La modernité de «Sein und Zeit»
Réflexions au lendemain d'un cinquantenaire manqué1
A Pierre Dunoyer, professeur de modernité.
En quel sens Sein und Zeit est-il un fragment? N'est-il tel que parce que la section intitulée Zeit und Sein en fut «retenue» (zurùckgehalten; Wm, 159)? Ou parce que son entreprise a échoué? Ou encore parce que la modernité, en affectant la nature de la pensée même, la frappe, énigmatiquement, d'une forme spécifique et impensée d'incomplétude? Tel pourrait être le libellé de la question qui va nous occuper. Aussi sera-t-il utile, d'emblée, d'inscrire au seuil du propos un autre fragment, en tous points digne des plus anciens de la pensée occidentale, où, de ce fragment qu'est factuellement et que devait sans doute demeurer S.u.Z., Martin Heidegger, après l'avoir simultanément publié et gardé en réserve, dresse l'image accomplie : «Par ontologie fondamentale, nous entendons la re-fondation (Grundlegung) de l'ontologie en général. Celle-ci implique : 1. La fondation qui met en lumière (aufweisende Begrùndung) la possibilité interne de la question de l'être comme problème de fond de la métaphysique — l'interprétation du Dasein comme temporalité; 2. le déploiement (Auseinanderlegung) des problèmes de fond enveloppés dans la question de l'être — l'exposition temporale (temporale) du problème de l'être; 3. le développement de l'auto-compréhension de cette problématique, sa tâche et sa limite — le virage (Umschlag)» (G A, XXVI, 196).
Ce texte, que l'on a osé arracher à son contexte, parce qu'il est de ceux qui n'ont point de contexte, sinon ce qui est, das, was ist, sera appelé, dans la suite, «le Fragment».
1 Initialement prévu pour prendre place dans un volume collectif sur Heidegger dirigé par Mme U. Guzzoni (Hildesheim, Gerstenberg Verlag), le présent texte en a été écarté comme «non-conforme». Je le reproduis ici sans aucune modification substantielle. — Pour les abréviations, on voudra bien se reporter à notre dernière note. — Je souhaiterais insister d'emblée sur le caractère «conjoncturel» de la présente étude, que son sous-titre s'efforce s'exprimer : non seulement elle n'entend point, évidemment, proposer d'interprétation d'ensemble de S.u.Z., dont elle examine tout au plus, si je puis m'exprimer ainsi, l'intempestive actualité, mais elle ne se comprend que comme première partie d'un ensemble plus systématique, dont la visée globale serait de déployer à fond le problème de l'auto-interprétation, ce qui paraît être la condition indispensable d'une évaluation de la modernité de Heidegger, et non pas seulement de S.u.Z. Aussi ne pourrai- je ici, et je le regrette, qu'effleurer le livre que M. von Herrmann a consacré à l'«auto- interprétation de M. Heidegger» (cité infra, n. 7). Qu'il me soit au moins permis de saluer cet excellent ouvrage, qui, bien que je ne partage nullement ses conclusions relatives à la nature de la Kehre, a été pour moi une stimulation constante.
