Corps de l’article

Les recherches de Michel Gourgues concernant la période pré-littéraire du Nouveau Testament s’étendent sur plus de quatre décennies. Pendant les quarante-et-un ans qui séparent la publication de sa thèse de doctorat, sur le symbolisme traditionnel du Christ siégeant à la droite de Dieu (1978), et son dernier ouvrage, « Plus tard tu comprendras ». La formation du Nouveau Testament comme témoin de maturations croyantes (2019), ses études sur les traditions chrétiennes primitives et leurs développements ont été nombreuses et fructueuses. Cela lui confère une position unique pour son plus récent projet visant à retracer le processus de mûrissement de la théologie chrétienne au premier siècle.

Dès l’introduction, la période néotestamentaire est séquencée en trois parties, qui constitueront les trois chapitres du livre. Ces trois périodes de formation font référence à la prédominance d’un certain type de productions littéraires. La période située entre l’an 30 et 50 renvoie au stade de l’oralité, celle entre les années 50 et 70, au stade épistolaire, et les trente dernières années du premier siècle laissent place au stade narratif. Gourgues précise qu’il s’agit là de dominantes : certaines épîtres ont aussi vu le jour dans les trois dernières décennies, mais leur production littéraire demeure, somme toute, moins significative que celle des évangélistes. La présente monographie ne concerne pas le processus de canonisation des écrits du Nouveau Testament, ni une introduction à ses différents livres, mais bien une description du développement de la théologie à partir d’un noyau central, le stade de l’oralité, jusqu’aux divers courants néotestamentaires plus tardifs exploitant tel ou tel volet de la tradition primitive.

Le chapitre 1, « L’étape de l’oralité (30-50) », débute en offrant une vue d’ensemble sur les plus importantes expressions de foi qui marquent les vingt premières années du christianisme. Elles sont brièvement énumérées et titrées selon deux catégories : celles sur « le mystère du Christ » et celles sur « la vie croyante comme communion au mystère du Christ ». Les textes correspondants à ces différents témoins anciens permettent d’apprécier l’amplitude du matériel théologique généré dans cette phase pré-épistolaire (p. 16-22). Après une mention sur la difficile restitution des traditions due aux retouches rédactionnelles fréquentes, Gourgues se concentre sur deux des plus essentiels témoins de cette phase charnière dans l’histoire de la théologie néotestamentaire : 1 Co 15,3-5 (p. 26-41) et Ph 2,6-11 (p. 41-50). Dans les deux cas, l’analyse commence par la considération des indices d’emprunt à la tradition.

En ce qui a trait au premier formulaire, la référence aux Écritures mène à une analyse comparative avec le quatrième chant du Serviteur d’Isaïe (52,13-53,12). Très tôt, ce texte servit de clé herméneutique pour rendre compte de la mort du Christ, influençant autant la formulation du credo corinthien (« pour nos péchés ») que les formules brèves (« Christ s’est livré pour nous ») (p. 32-36). Ensuite, une réflexion sur la portée de la mort du Christ, via un texte faisant écho au même credo — 1 P 2,22-25 —, conduit à la réfutation de l’idée que le Christ est mort « à notre place », au profit d’une interprétation liée à la libération (p. 36-41).

En rapport à la théologie du deuxième témoin primitif interrogé, Ph 2,6-11, Gourgues décrit l’élévation du Christ « comme le oui de Dieu […] à une certaine qualité d’existence humaine, vécue dans l’obéissance […], c’est-à-dire dans l’ouverture à Dieu et dans la communion à son vouloir » (p. 45). Plutôt qu’une visée salvifique comme en 1 Co 15,3-5, on trouve une lecture existentielle. La mention de la modalité de la mort de Christ en Ph 2 — la croix — est présentée comme un ajout rédactionnel paulinien, typique de sa théologie et absente dans les traditions anciennes.

Le chapitre se termine avec une illustration permettant de retracer les différentes étapes christologiques dont témoignent ces deux formulaires. Une cible formée de quatre cercles concentriques résume la théologie manifestée par ces deux confessions anciennes en sept moments christologiques (p. 50-51) : la préexistence (-4), l’existence terrestre (-3), la mort (-2), la résurrection (1), l’exaltation (2), la présence du Christ dans l’histoire (3), la parousie (4). Si 1 Co 15,3-5 se concentre sur le mystère pascal (-2, 1), l’hymne philippien les mentionne tous sauf le dernier. Gourgues termine le premier chapitre en proposant de vérifier le développement, dans les phases suivantes, des trois accents majeurs caractérisant la théologie chrétienne prépaulinienne : la centralité du mystère pascal, la valeur salvifique de la mort de Christ et la discrétion sur la croix.

Le chapitre 2, « L’étape épistolaire (50-70) » commence par justifier la borne qui sépare le stade de l’oralité du stade épistolaire en situant 1 Th dans la chronologie paulinienne, surtout à l’aide des Actes des apôtres (p. 55-65). Différents éléments présents en 1 Th, telles l’Église, la prédication aux païens, Dieu comme Père, mettent en lumière le « chemin déjà parcouru » (p. 65-72). Cette phase épistolaire est plutôt discrète sur « les jours de la chair du Christ », mais elle contient quand même quelques mentions explicites, et d’autres implicites (analogies, symboles, thématiques).

La deuxième section du chapitre traite du passage d’un silence concernant la croix dans la phase orale à une réhabilitation de celle-ci dans les épîtres (p. 75-83). Des auteurs comme Platon, Cicéron, Tacite et Suétone sont amenés à la barre pour démontrer comment la croix paraissait bel et bien d’une « folie pour les païens » alors que certains passages de Flavius Josèphe illustrent comment celle-ci pouvait être « scandale pour les Juifs ». Cette description vient en appui à la thèse défendue au chapitre précédent, à savoir que la mention de la croix en Ph 2 est un ajout paulinien au formulaire. À l’étape épistolaire, Paul « prend le taureau par les cornes » et rompt avec ce silence sur la croix (p. 82-83). Il développe les deux lignes d’interprétation de la mort de Christ, initiées par 1 Co 15,3-5 et Ph 2,6-11. D’une part, au moyen d’És 53, le credo corinthien avait amorcé une interprétation salvifique de la mort de Jésus. Paul cherchera à rendre compte de cet aspect salvifique en parlant de la modalité de la mort de Christ : à partir de la croix, découle l’image du sang, ouvrant la voie à une ligne d’interprétation sacrificielle (Rm 3,25 ; 5,6-9) (p. 83-87). La ligne sacrificielle sera davantage exploitée par l’auteur de l’épître aux Hébreux. D’autre part, à la suite de Ph 2 qui mettait à l’avant-plan l’obéissance du Christ comme raison fondamentale de son ascension, la ligne existentielle sera également approfondie (p. 87-90). Elle apparaît côte à côte avec l’interprétation sacrificielle, notamment en Rm 5,19 où l’obéissance du Christ est comparée à la désobéissance d’Adam, mais aussi en He 5,7-8, 10,4-7. La portée salvifique de l’obéissance est une nouveauté qui caractérise le volet existentiel dans le stade épistolaire. Le chapitre se termine de la même manière que la fin du chapitre 1, c’est-à-dire avec l’analyse des principaux développements christologiques séquencés par l’image de la cible. Parmi les différents moments christologiques, c’est surtout le mystère pascal et post-pascal — la mort (-2), la résurrection (1), l’ascension (2), la présence dans l’histoire (3) et la parousie (4) — qui font l’objet d’approfondissement entre l’an 50 et 70.

L’ultime chapitre, « L’étape narrative (70-100) », se concentre, comme promis, sur l’étape narrative qui caractérise les années 70 à 100. Comme pour l’étape épistolaire, les premières pages du chapitre sont dédiées à la justification de la transition d’une période à l’autre. Des indices externes et internes à l’évangile de Marc sont exposés en faveur d’une date de rédaction environnant l’an 70 (p. 96-101). La nécessité, pour le disciple, d’embrasser le même parcours onéreux que le crucifié est un élément distinctif de ce premier évangile. On passe ensuite à une analyse plus globale des évangiles synoptiques quant à la proportion de l’espace rédactionnel accordé aux paroles en comparaison aux gestes de Jésus (Mc : 40/60 ; Lc : 50/50 ; Mt : 60/40) ainsi qu’à la structure basée sur la géographie qu’ils ont en commun : Galilée et les environs, vers Jérusalem, à Jérusalem, passion/mort/résurrection (p. 104-112).

L’avant-dernière section est réservée aux accents théologiques lucaniens (p. 112-133). Des quatre lieux géographiques préalablement notés, Luc gonfle la montée vers Jérusalem (10 chapitres/24). Il y incorpore principalement des paraboles exclusives ainsi que d’autres provenant de la source Q et crée un véritable refrain rappelant fréquemment la destination de Jésus entre ces divers enseignements. L’insistance du troisième évangéliste sur la montée vers Jérusalem témoigne d’une christologie reliée à la géographie : pour Luc, cette adresse palestinienne représente les moments clés de la mission de Jésus, c’est-à-dire sa mort, sa résurrection, mais aussi et surtout, son ascension/exaltation. Une nouveauté théologique qui apparaît alors est la désignation de Jésus comme Sauveur par l’entremise du don de l’Esprit. Luc laisse voir qu’il connaît la ligne sacrificielle pour rendre compte de la mort de Christ, mais ne l’exploite pas : son utilisation du quatrième chant d’Isaïe fait intentionnellement abstraction des mentions la reliant aux péchés. Une comparaison synoptique manifeste également une certaine discrétion concernant la croix.

L’ouvrage se termine avec une considération de la trajectoire des thèmes théologiques dans la littérature johannique (p. 133-164). À la suite de Ph 2 (stade oral) et Hé 1,1-2 (stade épistolaire), Jean déploie la christologie de la préexistence, dans le prologue, et ici et là dans sa biographie de Jésus (Jn 8,57-58 ; 17,5.24). Plutôt que l’aspect géographique employé par Luc pour structurer son évangile — et sa christologie —, Jean misera sur l’aspect temporel : tôt dans l’évangile il est question de « l’heure de Jésus ». Six mentions de « la venue de l’heure » mènent finalement le lecteur au moment fatidique : la glorification de Jésus. Or, — nouveauté ! — cette glorification ne comporte pas seulement la résurrection et l’exaltation de Christ, mais aussi sa mort, et même, la mort sur la croix ! Ce passage d’une discrétion sur la croix au stade oral à son inclusion dans la gloire du Christ chez Jean est un élément frappant du processus de maturation de la foi chrétienne, d’où le titre tiré de Jn 13,7 : « Plus tard, tu comprendras » (p. 143). Il est aussi remarquable de constater l’hamartiologie johannique : le péché, souvent employé au singulier, consiste à ne pas croire en Christ. Un seul passage, Jn 1,29, relie la mort de Jésus au péché du monde dans le sillage de 1 Co 15,3-5. Plutôt que de parler du salut offert par Christ en soulignant la dimension négative (de quoi on est sauvé), Jean accentue la dimension positive (ce pour quoi on est sauvé) en parlant de « vie » ou de « vie éternelle ». Cette quasi-absence de la ligne sacrificielle dans l’évangile est surprenante lorsqu’on considère 1 Jn, qui mentionne cinq fois la mort de Christ en rapport aux péchés. Sur la base du ton polémique en 1 Jn, Gourgues propose une rédaction de l’épître postérieure à celle de l’évangile et comme correction à une lecture erronée de celui-ci. La formation du NT se termine donc avec une réappropriation de la tradition corinthienne où « Christ est mort pour nos péchés ».

Chaque chapitre conclut avec des pistes bibliographiques — la majorité, en français — invitant à explorer davantage certains thèmes qui le composaient. De même, un index des passages bibliques se trouve à la fin du livre pour ceux et celles qui s’intéressent à un texte particulier. En fin d’analyse, le livre de Gourgues s’avère une excellente introduction autant sur la question trop peu connue du stade de l’oralité, que sur la façon dont s’est construite la christologie à travers les trois premières générations chrétiennes. Le lecteur tirera aussi une méthode de recherche qui lui conférera de nouvelles catégories d’analyse permettant d’apprécier davantage le dynamisme du NT et la façon que la théologie chrétienne mûrit à travers le temps.