Pour un certain nombre d’auteurs (Dannaway et al., 2006 ; Rausky, 2013 ; Stella, 2019 ; Houziaux, 2013), l’Arbre de la connaissance du bien et du mal évoqué en Gn 2, 17, dont le fruit a été interdit à Adam et Ève sous peine de mort, l’Arbre pour lequel le serpent a indiqué en Gn 3, 5-7 que son ingestion provoquerait le dessillement des yeux et l’apothéose, trouverait des points de comparaison avec une initiation chamanique, basée sur l’absorption rituelle de psychotropes1. Il existe en effet dans de nombreuses traditions à travers le monde une botanique qualifiée d’« enthéogène » (Rouhier, 1923 ; Chaumeil, 1983 ; Beurton, 2022), dont les plantes manipulées feraient naître chez le myste un sentiment d’immanence de la divinité. Il y aurait donc pour ces chercheurs une sémantique partagée à explorer.
Depuis déjà une cinquantaine d’années, l’intérêt de la recherche anthropologique pour le chamanisme « visionnaire » explose (Castaneda, 1973 ; Narby & Huxley, 2002). Celle-ci ne manque d’ailleurs pas d’agréger une audience de plus en plus large (Hamayon, 2002 ; McKenna, 1993)2. Pour des sociétés occidentales en perte de sens, l’harmonie des sociétés traditionnelles demeure souvent fantasmée (Ferry, 2008, p. 34). Les observateurs pensent, à tort, se reconnecter avec le paradis perdu de leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs.
Aussi, peut-il exister un double biais lorsqu’on porte un regard sur la religiosité chamanique : celui de la projection d’une préhistoire idéalisée, souvent en décalage total avec le présent de cultures dites « primitives » ; celui de l’anthropologue qui ne met la focale que sur un aspect de ladite culture, en l’occurrence l’usage des psychotropes à des fins thérapeutiques.
Par conséquent, doit-on être conscient que ce chamanisme-là, sur lequel nous allons nous pencher, ne constitue pas l’ensemble des chamanismes de par le monde (Perrin, 2002 ; Hamayon, 2015). En premier lieu, il est important de rappeler que certaines sociétés que l’on classe dans la catégorie « chamanique », sont loin de tout pacifisme ou d’une harmonie rêvée avec la Nature. L’on pense par exemple aux sociétés mélanésiennes, qui utilisent fréquemment la magie pour mener des guerres occultes contre les ethnies voisines (Mitchell, 1977 ; Lory, 1981 ; Descola & Lory, 1982). On est ici bien loin de la mythologie ésotériste éliadienne, qui voudrait faire du chamanisme une religion de l’extase (Eliade, 2007, p. 22-23). Deuxièmement, toute société traditionnelle n’utilise pas forcément de psychédéliques pour accéder à la transe (Sombrun, 2006), et pratiquent de façon alternative la danse, la musique rythmée, les chants liturgiques, les litanies, le jeûne, etc. Enfin, la fonction du chamane saurait être réduite à la seule médecine traditionnelle. En sus, c’est effectivement une mémoire vivante du mythe, un interprète des rêves et des manifestations théophaniques, un maître des forces occultes, un protecteur du groupe ethnique, un pourvoyeur d’animaux en ayant pouvoir mystique sur la chasse, etc. Est-il donc important d’avoir à l’esprit que dans l’analyse qui suit, c’est d’un champ réduit du chamanisme auquel on aura affaire.
Un mythe biblique entre deux eaux
La problématique que nous voulons poser ici est en fait connexe à notre thématique de recherche doctorale, qui s’articule autour de la figure d’Adam dans les religions du Livre. L’Arbre de la connaissance du bien et du mal, ainsi que l’Arbre de vie, tous deux situés au centre du jardin d’Eden (Gn 2, 9), se rattachent bien évidemment à cet imaginaire sémitique. Pour autant, établir une relation entre l’Arbre biblique et une forme très particulière de chamanisme n’est pas chose évidente à première vue. En fait, cela peut même paraître contradictoire, étant donné que ce sont deux religiosités qui sont généralement présentées comme opposées, l’une monothéiste et l’autre polythéiste. Il faudra dès lors justifier un tel rapprochement.
Pourra-t-on rappeler incidemment que les premiers chapitres de la Genèse font partie des textes les plus anciens et remontent à une Antiquité où le culte monothéiste n’était pas établi comme on le connaît aujourd’hui. Il serait d’ailleurs plus approprié de parler de monolâtrie (Soler, 2002)3 ou d’hénothéisme (Römer, 2017, p. 306), sis(e) au milieu de nombreux polythéismes. Le théonyme « Elohim » par exemple en porte les stigmates, puisqu’il désigne tout autant les juges, les anges, que les dieux, même si son usage en Gn 1, 1 est au singulier (« Au commencement, Elohim créa les cieux et la terre »). De manière plus significative, un verset psalmique indique qu’« Elohim est debout dans l’assemblée divine, au milieu des dieux il juge » (Ps 81, 1) (Dhorme, 1959, p. 1082)4. Ce verset n’est pas sans faire écho à Gn 3, 22, où Dieu déplore qu’Adam, après avoir ingéré le fruit défendu, ait atteint un degré divin de connaissance et quasiment d’immortalité. Il était sur le point de rejoindre l’assemblée divine : « Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous, grâce à la science du bien et du mal ! Maintenant il faut éviter qu’il étende sa main, prenne aussi de l’arbre de vie, en mange et vive à jamais. » (Dhorme, 1959, t. 1, p. 12)5
Nous voyons à travers ces extraits que certains passages de la Bible peuvent parfois témoigner de croyances communes au Croissant fertile. La frontière entre les formulations théologiques est ténue ; ce qui demande d’admettre a minima une interpénétration de la mythologie antique et des fragments les plus anciens du texte biblique. On en voudra pour preuve que la divinité Ashérah, la pendante cananéenne de l’Ishtar babylonienne, est maintes fois présentée comme la parèdre de Yhwh dans le Temple de Jérusalem (Römer, 2017, p. 215-216). Il en est de même sur l’île d’Eléphantine en Égypte, où la divinité Yahou a pour parèdre Anat et pour fils Ashim Béthel (Römer & Chabbi, 2020, p. 33).
Ipso facto, reconnaître dans l’Arbre de la connaissance une résurgence d’un fond mythologique plus ancien n’a rien de véritablement surprenant. Le Professeur Thomas Römer a déjà établi un tel rapprochement avec le récit suméro-akkadien de Gilgamesh, où le héros se fait voler la plante d’immortalité dont il était en quête, par un serpent gît au pied de l’arbre où il s’était assoupi (Römer, 2012)6. En réalité, l’arbre, le serpent et le breuvage d’immortalité sont des mythologèmes qui reviennent très fréquemment dans les mythologies sémitiques et indo-européennes (Deonna, 1956)7. Comme l’avait déjà montré le mythologue Georges Dumézil, il existe un fond commun entre les deux aires culturelles (Smith & Sperber, 1971). Il est d’ailleurs possible de voir dans l’ambroisie indo-européenne — en grec ambrósios, divin, immortel — une formulation singulière d’un motif mythologique identique — en sanskrit amṛta, immortel (Dumézil, 1924, p. 65). Cette phylogénétique serait selon lui à chercher vers une époque proche du Néolithique, où les Proto-Indo-européens étaient réunis sous une même identité culturelle8. Nous y reviendrons.
Pour lors, ce que l’on peut dire, c’est que le mythe semble véhiculer des idées qui ne sont pas celles de contes pour enfants. Il a l’air de dissimuler quelque chose qui ne relève pas non plus de la simple symbolique. Notre postulat est donc que si l’on réduit le mythe à sa seule expression littéraire, on le déracine effectivement de son terreau et le vide de sa substance. La raison d’être d’un mythe, du moins en contexte traditionnel, est de révéler (partiellement) un mystère à l’initié (Eliade, 2016, p. 14). Selon cette grille de lecture mythologique, il est dès lors possible de voir dans les différents breuvages, autre chose qu’un nectar de miel ou qu’une boisson légèrement enivrante. La symbolique qui s’articule autour ne servirait par conséquent qu’à dissimuler un secret plus obscur9.
Une origine sibérienne du mythe ?
Pour être tout à fait honnête, avant d’entamer cette recherche sur l’usage des psychotropes fiché dans le sous-texte de la Bible, nous reléguions l’histoire adamique au registre de la symbolique, sans que celle-ci n’ait vraiment de prise sur le réel. C’est le mythologue Robert Graves qui nous a mis sur la piste, en faisant explicitement référence aux champignons hallucinogènes et leur lien avec d’éventuels mystères arabes (Graves & Patai, 1987, p. 96-97) (bien qu’en Q. 7 : 19, le verset coranique reste muet sur la nature de l’arbre susceptible de transformer le couple primordial en êtres immortels)10.
Nous devons souligner que le texte massorétique, à travers l’expression peri ha-’ets (פְּרִי הָעֵץ) — le « fruit de l’arbre » (Ennery, 1986, p. 198) situé au centre du jardin (Gn 3, 2) — ne donne quant à lui aucune indication sur la nature du végétal. Toutes les autres mentions dans le texte biblique renvoient invariablement au fruit des actions, à la progéniture, à l’arbre en général, au bois que l’on travaille ou que l’on brûle (Koehler et al., 1994-2000, p. 1982-1983 et 2142-2143), etc. Rien de véritablement parlant sur l’essence de l’arbre de la Genèse. Une absence que nous pensons assurément délibérée.
Il a été proposé, à partir d’un pseudépigraphe, que ledit arbre soit un figuier (Bertrand, 1987, p. 1781 et note 5), mais sans certitude absolue. Il a surtout été question de son feuillage pour cacher la honte de la nudité survenue après l’ingestion du fruit. Le serpent vantait sa consommation (« tes yeux s’ouvriront et tu seras comme un dieu, connaissant le bien et le mal […] fie-toi à la plante et tu verras une grande gloire ») (ibid., p. 1780). Il s’était pourtant bien gardé de prévenir que la transgression apporterait la chute, la mort et la nudité morale (« je sus que j’étais dénudée de la justice dont j’avais été revêtue », dit Ève) (ibid., p. 1781). Il semble que le théologoumène développé ici, comme en Gn 2-3, porte principalement sur le discernement et son corollaire, le libre-arbitre. Nous sommes donc encore loin d’une conception enthéogénique évoquée supra.
Poursuivant la recherche d’indices factuels, de nouvelles pistes se sont offertes à nous, notamment celles des religions à textes qui évoquent ce sujet, avec moins de mystères que la Bible et le Coran le font. C’est notamment le cas des Védas (Langlois, 1872, p. 467-468) et des enseignements de Zarathoustra (Malandra, 2004), qui remonteraient à plusieurs siècles avant la rédaction présumée de la Bible (Friedman, 2012, p. 240 ; Lecerf, 2017). En effet, les breuvages sacrés du soma védique (Renou, 1956, p. 51-53) et de l’haoma avestique (Pardis, 2011, p. 21) auraient, eux aussi, des propriétés psychotropes (Flattery & Schwartz, 1989 ; Kochhar, 2001 ; Abdullaev, 2010). Bien que la question de leur composition soit toujours âprement discutée (Levitt, 2011 ; Houben, 2003 ; Hromada, 2014), l’une des premières explications a été celle relative à des champignons hallucinogènes. Contenant des alcaloïdes, c’est-à-dire des principes psychoactifs (muscarine et psylocibine), ceux-ci agissent sur les neurotransmetteurs et donc sur la perception que l’on a du réel. En d’autres termes, l’initié est plongé dans un état de conscience modifiée au cours des rituels ; ce qui provoque chez lui une somme de visions chargées de sens. Ces visions constituent un support d’images, susceptibles de lui être glosées une fois revenu à la sobriété et enrichir son imaginaire mythographique11.
Dans cette perspective, les travaux du banquier et mycologue américain R. Gordon Wasson ont certainement marqué un tournant pour la recherche anthropologique (Wasson, 1968). Le soutien scientifique apporté par Claude Lévi-Strauss, réputé pour son exigence en ethnologie, a assurément contribué à la renommée de sa thèse (Lévi-Strauss, 1970). Non seulement il entend montrer que les potions sacrées, à la base des rites indo-aryens, étaient constituées de champignons hallucinogènes, mais que l’origine de cette connaissance botanique remontait à l’origine des peuples eux-mêmes, autrement dit avant leur migration vers le Sud (l’Inde et l’Iran actuels). Ce faisant, et dans une veine parallèle à celle de G. Dumézil, R. G. Wasson ancre cette pratique chamanique, institutionnalisée in fine dans les religions à textes que sont l’hindouisme et le zoroastrisme, à l’Asie Mineure et aux temps préhistoriques12. À ce propos, l’anthropologue américain Weston La Barre écrit :
Les chamanismes eurasien et indien fonctionnent sensiblement de la même façon, avec l’importance donnée à l’Arbre, aux danses sacrées, au tambour rituel, à l’arc-en- ciel, au voyage magique, à l’action de « voir » — et l’on trouve sur les deux continents le recours à des plantes qui élargissent le champ de la conscience et sont la « chair des dieux ». Les Indiens d’Amérique sont les héritiers de la culture paléolithique avancée et mésolithique des tribus de chasseurs paléosibériens. (La Barre, 2000, p. 7)
Jusqu’ici, il n’était question uniquement de relations possibles et/ou probables entre religions d’un même ensemble culturel ou d’un même sous-ensemble (néolithique), en Asie13. L’éventualité d’un passage entre la Sibérie et l’Amérique du Nord n’avait pas encore été abordée. Pour que cela soit théoriquement envisageable, il faut remonter plus haut dans la Préhistoire, à la dernière période glaciaire (il y a au moins 12 000 ans), où les voies entre les deux continents étaient encore praticables (Feltes-Strigler, 2007, p. 25-33). Ce n’est donc qu’en considérant possible l’existence d’un chamanisme aussi ancien14, qui possédait en outre des connaissances en mycologie (Larrère, 2004), que l’on peut étayer cette hypothèse.
Or, il s’avère que l’ethnologue Éric Navet a mis en exergue, mythes d’origine à l’appui, que les Indiens d’Amérique du Nord conservaient toujours le souvenir de cette transhumance et la consommation première du champignon psychotrope Fausse-Oronge ou Amanite tue-mouche (Navet, 1988). Le Professeur d’ethnologie conclut sur ce point :
Les Ojibway avaient donc, à l’instar de leurs homologues sibériens, une parfaite connaissance des vertus et des pouvoirs psychologiques et physiologiques de l’Amanite tue-mouche ; ceci ne peut qu’accréditer l’affirmation faite par Keewaydinoquay (la femme chamane qui relate le mythe) à R. G. Wasson concernant l’ancienneté des pratiques liées à l’absorption d’amanites chez son peuple. Il est bien question dans le mythe qu’elle nous raconte, d’un véritable culte avec prêtres et zélateurs organisés selon une structure hiérarchique à la façon du Midewiwin, autre célèbre association ojibway à but thérapeutique. (Navet, 1988, p. 171)
Par conséquent, si l’on crédite le point de vue de l’ethnomycologue, le chamanisme eurasien et l’absorption cultuelle de champignons Amanita muscaria qui lui est corrélée, auraient migré de l’Ancien Continent vers le Nouveau, via le détroit de Béring, il y a plusieurs milliers d’années. Prenant position, l’anthropologue américain Peter T. Furst estime que « la pratique des plantes psychédéliques remonte donc au moins à 15 000 ou 20 000 ans avant notre ère » (Furst, 2000, p. 6).
Revenant à notre problématique initiale — qui était de mettre en évidence le lien ontologique entre le symbolisme de l’Arbre de la connaissance du bien et du mal et la mythologie sibérienne dont il est issu —, reste à montrer dans quelle mesure ce rapprochement demeure pertinent. Dans le paradigme de R. G. Wasson, ce lien s’explique d’abord par le phénomène migratoire de certains peuples d’Asie vers le Sud. C’est un principe élémentaire : un mythe ne voyage jamais seul ; ce sont les hommes qui l’ont inventé qui le transportent avec eux, dans leur bagage culturel.
Pour lui, l’arbre par excellence de la mythologie sibérienne est le bouleau. Selon sa logique adaptative, la symbolique botanique aurait évolué en fonction des aires culturelles où elle se serait implantée15. Il pense qu’en contexte sémitique, les Arbres bibliques (de vie et de la connaissance) seraient une acculturation de ladite mythologie sibérienne. Il remarque :
In the opening chapters of Genesis we are faced with the conflation, clumsily executed, of two recensions of the fable of the Garden of the Eden. The Tree of Life and the Tree of Knowledge of Good and Evil are both planted in the center of Paradise. They figure as two trees but they stem back to the same archetype. They are two names of one tree. The Fruit of the Tree is the fly-agaric harboured by the birch. The Serpent is the very same creature that we saw in Siberia dwelling in the roots of the Tree.
(Notre traduction : À partir des premiers chapitres de la Genèse, il y a souvent une confusion qui s’opère entre les deux récits du jardin d’Eden. L’Arbre de vie et l’Arbre de la connaissance du bien et du mal sont tous deux plantés au centre du paradis. Pourtant, bien qu’il s’agisse de deux arbres distincts, ils semblent liés par une même racine. Il existe en effet deux noms pour un seul et même Arbre. Le fruit de cet Arbre serait l’amanite tue-mouches, qui pousse au pied du bouleau ; et le serpent serait exactement la créature que l’on retrouve en Sibérie, lové à la racine de l’Arbre.) (Wasson, 1968, p. 220-221)
Par conséquent, si cette perspective diffusionniste s’avère exacte, cela veut dire que ce moment charnière du Paléolithique supérieur est le trait d’union entre les chamanismes eurasiens et amérindiens d’une part, et le point de départ d’un mythe qui, après maintes pérégrinations, finira par être fixé dans les religions à textes d’autre part.
Allégorie biblique et effectivité de la cure chamanique
Poursuivant cette logique, il serait tout à fait envisageable de reconnaître dans les chamanismes amérindiens, situés plus au sud du continent, une extension de ce qui se pratiquait déjà au Nord. Car comme on le sait, la consommation de psychotropes, dans un cadre ritualisé, est absolument universelle (Schultes, 1982, 2000). Ce qui ne l’est pas, en revanche, ce sont les champignons, qui ne poussent pas sous toutes les latitudes. Il a donc fallu trouver des alternatives aux différentes sociétés. Le cactus peyotl aux Etats-Unis et Mexique ou la liane d’ayahuasca en Amazonie a notamment fait partie de ces stratégies d’adaptation culturelle au terrain (Feltes-Stigler, 2001, p. 71 ; Furst, 1990, p. X).
L’anthropologue suisse Jeremy Narby l’a montré ; ce type de pratiques en territoire sud-américain est largement répandu. De plus, ce qu’il y a d’intéressant dans ses travaux, et pour la problématique qui reste la nôtre, est l’accent est qu’il met sur l’expérientiel de la « cure » chamanique et l’« enseignement » que l’on peut tirer des effets psychotropes de la plante ingérée (Narby, 1995). De la même manière que l’Arbre biblique transmet une connaissance totale16, le tabac et l’ayahuasca semblent également avoir des propriétés du même ordre. Rafael C. Pizuri, le chamane avec qui il a mené ses entretiens ethnobotaniques, affirme sans détour que les plantes qu’il utilise « parlent ». D’ailleurs, de manière tout à fait significative, les esprits de ces plantes n’« enseignent » pas uniquement la médecine traditionnelle. Elles apprennent également « la malice » (Narby & Pizuri, 2021, p. 23-24), autrement dit le mal (comme dans la Bible). À ce titre, le chamane péruvien parle d’une « âme double » de la plante, tandis que J. Narby relie cette dualitude principielle au phármakon, envisagé à la fois comme « poison et médicament » en Grèce ancienne (Narby, 1995, p. 98).
Quoiqu’il en soit en définitive, nous avons ici affaire à un motif mythologique similaire à celui du livre de la Genèse : l’Arbre enseigne une connaissance, simultanément bonne et mauvaise ; l’absorption du fruit de l’Arbre, qualifié d’enthéogène, donne le sentiment de fondre dans la Divinité17. C’est effectivement ce qu’explique le linguiste Gayle Highpide, sur la base de ses travaux sur les Napo Runa en Équateur :
Les serpents — vision la plus courante sous ayahuasca — sont considérés comme l’esprit manifeste de la liane. Les visions procurées par la liane peuvent être difficiles à avoir ; en fait, les « visions » peuvent ne pas être du tout visuelles, mais auditives ou somatiques ou intuitives. Mais la liane porte le contenu du message, l’enseignement et la perspective. La feuille aide à éclaircir le contenu, mais les enseignements sont attribués à la liane… La liane est l’Enseignant, le Guérisseur, le Guide. Le but de boire de l’ayahuasca est de recevoir le message que la liane transmet. (Highpide, 2012, p. 83)
En d’autres termes, pour ces chamanes amérindiens, l’épistémè qu’ils cherchent et tirent de la prise de tabac et de l’ayahuasca n’a rien de symbolique. L’expérience d’une telle pratique ne s’accorde que très partiellement avec les « allégoristes » bibliques (Origène, 1943, p. 68-69). Il est ici question d’une connaissance en acte, traumatique en un certain sens, vu l’intensité des visions que produit le psychotrope, et n’a rien de spéculative. Faisons d’ailleurs remarquer que même le terme « connaître » en Gn 4, 1, est lié à une forme d’intimité (« L’homme connut Ève, sa femme ») (Eisenberg & Abécassis, 1979, p. 69-70). L’expérience de la connaissance en général dans la Genèse est donc quelque chose de profondément pénétrant, que l’on associe volontiers au phénomène initiatique et à la quête intérieure de la gnose.
Nous pensons sur ce point que l’herméneutique classique de la Bible — exclusion faite de la Kabbale au Moyen Âge (Scholem, 2014, p. 324-329) —, est le signe d’une perte apparente de sens de ses rédacteurs ou du moins d’une volonté délibérée de crypter l’ésotérisme qu’il pouvait y avoir dans la mythologie antique (Cair-Helion, 2007, p. 54). Ce qui paraît en tous cas évident, c’est que les sens cachés du texte ne se laissent pas saisir de manière aussi immédiate que dans les chamanismes eurasiens et amérindiens qui surgissent à l’esprit avec fulgurance.
De l’usage de psychotropes en contextes bibliques ?
Pour revenir plus particulièrement au monde méditerranéen qui demeure le foyer culturel de la Bible, de nouveau, la consommation de psychotropes à des fins initiatiques n’est pas rare. L’histoire de l’art nous enseigne que les champignons hallucinogènes étaient connus des chrétiens d’Orient. Une cartographie des églises et cathédrales possédant des représentations picturales de l’Arbre de la connaissance du bien et du mal en forme fongique (Courcelle, 1974, p. 83-84 ; Brown & Brown, 2019), montre que les différents Ordres de chevalerie ont importé des croisades au Moyen Âge central un nouveau type d’imaginaire (La Tremblais & La Villegille, 1854, p. 203). Le cas de l’église de Plaincourault, dans l’Indre, est certainement le plus emblématique (Marchand & Boudier, 1911, p. 31-33 ; Irvin, 2008, p. 113-147). Cependant, celui des mosaïques tunisiennes datées du ve siècle reste, à notre connaissance, toujours non élucidé ; ce qui n’est pas sans renforcer le sentiment de l’existence d’une institutionnalisation de la pratique cultuelle à une époque reculée du christianisme (Samorini, 2001).
Quoiqu’il en soit, nous demeurons toujours loin du contexte de rédaction du livre de la Genèse aux alentours du ve siècle AEC (Rendtorff, 1989 ; Uelhlinger, 2009). Pour établir un lien historique entre l’Arbre biblique et une éventuelle plante psychotrope, il faut réduire notre champ d’étude au Bassin méditerranéen. Ce dont on est sûr pour le coup, c’est que d’autres psychotropes étaient utilisés à cette date (Mazars, 2002, p 57 ; Samorini, 2019). L’on pense notamment à l’ergot de seigle, désormais connu sous le nom de LSD-25 depuis sa synthétisation par le chimiste helvète Albert Hofmann. Il semble qu’il ait été intégré au kykeon, c’est-à-dire au breuvage rituel des Mystères d’Éleusis (Wasson et coll., 2008, p. 151-152 ; Bizzotto, 2018), entre le viie et vie siècles AEC18, c’est-à-dire à une période sensiblement proche de celle de la rédaction des plus anciens passages de la Genèse.
On a longtemps pensé que l’épi de blé ou de seigle n’avait qu’une portée symbolique, en lien avec un rite agraire. Cependant, grâce l’apport de l’archéologie qui confirme l’usage dudit psychotrope, l’on porte un regard différent sur ce culte à mystères19. L’on ne manquera d’ailleurs pas de faire un parallèle avec le Talmud de Jérusalem (ier siècle) qui évoque, lui aussi, un épi de blé comme symbole de l’Arbre de la connaissance originel (Berakhot 40a : 14).
Dans un objectif d’être toujours plus proche du texte biblique et de son contexte d’émergence, l’impasse ne peut être faite sur deux substances en particulier. Il s’agit en premier lieu de l’opium (Trepardoux, 1997, p. 446-447 ; Chouvy, 2001, p. 182-184), dont l’usage est attesté archéologiquement, notamment sur le site d’Ebla en Syrie. La plante de pavot est également figurée sur les bas-reliefs du palais du roi assyrien Sargon II à Khorsabad, à la toute fin du viiie siècle AEC, soit de nouveau à une période très peu éloignée de la rédaction des premiers fragments de la Genèse et en tout cas mitoyenne à la conquête des royaumes d’Israël et de Juda sous Tiglat-Phalazar III (Lemaire, 2015, p. 47).
En second lieu, il s’agit du cannabis. Tout d’abord, parce que le texte biblique en fait fréquemment mention (sous le terme hébreu kaneh/kanah-bosm)20. L’anthropologue Sula Benet y voit une espèce de chanvre, employée rituellement en tant qu’encens et base pour l’huile d’onction (Benet, 1975). Ensuite, parce que son usage cultuel a pareillement été mis en évidence par l’archéologie, notamment dans le temple de Tel Arad dans le Néguev, entre 760 et 715 (Arie et al., 2020). L’hypothèse cannabinoïde est intéressante, parce que le psychotrope est importé par les Scythes d’Asie mineure (Denis & Senon, 2010 ; Merlin, 2003) et que ceux-ci partagent une origine ethnique commune avec les Proto-Indo-européens dont on a parlé supra. En outre, d’après Hérodote (Hist., IV, 73-75), les Scythes pratiquaient des rites funéraires où le cannabis était utilisé dans un esprit cathartique, que l’on qualifie volontiers de « chamanique » (Dowden, 1980). Ce n’est donc pas sans lien avec ce que nous disions ab ante. D’autant que cela fait nettement écho avec ce que disent les chercheurs israéliens contemporains en charge du site d’Arad :
L’usage d’autres matériaux psycho-actifs est également bien connu dans les cultures proche-orientales et égéennes depuis la préhistoire. Il semble probable que le cannabis qui était utilisé à Arad l’était pour ses effets psychoactifs, de manière délibérée, pour stimuler l’extase dans le cadre des cérémonies de culte. Et si tel est le cas, c’est la première preuve de ce type découverte dans le culte de Judée. (Arie et al., 2020, p. 23)
La découverte est donc de première importance et constitue pour la présente étude l’élément le plus solide. Cela dit, il faudra relever que les effets psycho-actifs du Tétrahydrocannabinol (THC) sont attestés par la recherche en neurologie, mais que les effets hallucinogènes restent encore discutés. Ce qui est d’une importance capitale pour relier la plante de cannabis à l’Arbre de la connaissance. Il faudrait que ladite plante soit plus qu’inspirante, comme cela l’a été le cas dans la littérature. Il faudrait avant tout qu’elle soit enthéogène, c’est-à-dire qu’elle provoque une dissolution de l’ego, qu’elle soit deuxièmement hallucinogène, c’est-à-dire qu’elle donne des « visions enseignantes », et enfin qu’elle soit liée d’une quelconque manière à un sentiment d’immortalité. Au vu des éléments qui nous sont parvenus, il paraît difficile de conclure en sa faveur, notamment pour le caractère enthéogène.
Afin d’être tout à fait exhaustif, il nous reste à dire un mot sur les travaux du psychologue israélien Benny Shanon. Selon sa lecture singulière du texte biblique, les psychotropes y seraient omniprésents (Shanon, 2008). Différents prophètes en auraient fait l’expérience, à commencer par Adam et Ève avec l’Arbre de la connaissance (Gn 3, 5), Moïse avec la manne dans le Sinaï (Ex 16, 6), Aaron avec l’encens (Nb 17, 9), ses deux fils, les prêtres Nadav et Abihou avec l’alcool (Lv 10, 1), Ézéchiel avec des visions de lumière en Chaldée (Ez 1, 18), etc. En effet, l’encens21 et l’acacia22 seraient possiblement hallucinogènes. En revanche, l’auteur n’apporte aucune preuve archéologique et reste engoncé dans une lecture historicisante de la Bible. Il faudra l’admettre en définitive, il n’y est jamais question de substances psychédéliques stricto sensu. L’on restera donc sur notre faim à ce niveau-là.
Conclusion
Aussi, au vu de ce qui précède, voici ce que l’on peut retenir. Il n’existe pas de preuves formelles et définitives qui permettraient de trancher la question du lien entre l’Arbre de la connaissance et un éventuel enthéogène. Tout au plus, peut-on faire des rapprochements entre la symbolique biblique et une mythologie qui interagit avec un type de chamanisme basé sur les visions psychédéliques. L’hypothèse de R. G. Wasson semblerait la plus probable, notamment pour l’explication qu’il donne de la dualité « Arbre de la connaissance/Arbre de vie » et « Bouleau/Amanite tue-mouche ». Celle-ci devra, pour qu’elle soit recevable, intégrer la dimension polymorphe du mythe, qui traduit l’adaptation pratique et culturelle des peuples au terrain rencontré au cours de leurs migrations respectives.
Toutefois, même s’il avait juste, c’est-à-dire que l’Arbre biblique ait effectivement une origine perdue dans les temps reculés de la Préhistoire sibérienne, il n’en demeure pas moins que les auteurs de la Genèse s’inscrivent en faux contre ce genre de pratiques psychédéliques. La connaissance que donne l’Arbre possède intrinsèquement un caractère numineux, que l’Homme, Adam, se doit d’éviter absolument.
De plus, le jardin d’Eden décrit une scène mythique primordiale dans la Bible. L’Homme en a été expulsé à cause de sa transgression. Le motif de la consommation du fruit défendu est précisément convoqué pour expliquer la « descente » de l’humanité sur terre ; ce qui a donc des conséquences pérennes sur son devenir. La présentation qui en est faite est donc radicalement différente des effets éphémères des psychotropes sur la psyché humaine — même si ceux-ci bouleversent en profondeur la conscience de l’individu.
Les tout premiers chapitres de la Bible, insistons dessus, sont rédigés en opposition aux religions polythéistes. C’est un contre récit qui s’impose, qui « se pose en s’opposant » selon le concept identitaire sartrien. Le Professeur de littérature Stephen Greenblatt va quant à lui au-delà, en soutenant que les « premières pages de la Genèse avaient une visée polémique », c’est-à-dire qu’elles constituaient une réponse aux Babyloniens qui les avaient empêchés d’exercer le culte yahviste pendant soixante-dix ans. À travers la cosmologie biblique, les Hébreux tenaient à affirmer « haut et fort que c’était Yahvé, et non Marduk, qui avait façonné l’univers et créé les premiers hommes » (Greenblatt, 2017, p. 61).
La reprise des mythologèmes mésopotamiens n’indique pas une pasticherie des auteurs bibliques. C’en est certainement une monothéisation résolue, mais surtout et avant tout une affaire rhétorique. C’est en raison d’un refus de la population judéenne de se conformer aux préceptes mosaïques, ou plutôt ezraïques, qu’il a fallu adapter le discours, en d’autres termes « modifier le récit » (ibid., p. 50), afin de générer une plus forte adhésion au message.
C’est ainsi, à n’en point douter, que l’Arbre de la connaissance du bien et du mal a été convoqué dans le livre de la Genèse. Le message biblique ne propose pas un enseignement mélangé de bonnes et de mauvaises choses. L’histoire sainte se veut fondamentalement éthique, comme un modèle pour les générations à venir. La consommation du fruit défendu, s’il est possible de l’associer à un psychotrope enthéogène, a causé la chute de l’Homme et l’a condamné à une vie de souffrances. Pour les primo-rédacteurs de la Genèse biblique, la recherche d’un paradis artificiel, possiblement reconnaissable dans la prise des psychotropes susmentionnés, n’est en rien une voie à suivre et à institutionnaliser.
Pour autant, la connaissance en soi, par dévoilement ou par accumulation de savoirs, n’est pas du tout bannie de la religion judéenne. Elle doit seulement s’inscrire dans la parole de Dieu et son herméneutique, et non plus, comme le faisaient les mythologies antiques, dans les manifestations kratophaniques. On assiste donc dans ce que représente « l’Écriture », à une rupture entre deux temporalités, entre deux façons d’être au monde et d’interagir avec lui. En cela, le texte biblique se dissocie du chamanisme auquel il a été directement confronté — dissociation qui est à comprendre en intelligence en regard des chamanismes qui ont une véritable exigence spirituelle. La discussion reste ouverte.