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La théologie […] ne traite pas seulement des choses, mais encore de la signification des noms[1].

Le titre de cet article n’est pas de moi. Il vient d’ailleurs, de plus loin. Il me vient d’un autre, qui me l’a assigné, qui l’a choisi pour moi. Ainsi je devrai parler de cela (du moins je suis supposé le faire, la désobéissance ou la fuite étant heureusement toujours possible), je suis sommé de traiter de cette affaire-là : à savoir « les fondements de la théologie ». Peu importe au fond ce que j’en pense, peu importe mes réticences à parler de ce que l’on appelle (trop rapidement me semble-t‑il) « la théologie » — une « chose » dont l’unité m’apparaît en fait plutôt mal assurée, « la théologie » existant d’abord dans le déploiement de discours divers, différenciés, irréductibles les uns aux autres. Peu importe mes réticences à reporter une telle théologie à un ordre de « fondements », dont c’est la pluralité qui est cette fois-ci soulignée par le titre, ce qui semble exclure d’entrée de jeu qu’on puisse considérer un événement, l’événement de la mort-résurrection de Jésus le Christ, comme l’instance tenant lieu de « fondement » à la théologie. Ainsi le titre supposerait une unité stable du geste théologique là où j’ai plutôt tendance à voir une pluralité grouillante, et à l’inverse il supposerait une pluralité de fondements là où j’ai tendance à n’en voir qu’un seul. De toute façon, peu importe ce que je pense de cette affaire, je suis invité à en parler, je suis sommé de parler de : « les fondements de la théologie ». Libre à ceux et celles qui voudront entendre plutôt, au prix de légères mais décisives altérations (où l’Autre s’annonce déjà) : « le fond manquant à la théologie ».

Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur la « politique de la parole » impliquée dans cette sommation à parler, dans cette assignation d’un titre à ce qui n’a pas encore été dit, à ce qui commence à peine à se dire, à (tout) ce qui reste à dire, à ces mots qui voudraient échapper (pour un temps du moins) à l’« ordre du discours » à l’intérieur duquel ils s’inscrivent forcément, s’ils s’inscrivent, s’ils ont à s’inscrire[2].

Par ailleurs, si cette « politique de la parole » n’est pas innocente, n’en concluons pas trop rapidement qu’elle est coupable ou condamnable. D’abord, parce qu’elle ne relève pas de la décision d’une conscience ou du choix délibéré, libre, éclairé d’un sujet ; elle appartient plutôt à une instance à la fois supérieure (donc plus puissante) et inférieure (parce que souterraine) que l’instance du sujet : pour dire les choses un peu rapidement, disons une instance institutionnelle, dans son effort pour conjurer le dangereux pouvoir des mots. Par l’encadrement et la régulation du discours, il s’agit pour une institution de neutraliser ce pouvoir des mots, auxquels elle doit son existence mais qui en retour semble la menacer, du fait de leur prolifération et du jeu de la signifiance qu’ils entraînent, qu’ils permettent et autorisent, qu’ils autorisent en le permettant. Ensuite, la « politique de la parole » ne peut être l’objet d’une condamnation parce que l’effort même qu’elle déploie pour assigner la parole à son lieu, pour la mettre à sa place, a pour effet paradoxal de donner lieu à la parole, de susciter un événement de parole qui, fût-il l’objet d’une tentative de programmation, reste un événement, donc quelque chose d’incalculable, d’imprévisible et d’im-prédicible, dans sa forme et surtout dans ses effets. L’appel à parler — fût-il un appel autoritaire à parler de « ceci » plutôt que de « cela » — est ainsi une chance.

Une telle chance comporte sa part de risques. Une fois qu’elle a été convoquée, il n’est pas sûr que la parole vienne répondre directement ou « comme prévu » à l’appel ; elle peut répondre autrement, ou ne pas répondre (ce qui est aussi une façon de répondre, et dans certains cas la meilleure, la seule possible). Par ailleurs, en acceptant de répondre à l’invitation que l’autre m’adresse, en répondant à sa « sommation à dire » — ayant pris soin de mettre en lumière la part d’ambiguïté d’un tel procédé —, je dois assumer à mon tour un risque, qui m’expose à un autre, à la parole d’un autre. Acceptant de parler, de jouer le jeu de la parole (et de l’institution), je risque alors non seulement d’être « mal entendu » mais de susciter une réponse que je n’avais pas demandée, prévue, anticipée. Venant à peine de commencer à parler, je réalise qu’il faudra bien à un moment donné (un moment précis, que je n’ai pas choisi mais qui a été déterminé pour moi— ce qui ressort aussi, je le souligne en passant, à « une politique de la parole »), il faudra donc que j’arrête de parler, que je laisse la parole à un autre, que je lui laisse la possibilité de dire le sens (ou les sens, ou le non-sens, qui sait ?) de ce que j’aurai dit. Cet autre risquera alors une interprétation de mon discours, de ces mots qui, en les disant, m’auront échappé, de ces mots qui (en ce moment même) ne m’appartiennent plus (parce qu’ils ne m’appartiennent pas) mais auxquels j’appartiens.

Ce risque — cela est entendu — j’ai déjà accepté de le prendre pour ma part (et à mon compte), puisque je parle, puisque j’ai commencé à parler. Au péril mais aussi et surtout à la chance de ce risque de la « parole prise » s’ajoute en fait l’immense plaisir d’avoir comme prétexte l’oeuvre théologique de Walter Kasper : une oeuvre importante — érudite, vaste, équilibrée, ouverte — qui s’inscrit dans la ligne d’une fidélité sans failles mais pénétrante (donc audacieuse et créatrice) de la tradition vivante de l’Église catholique. J’ajoute que cette oeuvre n’est pas seulement pour moi une oeuvre importante, elle est aussi une oeuvre particulièrement signifiante. En effet, assez tôt dans mon parcours de formation théologique, j’ai eu la chance de tomber sur Dogme et Évangile[3]. Je me rappelle avoir littéralement dévoré cet ouvrage et en avoir ressenti vivement les effets stimulants : le dogme y était resitué dans la vie de l’Église et, à mes yeux, dans sa vérité.

Je n’ignore pas le retour autocritique de Walter Kasper sur Dogme et Évangile et les perspectives qu’il adoptait alors sur la « déshellénisation » de la théologie et une certaine mise à l’écart de la métaphysique[4]. Depuis, Walter Kasper a pris une position qu’il qualifie lui-même de « sans équivoque » par rapport au débat sur la « déshellénisation[5] » et a exprimé très clairement « l’importance fondamentale » du recours à un « fondement métaphysique » pour la théologie[6]. Dans une étude parue en 1989 dans un ouvrage collectif allemand, puis reprise dans la version américaine de la revue Communio en 1990, Walter Kasper soulignait encore la nécessité de maintenir la dimension métaphysique de la théologie ; car, écrivait-il, « sans fondement transcendant et point de référence, les affirmations de la foi ne sont finalement que des projections subjectives ou des idéologies sociales et ecclésiales[7] ». Remettant en cause — à juste titre, à mon avis — l’idée d’une « fin de la métaphysique[8] », Walter Kasper en appelle par ailleurs à une métaphysique « ouverte », dans des perspectives proches de celles de Hans Urs von Balthasar, privilégiant le « registre de l’amour » (ou de la relation) sur le « registre de l’être » (ou de la substance), sans abandonner toutefois ce dernier registre[9]. Ainsi, dans Le Dieu des chrétiens, Walter Kasper écrit : « Le discours sur Dieu présuppose la question métaphysique de l’être et la maintient en même temps en éveil[10] ». L’expression « en même temps » n’est pas sans revêtir quelque énigme, tout en constituant une promesse.

Ainsi, pour Walter Kasper, la référence à un fondement métaphysique est nécessaire si on veut maintenir la « compréhension traditionnelle et indispensable » de la théologie comme « discours sur Dieu », c’est-à‑dire la compréhension de la théologie comme la science dont l’« objet » est Dieu lui-même[11] — étant entendu, comme le rappelle Michel Corbin commentant Thomas d’Aquin, que « le discours théologique est un discours sur Dieu parce qu’il est d’abord un discours qui vient de Dieu[12] ». À l’appui de cette définition de la théologie — qui présuppose la théorie traditionnelle de la vérité comme adaequatio rei et intellectus —, Walter Kasper renvoie à un article de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin[13]. C’est aussi en partant de Thomas d’Aquin que je voudrais proposer quelques réflexions sur le discours théologique, plus précisément sur un certain discours théologique, sur une certaine manière de « dire Dieu ».

J’espère qu’on me pardonnera le caractère régional, partiel et provisoire des perspectives que je voudrais explorer. J’ai cependant quelques raisons de croire que ces perspectives ne déplairont pas trop à Walter Kasper. D’abord, elles procèdent à la base de convictions associées à la grande tradition de Tübingen, à laquelle il souligne volontiers son appartenance, convictions suivant lesquelles la théologie « ne peut exister qu’en s’inscrivant dans le courant ouvert du temps[14] ». En second lieu, les pistes de recherche que je voudrais explorer rejoignent une certaine sensibilité de Walter Kasper à l’égard des thématiques associées à la théologie négative, à propos de laquelle il rappelle d’ailleurs que le quatrième concile du Latran en a fait « la doctrine officielle de l’Église[15] » en affirmant qu’« entre le créateur et la créature aucune ressemblance ne peut être affirmée, sans que celle-ci implique une dissemblance encore plus grande[16] ». La longue fréquentation par Walter Kasper de l’oeuvre de Schelling, dont il est un spécialiste mondialement réputé[17], peut expliquer en partie l’intérêt qu’il manifeste à l’égard des thématiques de l’apophatisme : pour Schelling, en effet, le dé-voilement de la vérité se trouve toujours lié à son « cèlement », à sa réserve[18]. Enfin, les perspectives que je voudrais explorer rejoignent certaines insistances de Walter Kasper sur le théo-logique du théologique, c’est-à‑dire sur l’importance d’une « théologie théologique » — pour reprendre l’expression qu’il utilise fréquemment[19]. Je trouve cette tautologie magnifique, car elle rappelle le théologien à sa vocation, à la tâche à la fois enivrante et impossible de parler de Dieu. Tâche enivrante parce que le travail théologique procure un immense plaisir : « […] il ne devrait falloir aucune justification à s’essayer à la théologie, affirme Jean-Luc Marion, que l’extrême plaisir d’écrire[20] ». Tâche impossible aussi parce que la théologie, affirme encore Marion, « consiste […] à dire ce dont seul un autre peut répondre — l’Autre[21] ».

Il s’agira ainsi de chercher à penser ce que « dire Dieu » pourrait vouloir dire aujourd’hui. L’ampleur et la complexité d’une telle question interdisent évidemment de croire un seul instant qu’on puisse l’épuiser, qu’on puisse en venir à bout. Les quelques analyses que je voudrais proposer à la discussion, et que j’adresse et dédie plus spécifiquement à Walter Kasper — en guise d’hommage et de reconnaissance à un éminent théologien et à un grand homme d’Église —, ces quelques analyses donc ne sont rien de plus que des pistes de recherche qui ne visent pas à provoquer un débat, encore moins à le clore, mais à rendre possible la parole, c’est-à‑dire l’échange de paroles, le dialogue, l’adresse de l’un à l’autre.

Le problème d’un « discours sur Dieu » aujourd’hui ne se pose plus dans le cadre aristotélico-thomiste où il se posait hier. Walter Kasper le rappelle fréquemment[22]. Ce qui n’interdit pas la lecture de saint Thomas, mais la requiert au contraire. J’ajoute que le « problème théologique » doit être posé aujourd’hui — me semble-t‑il — par rapport à une certaine « pensée du langage », qui s’attache notamment à distinguer le référent d’un signe et son signifié. Un bref détour par Saussure s’impose ici.

La linguistique saussurienne marque une rupture avec l’axiome d’une mise en rapport du « mot » avec la « chose ». Dans son Cours de linguistique générale, Ferdinand de Saussure définit le signe comme ce qui « unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique[23] ». Ainsi, pour Saussure, le signe est une entité à deux faces : d’une part, il y a le « signifié » ou le concept (par exemple, si l’on pense au mot « chien », il s’agit de l’idée du chien et non d’un chien réel) ; d’autre part, il y a le « signifiant » constituant la face « matérielle » du signe. On peut représenter le « signe linguistique » de Saussure par l’algorithme s/S qui matérialise l’union d’un concept (le signifié s) à une image acoustique (le signifiant S).

Saussure précise que le lien entre le signifiant et le signifié est purement arbitraire, c’est-à‑dire immotivé : il n’y a aucune ressemblance nécessaire entre le signifié et le signifiant, autrement dit il n’y a aucune raison d’appeler un chien à l’aide du signifiant « chien ». L’apport décisif et spécifique de Saussure n’est pas tant la découverte de l’arbitraire du signe — d’autres l’avaient devancé dans cette voie — que l’élaboration d’une théorie de la valeur. Saussure définit la langue comme un système, ou encore comme une structure, à l’intérieur duquel le signe linguistique tire sa valeur de son rapport avec les autres signes, et non de lui-même : « […] dans la langue chaque terme a sa valeur de son opposition avec tous les autres termes[24] ». Le jeu de la langue repose donc tout entier sur des différences : « […] dans la langue, il n’y a que des différences […]. Qu’on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce système[25] ». Chaque terme n’existe que par rapport aux autres termes de la langue, chaque unité se définit par sa différenciation des autres.

La linguistique saussurienne est ainsi à l’origine d’une véritable « rupture épistémologique », puisque désormais « l’étude de la signification ne se focalise plus sur la fonction référentielle du signe mais sur sa structure interne[26] ». Cette révolution sera elle-même relayée par d’autres déplacements — également décisifs —, parmi lesquels il faut accorder une importance particulière à la radicalisation de la théorie du signifiant par Jacques Lacan. Lacan va inverser l’algorithme saussurien en accordant au signifiant une position dominante par rapport au signifié : S/s[27].

Saussure n’a pas que des successeurs ; il a aussi des ancêtres parmi lesquels il faut compter saint Augustin dont la théorie du signe annonce en quelque sorte les résultats de la linguistique contemporaine[28]. La distinction saussurienne du signifié et du référent rappelle également des distinctions utilisées au Moyen Âge. Par exemple, le logicien Pierre d’Espagne envisage deux rapports possibles entre le mot et la réalité non langagière[29]. Un premier rapport, qualifié de « signification » (significatio), concerne le rapport entre un mot et la représentation intellectuelle (res) qui lui correspond. Un second rapport, qualifié de « supposition » (suppositio), concerne plutôt le rapport entre le mot et l’objet extérieur (aliquid) qu’il désigne.

Ces distinctions servant à penser les rapports entre le mot, la représentation intellectuelle et le référent — qui ne sont pas sans lien avec les perspectives contemporaines issues de la linguistique saussurienne — sont aussi utilisées par Thomas d’Aquin[30]. En l’occurrence c’est par rapport à une conception triadique du signe — distinguant la parole (vox), le concept (conceptus) et la chose (res[31]) — qu’il pose, dans les catégories métaphysiques disponibles alors, la question d’un « discours sur Dieu ». Je voudrais m’attacher ici à l’examen rapide d’une argumentation de la Somme contre les Gentils de Thomas d’Aquin, extraite du chapitre 30 du premier livre[32].

Dans ce bref chapitre, Thomas d’Aquin entend « examiner ce qui peut ou ne peut pas être dit de Dieu, ou encore ce qui n’est dit que de lui, et enfin ce qui est dit à la fois de lui et des autres choses[33] ». Il envisage d’abord le rapport de signification entre le mot et la représentation intellectuelle. Tant que le concept est pris en soi, c’est-à‑dire sans référence au référent, « tous les noms qui désignent une perfection de manière absolue et sans défaut sont prédiqués de Dieu et des autres choses : ainsi bonté, sagesse, et les autres noms de ce type[34] ». Par ailleurs, envisageant ensuite le rapport entre le mot et la chose, Thomas d’Aquin affirme que « tout nom qui exprime une de ces perfections, avec un mode propre à la créature, ne peut être dit de Dieu que par ressemblance et métaphore » — laquelle, ajoute saint Thomas, « permet d’adapter à une chose ce qui n’appartient qu’à une autre, à la manière dont un homme est appelé pierre parce qu’il a la tête dure[35] ». Enfin, « les noms qui expriment ces perfections avec le mode de suréminence selon lequel elles conviennent à Dieu sont dits de Dieu seul », et ne peuvent donc être attribués aux créatures. Ainsi en est-il des noms « bien suprême » ou « premier être ».

Thomas d’Aquin ne s’arrête pas ici. Il tient en effet à préciser que ces analyses concernent « l’objet même de la signification », non le « mode de signification ». Car de ce dernier point de vue, écrit-il, « tout nom est défectueux » :

En effet, nous exprimons la chose par le nom avec le même mode que celui selon lequel nous la concevons par l’intellect. Or, notre intellect, prenant des sens le point de départ de sa connaissance, ne transcende pas le mode qui se trouve dans les choses sensibles, en lesquelles la forme est autre que ce qui a la forme, en raison de la composition de matière et de forme. Or, dans ces choses, la forme est bien simple, mais imparfaite, puisqu’elle n’est pas subsistante : c’est ce qui a la forme qui est subsistant, mais non simple, puisque, bien au contraire, il implique concrétion. C’est pourquoi notre intellect signifie concrètement tout ce qu’il signifie comme subsistant, tandis que ce qu’il signifie comme simple, il le signifie non comme un ce qui est, mais comme un ce par quoi cela est[36].

Ainsi, pour saint Thomas, la réalité étant « composée », le mot qui la désigne s’adresse soit à l’être subsistant, soit à la forme. D’une part, s’il s’adresse à l’être subsistant — concret, non simple —, la désignation s’avère imparfaite. D’autre part, s’il s’adresse plutôt à la forme — qui est le moyen par lequel une chose est connue — la signification s’avère également imparfaite. Il s’ensuit que « dans tout nom énoncé par nous, quant à son mode de signifier, réside une imperfection[37] ». Dès que le référent entre en jeu, le procès de nomination est nécessairement imparfait : le mot et la chose ne se recouvrent jamais complètement.

Ce qui est vrai en général l’est à plus forte raison quand il s’agit de Dieu. Pour Thomas d’Aquin, le nom ne s’applique qu’à la chose même pour la désignation de laquelle il été conçu. Ainsi le mot « bon » ne peut s’appliquer convenablement qu’à une chose concrète. Dieu étant le subsistant immatériel par excellence, le mot « bon » ne peut donc s’appliquer à lui avec convenance, pas plus qu’un autre mot : d’ailleurs « aucun nom n’est convenablement adapté à Dieu[38] ». Thomas d’Aquin en conclut que les noms divins peuvent « être affirmés et niés de Dieu : affirmés à cause de la raison du nom, niés à cause du mode de signifier[39] ». Le grand théologien s’inscrit par là dans la perspective apophatique de Denys l’Aréopagite, auquel il se réfère d’ailleurs explicitement.

C’est encore à Denys que saint Thomas se réfère lorsqu’il insiste dans son De Veritate sur la défaillance de notre discours sur Dieu : « […] ce qu’est Dieu lui-même nous demeure toujours caché et la plus haute connaissance que nous puissions avoir de Dieu ici-bas est de connaître que Dieu est au-dessus de tout ce que nous pensons de lui[40] ». Dans son Commentaire sur les Sentences, saint Thomas va très loin dans cette « voie d’exclusion » :

Quand nous avançons vers Dieu par la voie d’exclusion, nous nions d’abord de lui les choses corporelles, et ensuite les choses intellectuelles elles-mêmes, en la forme où elles sont dans les créatures, comme la bonté et la sagesse. Alors, il ne reste plus dans notre intellect que ceci : Il est, et rien de plus. Mais pour finir, ce même être, en la forme où il se trouve dans les créatures, nous le nions de lui, et alors il demeure dans une sorte de nuit d’ignorance, et c’est cette ignorance qui nous unit à Dieu de la façon la plus parfaite, autant qu’il appartient à cette vie[41].

La proximité entre saint Thomas et Denys est incontestable et il ne m’apparaît pas exagéré de qualifier d’apophatique le geste théologique de Thomas d’Aquin[42]. Par ailleurs, la « théologie négative » de Thomas d’Aquin n’exclut pas tout discours théologique positif, elle n’a rien d’un abandon dans un rien mystique qui condamnerait le discours à son point d’extinction. Pour saint Thomas, la négation n’est qu’un moment, décisif certes mais relatif, d’une démarche théologique globale qui ne renonce pas à la cataphase. Le moment négatif ne constitue qu’une instance critique provisoire à partir de laquelle les concepts théologiques sont relativisés. En définitive, dans le cadre épistémique de Thomas d’Aquin, le discours théologique ne peut pas être ramené simplement — c’est-à‑dire sans précautions — à un « discours sur Dieu », à un discours sur l’« objet-Dieu ». En même temps, le théologien ne se trouve pas autorisé à ne pas parler de Dieu ; en fait, il ne parle que de Dieu, que de cet Autre qui le fait parler, qui rend possible sa parole, que rend possible Sa Parole (Sa Révélation), accueillie dans la foi.

On aura compris qu’à mes yeux les conclusions de Thomas d’Aquin sur le geste théologique — son statut, sa grandeur et ses limites — sont à toute fin pratique indépassables. Par ailleurs, d’autres chemins me semblent devoir être empruntés aujourd’hui pour parvenir pratiquement au même lieu : « pratiquement au même lieu », c’est-à‑dire à la fois « de façon pratique » (efficace et effective) et « presque au même lieu » (ce qui ne revient pas tout à fait au même). Pour ce faire, il me semble qu’on ne puisse faire l’économie d’une théorie articulant le signifiant, le sujet et l’Autre, dans leur rapport à l’Écriture et à ce qui la rend possible — son fondement, si l’on veut.

Je pose en guise de postulat — aux creux d’un insaisissable commencement — que le discours théologique est un discours sur un « croire », c’est-à‑dire à partir d’un croire (d’un acte, d’une passion croyante) qui est, en l’occurrence, le croire d’un sujet, qui s’y dit et s’y laisse découvrir[43]. En partie du moins. Car dans la perspective engagée ici, le sujet parlant qui se signifie demeure toujours, au lieu de l’énonciation, un « reste innommable ». Le sujet-théologien, comme sujet parlant, se trouve pris dans le langage — par lequel et dans lequel il advient — mais il faut ajouter que du langage lui échappe. Comme le souligne Roland Sublon, dont je m’inspire ici largement, « le sujet parlant, divisé et représenté par la différence constitutive du signifiant, [signifie] son désir en utilisant les signifiants reçus de l’Autre. Ces signifiants, dont la subsistance est de l’ordre de la connotation, sont inaptes à engendrer un signifié univoque, adéquat et ultime[44] ». S’il « n’y a d’être que pour un sujet qui parle, si la vérité de cet être se réfère au signifiant et non au réel, […] si le signifiant représente inadéquatement le sujet parlant, il s’ensuit un manque constant dans l’énonciation de la vérité de l’être[45] ». La logique engagée ici est celle d’un mi-dire : « La vérité, pas plus que l’être, ne peuvent être dits totalement. Ils ne sont pas Tout. Mi-dit, un reste ne cesse d’échapper aussi bien au locuteur qu’au récepteur. […] Effet du signifiant et représenté par celui-ci, le sujet est exclu en même temps qu’il est dit[46] ». Ainsi, s’il est vrai que le théologien dit toujours la vérité, il faut immédiatement ajouter qu’il ne la dit pas toute[47].

Partir ainsi du sujet-théologien, accepter de voir dans le théologien un auteur — c’est-à‑dire quelqu’un disposant d’une autorité propre (que lui reconnaît et que défend âprement Walter Kasper dans son livre La théologie et l’Église[48], non sans la situer dans son rapport essentiel et incontournable à l’autorité magistérielle) —, donc partir de ce sujet-théologien ou de cet « effet de sujet » pour penser le geste théologique conduit nécessairement à écarter un certain modèle « dogmatique » de la théologie, qui condamne le théologien à parler strictement au nom (de l’autorité) d’un autre : de l’Église, de la tradition ou encore de la Vérité elle-même. Dans un tel modèle, l’écriture théologique se trouve prise dans un système qui la contrôle et dont elle assure la survivance. Par ailleurs, une théologie qui se comprend comme le fait d’un sujet parlant n’est pas anti-dogmatique pour autant ; elle reconduit simplement la question de la fidélité à des propositions à la question de leur sens ou plutôt de leur signifiance, c’est-à‑dire du sens en ce qu’il est constamment débordé[49].

Plus largement, ce qui est en jeu ici, c’est la conception même de la révélation. Comme le rappelle Claude Bruaire, « quand l’oeuvre du théologien n’est que systématisation formelle d’un “donné” propositionnel immuable, quand l’enseignement théologique n’est que fastidieuse répétition de l’identité d’un “savoir” anhistorique et saturé, quand la simple idée de développement est jugée suspecte de “modernisme”, c’est sans doute qu’il y a méprise sur le sens élémentaire de révélation[50] ». En l’occurrence, la méprise consiste — me semble-t‑il — à identifier la Révélation à un savoir, là où il faudrait plutôt la reporter à l’avènement-événement d’une vérité — une vérité « qui reste hétérogène au savoir » (comme l’écrit Jean-Daniel Causse[51]) ou même qui constitue « une remise en cause permanente de toute prétention à un savoir » (comme l’écrit Roland Sublon[52]).

Dans le discours théologique, ce qui s’affirme au départ, c’est bien la foi en Dieu comme réponse à la question de la Vérité. La démarche croyante, écrit Denis Vasse, pose « la Vérité que l’homme cherche à savoir[53] ». Par ailleurs, en tant qu’« objet de savoir », la Vérité fonde l’humain comme pas-elle, comme différent d’elle. La vérité « est constituante de son développement indéfini dans la mesure où elle s’en sépare infiniment. Tout savoir trouve son origine et sa fin dans l’aveu de cette différence : il ne fait que représenter la vérité des êtres et des choses qu’il nomme et qu’il dénombre. Il n’a aucun pouvoir sur leur présence ou, en d’autres termes, sur leur origine[54] ». Il s’ensuit que la démarche de la foi est indissociable du jeu du désir. Elle vit de cette « opération séparante », de cette coupure-blessure qui n’est pas mortelle mais qui constitue plutôt la béance nécessaire pour que quelque chose puisse arriver, pour que quelque chose (entendons « Quelqu’un ») se donne : « […] un être de représentation qui serait aussi la Présence même, l’origine et la fin de toute représentation, source qui n’est épuisée par aucune puisque, dans l’acte même qui suscite la représentation, elle s’en sépare radicalement[55] ». Croire à la possibilité d’une telle présence, écrit encore Denis Vasse, « c’est croire à l’impossible, c’est croire au Sens qui ne peut que se révéler dans et par l’opération du possible qui cherche à le manifester sans y parvenir jamais. Croire cela, c’est avoir la foi, c’est-à‑dire affirmer comme source et fin de l’opération du désir de l’homme un sens qui seulement se donne dans cette opération[56] ».

Ainsi croire en Jésus le Christ ne consiste pas tant à le connaître qu’à y reconnaître le signifiant de la Parole de Dieu. Pour le croyant, le Christ est celui qui accomplit la promesse et celui qui creuse son désir, en lui donnant vie. Quand il entend dans la parole de Jésus la Parole divine, quand il reconnaît le Christ vivant dans le corps de l’autre, le sujet croyant s’attache précisément à donner corps à son désir. En ce sens, l’événement de la Révélation fait advenir le sujet chrétien. Comme l’écrit le philosophe Alain Badiou, « le sujet chrétien ne préexiste pas à l’événement qu’il déclare (la Résurrection du Christ[57]) ». Mais cet événement qui signe son origine ne peut, paradoxalement, que lui échapper : « En tant qu’événement, la Révélation arrive au titre de l’excès, et en tant que comble de la présence, son acte suspend tout savoir accessible à la connaissance[58] ». La coupure de l’événement, « ne cessant pas de tracer sa béance, du sens ne cesse pas de se suspendre c’est-à‑dire de se produire, comme effet de bord[59] ». Et ce vide, ce manque, ces « trous du sens », qui interdisent la captation du savoir, constituent autant de chances du désir, ils lui donnent son lieu, ils le fondent — si l’on veut —, ils le rendent possible :

La cause du désir est un objet en creux, un objet négatif : manque d’objet plutôt qu’objet du manque. Le désir qui se porte vers ce vide offre, dès lors, cet aspect de négativité, rebelle à la satisfaction. Aucun objet plein ne peut effacer la cause du désir, ni en arrêter la dérive. Le désir […] cerne l’objet manquant, le contourne, et répète la boucle, indéfiniment, sans atteindre le lieu où il s’épuiserait et sans toucher la Chose qui pourrait le combler[60].

Dans cette perspective, parler de Dieu, parler du Dieu de Jésus le Christ, c’est nécessairement parler son désir, c’est parler de son désir, à partir de là, de ce lieu qui n’est pas un lieu. Le discours théologique s’élabore dans ce champ du désir et s’articule dans une chaîne signifiante. Sur quoi repose un tel discours, sur quel fondement ? Cherchant à éclairer la « logique du signifiant », Lacan note que « si la linguistique nous promeut le signifiant à y voir le déterminant du signifié, l’analyse révèle la vérité de ce rapport à faire des trous du sens les déterminants de son discours[61] ». Commentant cette formule, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe soulignent que Lacan greffe sur la détermination du jeu des signifiants des « trous du sens », qui supposent une instance ultime à partir de laquelle le jeu peut se déployer. Ce signifiant premier n’est rien d’autre que le signifiant d’un manque, le signifiant d’un manque de l’Autre, dans l’Autre :

Si […] l’Autre est […] le garant, c’est-à‑dire la condition de possibilité de la parole, c’est parce qu’il est, antérieurement, quelque chose comme le signifiant originaire d’où se trame la combinaison signifiante. Mais c’est à condition de n’être rien par lui-même, — et rien au point de ne pas admettre à son tour un Autre, qui serait l’Autre de l’Autre […]. Il est au contraire le signifiant du manque même d’un tel symbole […], à partir duquel peut s’articuler la chaîne des signifiants[62].

C’est à partir de là, de ce manque, de ce lieu du manque, que ça peut parler, qu’il faut que ça parle.

Pendant un certain temps on a pu croire que le théologien savait quelque chose, mais ce n’est plus une idée très répandue. Et il faut écarter définitivement, me semble-t‑il, l’hypothèse d’un sujet du savoir — d’un sujet-théologien supposé savoir — qui exercerait un pouvoir sur la Vérité et sur l’Autre, qui pourrait Le dire, à en épuiser le mystère, et qui, ce faisant, obturerait la béance du désir. Raymond Lemieux, du point de vue du sociologue qui est le sien — ou dont il se réclame[63] — écrit :

Le théologien se définit […] non pas d’abord par sa science, ni parce qu’il s’attache au texte sacré, ni de son appartenance, ni des institutions qu’il sert, mais du fait qu’il est attentif au mystère de l’Autre. Il en sera de même de son écriture. Le théologien pose […], tout simplement, qu’au-delà de la matérialité des objets de son savoir — les signifiants du texte — un Autre doit être posé, un Autre désirant dont les Écritures et l’histoire humaine font trace. L’Autre l’inspire. Or, il ne sait rien de cet Autre. Il en reconnaît la trace, présence d’une absence[64].

Si le théologien peut donc parler de Dieu, c’est que la parole peut parler de ce qu’elle ne sait pas, s’agissant de voir dans ce de un parler « à partir de » plutôt qu’un parler « sur ». L’origine échappant au sujet parlant, ce qui lui tient lieu — au lieu de l’Autre — n’est qu’un manque dans la chaîne signifiante. Le fantasme aspire évidemment à combler ce manque, à le remplir jusqu’au bord, dans l’assurance d’un discours plein et sans failles.

Le théologien chrétien n’est-il pas plutôt celui qui attend une autre venue, la venue de l’Autre ? Ne lui revient-il pas alors de garder Dieu sauf de nos mots, de le sauvegarder ou plutôt de nous sauvegarder de la prétention d’un savoir sur Lui, d’un se-voir en Dieu, propre à la démarche idolâtrique qui vise toujours, comme le rappelle Jean-Luc Marion, à fixer le divin « à demeure », pour « nous assurer de sa présence, de sa puissance, de sa disponibilité[65] » ?

Ce qui convoque le théologien chrétien à consentir au manque est l’événement même qui « fonde » sa foi : l’événement de la résurrection. De cet événement, insaisissable en lui-même, les récits évangéliques nous proposent des mises en discours variées, qui disent toutes les effets décisifs de la rupture engagée. Ainsi, comme le note Roland Sublon, « l’ensemble des récits converge vers un centre qui échappe absolument à toute saisie. Les affirmations, les acclamations d’origine cultuelle, les annonces kérygmatiques et la relation des événements qui se situent autour du fait pascal marquent l’endroit d’une rupture sans que cette rupture ne puisse être dite en elle-même[66] ». S’appuyant sur les analyses de Jean Delorme[67], Sublon précise que le discours de la Résurrection déploie un jeu de contrastes, une série d’oppositions de signifiants, qui crée un effet de milieu : « Christ est là et n’est pas là ; il est présent-absent, absent venant, apparaissant pour disparaître immédiatement. […] Inattendu, il est là sans pouvoir être retenu, il est déjà plus et encore à venir[68] ». Dans la mise en scène évangélique, le Christ ressuscité — apparaissant sans apparaître — devient ainsi l’Autre. Il n’est plus possible de s’attacher à la connaissance du corps « palpable, visible et identifiable » de Jésus ; il faut désormais s’en remettre à la parole qui seule donne corps à la présence du Christ et par laquelle une reconnaissance est rendue possible. C’est bien ce que raconte le récit des disciples d’Emmaüs[69].

La reconnaissance de l’Autre implique qu’on renonce à « l’intimité transparente du Jésus de l’histoire » au profit d’une confrontation croyante à « l’opacité de l’Autre ». Ce passage constitue un point de rupture décisif, là où le discours de l’anéconomiecroyante se démarque du discours de l’économie religieuse[70].

Au mythe atemporel, susceptible de toutes les objectivations possibles, se substitue l’insistance d’un signifiant, sans que sa consistance puisse en être définie. L’histoire d’un peuple, ses hauts faits, ses victoires ou ses déroutes dont l’interprétation construisait les signes de la présence agissante de Dieu, font place au « registre du signifiant » qui indique, évoque, suscite et engendre des significations toujours nouvelles. Aux triomphes confortables, aux certitudes acquises, aux défaites irrémédiables et aux désespoirs figés, se substitue la signifiance de l’événement qui conjugue sens et non-sens, sidération et lumière et ouvre au présent de la présence Autre. Le signifiant métaphorique de la résurrection indique Christ vivant, c’est-à‑dire signifiant[71].

La Résurrection apparaît ainsi comme le « dernier mot de Dieu » mais aussi comme son « premier mot », comme ce qui ouvre la parole, ce qui permet à nouveau de dire, ce qui autorise un nouveau dire : « Le dernier dit de la Révélation est un écart qui ponctue et ouvre tout à la fois le discours judéo-chrétien[72] ». La Résurrection constitue le trou, la béance, l’écart qui engendre des effets de sens — qui les « fonde » — sans jamais s’y réduire, sans se résoudre dans un Sens saisissable. Dans cette perspective, il faut rappeler que les récits évangéliques du tombeau vide nous indiquent que le corps de Jésus a disparu (« On a enlevé le Seigneur du tombeau […] ») sans révéler ce qui arrivé avec Jésus (« […] nous ne savons pas où on l’a mis » [Jn 20,2]). Le tombeau n’est pas seulement vide, il est également ouvert, comme le récit qui en parle : « Le récit laisse l’histoire de Jésus ouverte ; la pierre tombale qui bouche l’horizon de toute vie ne s’est pas refermée sur la sienne. L’histoire de sa vie terrestre ne dit pas le dernier mot sur sa destinée. Le récit renvoie le lecteur, qui cherche la solution de l’énigme, à la méditation silencieuse de sa vie et de sa parole[73] ». Le sens, le dernier mot, reste encore à dire. C’est pourquoi on peut affirmer que la Résurrection constitue non seulement l’avènement de l’Autre, mais aussi l’avènement de l’Esprit : ce « discours vivant », impossible à capturer, puisque l’on ne sait « ni d’où il vient, ni où il va » (Jn 4,8).

« Où es-tu ? » C’est la question qui hante le théologien chrétien, et l’ouvre à l’ordre mystique : « Devant le tombeau vide, vient Marie de Magdala, cette figure éponymique des mystiques modernes : “Je ne sais pas où ils l’ont mis.” Elle interroge le passant : “Si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis.” Articulée par toute la communauté primitive, cette demande ne se limite pas à une circonstance. Elle organise le discours apostolique. […] [Le corps de Jésus] est structuré par la dissémination, comme une écriture[74] ». Le corps de l’Autre m’a échappé et je ne m’en consolerai jamais…

Un discours théologique qui consent au manque qui le fonde — et qui le rend possible — peut-il s’énoncer d’un autre lieu que du lieu de l’Autre ? Il s’agira alors de parler de l’Autre, en renonçant à parler de l’Autre (c’est-à‑dire sur l’Autre, ce qui revient le plus souvent à parler à sa place).

Un tel discours peut-il s’achever ailleurs — dans un autre lieu — que dans la prière ? Peut-il prendre une autre forme que celle d’un discours à l’Autre, d’une adresse, en l’occurrence d’un discours de louange ? Une théologie priante n’est-elle pas la seule théologie pouvant témoigner de l’Autre, de sa présence dans l’absence ? En retour, il faut bien que Dieu se rende présent :

Dieu doit être là et « se rendre attentif » au discours qui lui est adressé. La prière compte sur cette expectation de l’autre. Elle n’en est pourtant pas sûre. L’orant peut penser qu’il n’est pas attendu, et que [l’Autre] se détourne de lui. […] La prière n’exorcise pas le doute. Le je se montre dans sa dépendance à l’égard de l’autre. Il ne pourra se dire que dans le désir venu d’ailleurs. […] Je ne parle que s’il est attendu (ou aimé), — chose du monde la plus hasardeuse[75].

Ici, le fond manque à l’appel. Il manque à la prière qui l’appelle, comme fond.