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Normes et rupture de sens dans l’espace urbain

Ville, sujet et langue scolarisés

Claudia Castellanos Pfeiffer

Résumé

Cet article entend mettre en évidence les ressemblances dans la façon dont les processus de scolarisation et d’urbanisation produisent des effets de sens chez le sujet, ce qui amène à penser le rapport ville/école à partir d’un sujet que j’appelle « sujet urbain scolarisé », c’est-à-dire un sujet traversé par l’écriture comme mode d’inscription dans le monde. La définition de « sujet urbain scolarisé » revient à penser la relation étroite entre « être dans une position autorisée à dire » (processus d’autorisation produit par l’école) et « être dans une position autorisée à avoir de l’urbanité » (civilisé). Ces ressemblances ont surgi dans l’administration des sens de l’espace occupé et dans celle des modes d’occupation de cet espace. Cette réflexion passe par les relations duelles langue/État, civilité/non-civilité, sujet/espace, unité/dispersion, scolarisation/urbanisation.

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Notes de la rédaction

Cet article est le fruit des recherches de l’auteur au Laboratoire d’études urbaines de l’Unicamp (Universidade Estadual de Campinas). Les résultats présentés ici font partie d’un projet thématique de recherche, « Les sens publics dans l’espace urbain », financé par la Fapesp (Fundação de Amparo à Pesquisa do Estado de São Paulo / Fondation de soutien à la recherche de São Paulo).

Texte intégral

École et urbanisme. Normalisation du sujet

1L’école est encore considérée comme l’un des principaux endroits autorisés à construire la capacité de sociabilité. À partir de la fin du xviiie siècle, les relations de sociabilité ont normalement été pensées comme des relations fondées sur l’idée d’égalité, de droits égaux. Avec la langue se construit l’idée d’unité linguistique, avec l’histoire celle d’unité chronologique, avec la géographie celle d’une unité nationale, d’un État fort.

2Nous participons de l’effet de l’école républicaine française qui établit une relation nécessaire entre école et République, au sens où l’école représente un lieu de formation et de mise en valeur pour des hommes qui se disputent les espaces sociaux et n’en héritent déjà plus. Plus encore, l’école prend en charge la création d’une unité civique à partir d’une pluralité culturelle. Dans le cas de l’enseignement de la langue, la langue nationale est la langue civique, civilisée, la langue de l’État. Les autres langues sont culturelles. La culture commence alors à être opposée à la civilité !

  • 1  Le mot « urbanisé » ne cherche en aucune façon à établir une dichotomie entre ville et campagne.

3Ainsi, dans l’enseignement de la langue dite maternelle (avec ses instruments comme la grammaire, la littérature et, de nos jours, les médias en général), nous voyons le travail de l’État (nous ne parlons pas ici du niveau intentionnel) pour homogénéiser les sens en produisant un consensus et en effaçant la diversité. Cela produit dans l’écriture un effet maximum d’unité consensuelle. Le sujet brésilien, le sujet urbanisé1, devient visible par l’écriture (par sa présence ou par son manque).

  • 2  Eni Orlandi distingue la mémoireconstitutive de la mémoireinstitutionnalisée, qui est « l’archive, (...)

4Dans la pratique de l’écriture, la notion d’auteur occupe un espace fondamental. Dans l’analyse du discours, la question de la notion d’auteur est comprise comme une position discursive dans laquelle le sujet se pose comme responsable de son dire, ce qui l’inscrit historiquement (Orlandi, 1996). Or, à l’école, j’ai remarqué la production d’un processus de simulation de cette position. Certains établissements autorisent (« auteurisent » !) des sujets scolaires à occuper une position discursive d’auteur qui constitue un simulacre du fonctionnement de la position-auteur. C’est dans ce processus de simulation que se produit le cliché, généralement attribué, au travers de critiques récurrentes, à la responsabilité du sujet-scolaire lui-même. Ce fonctionnement a lieu à partir de l’administration d’une mémoireinstitutionnalisée2 qui établit quel sujet peut ou non avoir accès à cette position d’auteur. Dans ce processus de simulation, le cliché devient l’une des marques faisant ressortir clairement une difficulté générale à apprendre à bien écrire, avec aisance et désinvolture.

  • 3  Sylvain Auroux (1992, p. 65) la définit comme « le processus qui conduit à décrire et à donner des (...)

5Au cours de mon analyse, en abordant le rapport constitutif entre scolarisation et urbanisation, quelques textes du champ de l’urbanisme m’ont paru particulièrement stimulants. Je cherchais à savoir quels sens ce discours construisait pour le sujet qui circule dans les espaces urbanisés et pour le sujet chargé de produire ces espaces de circulation. J’ai choisi des textes qui présentaient ce débat au tournant du xixe et du xxe siècle, car je voulais comprendre ce processus à l’intérieur d’un autre : celui de la grammatisation du portugais au Brésil3. Au fil du travail, une présence familière s’est imposée de plus en plus clairement, celle de la récurrence d’une même critique produite dans le champ discursif de l’école :le cliché. Dans le discours de l’école, le cliché est présenté comme responsable du lieucommun ; dans le discours de l’urbanisme, il se présente comme responsable de la monotonie. Le parallélisme que j’ai observé, dans ce cas spécifique, est, à mes yeux, le fruit d’un fonctionnement imaginaire de même ordre, plus général et plus vaste, qui produit, dans chacun de ces espaces, des effets imaginaires de la forme idéale des constructeurs urbains et de constructeurs textuels soumis à l’exigence d’adéquation à la norme de l’espace d’interprétation autorisé. Cet espace d’autorisation détermine la manière dont nous pouvons circuler parmi les œuvres construites (que ce soient des textes ou des villes). C’est le jeu auteur/lecteur, planificateur urbain/passant. Les sujets scolaires et les constructeurs urbains seraient donc placés en un même lieu, sur un même soldiscursif. Chacun dans son champ, tous deux sont sujets aux reproches pour une même erreur, qui produit un effet de réprobation chez le lecteur ou l’observateur de ces productions. Erreur de qualité, erreur de planification, erreur technique, erreur esthétique.

Ville, sujet, urbanisation

  • 4  C’est là un des effets du déplacement que la littérature produit sur le sens d’art : ce dernier pe (...)

6Je vais présenter ici, très brièvement, quelques remarques sur l’histoire de l’urbanisme pour mieux situer ma réflexion. Une des marques des conditionsde production de l’urbanisme de la fin du xixe et début du xxe siècle est l’exacerbation du débat autour de l’ambiguïté de son statut théorico-méthodologique : était-ce une science ou un art4 ? Si c’était une science, devait-on l’insérer dans la sociologie, dans la politique, dans l’économie ou dans la technologie ? Et si c’était un art, avait-elle pour responsabilité de créer toujours des œuvres unitaires ?

  • 5  Dans son article « Urbanismo : à procura do espaço perdido » [Urbanisme : à la recherche de l’espa (...)

7Pour rendre visibles les deux positions antagoniques qui se sont dessinées au sein de ce débat, j’ai étudié, d’une part, Construção das Cidades segundo seus Princípios Artísticos [L’Art de bâtir les villes. L’urbanisme selon ses fondements artistiques], ouvrage publié en 1889 par l’Autrichien Camillo Sitte (1843-1903), considéré par les spécialistes du champ comme le fondateur de l’une des deux lignes qui caractérisent l’urbanisme moderne5. D’autre part, j’ai travaillé sur le texte de 1924 du Français Le Corbusier (1887-1965), Le chemin des ânes, le chemin des hommes. Comme contrepoint brésilien, j’ai examiné brièvement les travaux réalisés par Saturnino de Brito (1864-1929) à partir des années 1890, dans la ville de Santos (São Paulo).

8Au milieu du xixe siècle, d’innombrables villes naissent et celles qui existaient déjà croissent de manière démesurée, ce qui produit toute une redéfinition des usages et fonctions des centres-villes ; à ce moment-là, l’idée de la ville comme manufacture, produite selon des règles et des principes déterminés scientifiquement, était déjà bien établie. Ce processus a laissé de nombreuses marques, comme les transformations de Haussmann à Paris ou l’ouverture de la Ringstrasse à Vienne. Parmi les membres de la Société française des urbanistes, dès les premières décennies du siècle dernier, le sens de ville comme organisme prédominait. Cette métaphore biologique, commune à plusieurs champs de connaissance, instaure une perspective positiviste pour penser la ville et permet également à l’État, au moment où il se constitue comme État fort, d’affirmer son droit d’intervenir pour assainir la ville. Les grands travaux sanitaires, qui visent à assurer l’hygiène et la santé, sont conduits de façon à pouvoir pénétrer dans des domiciles privés ou même les démolir, avec pour double objectif de modifier leur structure (installation d’égouts, eau courante) et de transformer le comportement des habitants pour qu’ils s’adaptent aux nouvelles règles d’administrationsanitaire (vaccins, collecte d’ordures, mesures d’hygiène personnelle). Cette hygiénisation permet le cloisonnement social, de nouvelles répartitions des habitants et le maintien d’une propreté de façade dans le centre des villes alors que la saleté est expulsée – avec une partie de la population – vers des quartiers moins visibles.

  • 6  Quand on parle de « vie en commun », il faut s’éloigner de la prétendue évidence de cette désignat (...)
  • 7  Il est intéressant d’avoir en tête ce que le xixe siècle pensait de la cité antique. Selon Fustel (...)

9Dans ce sens, l’urbanisme prend un caractère disciplinant, dont le rôle est de rendre possible la vie en commun des citoyens6 au moyen d’une normalisation de la circulation dans la ville. On crée une ville corrective, une ville qui, par sa forme, inculque un modèle éthique que doit suivre le groupe qui y habite. Par sa forme physique, cette ville corrective conforme les citoyens à sa morale, au contraire, par exemple, de la manière dont l’historiographie de l’urbanisme comprend la ville grecque. C’est d’ailleurs ce modèle de ville que Camillo Sitte cherche à récupérer, modèle où, selon cet auteur, la forme morale – la norme morale – structure le milieu physique7.

  • 8  L’art est considéré par l’auteur comme latechnè, c’est-à-dire l’esthétique en tant qu’action, et n (...)
  • 9  Mais, qu’est-ce qu’une ville non rhétorique ne garantit pas ? Ou encore, quelle garantie d’un autr (...)

10Considérant que les constructions de la cité de l’Antiquité, du Moyen Âge et d’une partie de la Renaissance sont pensées sur leur plan artistique8, différemment de la modernité où la pensée cartésienne a restreint la ville à une question technique, « avec des tracés droits et monotones », Camillo Sitte défend la reprise, « par les lois et les règles », de la conception urbaine de l’Antiquité, où, selon lui, régnait une conciliation tranquille entre l’esthétique et la technique (ce qui est d’ailleurs le sens de technè pour les anciens). Toujours selon cet auteur, il s’agissait de villes caractérisées par leur « harmonie » et par leur « effet séduisant » sur les sens de leurs habitants, ayant pour ligne directrice de construction « l’art au sens aristotélicien », garantissant à l’homme « sécurité et bonheur ». Ne s’agirait-il pas là d’une ville rhétorique9 ?

11Pour Sitte, l’espace construit dans l’Antiquité est un espace harmonieux qui présuppose sa relation avec qui l’occupe, que ce soient des constructions ou des passants. Penser l’aspect esthétique, c’est placer l’homme qui marche dans l’espace urbain de manière à ce qu’il soit absorbé par cet espace et en fasse partie.

  • 10  Dans son livre Ledéclin de l’homme public, Sennett rappelle qu’une forte incitation au sectarisme (...)

12Le point de départ de l’auteur est sa proposition de prendre de nouveau la ville du point de vue de sa partie – du fragment – et non plus de sa totalité, comme, selon lui, le font les dits urbanistes modernes. Il ne pense pas la ville globalement, mais plutôt en tant qu’espaces connexes distribués10.

13À titre d’exemple, je rapporte quelques commentaires de Sitte sur les monuments de l’Antiquité. Il observe que ceux-ci étaient rarement placés au centre des espaces libres ; ils occupaient habituellement les côtés des places, comme on peut le noter pour les églises ou les édifices publics de l’Antiquité. Ou encore, dans le cas des fontaines, ils se situaient en marge du chemin par lequel les gens passaient, ce qui facilitait en outre l’abreuvement des animaux. Cette distribution, selon Sitte, met l’œuvre en évidence car le regard des passants la saisit beaucoup mieux à distance, au contraire des ouvrages placés au centre et qui, pour cela même, exigent du passant qu’il lève la tête pour pouvoir les contempler. Dans la modernité, pour Sitte, les œuvres sont soit au centre, soit dans des musées.

  • 11  Une autre « évidence » à laquelle nous ne pouvons souscrire est la référence au passant « ordinair (...)

14On est face à un mouvement de sens qui construit une mémoire discursive dans laquelle commence à naître une hypothèse : l’incapacité du « passant ordinaire » à évaluer l’art11. La capacité d’évaluer appartient à un groupe distinct, qui peut se rendre au musée et faire une critique de l’art autorisée car déjà normalisée, déjà insérée dans une mémoire institutionnalisée. Il est intéressant d’observer que les ouvrages présents dans les rues sont vus comme des « statues grandioses » placées au milieu du chemindu passant ordinaire. L’ouvrage fait alors fonction d’obstacle pour le sujet, il ne lui est pas associé. Les monuments ne sont pas vécus par les personnes, ils tendent à devenir invisibles et cette invisibilité n’est masquée que par l’évidence du caractère incommode de l’obstacle.

15Un autre commentaire de l’auteur me semble productif pour ma réflexion. Il affirme que, dans l’Antiquité, les rues et les places étaient situées de manière que les lignes de circulation et de vision provoquent un effet de « totale liberté », au contraire du quadrillage produit par les rues droites, préalablement tracées par les urbanistes, qui empêchent différentes options de locomotion. Ce que Sitte critique, enfin, c’est la production d’une impression d’enfermement des personnes dans les villes modernes. Position totalement antagonique à celle que défend Le Corbusier, comme nous le verrons plus avant.

16L’auteur part d’une opposition fondamentale entre les façons de construire de l’Antiquité et celles de la modernité : la première part d’une « spontanéité de sentiments » contre une « théorie rationnelle » qui fonderait la deuxième. Pour exposer son argumentation, Sitte présente des justifications techniques et fonctionnelles de la disposition des monuments et des fontaines afin de démontrer que, lorsque l’on concilie esthétique et technique, ville et habitants ont tout à y gagner.

17Dans ce type d’opposition entre esthétique et technique, un fonctionnement plus subtil se dessine, qui renvoie à l’imaginaire de la créativité de notions comme celle de pensée libre et fluide, et à l’imaginaire de la mécanicité de notions liées à une théorie considérée comme rationnelle. C’est exactement cette théorie rationnelle que l’auteur rendra responsable de la monotonie qui prolifère dans la plupart des villes. Ainsi, la monotonie va être liée à un acte mécanique de répétition de règles qui produit un même cadre urbain indépendamment de l’angle de vue.

18À l’inverse, Le Corbusier, dans son article « Le chemin des ânes, le chemin des hommes » (1924), critique la position qui voudrait que l’urbaniste accompagne la formation de la ville (topographie, rivières, constructions existantes) dans la construction urbaine, grâce à l’intuition humaine et au sens esthétique. Proche des idées de Haussmann, cherchant des espaces ouverts pour la ville, c’est un défenseur acharné de la rationalisation comme mode de dépassement de l’homme, en un progrès continu et évolutif. Pour cet urbaniste, « la ville doit représenter le statut de l’homme sur ce chemin évolutif ». Si, dans le passé, les rues servaient à relier les champs au château ou aux bâtiments d’un domaine et, donc, constituaient le chemin des chariots tirés par des animaux, à son époque, les rues servent au déplacement d’hommes plus conscients de leur position privilégiée dans le monde des êtres vivants. Les ânes de bât étaient à la merci des dénivellations, des trous, de la boue et des éboulis ; un torrent pouvait couper le chemin, ce qui les obligeait à faire un détour ou à les traverser avec peine ; l’homme peut et doit « supprimer » ce type d’obstacle. La ville moderne doit être planifiée et celles qui existent déjà doivent être réurbanisées de manière rationnelle et préalable, sur plan. « La ligne droite est le développement logique d’une pensée pratique qui a à l’esprit le déplacement libre et rapide de l’homme dans la ville » : la construction d’immeubles, d’égouts, de canalisation d’eau, de chaussées, de trottoirs (la circulation) exigent la ligne droite : « Elle est le chemin digne de l’homme ».

19Il convient d’observer que ces deux auteurs, qui fondent leurs critiques sur des arguments opposés, ont un même objet de critique. Chacun d’eux, tout en pensant que les modèles de l’autre ne permettent pas de la réaliser, veut une ville unie, claire, une ville qui n’existe pas encore. Même s’ils divergent sur la manière de faire une bonne ville, la discursivité qui travaille leur compréhension de l’« espace idéal » est la même. Il ne s’agit pas du même espace physique, mais du même espace appréhendé : clair, uni et adapté à l’homme.

  • 12  Suzy Lagazzi-Rodrigues(1998) montre que la notion de formation discursive (FD) est encore un défi (...)

20Au Brésil, ces différentes configurations dans une même formation discursive12 ont eu des effets divers chez les urbanistes, dans des conditions de production où les anciennes villes coloniales commençaient à faire sentir leurs limites structurelles, surtout celles que l’expansion et le développement de l’activité du café avaient ranimées, en raison des exigences croissantes de ce type d’économie agraire. Époque également caractérisée par les grandes épidémies (fièvre jaune, fièvre typhoïde, peste bubonique, entre autres) qui ont touché les ports, comme Rio de Janeiro et Santos, et ont parfois atteint l’intérieur du pays (Campinas, São Paulo, par exemple). Le besoin historique de redéfinition de l’espace urbain était évident. Logiquement guidés par la demande économique, les projets de réurbanisation se sont d’abord réalisés à Rio de Janeiro et à Santos.

21La réurbanisation de Santos a été coordonnée par Saturnino de Brito, inscrit dans la formation discursive que j’ai exposée plus haut : il est de ceux qui cherchent à concilier esthétique et technique. Cette conciliation prend la forme de la « rationalisation de l’espace », elle tient compte des besoins sanitaires et économiques tout en faisant le meilleur usage possible du caractère esthétique. Cette rationalisation doit prendre en compte la ville elle-même, en termes de nature (topographie, rivières et sol) et de constructions existantes.

22La discursivité dans laquelle Brito s’inscrit travaille les sens d’une ville civilisatrice : elle conforme les hommes à un modèle éthique préétabli auquel ils doivent s’ajuster, à la différence des sens de la pólis grecque, où tous les citoyens élaboraient et subissaient à la fois la moralité de la ville. Les sens de cette moralité glissent vers un imaginaire qui présuppose l’existence d’un groupe capable de déterminer la manière dont tous les autres doivent vivre. Ainsi, dans le processus de construction de sens pour le sujet urbain moderne, se produit l’effet d’une ville déjà prête, à laquelle le « citoyen » doit s’ajuster. Cet effet est produit par un discours administratif qui organise une certaine ville pour le « citoyen », et qui se présente sous la forme d’une textualité fermée et complète.

23Ce que nous avons brièvement observé nous permet d’affirmer que dans les textes des urbanistes, à partir du milieu du xixe siècle, on peut percevoir une polémique entre un mode fondé sur ce qui peut être appelé une spontanéitéde sentimentset un autre fondé sur une théorie rationnelle, faisant surgir une séparation entre esthétique et technique. Nous pouvons observer que les défenseurs de l’esthétique et les défenseurs de la technique (s’il nous est permis de présenter ainsi les acteurs de ces polémiques sur l’urbanisation) présupposent tous une ville déjà prête et un sujet déjà prêt à l’occuper. Je parle ici du caractère disciplinant de l’urbanisme : c’est le sujet qui doit s’ajuster à la ville. J’ai parlé plus haut du caractère disciplinant de l’école : un sujet, une langue (et leurs corrélatifs, un pays, une culture, etc.). Nous voyons donc surgir un paradigme langue civique / ville civique, aux côtés de l’État, paradigme qui s’oppose à ce qui est dispersé, à ce qui est culturel et à ce qui, dans cette ligne énonciative, n’est pas civilisé.

Langue et ville : espaces pour sujets

24Si nous reprenons João Ribeiro, qui nous présente des sens de la langue jalonnés par l’idée d’urbanité, nous comprendrons mieux les intersections, l’interdiscursivité entre les sens d’un texte et ceux d’une ville. Or, cette interdiscursivité n’apparaît dans ce travail que parce qu’elle implique également une dépendance, qui est de sens. La langue, bien dite, permet le fonctionnement de l’urbanité d’une nation, ce qui implique son statut de civilité qui, pour sa part, l’autorise à dire sa langue. Voyons João Ribeiro :

La question d’écrire avec une précision et une qualité raisonnable la langue qui se parle, est l’une de ces décences élémentaires, l’une de ces vertus d’urbanitéqui ne peuvent pas être indifférentes à l’art littéraire. (Ribeiro, 1960, p. 125).

Nous ne pouvons pas concevoir l’existence d’un bon écrivain ou même d’un écrivain acceptable s’il ne se justifie pas par l’urbanitédu langage. (Ibid., p. 112)

25Les discursivités sur la langue et la ville se trouvent dans des conditions de production semblables, produisant une même exigence de détermination par le caractère obligatoire d’adéquation à la norme technique constituée pour chaque discipline : être l’auteur de la construction d’un espace dans la ville ou l’auteur de la construction d’un texte exige de ces deux sujets qu’ils se soumettent à la normativité technique, à la normativité scolarisée du manuel. Et l’un des effets de ces constructions est un lecteur qui est, à la fois, discipliné par la direction normative et mal à l’aise face à la sensation d’enfermement construite par la répétition formelle des sens.

26Nous pourrions dire que l’école produit une langue déjà prête pour ses élèves ainsi qu’une ville déjà prête. L’école prend la responsabilité de produire la conscience de la langue et de la citoyenneté chez l’élève qui n’est encore qu’un « citoyen et auteur à l’état embryonnaire ». Pour reprendre ce que j’ai déjà dit sur le processus d’autorisation, il me semble que l’école produit un simulacre des deux, en travaillant au niveau de l’organisation administrative d’un sujet urbain scolarisé, en effaçant son ordre du politique.

27Cette prééminence de l’ordre administratif sur l’ordre du politique peut être liée au glissement, dans la modernité, du sens grec de cité (dans laquelle peuvent se structurer pratiques religieuses et politiques) à celui d’urbs (lieu où les personnes réalisent ces pratiques) : l’idée de cité, de ville pour des citoyens, laisse place à celle d’urbs pour des habitants. Nous sommes des urbains, pas des citoyens ! On efface le citoyen de la ville en construisant un espace que seul l’habitant peut occuper : le sujet urbain constitue un occupant ou un « non-occupant ».

28Dans la pratique de la simulation qui produit un texte et une ville déjà prêts pour le sujet, nous percevons que le discours de l’école et celui de l’urbain sont produits par l’effet d’homogénéisation des sens, et qu’ils le produisent : ils fournissent une unicité du sujet, de la ville, bref, des sens.

  • 13 J’établis ici une corrélation entre « être dans la position de la langue cultivée » et « être dans (...)
  • 14 Nous comprenons espace discursivement, comme un lieu traversé par la mémoire et par un ensemble de (...)

29Comme l’observe très bien Ana Fernandes (1999), « le territoire du consensus est également le territoire de l’exclusion ». Pour sa part, Eni Orlandi (1996) écrit que la prééminence du discours de l’urbain sur la ville a lieu de telle manière que la matérialité de la ville s’opacifie, qu’on observe une réduction au silence du réel de la ville. Nous pouvons dire que l’école et le discours de l’urbain produisent cette prééminence quand ils travaillent à la construction d’un imaginaire de sujet et de ville homogènes, complets et stabilisés. Travailler avec une langue, un sujet et une ville uniformes implique nécessairement d’effacer d’autres sujets, langues et villes, qui persistent dans l’invisibilité de leurs formes. Voilà le geste de réduction au silence qui interdit la visibilité de la ville matérielle. Alors des sujets et des espaces qui ne sont pas soumis aux règles de détermination de la langue et de l’urbain13, commencent à occuper l’espace de l’invisibilité. C’est dans ce mouvement qu’il devient possible de dire qu’il n’y a plus d’espace public, que tous se sont repliés vers la sécurité de leurs maisons. Celui qui est dans la rue est invariablement vu comme non-occupant. On délégitime d’autres formes d’occupation des espaces. L’occupation des espaces14 n’est pas faite de la même manière par tous et ne doit pas être la même. Par le geste énonciatif qui affirme qu’il n’y a déjà plus espace public, que l’on ne peut déjà plus sortir dans les rues, nous effaçons le fait qu’une partie de la société ne sort plus dans les rues mais que d’autres occupent cet espace de manière imprévisible, et que cette occupation est rendue invisible par les médias, par l’école et par l’État.

30Dans ce sens, il ne suffit pas d’être dans la rue pour occuper un espace, et il ne suffit pas d’être dans la langue pour être autorisé à parler et être signifié comme auteur de ce que l’on dit. Il faut s’adapter à la position autorisée de normalisation et de réglementation des sens pour produire la visibilité de son occupation : être soit dans la langue autorisée, soit dans l’espace autorisé.

31Ana Fernandes aborde de façon exemplaire la manière dont le consensus prend corps dans les politiques urbaines de sorte que des concepts comme mémoire, histoire, tradition, communauté, lieu et qualité environnementale perdent leur valeur et commencent à ne plus signifier dans la différence, mais dans le lieu commun des politiques publiques, ce qui signifie leur évidement en tant que force motrice de déplacements. Je dirais pour ma part que si sujet, langue et ville ne sont pas homogènes, on ne peut pas parler de santé, d’école, de mémoire, de qualité de vie, comme s’il s’agissait de catégories fermées et transparentes. J’insiste sur le fait que si la critique du consensus qui vide de sens certains concepts est juste, il ne nous faut pas moins prendre garde à ne pas les homogénéiser comme si le problème était que tous, quels que soient leur option politique et leur parti, faisaient la même proposition de politique urbaine. Le problème vient de ce que les concepts travaillés dans ces politiques publiques présupposent un même sujet et une même ville homogénéisés par les processus de scolarisation et d’urbanisation, en tant qu’instruments de stabilisation de l’État.

32J’en arrive alors à ce qui me semble fondamental à ce stade de ma réflexion. Le sujet brésilien urbain scolarisé est façonné par des significations d’égalité qui, du fait de leur glissement, travaillent en un lieu erroné. Les significations d’égalité fondamentaux appartiennent à la sphère du politique, mais avec la prééminence de l’administratif sur le politique, l’égalité est travaillée dans l’ordre de l’administration, ce qui efface la diversité, vide les espaces occupés et planifie un seul mode légitime d’être dans la langue et, donc, d’être en un lieu et non pas dans le non-lieu de l’habitant : dispersé, confus, inapte. Et cela produit également l’opacité des « espaces autres », ces espaces de résistance qui construisent le lieu du pouvoirdire (Lagazzi, 1988).

33Tenir compte des différentes formes d’appropriation de l’espace devient fondamental pour échapper à la relation État/ville dans laquelle l’administratif s’est superposé au politique du fait d’une formulation inadéquate de l’aspiration à l’unité et à l’égalité et pour produire une autre relation à la ville, dans laquelle le politique puisse jouer le rôle qui lui revient en acceptant les différences et en créant des espaces publics de convivialité pour que les sujets puissent expérimenter les sens de la ville matérielle.

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Pfeiffer C. C., 1995,« Que Autor é Este ? », mémoire de master, IEL/Unicamp.

— 1997, « Sentidos na cidade. Clichê e sujeito urbano », Rua, no 3, p. 37-57.

— 2000, « Bem Dizer e Retórica. Um Lugar para o Sujeito », thèse de doctorat, Campinas, Unicamp.

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— 2001b, « Escola e divulgação científica », Produção e Circulação do Conhecimento. Estado, Mídia e Sociedade, vol. I, Campinas, Pontes, p. 21-30.

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Sennett R., 1977, The Fall of Public Man, Cambridge, Cambridge University Press (1988, O Declínio do Homem Público, São Paulo, Companhia das Letras).

Sitte C. A., 1992, Construção das Cidades Segundo Seus Princípios Artísticos (traduit de : L’art de bâtir les villes. L’urbanisme selon ses fondements artistiques, 1890), São Paulo, Ática.

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Notes

1  Le mot « urbanisé » ne cherche en aucune façon à établir une dichotomie entre ville et campagne.

2  Eni Orlandi distingue la mémoireconstitutive de la mémoireinstitutionnalisée, qui est « l’archive, le travail social d’interprétation dans lequel se distingue celui qui y a droit de celui qui n’y a pas droit » (1996, p. 67).

3  Sylvain Auroux (1992, p. 65) la définit comme « le processus qui conduit à décrire et à donner des instruments à une langue sur la base de deux technologies, qui sont de nos jours encore les piliers de notre savoir métalinguistique : la grammaire et le dictionnaire ». Les travaux développés par Guimarães et Orlandi ont montré que la grammatisation au Brésil – le moment où les instruments technologiques sur la langue s’installent – prend toute sa force dans la deuxième moitié du xixe siècle, tout en notant que le mouvement de sens qui le fondait s’était établi au xviiie siècle. Guimarães (1994) montre que le processus de grammatisation brésilienne a lieu autour d’une recherche de la spécificité du portugais du Brésil par rapport à celui du Portugal : c’est un mouvement pour la différenciation par la recherche de l’unité. La différence du rythme parlé et du lexique se marque plus particulièrement par l’établissement de catégories comme brésilianismes, africanismes et indigénismes. Orlandi considère l’événement de la grammatisation comme caractérisé par le « passage discursif qu’exprime la différence de ces deux énoncés : “langue portugaise du Brésil / langue portugaise au Brésil”. » (1997, p. 5). Passage subsumé sous la possibilité même de pouvoir être auteur de grammaire au Brésil, dans le mouvement de sens qui accompagne la République où « il ne suffit pas que le Brésilien sache sa langue, il faut que, du point de vue institutionnel, il sache qu’il sait. Dans cette perspective, la grammaire est le lieu où s’institue la visibilité de ce savoir légitime pour la société ». Ibid.

4  C’est là un des effets du déplacement que la littérature produit sur le sens d’art : ce dernier perd sa dimension de technique (technè) pour devenir l’art sans but, l’art pour l’art, ce qui l’oppose à la science.

5  Dans son article « Urbanismo : à procura do espaço perdido » [Urbanisme : à la recherche de l’espace perdu], Regina Meyer (1990) considère l’urbaniste Otto Wagner comme le fondateur de l’autre ligne.

6  Quand on parle de « vie en commun », il faut s’éloigner de la prétendue évidence de cette désignation. Collectivité de qui, sans qui, contre qui ? Tönnies, par exemple, distingue société et communauté en termes de relations établies entre leurs individus. Dans le processus discursif où les sens de la ville prennent place comme lieu de socialisation de vies privées (individualisées), et qui présuppose une coexistence marquée par certaines règles et par certains intérêts, nous pourrions supposer un contrat social fondé sur les termes d’une société (ce que Tönnies appelle Gesellschaft). En revanche, la ville pensée comme un lieu protecteur et représentatif de l’esprit humain, la ville fondée sur l’identité substantielle de volontés signalées par une même origine et destination peut être pensée en termes de communauté (ce que Tönnies appelle Gemeinschaft).

7  Il est intéressant d’avoir en tête ce que le xixe siècle pensait de la cité antique. Selon Fustel de Coulanges (1830-1889), dans son livre La cité antique, celle-ci se caractérisait par une fusion totale de la religion et de l’homme, dont l’anéantissement découlait du caractère transcendantal et absolu de la cité. La cité était le fruit d’une congrégation préexistant à la religion domestique et se constituait comme extérieure au foyer. Toute son organisation était réglée par la religion (magistrature, mariage, autorité paternelle, lois de parenté, etc.). Comme dans tout processus, le culte particulier de chaque famille (nous ne devons pas penser en termes de famille nucléaire, mais de groupes dont les règles de parenté font que leur nombre peut parfois atteindre plusieurs milliers) n’a pas été immédiatement annulé. Néanmoins, parallèlement à une foule de petits gouvernements, un gouvernement commun s’est institué et, plus tard, la superposition de la souveraineté de la ville sur la souveraineté du foyer s’est instaurée. Il est également intéressant d’observer que les Anciens faisaient une différenciation entre cité et urbs. « Cité » était le lieu de l’association politique et religieuse des familles et tribus ; urbs était l’espace de la réunion, le domicile et, surtout, le sanctuaire de cette association.

8  L’art est considéré par l’auteur comme latechnè, c’est-à-dire l’esthétique en tant qu’action, et non pas comme art sans autre but que lui-même.

9  Mais, qu’est-ce qu’une ville non rhétorique ne garantit pas ? Ou encore, quelle garantie d’un autre ordre cette ville de l’objectivité peut-elle produire ? Si je peux poser ces questions sur le lieu où l’urbain prend place, c’est parce qu’auparavant, je les pose au lieu où la langue normalisée prend place.

10  Dans son livre Ledéclin de l’homme public, Sennett rappelle qu’une forte incitation au sectarisme est due à des projets urbains comme celui de Sitte, qui proposaient la communauté dans la ville, pensant que ce type d’organisation faciliterait le contact mutuel et direct. Même s’ils critiquaient le modèle haussmannien à Paris, ces projets finissaient par provoquer un même effet : homogénéiser les régions, favoriser la naissance de ghettos. Ne pourrait-on pas dire que cet effet sectaire se produit également dans une approche sociolinguistique norme cultivée/variantes ?

11  Une autre « évidence » à laquelle nous ne pouvons souscrire est la référence au passant « ordinaire», au piéton «ordinaire » que Sitte comprend comme « citoyens ». Tout ce qui, dans le discours de Sitte, est mentionné comme faisant partie de ce qu’était l’Antiquité se fonde sur un manque constitutif : le décalage, le vide existant entre le sens de la notion de « citoyen » pour les Anciens et celui que revêt ce mot au xixe siècle. Le discours de Sitte produit une linéarité de sens, une équivalence qui ne peut exister que par un effet de transparence du langage.

12  Suzy Lagazzi-Rodrigues(1998) montre que la notion de formation discursive (FD) est encore un défi pour l’analyste de discours, puisque, discursivement, nous ne travaillons pas sur des typologies fermées, ce qui exige de nous, selon cet auteur, « un raffinement aigu dans l’analyse pour ne pas être la cible de réductions catégoriques. La délimitation de(s) FD(s) constitutive(s) du fonctionnement analysé ne doit pas représenter un moment conclusif du travail de l’analyste, mais permettre un retour sur la compréhension des processus discursifs. […] Pour cela, il faut qu’elles [les FDs] soient toujours considérées dans leur caractère provisoire, repensées à chaque analyse, pour que nous ne soyons pas pris par la nomination » (p. 37-38). C’est-à-dire que l’analyste doit chercher à réfléchir sur et à comprendre le processus discursif, dont fait (font) partie la (les) FD(s) qui se présente(nt) toujours avec leurs limites ténues, en mouvement (de contradiction, d’opposition, de corroboration). L’analyse de discours (AD) n’essaie pas de dire ce qu’est le discours. Elle braque son regard sur la manière dont le discours (se) fait, c’est-à-dire sur le fonctionnement discursif. Dans cette démarche, nous nous éloignons de la tentation des typologies et revenons constamment au processus discursif, toujours prêt à nous surprendre.

13 J’établis ici une corrélation entre « être dans la position de la langue cultivée » et « être dans la position de la ville cultivée ».

14 Nous comprenons espace discursivement, comme un lieu traversé par la mémoire et par un ensemble de gestes d’interprétation. C’est là que le sujet s’inscrit historiquement et fait sens. Dans le cas de la ville, nous considérons le lieu comme un endroit référentiel dans la ville, que nous n’appelons pas un lieu physique du fait que nous travaillons toujours avec la forme matérielle, c’est-à-dire qu’il n’y a pas séparation entre forme et contenu. Ainsi la rue, la chaussée, les places, les escaliers et les maisons ne sont pas seulement des formes urbaines, mais depuis toujours des « formes matérielles » où ville et histoire sont indissociables.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Claudia Castellanos Pfeiffer, « Ville, sujet et langue scolarisés »Astérion [En ligne], 8 | 2011, mis en ligne le 29 juillet 2011, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/asterion/2053 ; DOI : https://doi.org/10.4000/asterion.2053

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Auteur

Claudia Castellanos Pfeiffer

L’auteur est chercheuse (pesquisador-doutor) au Laboratoire d'études urbaines (LABEURB) de l’Unicamp (Universidade Estadual de Campinas) et elle enseigne l’histoire des idées et l’analyse du discours à l’Institut d’études du langage de la même université. Elle a publié en codirection : avec J. H. Nunes, Linguagem, História e Conhecimento, Coleção Introdução às ciências da linguagem, Campinas, Pontes, 2006 ; avec C. Z. Bolognini et S. Lagazzi, Discurso e Ensino. Práticas na Linguagem, Campinas, Mercado de Letras, 2009 ; avec B. M. Abaurre et J. Avelar, Fernão de Oliveira. Um Gramático na História, Campinas, Pontes, 2009.

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