

Québec

3

Outaouais

9

Saguenay-Lac-St-Jean

10

L’image du dragon n’est pas stéréotypée chez les jeunes de notre groupe, quelles que soient les structures imaginaires sous lesquelles elle apparaît. Dans le tableau 2 nous avons relevé et quantifié les principales caractéristiques qui composent cette variété d’images. Ces caractéristiques referont surface quand nous établirons des concordances entre les figures des dragons chez Gilbert Durand et celles imaginées par nos jeunes participants.

Tableau 2. – Profil des dragons

Caractéristiques du dragon

Détails

Tête

Une : 96,2 %

Deux : 3,8 %

Gueule

Dents pointues visibles : 65,3 %

Pattes

2 ou plus : 88,5 %

Bras

Apparents : 19,2 %

Queue

61,5 % – de longueur variable 

Ailes

42,3 %

Cracheur de feu

65,4 % – surtout pour détruire

Méchanceté

69,2 %

Garçons : 75 %

Filles : 64,3 %

6-8 ans : 66,7 %

9-11 ans : 71,4 %

Allure sympathique

30,8 %

À partir de ce portrait synthétique des figurations de dragon dans les AT.9, il est à présent possible de les interpréter à l’aune du modèle des structures anthropologiques de l’imaginaire élaboré par Gilbert Durand.

Les structures anthropologiques de l’imaginaire chez Gilbert Durand et le thème du dragon

« Un jour il y a très longtemps, une infime particule de l’univers se mit à se nourrir d’une autre particule de son environnement afin de durer, puis se développer et se reproduire jusqu’à ce qu’un lointain descendant s’élève sur deux pattes pour mieux appréhender à son tour son environnement et se prolonger dans la vie… »
Raymond Laprée, début d’un conte (non publié)

Ce conte naïf à propos de la genèse humaine met pourtant en place le concept essentiel de la théorie de Gilbert Durand sur les structures anthropologiques de l’imaginaire, et plus particulièrement sur les « schèmes » qui configurent ces structures. Pour lui, le schème est cette pulsion de l’espèce homo sapiens qui, par nécessité d’intervenir dans la matérialité, se manifeste en images symboliques composées de matériaux culturels disponibles dans un espace immédiat. Grâce à sa méthode de convergence des constellations d’images à travers les cultures, Gilbert Durand (2020, p. 22) démontre que le schème se trouve en correspondance avec les trois réflexes dominants identifiés par la science du xxe siècle (Durand, 2020, p. 28-30).

Ainsi, la dominante réflexe de la digestion engendre une production imaginaire trempée de perspectives d’assimilation, de réconfort intérieur et d’intime chaleur. La dominante réflexe de la station debout entraîne la production imaginaire dans des activités d’exploration et de conquête du monde hors de soi. Enfin, la dominante réflexe de l’engendrement de la vie-pour-l’autre table sur l’échange et la conciliation entre les deux premiers types d’activités contradictoires — entre le vers-soi et le hors-soi — par un procédé de résolution de tels conflits5.

La symbolique du dragon dans l’œuvre de Gilbert Durand et dans l’imaginaire des enfants

Le thème du dragon, en tant qu’élément symbolique, n’a pas échappé à la prospection de Gilbert Durand dans le champ universel de la production symbolique de l’homo sapiens. Dans le livre fondateur de sa théorie, il nomme le dragon en douze passages quand il est question des structures Héroïques, en huit passages dans les structures de Conciliation et en un seul passage dans les structures de la Convivialité. Ce seul décompte ne rend toutefois pas justice à la riche signification que prend le dragon chez Gilbert Durand, car sa théorie de l’imaginaire n’est pas fondamentalement celle de la domination d’un groupe de structures sur un autre, mais d’abord celle d’une conjonction des opposés (héroïsme versus convivialité), c’est-à-dire d’une rencontre conciliante, à des degrés variables entre ceux-ci.

À mesure que nous allons étaler les caractéristiques de la figure du dragon présentée par Gilbert Durand, nous ferons valoir la créativité des jeunes sur le même thème dans leurs tests AT.9.

Le schème imaginaire de l’héroïsme

Le schème imaginaire de l’héroïsme est sans doute celui qui apparaît le plus évident pour évoquer la figure du dragon y apparaissant sous une grande variété de symboles.

Dragon et animalité (G. Durand)

Dans les assises du schème imaginaire découlant de la stature debout adoptée par l’homo sapiens se classe une première catégorie de symboles qui se manifeste sous le déguisement animal (symbolique thériomorphe). Le dragon n’y échappe pas, sous des variables diverses selon les folklores : tête de lion assez souvent, corps souple et puissant de reptile en d’autres occasions, rampant chez les uns ou marchant sur de puissantes pattes à griffes chez d’autres, parfois avec une queue pouvant terrasser l’ennemi, comme un scorpion. Il n’a pas une forme prédéterminée, mais s’ajuste aux contextes culturels, comme dans la Bible, ou dans les cultures maya ou celtique. Gilbert Durand note en particulier à ce propos le fait que le dragon doit combattre non pas ses semblables, mais un ennemi bien typé qui est le plus souvent un messager du ciel ou un chevalier valeureux, héros qui du haut de sa monture a pour mission de combattre ou mieux d’exterminer un mal plutôt de nature cosmique.

Le dragon chez les jeunes de six à douze ans

L’image du dragon varie beaucoup chez les jeunes de notre groupe, indépendamment des structures imaginaires sous lesquelles elle apparaît. Même s’il semble moins menaçant quand ses rondeurs font plutôt penser à un gros chat ou à une chenille, ou bien sous la vague forme d’un humain d’apparence diabolique, la plupart du temps le dragon est un dévoreur : sous ses griffes, humains, animaux et même épées lui servent de pâture. Les habitats ne résistent pas à sa force, même s’il s’agit d’un château à détruire. Il arrive même qu’il double sa force à l’aide d’une tornade destructrice. Mais un dragon a parfois son talon d’Achille, comme celui qui a peur de l’eau, au grand plaisir de l’astucieuse jeune baigneuse qui connaît cette faiblesse !

L’adversaire du dragon est valeureux, même quand il est de beaucoup plus petite taille. Parfois il est roi, souvent un renommé chevalier, un samouraï ou encore un courageux héros de circonstance. Il ne s’agit jamais de personnes timorées ; il faut savoir affronter le feu que crache le dragon au visage de ses opposants.

Pour le combattre, les jeunes recourent presque toujours à l’épée bien dressée en direction de l’adversaire, y ajoutant la protection du bouclier. Certains combattent à partir de forteresses royales, utilisant des catapultes, une force navale, des montures équestres et même des collaborateurs ailés. À l’occasion, la nature se met elle-même de la partie en tant que défenderesse, comme dans l’exemple qui suit.

Voici un dessin (fig. 1) qui illustre plusieurs caractéristiques des combats contre un dragon. La dessinatrice de onze ans décrit ainsi l’action :

Par une tempête de neige, un jeune chevalier va dans son refuge secret près d’un étang parce qu’il veut traquer le monstre. La tempête est très forte ; il y a des tourbillons de neige. Le chevalier, pour attirer la bête, met un mouton mort devant le refuge. Le monstre arrive. Il prend le mouton. Le chevalier sort de son refuge et va attaquer le monstre avec son épée. Mais le monstre a un avantage ; il crache du feu. Qui va gagner ?

Figure 1. – Dessin d’un AT.9 Héroïque illustrant clairement la symbolique d’animalité du dragon

Figure 1. – Dessin d’un AT.9 Héroïque illustrant clairement la symbolique d’animalité du dragon

L’habitat du chevalier, peut-être de lignée royale, semble très solide et même protégé par une muraille fermant la cour. Toutefois, son arme défensive devra être très habilement maniée contre un immense dragon, hostile, vraisemblablement très puissant et fortement blindé. Recourir à la ruse est sûrement de mise, d’autant plus que la nature conjugue ses forces contre le dragon ailé en le déstabilisant par un « étourdissant tourbillon de neige ». L’auteure demeure toutefois dubitative quant à l’issue de la mise en scène de son test, puisqu’elle avoue dans une réponse : « Je serais le monstre qui crache des flammes » !

Dragon et obscurité malsaine (G. Durand)

Symbole nyctophore également, le dragon n’est donc pas un animal de pleine lumière, selon certaines imageries culturelles. Il se manifeste plutôt dans des décors sombres, orageux même, surgit des eaux boueuses ou malodorantes, et semble préférer le moment mystérieux de la nuit, symbole des ténèbres. Moment où l’on a peur, où les cauchemars nous envahissent, où l’inconscient libère son bagage pulsionnel. Léviathan ou Béhémot, Cerbère, Sphynx, ou encore pieuvre géante, araignée… on le démasque sous ses divers décors d’emprunt.

Le dragon chez les jeunes de six à douze ans

Dans les tests des jeunes, les exemples relatifs à cette catégorie de structures sont peu nombreux. Il est occasionnellement fait mention de grottes, donc d’endroits obscurs, austères ou sordides. Certains combats ont lieu la nuit ; c’est le cas pour le dragon « Croquemou » qui a fait son apparition au moment où il faisait « très très sombre ». Mais la créativité de nos jeunes semble trouver son inspiration symbolique en des signes autres que nyctomorphes.

Dragon et chute (G. Durand)

Dans la même ligne d’idées, Gilbert Durand dépiste un autre ensemble structurant dans lequel le dragon prend place : la symbolique catamorphe de la déchéance, de la chute, de la descente vertigineuse. Il s’agit moins de caractéristiques essentielles d’un dragon que de l’environnement dans lequel il aime se vautrer : le miasme, le pestilentiel, les égouts ou les intestins (qui se conjuguent au ressentiment de la peur et plus symboliquement aux vices de la sensualité et de la bassesse humaine).

Le dragon chez les jeunes de six à douze ans

Si dans un test c’est le dragon qui fait chuter la tour d’un château, c’est ordinairement lui-même qui est victime d’une chute, résultant d’une distraction durant un affrontement. Il y a même une circonstance doublement fatidique où le dragon périt en tombant dans la chute. Le même malheur se produit dans une autre histoire où la chevalière bascule à la renverse en portant le coup fatal au monstre qui tombe avec elle dans la chute. Mais il s’agit ici d’un rêve !

Jamais pourtant, chez les jeunes de notre enquête, la chute du dragon n’est l’image d’une perfidie morale. La méchanceté semble suffire.

Une fillette de sept ans nous fournit l’exemple bien inventif d’un combat contre un gigantesque monstre-dragon anthropomorphe (fig. 2). Voici ce qu’elle raconte : « Il était une fois un monstre qui grandissait à la même fois que le soleil, et après un paysan s’est installé avec son chat. Il y a une chute et un volcan qui sont apparus un jour après. » Son histoire vise à introduire « la paix » dans cet univers où le chat symbolise « l’amour », dit-elle dans le questionnaire complémentaire. Dans son histoire, elle se verrait d’ailleurs simplement « dans une tente, jouant au chevalier ». Que faire alors de ce monstre surgi dans son dessin, alors qu’elle ne dispose que d’une épée miniature pour le tenir à distance ? Elle imagine alors recourir aux forces de l’enfer pour qu’elles s’imposent à celles du dragon qui grandit avec la lumière du jour. Surgit à son tour la lave du volcan qui retombe sur la bête malicieuse en l’entraînant dans la mort. Malgré une certaine maladresse dans la mise en forme d’un récit où la pensée magique demeure présente, la créativité de cet enfant trouve une solution de taille à son problème, en cohérence avec ce qu’elle souhaite vivre.

Figure 2. – Dessin d’un AT.9 où la signification de la chute s’inverse, mais au profit de l’intention créatrice de l’auteure

Figure 2. – Dessin d’un AT.9 où la signification de la chute s’inverse, mais au profit de l’intention créatrice de l’auteure

Dragon et coupure (G. Durand)

L’imaginaire héroïque tel que mis en valeur par Gilbert Durand comporte un potentiel d’inversion représenté par un schème ascensionnel, rattaché aux combattants. Il s’agit de la symbolique diaïrétique. La victoire contre le dragon par l’épée qui tranche fait s’élever le combattant dans l’échelle de la pureté, en se coupant de la déchéance et en défiant les actions mortifères pour monter en quelque sorte sur le podium de la pleine lumière. L’idéal consiste aussi à être un fils du ciel, comme saint Michel archange, à être un preux chevalier comme le saint Georges, qui savent manier l’épée et se garder purs.

Des versions euphémiques de la lutte contre le dragon racontent aussi que celui-ci est seulement attaché, le temps qu’il se convertisse et devienne une bête bienfaisante. Ici, la radicalité de l’imaginaire héroïque s’amoindrit pour laisser un peu d’espace à une symbolisation antithétique. L’entropie du cosmos prépare ici une néguentropie, une espérance de revirement de situation qui perdrait ainsi son absoluité guerrière.

Le dragon chez les jeunes de six à douze ans

Dans les AT.9 des jeunes, l’épée n’opère pas une purification morale ; son rôle purement instrumental consiste à tuer le dragon qui fait peur, qui détruit le bien matériel individuel ou collectif ou environnemental. Lorsque le feu craché par le dragon ne vise pas le personnage, l’épée peut être déposée au sol ou plantée en terre, rangée dans le fourreau ou utilisée à d’autres fins que le combat, adoucissant ainsi la symbolique diaïrétique. Toutefois, s’il y a affrontement, ce sont les combattants — et non leurs armes — qui incarnent l’héroïsme légendaire.

Aucun de nos jeunes sujets n’a cependant référé à un héros nettement religieux, comme le saint Georges de la tradition chrétienne. En revanche, on peut déceler chez eux une certaine transposition symbolique qui se rapproche de la fonction mythique de saint Michel archange, envoyé du ciel pour vaincre les dragons. Ainsi, les puissances de la nature (tempêtes diverses, volcan) évoquées dans leurs tests constituent une transposition de signes d’une aide venue d’en haut ou d’ailleurs, comme supplément de forces conjuguées en vue d’une victoire sur le dragon.

Nous illustrons cette intervention venue de l’espace aérien par un cas-type (fig. 3). Le jeune dessinateur de neuf ans a préféré créer une bande dessinée qu’il raconte ainsi :

Il y avait un garçon dans sa voiture. Tout à coup, un oiseau géant qui descend sur l’école. Le garçon sortit de sa voiture ; l’oiseau lui donna une épée. Tout à coup, un dragon ; il crache du feu sur le garçon, mais le garçon le tua. Le garçon trouva une chute et il est rentré dedans. Tout à coup un missile explosif… il explose ; il gagne le combat.

Figure 3. – Dessin d’un AT.9 Héroïque avec symboles de coupure et d’une aide venue d’en haut (ou ailée)

Figure 3. – Dessin d’un AT.9 Héroïque avec symboles de coupure et d’une aide venue d’en haut (ou ailée)

Notons d’abord la relation entre l’école (« si tu veux faire quelque chose de bien dans ta vie, il faut que tu ailles à l’école ! », peut-on lui avoir dit) et l’oiseau bienfaiteur qui survient sans s’annoncer. Il y a dans cette circonstance inattendue des accents d’une Annonce faite à Marie. Le jeune homme reçoit de cet être ailé une épée merveilleuse (indice d’» agilité ») ; en témoigne le « halo » autour de l’épée, signe souvent utilisé pour représenter une force magique ou une exceptionnelle grandeur d’âme. Avec cette épée (la « force » au « combat »), le jeune homme poursuit un triple processus d’initiation (« sauver le monde ») : faire face à un dragon cracheur de feu (indice de « méchanceté », « le mal ») et le tuer, se purifier dans l’eau de la chute (indice de « la gentillesse »), et vaincre le dévastateur monstre-missile de la technologie moderne. Il est fort possible que le jeune créateur de ce scénario ne puisse expliquer au second degré toute la symbolique de sa production, mais il a tout de même conçu une œuvre fort signifiante en elle-même et pour lui-même : je serais « le personnage, je me battrais comme lui », confie-t-il.

Le schème imaginaire de la convivialité

À la suite du ramollissement de la fonction guerrière que nous avons souligné plus haut, prend naturellement place le second schème élémentaire de l’imaginaire, soit sa dimension inversée, qualifiée de Mystique dans la théorie durandienne : la Convivialité.

Toutefois, Gilbert Durand y présente peu de choses sur le dragon, à peine quelques lignes. Nous pourrions croire que pour l’auteur l’homo sapiens n’a pas induit dans l’image du dragon un grand potentiel de convivialité, de sympathie, de connivence dans le bien-être des vivants. Il ne trouverait sa place dans cette dimension imaginaire qu’en tentant de se faire oublier, en rapetissant sa taille, en réduisant ses excès d’agressivité, ou encore en prenant place dans un scénario où il ne dérange pas trop. Voyons comment les jeunes ont conçu cette perspective.

Le dragon chez les jeunes de six à douze ans

Une solution imaginée par un jeune a consisté à illustrer un personnage qui poursuit sa vie bucolique et heureuse sur un sol qu’il jardine. Mais à une grande profondeur sous son espace vital se trouve une caverne habitée par un dragon mangeur d’humains et d’animaux. Si le dragon désire sortir pour se ravitailler, il doit franchir des obstacles qui peuvent lui coûter la vie : d’abord une chute, puis un combat signifié par une épée plantée dans la chute devant l’ouverture de la caverne. Mieux vaut pour lui ne pas trop manifester sa présence, mise sous un discret contrôle !

Un autre test met en scène un dragon imaginé plus petit que les écureuils dont il est pourtant friand ; il n’ose les approcher, encore moins les croquer, faute d’être de taille avec eux. Sa présence n’a ainsi aucune influence sur le reste du scénario composé des sept autres éléments symboliques formant un environnement agréable. Une autre astuce pour favoriser le déroulement de la vie paisible du personnage consiste à jouer avec les peurs du dragon ; si celui-ci craint l’eau par exemple, le personnage peut donc se baigner en paix.

Un retournement beaucoup plus profond peut se produire dans la création imaginaire d’un dragon. Dans un cas, le dragon très « gentil » souffle son feu pour réchauffer le refuge du personnage qui s’abrite contre les éléments hostiles. Dans un autre cas, le personnage (une famille, en fait) déjoue un monstre en vue de s’emparer d’une précieuse épée et, sur son retour, le dragon bienfaisant l’accompagne pour qu’il soit en sécurité et regagne paisiblement son refuge.

Le retournement le plus radical est illustré dans le dessin (fig. 4) et son récit qui se lit comme suit :

Il était une fois un jeune homme appelé Victor. Un jour, il est parti dans la forêt et tout à coup, il a rencontré un gentil dragon. Mais le dragon était blessé. Victor le soigna. Le jeune enfant et le dragon sont partis ensemble à la maison du dragon. Quand ils sont arrivés là-bas, le jeune homme trouvait ça si beau qu’il est resté avec lui pour la semaine.

Figure 4. – Dessin d’un AT.9 où le dragon devient un ami du personnage

Figure 4. – Dessin d’un AT.9 où le dragon devient un ami du personnage

Le dessin prend un air de fête, en pleine nature par une journée ensoleillée (le parasol à gauche est déployé), en bordure d’un cours d’eau plein de vie. Une seule ombre au tableau, la blessure du dragon. Épée au fourreau, le jeune personnage se fait soignant, ajoutant à ce geste louable celui de l’accompagner jusqu’à chez lui. Il est facile d’y voir une version renouvelée de la parabole du bon Samaritain. L’auteure est une fille de onze ans qui réécrit aussi la légendaire histoire de La Belle et la Bête. Son récit bouleverse les apparences et nous montre à sa façon l’envers des choses. Aucune commune mesure avec la symbolique qui se configure autour d’un dragon emblème du mal que l’on doit combattre ! On pense ici à la conception du symbole que nous rappelle Gilbert Durand (1964, p. 3-15 et 82-110) : le signe est univoque tandis que le symbole ouvre l’esprit aux interprétations ; son sens est le fruit d’un travail archéologique fait à l’intérieur d’une galaxie d’indices qui gravitent autour de lui.

Le schème imaginaire de la conciliation

C’est plutôt dans la symbolisation cyclique que Gilbert Durand accorde au dragon son rôle le plus crucial, en présentant une explication qui résout la difficile conjunctio oppositorum, chère aussi bien à Mircea Eliade qu’à Carl Gustav Jung.

Dragon et conciliation des contraires (G. Durand)

Pour mettre en relief un premier mode de résolution des perspectives conflictuelles, Gilbert Durand fait appel à l’Orient qui campe bien l’autre grand rôle du dragon. Chaoying Durand-Sun, qui a partagé avec lui ses réflexions sur l’imaginaire de la culture chinoise, présente clairement et de façon concise le point de vue durandien (Durand-Sun, 2004, particulièrement p. 189-202). Elle rappelle que la pensée occidentale européenne est tributaire d’un long cycle d’imagination héroïque, alors que la Chine repose sur un cycle imaginaire mystique de cinq millénaires. Celui-ci peut se résumer ainsi : « Le dragon multiforme transmet donc “le mandat du ciel”, il est pour ainsi dire la clairvoyance de l’Empereur, et la sagesse du Sage : Confucius appelle Laozi “Dragon”, tout comme le Démiurge Fuxi appelait ses hauts dignitaires. Meubles, vêtements, trône du Fils du Ciel sont ornés de dragons, selon une tradition codifiée millénaire. Donc l’animal fabuleux est des plus bénéfiques. » (Durand-Sun, 2004, p. 186) Montrant la volonté d’harmonie de l’univers concentrée en l’existence du dragon chinois, l’auteure en décrit ainsi l’image habituelle : « Le Dragon céleste (tian long) porte tête de chameau, cornes de cerf, yeux de lapin, col de serpent, ventre de grenouille, serres de vautour, pattes de tigre, oreilles de vache, barbe de bouc, etc. », insistant pour dire qu’il n’y a pas d’ailes chez cet être fantastique (Durand-Sun, 2004, p. 187). Il faut en déduire que le Dragon (qu’elle nomme toujours avec une majuscule) est la Sagesse même, l’ultime de l’être ; il n’est pas le délégué d’un Être supérieur. Pour Gilbert Durand, qui fait également appel à la pensée d’Eliade en cette affaire, il n’y a aucune surprise à cette inversion de la symbolique, car le sens du symbole demeure à travers le temps et l’espace, grâce à son étonnante capacité à se reconfigurer à partir des produits disponibles dans une culture donnée.

Le dragon chez les jeunes de six à douze ans

Un premier dynamisme conciliateur des forces contraires de l’imaginaire consiste à les faire se succéder dans le temps. Souvent l’histoire imaginée dans un AT.9 présente d’abord une situation corsée, puis son dénouement heureux dans un second temps. Relisons sous cet angle l’histoire présentée plus haut (schème de la Convivialité) : il faut d’abord affronter le monstrueux gardien d’un trésor caché, puis revenir au refuge en sécurité avec ce précieux bien, sous la garde du gentil dragon. Conquête musclée et amitié réconfortante font ici bon ménage, mais dans la succession des événements (le temps du récit).

La conciliation entre les opposés de l’imaginaire utilise parfois une autre stratégie, celle du dédoublement. Nous avons déjà fait allusion au dessin suivant en parlant d’une chute dans la chute d’eau. Reconsidérons-le maintenant sous une nouvelle perspective.

Voici comment la dessinatrice de onze ans présente son histoire (fig. 5) :

Quand on est parti à la chasse, le village prenait en feu. Il fallait qu’elle sauve le village. Donc, elle a pris son sac et commença à aller dans la forêt pour tuer le mystère qui a brûlé notre village. La fille a fini par le trouver, mais elle a pris la chute sur la chute et elle lança l’épée qui a tué la bête. Le poisson essaya de l’attraper, mais il n’a pas pu. De toute façon ce n’était qu’un rêve.

Figure 5. – Dessin d’un AT.9 de symbolique DUEX à dédoublement

Figure 5. – Dessin d’un AT.9 de symbolique DUEX à dédoublement

D’une part, c’est l’histoire d’une jeune héroïne fermement décidée à tuer le dragon incendiaire de son village. Elle remplit sa mission, mais au détriment de sa propre vie, faisant une chute fatale dans la chute d’eau. Si le récit s’arrêtait là, on devrait conclure à une symbolique menant à un résultat négatif, puisque le personnage meurt. Toutefois, il y a cette phrase finale qui renverse la perspective. Le rêve provient nettement du même personnage qui dort ; l’héroïne en question est donc en position de total repos, de détente, d’abandon de toute combativité par rapport au réel. Le schème de la convivialité vient ainsi confondre son antagoniste héroïque, et en réduire la portée fatale. Le dragon n’est ici qu’un être fantasmé ; peut-être permet-il à la rêveuse de reconfigurer des émotions vécues durant sa pleine conscience, donc lorsqu’éveillée ou en pleine lumière. Le dragon ferait alors office de catalyseur du psychisme de cette jeune fille ; il serait l’ange nocturne venu reconstruire l’équilibre de son monde intérieur.

Dragon et déconstruction des contraires (G. Durand)

Tout n’est pas dit dans cette première façon de résoudre la problématique des opposés symboliques. Les structures imaginaires cycliques donnent également lieu à une solution alternative plus complexe. D’une part, Chaoying Durand-Sun (2004, p. 187) rappelle que :

[…] l’ornementique chinoise représente deux dragons, bien proches dans leur figuration de la dualitude du Tai ji tu (symbole de l’unité du Yang et du Yin), lovés autour d’une perle merveilleuse (er long xi zhu), dont on a des échos en Occident dans le « trésor » que garde le Dragon.

D’autre part, Gilbert Durand prolonge cette perspective en faisant appel à la symbolique de l’Ouroboros, citant Gaston Bachelard (1948, p. 280) ainsi :

[…] c’est la dialectique matérielle de la vie et de la mort, la mort qui sort de la vie et la vie qui sort de la mort non pas comme les contraires de la logique platonicienne, mais comme une inversion sans fin de la matière de mort ou de la matière de vie.

Les deux formes imaginaires présentées ici trouvent à se fusionner autour d’un symbole à un point tel que l’espace et le temps perdent leur forme au profit d’une union indissociable.

Cette configuration unitive des fonctions autour d’un sens symbolique se résout, en fin de volume, chez Gilbert Durand, par une explication sur l’aspect figuratif du mythe qui, pour élever le regard de l’homo sapiens au-delà de la redondance factuelle, requiert un langage feuilleté bien à lui, consistant en une mise en forme du redoublement des mythèmes et de leur répétition rythmique (Durand, 2020, p. 381 ; et tout le troisième livre également).

Le dragon chez les jeunes de six à douze ans

Il arrive que la symbolique défie toute logique, comme l’a montré Claude Lévi-Strauss dans son analyse structurale des mythes. Un test AT.9 dans notre groupe de jeunes est à la marge de cette explication. La première idée du jeune fut de figurer un dragon mais, en laissant voguer son imagination, le dessin a pris une tournure tout autre, défiant toute rationalité. Son personnage principal devient un loup composite, affublé de deux pattes normales, d’une troisième se terminant en roue et d’une quatrième formée d’une épée dont la pointe tient lieu de griffe. L’estomac du loup excentrique est le refuge de son maître, le monstre clownesque qui le chevauche. Rien d’autre qu’un repas n’a d’importance pour eux dans le récit, ni dans les réponses au questionnaire. L’auteur vogue dans un monde « autre » aussi bizarre que le conte d’Alice au pays des merveilles, ou qu’un rêve dont on n’arrive pas à trouver la logique. Peut-être touchait-il ici à ce monde liminal que Gilbert Durand, à la suite de son ami Henry Corbin, qualifie d’» imaginal » ; ce monde qui préside à la constitution des mythes, dont la logique inhérente nécessite un procédé spécial pour combattre le préjugé d’un non-sens… Ainsi, quand Gilbert Durand et Chaoying Durand-Sun approfondissent cette logique hors norme, allant au-delà des conventions, font-ils appel à des archétypes civilisationnels tels ceux du Yin et Yang, des dragons « lovés autour d’une perle merveilleuse » (Durand-Sun, 2004, p. 187), de l’Ouroboros6

Dans notre groupe de jeunes, nous n’avons trouvé aucun test concernant le dragon qui fusionnait aussi profondément les symboles à dessiner ; mais l’un dont nous avons fait état s’en rapproche. De même, nous avons déjà fait état d’un scénario créé par un jeune de onze ans où se trouve justement un être mythique du même ordre que le dragon (Laprée, 2017, p. 129-132).

Conclusion

Cet article visait à présenter l’étude du thème du dragon dans l’imaginaire des enfants résidant au Québec. Après avoir montré que ce thème se retrouvait de façon assez abondante dans les productions culturelles (livres et films) pour enfants, nous avons présenté les manifestations de la figure du dragon dans des tests anthropologiques réalisés au Québec, auprès de 194 enfants âgés de six à douze ans. Pour ce faire, nous avons comparé les caractéristiques universelles du dragon telles que décrites par Gilbert Durand (2020) à celles qui émergent des tests AT.9 réalisés par ces enfants. Le croisement de ces représentations du dragon montre tout d’abord la grande pertinence des structures anthropologiques des types de symboles formulés par Gilbert Durand. L’exercice montre ainsi une grande variété de formes et de types de dragons dans les imaginaires enfantins. Ainsi, presque chacune des caractéristiques mythiques des dragons identifiées par Gilbert Durand se retrouve dans les productions des enfants. Il est toutefois intéressant de constater que certains éléments distinguent l’enquête réalisée par Gilbert Durand et nos propres données de terrain. Parmi ceux-ci, considérons la figure nyctophore, que Gilbert Durand retrouve abondamment dans les cultures humaines, mais qui semble quasi absente de l’imaginaire des enfants participant à nos études. Cette différence pourrait-elle s’expliquer par le contexte culturel des enfants ? Cela semble possible, car une partie des livres et des films populaires au moment de nos études de terrain présentait des dragons relativement sympathiques et davantage maladroits que malveillants. Ces dragons participent d’un univers nettement diurne. Toutefois, comme nous l’avons montré, dans d’autres œuvres tout aussi populaires, les dragons constituent des êtres de l’altérité, venant d’un monde séparé de celui des hommes (ils vivent dans des cavernes et des espaces chtoniens) et interviennent dans la vie de ceux-ci alors qu’ils dorment pour détruire leur civilisation. Une hypothèse expliquant cette relative absence de dragons nyctomorphes dans les AT.9 des enfants pourrait être que ces derniers n’éprouveraient pas le désir ou le besoin de manifester cette partie obscure de leur imaginaire. Cette forme apparaît-elle plus tard dans la vie, lorsque les expériences plus sombres en permettent à la fois l’ancrage anthropologique et la symbolisation imaginaire ?

Ces questions mériteraient une étude très approfondie, notamment par une analyse plus fine, de type psychagogique par exemple (Laprée, 2017, 2000). Une mise en sens de ces créations de l’imaginaire des enfants par la confrontation avec d’autres sources d’informations psychosociales permettrait ainsi de comprendre contextuellement les créations issues de leur imaginaire. Et c’est d’ailleurs à ce travail que notre équipe continuera de s’atteler au cours des prochaines années.

Bibliographie

Bachelard Gaston, 1948, La terre et les rêveries du repos, Paris, Librairie José Corti.

Bellehumeur Christian R. & Lavoie Louis-Charles, 2013, « Une étude exploratoire de l’imaginaire des jeunes Québécois âgés de 9 à 12 ans à l’aide de l’AT.9 », dans R. Laprée & Ch. R. Bellehumeur, L’Imaginaire durandien. Enracinements et envols en Terre d’Amérique, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, p. 109-134.

Durand Gilbert, 1964, L’imagination symbolique, Paris, PUF.

Durand Gilbert, 2020, Les structures anthropologiques de l’imaginaire [1960], Paris, Armand Colin, 12e éd.

Durand Gilbert & Maffesoli Michel, 2010, La sortie du xxe siècle, Paris, CNRS Éditions.

Durand Yves, 1988, Une technique d’étude de l’imaginaire : l’AT.9, Paris, L’Harmattan.

Durand Yves, 2005, L’exploration de l’imaginaire. Introduction à la modélisation des Univers Mythiques, Paris, L’Espace Bleu.

Durand-Sun Chaoying, 2004, Neuf chants du Dragon. Essais sur l’imaginaire chinois, Paris, Éditions You Feng.

Laprée Raymond, 2017, La sagesse des 9-12 ans, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval.

Laprée Raymond, 2000, La psychagogie des valeurs. Symbolique et imaginaire en éducation, Outremont, Les Éditions Logiques.

Laprée Raymond & Bellehumeur Christian R., 2013, L’Imaginaire durandien. Enracinements et envols en Terre d’Amérique, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval.

Laprée Raymond & Blouin Suzanne, 2020, « La psychagogie comme mode d’accompagnement », Éducation et socialisation, no 56. Disponible sur <http://journals.openedition.org/edso/12003>.

Moneyron Frédéric, 2014, « Gilbert Durand et l’étude des mythes », Société, vol. 123, no 1, p. 41-49.

Notes

1 Selon Gilbert Durand (Durand & Maffesoli, 2010, p. 172), l’étude intégrale d’un mythe doit « passer du texte littéraire à tous les contextes qui le baignent ». Il appelle mythodologie ce processus qui fait passer de la mythocritique à la mythanalyse. Voir aussi Moneyron (2014). Retour au texte

2 Ce terme signifie qu’ils faisaient partie des meilleures ventes dans la catégorie identifiée. Retour au texte

3 Certains dragons n’ont pas d’ailes, mais ils peuvent tout de même voler. Beaucoup plus rares sont les dragons sans ailes et incapables de voler. Retour au texte

4 Prime, la plateforme d’Amazon, ayant été lancée seulement en 2016 au Canada, sa pertinence était moindre. Retour au texte

5 Dans notre texte, il sera question respectivement des schèmes de l’Héroïsme, de la Convivialité et de la Conciliation afin de simplifier le vocabulaire scientifique et polyvalent créé par Gilbert Durand. Retour au texte

6 Il arrive fréquemment que les jeunes de six à douze ans mettent en scène un combat qui les conduit à un précieux trésor caché dans le fond d’une caverne ; parfois aussi, c’est un bien idéalisé à conquérir à la cime d’une montagne abrupte. Voir ce dernier cas présenté dans Laprée & Blouin (2020). Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Raymond Laprée, Jacques Cherblanc et Christiane Bergeron-Leclerc, « Le thème du dragon chez les enfants au regard des structures anthropologiques de l’imaginaire chez Gilbert Durand », IRIS [En ligne], 42 | 2022, mis en ligne le 19 décembre 2022, consulté le 27 mai 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=3114

Auteurs

Raymond Laprée

PhD, Professeur retraité, université Saint-Paul (Ottawa, Canada)
raymondlapree@gmail.com

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Jacques Cherblanc

PhD, Professeur agrégé, université du Québec (Chicoutimi, Canada)
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Christiane Bergeron-Leclerc

PhD, Professeure agrégée, université du Québec (Chicoutimi, Canada)
cblecler@uqac.ca

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