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Matérielle, psychologique, symbolique, épistémique, structurelle, physique : depuis quelques décennies maintenant, le lexique du concept de violence se diversifie, et celle-ci se trouve à définir davantage de pratiques. Les pensées critiques marxiste, féministe, décoloniale et antiraciste ont notamment levé le voile sur des structures économiques et sociales qui s’appuient sur des violences perpétrées à l’endroit de certains groupes (capitalisme, patriarcat, colonialisme). Et les penseurs structuralistes et poststructuralistes ont étudié les diverses formes de violence au sein du langage et du discours. La violence est aujourd’hui scrutée à travers un vaste éventail de disciplines scientifiques et bénéficie d’un lexique qui se complexifie d’année en année. C’est dans cette conjoncture que s’inscrit le plus récent livre d’Elizabeth Frazer et Kimberly Hutchings, Violence and Political Theory, et il arrive à point nommé. L’ouvrage propose à la fois une revue de la littérature et une thèse sur la pertinence d’une théorie politique de la violence à échelle humaine qui prend en considération toutes les dimensions énumérées plus haut. La compréhension qu’en proposent Frazer et Hutchings se résume, d’une part, à la suivante : la violence est toujours politique parce qu’elle est fondamentalement relationnelle. C’est pourquoi elle doit être étudiée à travers les intrications complexes et profondes entre les réalités sociales, économiques et culturelles, les imaginaires, les langages et les actions qui en tissent la toile de fond :

Nous défendons donc la thèse selon laquelle une théorie politique de la violence adéquate doit s’inscrire, analytiquement et normativement, dans une compréhension des politiques inhérentes aux conditions et aux pratiques de la violence plutôt que dans des tentatives de définition de ses causes et de ses fonctions[1]

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D’autre part, Frazer et Hutchings adoptent la position normative notamment défendue dans leur précédent ouvrage Can political violence ever be justified ?[2] pour définir d’emblée la violence comme intrinsèquement injustifiable, néanmoins explicable (p. 9).

Ce livre constitue à la fois la mise en commun et l’aboutissement de précédents textes du duo qui explore depuis 2007 les réflexions de divers philosophes sur la violence. Toutes deux théoriciennes en politique internationale, les autrices mettent à profit une connaissance particulièrement pointue des théories féministes sur la violence, qui ont fait l’objet de plusieurs articles[3], et une habileté certaine pour l’analyse comparée. En tant que travail didactique, Violence and Political Theory est une contribution remarquable. Si le concept de la violence a fait l’objet de plusieurs essais importants dans les dernières décennies, ceux-ci se sont concentrés sur la pensée d’un·e auteur·e (p. ex. Machiavelli and The Orders of Violence[4]) ou ont exploré les définitions de la violence en opposition à la non-violence[5], ce que Frazer et Hutchings écartent d’emblée comme projet. Pour ce qui est de la portée pédagogique, ce texte s’impose donc par rapport à des tentatives précédentes[6] (p. ex. Reflexions on Violence) par son examen systématique et minutieux des multiples tensions au coeur des réflexions sur la violence politique, soit celles entourant la définition, la justification et la place accordée à la violence au sein de nos régimes politiques.

Les chapitres sont organisés en fonction des différentes problématisations de la violence dans le domaine politique, de Machiavel (xve siècle) à Elaine Scarry (1985). Le chapitre 1 s’attarde à la relation entre la violence et la révolution ; le deuxième, à celle entre la violence et l’État ; les chapitres suivants se concentrent sur l’analyse de la violence au sein de courants de pensée plus ou moins uniformes, soit chez Walter Benjamin et Hannah Arendt dans le troisième, chez les structuralistes et poststructuralistes dans le quatrième, dans la pensée anarchiste dans le cinquième, et dans les philosophies décoloniale et féministe pour les deux suivants. Le dernier chapitre traite uniquement de la philosophie d’Elaine Scarry, que Frazer et Hutchings présentent comme la forme la plus proche d’une théorie « relationnelle » de la violence. Dans The Body in Pain[7], Scarry analyse la violence sous plusieurs angles, notamment comme pratique corporéisée et comme expérience vécue de la douleur physique dans la torture. Mais c’est en tant que « politique », c’est-à-dire un ensemble de pratiques, de conventions et, surtout, de relations de pouvoir entre humains, que la violence trouve selon les autrices sa définition la plus complète chez Scarry (p. 182). C’est en revenant inlassablement à la violence en tant qu’expérience humaine de la domination, de la douleur, de l’injustice, et parfois de l’efficacité politique, qu’une théorie de la violence peut tenter d’éviter les pièges de l’instrumentalisme abusif, de la moralisation, de l’esthétisation, et de la naturalisation qui peuvent mener à la dépolitisation (p. 183). « In terms of meaning, our key claim is that the meaning of political violence cannot be reduced to, but is always anchored by, the phenomenon of direct physical violence » (p. 187) : c’est d’ailleurs cette manifestation matérielle qui lui confère sa dimension politique, selon Frazer et Hutchings. Toutefois, ces dernières s’empressent de préciser que, tout comme chez Scarry, ce n’est pas l’expérience vécue de la souffrance et de l’action violente — bien qu’on ne puisse nier l’importance de la perspective phénoménologique dans une théorie réellement intégrative — qui se trouve au coeur d’une philosophie politique de la violence, mais bien justement la « relation » entre victime et bourreau, conquis et conquérant (p. 187).

Chaque chapitre couvre un éventail assez large de penseurs et penseuses — à titre d’exemple, les chapitres 1 et 2 compilent à eux seuls les pensées de Locke, Marx et Engels, Sorel, Merleau-Ponty, de Beauvoir, Machiavel, Hobbes, Von Clausewitz, Weber et Schmitt — ce qui peut relever de l’exploit, considérant que le livre se veut à la fois un lexique et un essai. Si certain·e·s critiques ont déjà relevé que l’objectif de proposer une théorie politique de la violence est atteint de manière moins efficace et tangible que celui d’une revue exhaustive des théories précédentes, il reste que Violence and Political Theory peut se vanter d’avoir une structure solide qui force le dialogue entre différents courants de pensée relativement bien maîtrisés[8]. Les sections conclusives des chapitres reviennent sur les thèmes majeurs (notamment l’importance du champ lexical de la violence), ainsi que sur les contributions et les écueils de chaque philosophe abordé pour établir une continuité dans l’argumentaire et contribuer au renforcement de la thèse relationnelle de la violence.

Comme certains l’ont déjà noté, la perspective féministe, qui s’impose assez tôt dans l’ouvrage, est un point fort du travail de Frazer et Hutchings[9]. Ce sont en effet les métaphores guerrières de Machiavel dans L’Art de la guerre qui marquent l’ouverture d’un thème récurrent, soit le langage genré de la violence (p. 43). La lecture féministe du vocabulaire de la violence revient à la fin de chaque chapitre pour illustrer la constance de l’équation entre une violence désirable et juste, et sa performance masculinisée (p. 66), celle d’une esthétique de la violence qui surféminise la faiblesse, la conquête des corps et la souffrance du viol, ou encore d’une « économie de la guerre » qui « hypermasculinise » le pouvoir souverain (p. 106). Alors qu’on en vient à se demander après quelques chapitres si cette insistance sur le lexique genré de la violence ne se révèle à la fin que répétitive et sans conclusion analytique, Frazer et Hutchings la mettent en définitive à profit au chapitre 6 qui porte sur la violence anticoloniale chez Frantz Fanon et Mohandas Gandhi. Les autrices font ressortir en effet la richesse de la philosophie de la non-violence de Gandhi en restituant les pratiques de résistance face à la violence coloniale (ahisma, satyagraha et brahmacarya), reposant sur l’idéal féminin de la « pureté » et du « sacrifice de soi » (p. 136-137). Cette conception de la violence qui mène en fin de compte à l’idéal de lutte non violente chez Gandhi est replacée au sein d’une structure binaire, naturaliste et fortement liée à la sexualité pour créer le pont avec la phénoménologie fanonienne et les philosophies féministes abordées au chapitre suivant. C’est d’ailleurs pour mieux critiquer l’inscription de la violence dans une éthique de la vertu genrée niant toute agentivité aux femmes que les deux autrices introduisent la lecture féministe dès le début, pour atteindre ce point culminant dans le chapitre 6. Celui-ci offre un examen critique des féminismes, qui, même s’ils sont présentés comme des approches permettant de surmonter les limites des autres pour soutenir une conception relationnelle de la violence, ne sont pas imperméables au risque de perpétuer, eux aussi, un discours naturaliste et genré (p. 175).

« An expansive conception of violence does not necessarily mean that everything is violence », affirment Frazer et Hutchings dans le dernier chapitre (p. 188). Une des propositions analytiques les plus pertinentes pour le contexte social et politique actuel est aussi l’une des moins abouties, selon nous. En effet, la discussion sur les concepts récents de violence symbolique, épistémique et linguistique élaborée dans le chapitre 4 sur Derrida, Foucault et Agamben ouvre la porte à un enjeu philosophique qui n’attire pas l’attention qu’il mérite en pensée politique. Approfondir la relation entre violence et politique comme le font Frazer et Hutchings nécessite de s’attaquer à celle « inhérente » au domaine du langage chez Derrida, au discours chez Foucault et à la constitution de certaines formes de vie chez Agamben (p. 105). « Violence seems to be everywhere in these three thinkers’ analysis », nous disent les autrices, et la difficile distinction entre une violence répressive institutionnelle et la violence d’une forme de résistance chez Foucault, ou encore entre la « vraie » violence et les formes qui n’atteignent pas l’intégrité humaine chez Derrida, pose le risque de confondre différents types de violences entre elles, mais surtout de confondre violence et politique ensemble (p. 105). La critique qui se dessine ici est cruciale, alors que le terme de « violence » est utilisé en philosophie politique pour décrire un nombre beaucoup plus élevé de pratiques actuelles qu’à l’époque où écrivait Derrida, notamment grâce à l’étude de la production du savoir à l’intérieur du courant postcolonial et de celle des structures de domination par les féminismes. Mais la critique n’aboutit pas à une conclusion claire.

Si l’utilisation d’analogies et de métaphores pour analyser la violence a comme conséquence de dissocier la pensée politique de son objet d’étude, il en est de même pour la subsomption de toutes les institutions, les pratiques et les discours sous une même forme ou un même régime de violence. En même temps, paradoxalement, l’ancrage du concept de violence qui donne à l’analyse philosophique son cadre d’intelligibilité est cet excès d’attaques physiques, d’injures, d’humiliation et de domination. Nous sommes ainsi amenés à comprendre la violence symbolique et/ou épistémique via l’invocation d’extrêmes de la violence physique directe sur l’humain : la torture, le viol, le génocide[10]

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Certes, Frazer et Hutchings n’ont pas tort de laisser en suspens un débat catégoriel autour d’un concept aussi « complexe » que la violence, dont la performance dépend de son lot varié de conditions autant matérielles que discursives et se reproduit à travers ce dernier. Toutefois, des questions au coeur de la pensée politique sont aussi laissées en suspens dans ce chapitre : comment la multiplication des formes de violence (p. ex. : « slow », symbolique, épistémique) peut-elle avoir une incidence sur son étude en théorie politique ? Comment le déplacement du baromètre de la violence — allant d’une atteinte directe à une attaque indirecte à l’intégrité d’un être vivant — affecte-il les interprétations et les justifications qu’on peut en faire ? Comment une utilisation du terme « violence » pour qualifier une diversité grandissante de pratiques peut-elle affecter le concept lui-même ? Comment ce jeu discursif se répercute-t-il à son tour dans les sphères sociales et politiques, sphères dans lesquelles les concepts sont sans cesse instrumentalisés à des fins parfois violentes ?

L’ouvrage de Frazer et Hutchings ne peut évidemment pas offrir un point d’orgue à tous les débats, et cette porte laissée ouverte n’est pas une faiblesse argumentative en soi. Au mieux, les deux autrices nous fournissent les pistes pour appréhender ces questions, pistes qui se trouvent peut-être ailleurs que chez les théoriciens du discours, voire du côté des philosophies féministes de la violence. Certaines d’entre elles ont notamment démontré comment les violences commises dans la sphère privée (celles domestiques, psychologiques et sexuelles) servent souvent d’assises à la violence « publique » du patriarcat. Elles ont montré aussi comment des violences directes et « structurelles » font partie de différents continuums de violence de classe, genrée et raciale qui se renforcent l’un, l’autre (p. 173). Les deux philosophes n’affirment pas que les féminismes sont les mieux outillés pour déterminer quelles pratiques peuvent être en réalité conceptualisées comme de la violence, et lesquelles ne peuvent l’être, mais elles suggèrent qu’ils permettent d’appréhender la violence d’un point de vue phénoménologique pour une compréhension holistique des relations humaines, des normes, des pratiques et des langages qui la constituent. Frazer et Hutchings suggèrent que les approches féministes sont les plus à même de surmonter les limites analytiques des autres approches mobilisées, car elles font ressortir les relations de pouvoir, non seulement au fondement de la structure hiérarchisée de la société, mais se retrouvant aussi au coeur de la violence qui sert souvent d’assises et de moyen de reproduction à cette même structure.

En conclusion, certaines thèses de Violence and Political Theory gagneraient à être lues à la lumière d’autres perspectives féministes sur la violence. Il n’est qu’à penser à Se défendre : une philosophie de la violence d’Elsa Dorlin[11], qui fait la généalogie des moyens de construction de certains sujets et corps comme « indéfendables » pour la protection des communautés blanches et la justification de la violence étatique. On pourrait consulter aussi le plus récent ouvrage de Judith Butler, The Force of NonViolence[12], portant sur les potentiels d’une éthique de la non-violence « agressive » pour imaginer un monde dans lequel le patriarcat, le colonialisme et le capitalisme voient leurs prises sur le monde réduites par de nouvelles formes de résistance communautaire. Le livre de Frazer et Hutchings aurait aussi tiré profit de l’intégration de penseuses féministes racisées ; ne nommons que les nombreux travaux de bell hooks ou d’Angela Davis sur les intersections entre violence genrée et raciale, sur les traumatismes historiques ou encore sur la violence esclavagiste et l’institution pénale. Il est clair que ces pensées ont aidé à la compréhension des violences toutes catégories confondues et ont enrichi la compréhension du lien entre celles-ci et le domaine politique. Malgré certains écueils, le livre de Frazer et Hutchings est tout désigné pour celles et ceux qui désirent s’atteler au recommencement perpétuel qu’est l’étude de la violence politique, dans la perspective de son dépassement.