Scénarios schématiques de la vie et de la narration

DOI : 10.35562/iris.2034

p. 41-50

Résumé

On peut distinguer trois cas de correspondances différentes entre les « scénarios schématiques » et le domaine narratif folklorico-littéraire :

1. La narration constitue la projection de la « dramaturgie de la vie » (une telle projection n’est évidemment ni directe ni complète) ;
2. La structure de l’univers des personnages et la structure événementielle du narratif influencent la formation des « scénarios de la vie », en conditionnant l’apparence morphologico-compositionnelle de l’un et de l’autre ;
3. La coincidence de la « dramaturgie de la vie » et de la « dramaturgie de la narration » s’explique par le fait qu’elles ont des sources communes ; ces sources pourraient être les modèles mentaux de la tradition, qui dictent à un homme des « règles de comportement » d’une part, et qui s’incarnent dans la narration folklorico-littéraire d’autre part.

Le « scénario schématique » possède une structure événementielle, situationnelle et actantielle. À cette structure correspond un certain niveau d’interprétation qui souvent la lie directement à la conscience religieuse et mythologique ; une telle conscience — compte tenu du fait qu’une conceptualisation globale de tous les aspects de la vie humaine caractérise le mythe — englobe, par sa nature même, les « blocs interprétatifs » pertinents pour pratiquement tous les précédents événementiels. Le « scénario schématique » est donc lié au domaine des croyances et concepts actuels, lié aussi aux systèmes de valeurs et normes éthiques, etc. ; il est possible de reconstituer nombre de ces croyances, concepts, valeurs et normes à l’aide de l’histoire vécue qui nous occupe. D’ordinaire, ces interprétations ne représentent pas le fond neutre des événements, mais un élément actif et dynamique qui agit directement sur le développement de ces événements.

Texte

Les interprétations de la dynamique événementielle d’un texte, définissable à travers des termes comme « sujet », « trame affabulée » et autres, peuvent être extrêmement différentes. Néanmoins, c’est surtout l’élément verbal qui, habituellement, reste prédominant en regard de leur signification. On présuppose généralement, de façon plus ou moins nette, que le sujet est engendré, qu’il vit, qu’il est transmis principalement dans la tradition verbale et surtout par le moyen de cette tradition. C’est pourtant beaucoup moins évident qu’on ne pourrait le croire. Dans ce travail, je tenterai de démontrer que le « sujet » est tout à fait apte à vivre également dans le champ « non verbal », sans qu’il soit directement dépendant des traditions verbales, sans qu’il soit totalement inspiré par ces traditions et même, sans presque utiliser leur « langage ». Il ne s’agit pas ici d’actes de nature rituelle, cérémoniale et théâtrale, ni de la tradition visuelle dont le « sujet », en principe, est aussi de nature tout à fait différente. Je désire plutôt attirer ici l’attention sur des phénomènes d’un tout autre genre.

Présentons d’abord brièvement deux sujets : voici le premier.

Il était une fois un couple marié. Pendant de longues années, les époux n’eurent pas d’enfants et on considérait ce fait comme le résultat d’un sort qu’on leur aurait jeté. Une vieille femme, à un moment donné, leur apprit comment déjouer le mauvais sort. Ils commandèrent quatre messes, ensuite les deux époux mangèrent chacun une hostie et une galette cuite spécialement pour cette occasion. La femme devint enceinte très rapidement et donna par la suite naissance à un garçon. Sitôt après la naissance de l’enfant, le mari, suite à une altercation avec son propre père, quitta la maison et devint soldat. Pendant de longues années, on resta sans nouvelles de lui. Finalement, il revint. Ses proches, son épouse y compris, après certaines réticences, le reconnurent. Plus tard, l’épouse affirma : « C’est mon mari ou bien c’est le diable lui-même qui a pris son apparence. » Et la vie conjugale reprit. Quelques années passèrent encore et l’identité de celui qui était revenu fut mise en doute par la parenté ; deux fois, on porta l’affaire devant des tribunaux de deux instances différentes. Parmi les arguments importants qui jouèrent en faveur de la reconnaissance de l’identité du défendeur, il y eut le fait qu’il avait été reconnu par son épouse, ainsi que celui d’être extrêmement bien informé des affaires familiales, à un point tel qu’il était pratiquement impossible de voir en lui un étranger. À ce moment même, un homme apparut soudain qui prétendait être le mari revenu et l’épouse le reconnut tout de suite. Les deux prétendants s’accusèrent mutuellement devant la cour d’être des imposteurs et de tenter de s’approprier la femme et les biens d’autrui. On apprit, pendant l’enquête, que le premier prétendant savait infiniment plus de choses à propos de circonstances passées et d’épisodes de la vie familiale que le nouveau venu. À ce moment, ce fait fut plutôt perçu comme preuve de l’utilisation de sortilèges et d’une ingérence des forces maléfiques ; à cela s’ajoutait la reconnaissance prolongée et obstinée par la femme du premier prétendant en qualité d’époux absent auparavant. Après quelques confrontations, il fut reconnu comme un imposteur par la cour supérieure et exécuté.

Voici une autre histoire : un homme part à la guerre. Il revient soudainement à la maison, plus tôt que prévu, expliquant son retour par le fait qu’une trève a été conclue. Cependant, lorsque la guerre se termine, un autre homme apparaît qui est le sosie du premier et personne, y compris l’épouse, ne peut déterminer lequel est le vrai mari. La rivalité commence entre les prétendants qui veulent s’approprier les biens et la famille ; on apprend alors que le premier connaît beaucoup mieux la généalogie de la famille que le deuxième. Le souverain n’arrive pas à régler cette affaire, malgré le fait qu’il était plutôt porté à donner raison au premier prétendant, et cela justement parce que ses connaissances concernant l’histoire de la famille étaient remarquables. On fit alors appel à un juge extrêmement sage qui proposa comme épreuve à chacun des époux présumés de s’introduire dans le goulot très étroit d’un vase. Témoignant de sa nature démonique, le premier des deux prétendants exécuta l’épreuve avec facilité et tomba ainsi dans le piège. En effet, le goulot de la cruche fut aussitôt scellé et le démon imposteur fut ensuite brûlé dans le vase.

Il n’est probablement pas nécessaire de tenter de prouver que les deux histoires ont l’air d’être des versions rapprochées d’un même sujet et, qu’en tant que telles, elles auraient pu faire l’objet de recherches comparées dans le domaine de la création verbale traditionnelle. Et même plus : la deuxième histoire, celle que l’on vient de citer, était déjà incluse par A. N. Vesselovski dans le corpus étudié par les comparativistes, il y a plus d’une centaine d’années (Vesselovski, 1921, p. 30‑31) ; on peut comprendre alors que l’utilisation de ce matériel assez proche peut permettre d’élargir encore plus notre concept de la distribution géographique de ce « sujet errant », ainsi que le concept de son histoire littéraire.

Mais, dans le cas qui nous occupe, une telle approche est justement tout à fait exclue. C’est que le premier texte n’est pas, en général, la présentation d’une œuvre littéraire. Il s’agit plutôt de la description d’événements réels qui ont eu lieu dans le village d’Artiga (Comté de Foix, dans le pays basque français) au milieu du xvie siècle. C’est l’histoire bien connue d’un riche paysan, Martin Guerre, qui a soudainement abandonné sa famille, pour ne revenir que plusieurs années plus tard, durant le procès d’un imposteur qui était son sosie. De plus, la présentation donnée plus haut des événements n’est pas fondée sur des textes narratifs homogènes (des textes qui seraient parus pratiquement tout de suite après le procès judiciaire qui, à l’époque, avait fait beaucoup de bruit) ; cette présentation est plutôt fondée sur des matériaux documentaires : dossiers d’instruction, témoignages écrits, etc. ; tous ces matériaux ont été étudiés et résumés par une historienne américaine, professeur à l’université de Princeton, N. Z. Davis (1983). Elle n’avait nullement l’intention de présenter une chaîne d’événements qu’elle aurait reconstruite selon tel ou tel schéma littéraire. Elle s’intéressait plutôt aux circonstances de la vie, ainsi qu’aux motifs des actions des gens réels, ayant vécu dans un passé éloigné.

Notre premier récit ne peut donc aucunement devenir l’objet d’une critique littéraire historico-comparative, ni de par la forme dans laquelle cette histoire a été présentée ici, ni non plus de par la phase de fixation de cette histoire ; ce récit n’a en général rien à voir avec la critique littéraire. Il faut alors parler d’une coïncidence de la « littérature » et de la « vie » et le texte littéraire (notre deuxième récit), d’après le lieu de sa composition et les contrées où il a été narré, n’appartient pas directement à la culture française ou plus largement européenne. Il s’agit d’une nouvelle intégrée au recueil mongol de « prose encadrée » sur le Khan Ardji-Bordji (Rintchen, 1959), dont on retrouve la source lointaine indienne, ancienne, dans les Trente-deux récits à propos du trône du roi Vikramaditia. Il faut ajouter qu’il existe dans cette région d’autres variantes très proches d’un semblable sujet. Ainsi, dans sa variante népalaise (Le Jugement de pantcha), le pandit Jokhana prend l’apparence d’un certain Tchoukmiba et se met à rivaliser avec lui pour la possession de sa jeune épouse qui, elle, ne peut comprendre lequel des deux est en réalité son mari. Évidemment, l’épreuve commandée par une divinité, c’est-à-dire s’introduire par le goulot très mince d’une cruche, est réussie par l’imposteur magicien et c’est justement ainsi qu’il se trahit (Kharitonov, 1975). La tradition européenne connaît pourtant, elle aussi, un sujet semblable, par exemple dans les légendes au sujet des origines du roi Arthur. Dans le roman de T. Malory, Le morte Darthur (Malory, 1897), le père du héros, le roi Uther Pendragon, avec l’aide du magicien Merlin, prend l’apparence du duc de Tintagil et passe la nuit avec l’épouse du duc, Ygerne ; c’est de cette union qu’Arthur est né. Quant au duc, il périt la nuit même dans une bataille contre l’armée du roi. Du point de vue de la trame affabulée, le mythe d’Amphitryon est encore plus proche de l’histoire en question ; ce mythe a eu un destin littéraire beaucoup plus riche. Trois des sources différentes connues concernant ce mythe remontent au iie siècle avant notre ère (Pausanias, Apollodore, Plaute). Pausanias (1926‑1939), interprétant l’image peinte sur un coffret, écrit : « Il s’agit d’une illustration pour une légende hellénique, où Zeus s’unit à Alcmène en prenant l’apparence d’Amphitryon. » À ce sujet, une coupe offerte par Zeus/Jupiter (« dans sa main droite, il tient une coupe, dans la gauche, un collier ; Alcmène se les approprie ») sert de preuve en regard de l’authenticité de « l’époux » Jupiter (et cette coupe ne peut être présentée par le vrai Amphitryon) ; la coupe peut être comparée à un récipient qui servirait à prouver l’identité ou l’imposture des doubles dans les légendes de l’Asie centrale. Dans la version d’Apollodore (1921), Amphitryon revient d’une expédition militaire contre les Téléboens mais, avant qu’il n’arrive à Thèbes,

Zeus, ayant pris son apparence, est venu durant la nuit chez Alcmène, a partagé sa couche, et là, lui a raconté toutes ses aventures avec les Téléboens. Lorsqu’Amphitryon arrive à son tour chez son épouse, il s’aperçoit qu’elle ne manifeste pas un élan ardent envers lui et il demande la raison de son attitude. Elle répond qu’il est déjà venu chez elle la nuit précédente et qu’elle a partagé sa couche. Alors, s’adressant à Tyrèse, Amphitryon apprend l’intimité de Zeus et d’Alcmène.

La comédie de Plaute (1974) inclut des épisodes essentiels de la légende racontée par Apollodore, mais avec évidemment une plus grande quantité de détails et de personnages et dans une version humoristique. Tyrèse en est absent, mais en revanche, apparaît un personnage qui n’est pas mentionné dans les autres sources (il appartient probablement totalement à la tradition de l’écriture comique), c’est le serviteur d’Amphitryon, nommé Sosie ; Mercure accompagnant Jupiter a pris son apparence. Le malentendu avec Amphitryon, qu’on ne reconnaît pas comme le véritable époux, continue jusqu’à la naissance des jumeaux, après quoi Jupiter lui‑même explique au héros le sens de l’événement. Plus tard, la comédie de Plaute fut retravaillée par Molière qui a conservé tous les méandres de la trame. Il faut ajouter qu’on retrouve également des motifs comparables dans des versions différentes d’œuvres consacrées à Don Juan. Comme l’a remarqué J. Rousset (1976, p. 144), Don Juan de Tirso de Molina (dans la pièce Le Trompeur de Séville ou Le Convive de pierre) ressemble au personnage de Jupiter de l’Amphitryon de Molière, car il séduit Isabelle et Anna sous l’apparence de leurs bien‑aimés : celle du duc Octavio, lors du rendez-vous avec Isabelle, et celle du marquis de la Motte, au rendez‑vous avec Donna Anna.

Mais, malgré le fait que, dans ce cas, les parallèles littéraires (même s’ils sont moins évidents que ceux qui ont été mentionnés au début de ce travail) appartiennent à des traditions qui sont historiquement et géographiquement très proches des événements mentionnés auparavant, il n’existe aucune chance de déterminer si l’hypothèse concernant l’influence des modèles littéraires sur l’évolution de ces événements correspond à la vérité. Et ce n’est pas simplement à cause du fait que le sujet de l’œuvre racontant l’histoire d’Amphitryon pouvait être connu dans des strates tout à fait différentes de la société de l’époque en question. Une telle influence est impensable, surtout à cause du fait que « l’histoire » comme telle a duré plus de dix ans, si l’on calcule à partir du départ de Martin Guerre jusqu’à son retour ; elle a duré plus de vingt ans, si l’on calcule à partir du moment de la noce ; le procès judiciaire, dont les matériaux nous donnent tous les renseignements au sujet de cette histoire, a duré une année entière. Pendant tout ce temps, les participants se comportaient selon les circonstances fluctuantes, selon leurs propres opinions, leurs désirs et leurs sentiments. Il est impossible d’imaginer que, tout ce temps, ils tenaient compte, ne serait-ce qu’inconsciemment, comme peut le faire une troupe de théâtre bien rodée, du déroulement d’un certain « dessin littéraire ». Et cependant, une coïncidence si exacte ne peut être fortuite. Il doit exister une explication, qui repose probablement sur un plan tout à fait différent, excluant l’influence réciproque des deux « scénarios », dont l’un appartient à la « vie » et l’autre à la « littérature » ; une telle influence réciproque, en général, ne présupposerait aucune interprétation sauf celle de la reconnaissance du sujet traditionnel donné en tant que reflet littéraire de l’histoire de Martin Guerre ; cela est tout à fait impossible ; une autre hypothèse, également absolument impossible, serait la reconnaissance de l’histoire même comme une histoire inventée.

Pour résoudre ces doutes, essayons de l’analyser comme un « sujet littéraire » ; en fait, les coïncidences mentionnées auparavant avec des œuvres appartenant à la tradition orale et littéraire nous incitent à agir ainsi. L’histoire de Martin Guerre se compose d’une série d’épisodes, au centre de chacun desquels se trouve un certain événement ou situation. Voici ces épisodes :

  1. Le mariage précoce, pratiquement à un âge infantile, l’impuissance prolongée et l’absence d’enfants pour les jeunes époux, ce qui ne pouvait pas ne pas entraîner une forte insatisfaction mutuelle. Cela a probablement préparé le terrain pour le développement ultérieur des événements qui furent de nature dramatique ;

  2. La guérison, la grossesse, la naissance de l’enfant ;

  3. La querelle avec le père qui servira de prétexte au départ soudain de Martin ;

  4. L’apparition du pseudo-Martin (Arnauld du Tille) et, en préalable à cette apparition, la naissance chez lui de l’idée même d’imposture, la préparation du « masque » et de la « légende », la reconnaissance d’Arnauld comme le Martin authentique et sa vie avec Bertrande, en cette qualité, pendant quelques années ;

  5. Les conflits avec la parenté, les doutes qui naissent au sujet de l’authenticité du pseudo-Martin et le début de l’instruction judiciaire ;

  6. Le retour du vrai Martin, la constatation de son identité, le verdict final de la cour et l’exécution de l’imposteur.

Il est toutefois nécessaire de mentionner que les événements qui ont eu lieu devaient être examinés par les participants à partir de « points de vue » différents et il est tout à fait naturel que ces points de vue ne coïncident pas. On peut distinguer quatre « rôles » centraux, et chacun correspond à une information spécifique concernant les événements, un type particulier de « lecture » et des interprétations différentes concernant cette information :

  • le héros (Martin) ;

  • le faux-héros (Arnauld) ;

  • l’épouse (Bertrande) ;

  • le « milieu résonant » (la parenté, les voisins, les juges et l’audience au procès).

La recherche de N. Z. Davis est consacrée aux trois premiers personnages, leurs actions, leurs motivations. Mais le schéma d’épisodes présenté plus haut est évidemment celui qui est le plus pertinent pour le quatrième rôle ; et c’est justement ce schéma qui sera ensuite reconnu par la tradition orale et dont les autres textes narratifs hériteront. Évidemment, les impulsions psychologiques et les émotions ressenties par les personnages principaux de cette histoire ne nous seront jamais connues ; leur dévoilement est pratiquement inaccessible pour la science. Par contre, les actions mêmes, qui constituent le « sujet » de la vie examinée ici, nous sont, elles, plus ou moins bien connues. Il faut dire que les héros n’avaient pas une grande liberté de choix. Les recherches de N. Z. Davis nous indiquent clairement que les possibilités de choix étaient extrêmement limitées. Les collisions biographiques s’arrangeaient conformément à la logique de la vie, une logique relativement rigide ; en fait, ces collisions, malgré le caractère, en général, extraordinaire de l’histoire de Martin Guerre, se composent d’actions et de situations tout à fait stéréotypées, ayant entre elles un nombre non moins limité de liens implicites.

Examinées de près, les impulsions individuelles, les circonstances plus ou moins aléatoires du déroulement des événements, les raisons immédiates de telles ou telles actions, tout cela engendre un effet de diversité et donne un caractère plurifactoriel aux événements mêmes ; ces événements semblent être couverts par un filet de menus mouvements et détails qui conditionnent les configurations inimitables de chaque moment de la vie réelle et du drame des caractères humains. Cependant, graduellement, on commence à percevoir dans ces événements ce qu’on pourrait appeler « l’idée centrale » ou la « trajectoire fondamentale ». Il nous reste un « scénario schématique » relativement simple ; la réalité d’un tel scénario réside dans sa reproduction permanente.

On peut noter qu’il existe de nombreux « scénarios schématiques » qui se rencontrent sur des périodes historiques très longues et qui correspondent à un diapason culturel très large, ce qui témoigne de leur caractère universel. C’est à ces schémas qu’appartiennent le départ du jeune homme à la guerre, lorsqu’il quitte sa femme ou sa fiancée, sa longue absence, le retour soudain et certaines conséquences de la situation qui en découle. On peut distinguer trois cas de correspondances différentes entre les « scénarios schématiques » et le domaine narratif folklorico-littéraire :

  1. La narration constitue la projection de la « dramaturgie de la vie » (une telle projection n’est évidemment ni directe ni complète ;

  2. La structure de l’univers des personnages et la structure événementielle du narratif influencent la formation des « scénarios de la vie », en conditionnant l’apparence morphologique dans la composition de l’un et de l’autre ;

  3. La coïncidence de la « dramaturgie de la vie » et de la « dramaturgie de la narration » s’explique par le fait qu’elles ont des sources communes ; ces sources pourraient être les modèles mentaux de la tradition, qui dictent à un homme des « règles de comportement » d’une part, et qui s’incarnent dans la narration folklorico-littéraire d’autre part.

Il n’est donc pas surprenant que nombreux soient les événements, les situations et les épisodes historiques recréés pour lesquels, comme on peut le voir, il existe des parallèles dans les lieux stables de la création verbale narrative ; on trouve pour ces événements, situations et épisodes historiques des analogies nombreuses dans le spectre large des motifs traditionnels. Parmi les exemples cités plus haut, il faut mentionner :

(1-2)
 
 
 

La stérilité prolongée : l’utilisation d’un moyen magique selon la recommandation d’un conseiller dont le savoir dépasse la connaissance ordinaire ; la conception miraculeuse qui en résulte, ce moyen étant souvent de nature culinaire (Propp, 1976) ;

    (3)
 
 

Le départ du héros loin de sa jeune épouse (ou de sa fiancée) à la guerre et sa longue absence ; s’y ajoute l’ignorance où l’on est maintenu du fait qu’il soit vivant ou mort ;

(4-5)
 
 
 
 
 
 

L’arrivée inopinée chez l’épouse (ou fiancée) languissante du double du héros absent ; ce double peut être une créature démonique quelconque qui a pris l’apparence du héros ou l’esprit du héros lui‑même, mort dans des pays lointains — cela apparaît dans de nombreuses légendes, récits de la mythologie inférieure et ballades, du type de Lénore de Bürger ; l’identification du nouveau venu se révèle parfois difficile étant donné son « étrangeté » ;

    (6)
 
 

Le retour du héros qui revient d’expédition après une absence prolongée, son conflit avec le double ou le rival qui prétend prendre sa place (voir AT 974, « Le mari à la noce de sa femme ») ;

    (7)
 
 
 
 
 

L’instruction judiciaire (souvent en deux étapes) ayant pour objectif l’identification du vrai héros (le double possède une connaissance plus vaste de l’histoire familiale ou ancestrale ce qui, au début, sert de preuve de sa légitimité, mais ensuite trahit son appartenance à l’au‑delà ou à l’univers de la sorcellerie) ; le rétablissement de la justice et l’exécution de l’imposteur.

Comme cela fut démontré, le « scénario schématique » possède une structure événementielle, situationnelle et actantielle. À cette structure correspond un certain niveau d’interprétation qui souvent la lie directement à la conscience religieuse et mythologique ; une telle conscience, compte tenu du fait qu’une conceptualisation globale de tous les aspects de la vie humaine caractérise le mythe, englobe, par sa nature même, les « blocs interprétatifs » pertinents pour pratiquement tous les précédents événementiels. Le « scénario schématique » est donc lié au domaine des croyances et concepts actuels, lié aussi aux systèmes de valeurs et normes éthiques, etc. ; il est possible de reconstituer nombre de ces croyances, concepts, valeurs et normes à l’aide de l’histoire vécue qui nous occupe. D’ordinaire, ces interprétations ne représentent pas le fond neutre des événements, mais un élément actif et dynamique qui agit directement sur le développement de ces événements.

Le caractère stéréotypé de la « dramaturgie de la vie » toujours présent (dans les sociétés de type traditionnel surtout) est reflété dans les modèles de la connaissance de la tradition culturelle. Ces modèles sont dispersés à des niveaux différents (niveau verbal et non verbal : niveau des objets, des actions et autres) ; on les rencontre aussi dans les corrélats cognitifs de la réalité qui surgissent en tant que résultat du travail effectué par la mémoire collective en regard de certaines situations typiques de la vie (Van Dijk, 1987).

Cependant, la réalité n’est pas hiérarchisée de façon très nette, elle a plutôt la nature d’un continuum peuplé de nombreux personnages. Ce qui se produit reçoit le statut d’événement seulement « après‑coup », et ce statut est donné en considérant la signification que cet événement aura pour le développement futur de la vie. Dans la vie quotidienne, les événements et situations (surtout leur manifestation non ritualisée) ne sont pas marqués d’habitude de façon hiérarchique. Leur signification pour le futur n’est pas claire, plusieurs aspects caractérisent les liens qu’ils ont entre eux et cela empêche de reconnaître la signification des phénomènes pertinents pour l’avenir. Enfin, tout ce qui se passe a lieu simultanément pour plusieurs participants de l’événement, événement qui revêt pour chacun de ses participants un sens particulier. Dans la mémoire culturelle collective, le matériel provenant de la vie, avant même qu’il soit reflété dans le narratif historique, passe probablement par une certaine phase de réorganisation qui peut être représentée comme une totalité composée des opérations suivantes :

  1. Le caractère redondant de la quantité (plus rarement l’insuffisance) est dépassé, ainsi que la non-hiérarchisation des participants réels de l’événement. Cela se présente comme le choix du personnage central, personnage associé à l’axe de l’événement ; le texte narré va se construire autour de ce personnage et les rôles secondaires seront distribués pour la construction de la composition du scénario. Des « scénarios schématiques de vie » apparaissent, auxquels l’homme se conforme avec un degré différent de prise de conscience ; les structures des rôles de ces scénarios imposent certaines directions de comportement aux partenaires interactifs (Berne, 1972).

  2. La continuité du principe de la réalité est alors dépassée ; les projections de cette continuité dans la mémoire collective acquièrent un caractère autonome. Des « blocs événementiels » pouvant être reproduits et correspondant à des clichés se forment ; ces blocs peuvent devenir l’objet d’une interprétation mythologique et c’est ainsi qu’ils peuvent entrer dans la connaissance générale de la tradition. Ils reçoivent une forme verbale stable en qualité de motifs narratifs.

  3. Les événements acquièrent leur hiérarchie. Une structuration intensive des « scénarios schématiques » spécialement importante pour la culture a lieu ; une telle structuration peut atteindre un niveau de ritualisation. Des liens entre les événements — liens qui dans la vie réelle n’étaient pas très nets, n’étaient pas évidents, ou bien étaient tout simplement absents — sont introduits dans la « dramatrugie de la narration » en devenir.

Tout cela explique de quelle manière peuvent apparaître des parallèles si frappants entre les « syntagmes événementiels » de l’histoire réelle et les syntagmes événementiels du narratif traditionnel, entre également la « dramaturgie de la vie » et la « dramaturgie de la narration ». La coïncidence des éléments du « scénario schématique » existant dans la vie (qui s’appuie sur les stéréotypes mentaux de la tradition) avec toute une série de motifs narratifs (formés à la base des mêmes stéréotypes) présuppose un caractère relativement uniforme de leur succession et de la nature de leurs liens. Une dernière remarque est nécessaire : la « description de la réalité historique » reconstruite reste inévitablement une sorte de « réalité virtuelle » qui, à tous égards, est plus pauvre que la vie réelle et qui est structurée grâce à des interprétations rétrospectives, y compris mythologiques, absentes de la vie quotidienne.

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Citer cet article

Référence papier

Sergei Iou. Neklioudov, « Scénarios schématiques de la vie et de la narration », IRIS, 31 | 2010, 41-50.

Référence électronique

Sergei Iou. Neklioudov, « Scénarios schématiques de la vie et de la narration », IRIS [En ligne], 31 | 2010, mis en ligne le 05 octobre 2021, consulté le 31 mai 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2034

Auteur

Sergei Iou. Neklioudov

Université d’État des sciences humaines de Moscou

Traducteurs

Denyse Noreau

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