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Dossier

Trois carnavals alpins « du côté des jeunes filles en fleurs »

Deborah PUCCIO

Résumés

L'étude du cycle carnavalesque de trois villages alpins, situés dans une enclave slave en Italie du nord (vallée de Resia), permet de suivre les étapes traversées par l'adolescente à l'intérieur de la fête, moment clef de son identification sexuelle et sociale. Les trois exemples choisis ont mis en lumière des stratégies différentes qui utilisent un couple de masques bäbac/maškira, couple qui correspond à l'opposition structurelle entre le modèle de la fille « sauvage » et celui de la demoiselle policée. Si pour devenir une « jeune fille à marier », on doit passer par ces figures, l'identité ainsi acquise n'est pas fixée une fois pour toutes. En un jeu de miroirs, le sexe opposé et les autres classes d'âge éclairent ces parcours féminins sans cesse mouvants, au croisement des rites collectifs et du vécu singulier.

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Texte intégral

1Une route de la province d'Udine1, encaissée entre deux montagnes, côtoyée par une rivière, nous mène dans la vallée de Resia, « chez les russes2 », à la frontière avec la Slovénie. Petit à petit, les cimes se referment derrière nous et l'on aperçoit les premiers villages, en partie détruits par les tremblements de terre qui ont frappé, en 1976, cette région montagnarde déjà si pauvre. De vieilles maisons, des murs vétustes sont les derniers témoins d'une vie ancienne, comme ces femmes âgées entièrement habillées de noir qu'on y rencontre.

2Dans un pays atteint par une très forte émigration masculine, c'est à elles, « qui savent beaucoup de choses sur le passé », que l'anthropologue en quête d'exotisme, comme le linguiste friand d'archaïsme, s'adressent. Elles ont aussi été mes interlocutrices privilégiées dans un travail de terrain portant sur le carnaval d'autrefois. Les réjouissances dont il sera question ont aujourd'hui disparu3 et les données ethnographiques ici rassemblées nous ramènent au début du siècle, époque de la jeunesse des femmes interviewées. Interrogées sur le carnaval, temps festif juvénile par excellence qui met le groupe masculin au premier plan4, elles ont privilégié leur rôle, m'amenant par là à reconsidérer ce rite du point de vue du « féminin ». Au fil des témoignages rassemblés tout au long d'une enquête qui s'est étalée sur trois années5, la figure de la jeune fille s'est imposée comme l'axe à partir duquel l'autre sexe et toutes les classes d'âge se définissent et se structurent. En même temps, la « jeune fille » est soumise à des manipulations, à des transformations, à des jeux de construction et de déconstruction. Quel sens donner à cette mobilité ? Quelles conséquences a-t-elle pour la personne et comment cette représentation s'articule-t-elle au monde social ?

3Trois villages ont été choisis dans la vallée de Resia, parce que leurs fêtes s'éclairent, se complètent, se justifient réciproquement. D'abord Oseacco, avec ses « beaux » costumes, les maškire6, et son « beau » carnaval qui sert de modèle à tous les autres. En second lieu Stolvizza, qui s'oppose au précédent par l'extraordinaire développe-ment de la séquence festive d'hiver et par l'importance donnée au kukac, travestissement qui inverse les caractères formels de la maškira d'Oseacco. Enfin, Uccea, petite vallée jouxtant celle de Resia, ancien alpage d'Oseacco, présente à la fois des analogies avec le carnaval de son village d'origine pour le rôle prépondérant donné à la maškira, et des rapports frappants avec les réjouissances de Stolvizza, pour les manipulations auxquelles ce déguisement même est soumis.

4Oseacco : du bäbac à la maškira

5À Oseacco, une fille se déguise pour la première fois à l'époque de la puberté entrant ainsi dans le groupe des jeunes filles nubiles puisque ces travestissements concernent toutes les adolescentes non mariées du village. Ce groupe est symétrique de celui des jeunes gens et, dans le temps du carnaval, tantôt il se confond avec lui, tantôt il s'en distingue, selon les nécessités rituelles et la logique symbolique inhérentes à chaque moment de la fête.

6Pendant une première phase qui va de l'Épiphanie au Jeudi Gras, les filles s'habillent en bäbaci. C'est un long travail que celui de la préparation d'un bäbac. On dit que c'est un masque préparé dans l'insouciance. En réalité il l'est avec le souci méticuleux d'une insouciance feinte. La jeune fille sort du grenier de « vieilles choses » appartenant aux anciens, se façonne en cachette un costume tout à fait original avec des feuilles et des pignes, des peaux et des plumes, en donnant libre cours à sa fantaisie et à sa créativité, puis sort par la fenêtre pour aller rejoindre les autres bäbaci qui l'attendent dehors, échappant au contrôle de ses parents dont elle ne se soucie plus désormais.

7Ainsi accoutrées, toujours en bande, les filles masquées se promènent dans la nuit pour visiter chaque maison du village et y rencontrer d'autres jeunes. Cette sortie hors du périmètre familial est aussi une exploration initiatique du temps nocturne et de l'espace villageois, espace dont elles prennent en même temps possession. Quand les bäbaci entrent dans les maisons, on ignore leur sexe et leur nom, mais une fois qu'ils ont pénétré dans l'enceinte domestique, le jeu d'attribution des identités commence. Les travestis veillent à rester camouflés tandis que ceux qui ne sont pas déguisés tentent d'attribuer un nom au bäbac à partir de certains indices, la façon de respirer ou de marcher, l'allure du corps entrevu. Reconnaître une personne, la nommer, équivaut à une « domestication » de ces êtres sauvages que sont les masques. Mais on peut aussi ne pas reconnaître le bäbac et il disparaîtra comme il est venu, en gardant son mystère.

8Ces déguisements, portés aussi bien par les filles que par les garçons à ce moment du carnaval, assurent la transition entre l'enfance et l'âge adulte et confèrent une nouvelle identité sexuelle et sociale à ceux qui les revêtent. Avant d'acquérir un statut de femme ou d'homme, l'adolescent passe par une sorte d'indifférenciation sexuelle, dans une sorte de temps mythologique incarné, vécu et joué par le bäbac. Les caractères formels de ce travestissement ne renvoient en effet à aucune identité masculine ou féminine7. Les filles portent des vêtements qui les couvrent entièrement et dissimulent aussi leur visage avec une pièce de tissu trouée seulement à hauteur des yeux. En outre, cette façon de s'habiller sert à camoufler l'identité personnelle de celles qui participent aux mascarades comme à quelque chose qui ne leur appartient pas de droit. Au carnaval, elles courent le risque d'être maltraitées par les jeunes gens, découvertes par leurs parents, stigmatisées par la collectivité. Se déguiser en bäbac est, pour une fille, un acte transgressif, bien qu'il s'agisse d'une transgression rituelle, codifiée, institutionnalisée, tolérée par les adultes et négociée avec eux, contrôlée par la communauté et limitée au temps du carnaval.

9À partir du Jeudi Gras, les temps investis ainsi que les lieux fréquentés par les bäbaci changent, en même temps que ces derniers transforment leurs traits jusqu'à devenir des maškire, pour les jeunes filles et des maškaroni, pour les jeunes gens. S'amorce alors une autre voie d'accès à l'identification sexuelle et sociale des jeunes déguisés. Le Jeudi Gras, les adolescentes ajoutent une jupe, une chemisette et un ruban sur leurs haillons devenant « à moitié des maškire », puis ces êtres hybrides disparaissent. À partir du dimanche où elles vont réapparaître jusqu'au mardi, dernier jour du carnaval, leurs costumes vont graduellement s'enrichir des éléments propres à la maškira, plusieurs jupes brodées, de nombreux rubans, un énorme chapeau fleuri, et abandonner petit à petit les attributs du bäbac, les « vieux vêtements ». Couleurs et lumières habillent maintenant la jeune fille qui sort de l'obscure laideur monochrome du masque d'hiver comme un papillon de sa chrysalide. Cendrillon vêtue de guenilles s'est métamorphosée en une princesse resplendissante, en une demoiselle parée d'une robe radieuse, qui s'apprête à faire son entrée dans la société pour rencontrer, au bal, son prince charmant.

10Les pommes de pin, les feuilles, les épis de maïs et les peaux animales que les bäbaci avaient ajouté à leurs habits étaient les signes de leur sauvagerie, de leur lien au monde naturel ; les fleurs qui décorent le chapeau de la maškira sont artificielles et elles montrent, plus que la nature, son imitation à travers la technique et l'art. En effet, s'il y a un élément du costume dont la confection incombe toujours à la jeune fille, c'est le chapeau orné de fleurs en papier ou de foulards brodés en rouge. En tissu rigide comme du papier, épinglés par le centre, ces foulards ressemblent aussi à des fleurs. Chaque fois que l'adolescente porte la maškira, puisqu'elle peut la porter plusieurs années de suite avant de se marier et de donner naissance à son premier enfant, elle renouvelle sa coiffe. Le chapeau fleuri est la seule pièce véritablement « neuve » de sa parure, celle qui signifie le mieux son essence de « jeune fille en fleur » vouée au renouvellement. Fleurs, rubans et vêtements brodés affichent, avec la couleur rouge qui prédomine, ce « bien » de la jeune fille dans lequel Yvonne Verdier nous a appris à reconnaître la marque d'une féminité fraîchement acquise8.

11Toutefois la maškira est un costume complexe composé d'éléments hétérogènes, neufs ou recyclés, transmis ou empruntés. Ainsi, les rubans de toutes les couleurs qui décorent la robe sont gardés d'une année à l'autre et réincorporés à chaque nouvelle maškira. Ils incarnent ce qui est identique, invariable et irréductible dans chaque jeune fille, ce qui caractérise l'unicité de sa personne. Les jupons et les chemisiers blancs qui enveloppent le corps de l'adolescente comme une deuxième peau sont anciens et transmis au fil des générations. Corps féminin éternel ou véritable dépouille, ce sont les insignes d'une transmission féminine en ligne descendante. Lorsque jupons et chemisiers circulent d'une famille à l'autre pour être portés par des filles différentes, ils constituent plutôt l'identité de la classe d'âge, affirmant ainsi l'équivalence de toutes les jeunes filles du village.

12Comme pour le trousseau de mariage, les plus riches maisonnées du village aident les filles pauvres à préparer la maškira9. Avec ses quatre jupes, longues et larges, ses précieuses dentelles, sa broderie anglaise, ses entre-deux, ses foulards et ses rubans en soie, ce costume révèle et exhibe un véritable capital textile qui évoque aussi l'entassement des pièces dans le trousseau de mariage, pièces qui, bien au-delà de leur fonction utilitaire, sont cumulées à des fins ostentatoires10. Outre les raisons d'ordre économique, des raisons symboliques poussent d'un côté les jeunes filles à quêter, de l'autre les familles du village à donner les tissus pour confectionner la maškira. La « fabrication » des filles à marier ne saurait être l'affaire privée de chaque famille, elle devient un événement collectif dans lequel tout le village est impliqué. Au fond, à travers la maškira, la jeune fille affiche moins sa richesse personnelle que celle de son village. Ce que dénoncent parfois cruellement certaines chansons de carnaval :

Dansez, dansez maškire

Vous êtes toutes habillées en soie

Mais pas un seul fil est à vous

Tout a été emprunté

C'est aux gens du village

Aux gens du quartier11.

13Toute une logique de l'ostentation régit donc la maškira qui semble privilégier le pôle du paraître à celui de l'être. La jeune fille peut porter des bijoux véritables mais elle mettra le plus souvent de la camelote. Elle ne se préoccupe que de son aspect extérieur et, le mardi, elle enfile par-dessus les autres, la plus voyante de ses quatre jupes, celle qui a le plus de tissus et de dentelles. Il faut se faire remarquer, car c'est ce jour-là que les jeunes filles sont vues et choisies. La cérémonie de la présentation des maškire, qui a lieu à Oseacco le dernier jour du carnaval, s'apparente aux marchés des filles nubiles en Europe de l'Est12. Dans les deux cas, les filles rivalisent de charme, de féminité, de fortune. Mais à quelles fins ?

14Pour répondre à cette question, il faut maintenant regarder du côté des maškaroni, ces fiancés sur mesure que les maškire se fabriquent de leurs propres mains. C'est en effet la fiancée, réelle ou rituelle, qui confectionne le costume de son partenaire et qui l'habille. Pour « faire un maškaron », elle s'est servie du modèle de la maškira. À peu près tous les éléments du déguisement féminin, sauf les « fleurs », sont présents dans le costume du jeune homme. Cependant l'habilleuse les a manipulés de telle façon que le résultat marque la différence entre les sexes. Dans cette séquence du rituel, il faut bien distinguer l'homme de la femme. En le faisant maškaron, elle en fait un « homme », car « être maškaron signifie qu'on est un homme ».

15Le mardi après-midi, maškira et maškaron se prêtent à une cérémonie publique de fiançailles. Désormais leurs gestes sont strictement codés et réglés par le rite, se distinguant de la « liberté » - elle-même rituelle, réglée par des normes et plus jouée que réellement vécue - des bäbaci, tout comme les costumes standardisés des maškire contrastent avec l'imagination débridée à l'œuvre dans la création du bäbac. On avait vu les jeunes filles, poussées par un appel irrésistible, s'échapper des maisons et rejoindre leurs amours nocturnes, aux marges de l'espace habité, cachées tout autant par leurs accoutrements que par la nuit. Maintenant, elles sont dans la clarté du jour, sous les yeux de tous, y compris de leurs parents, prêtes à être dévoilées par leurs partenaires licites. Dans la salle qui a été arrangée pour le bal, les maškire ont le visage encore caché par un tissu de dentelle, un voile de tulle ou une voilette, dernier avatar du bäbac dont elles proviennent. Elles accomplissent les trois premières danses par couples, triades, ou en cercle, offrant l'image de cette « sororité »13 idéale qui précède la rencontre de l'autre sexe. Puis, le cavalier qui devine le nom de la jeune fille encore masquée et qui le prononce publiquement, l'oblige à ôter son voile. C'est lui qui la fait ainsi exister en tant que personne individualisée. Celui qui a découvert la maškira a le droit d'accomplir avec elle trois danses et d'amorcer un jeu courtois qui, peut-être, se poursuivra ailleurs, hors du rite collectif, dans le temps d'une plus secrète intimité.

16Si le garçon est devenu un homme par les mains de la femme, la fille devient femme par la parole révélatrice de l'homme. Le dévoilement de la jeune fille lui fait acquérir une identité personnelle, sexuelle et sociale et la rend apte au mariage14. Le destin qui lui est attribué, le seul possible, est celui de l'épouse. C'est un destin qu'elle a elle-même ourdi en fabriquant la maškira. Mais les adolescentes n'assument pas toutes ce rôle : certaines préfèrent rester des bäbaci, d'autres font alterner l'un ou l'autre masque selon les années, mais de toutes façons une fille doit passer par ces deux étapes pour pouvoir se marier.

17Une fois que toutes les maškire sont dévoilées et livrées à leurs « fiancés », on procède aux danses qui scellent les nouveaux couples ainsi formés. Il arrive qu'un maškaron danse en triade avec deux filles à la fois, sa fiancée d'un côté et une amie de l'autre, rendant trouble l'objet de son véritable choix, comme si, une fois procédé au dévoilement, se mettaient encore en œuvre d'autres stratégies trompeuses. L'espace du rite où le réel ne cesse de se mêler à la fiction, peut être la toile de fond sur laquelle se dessinent des couples véritables mais il peut aussi abriter la mise en scène de fiançailles fictives. Dans ce contexte printanier, veut-on signifier que l'appariement n'est pas encore définitif et que la seule règle est celle de l'échange tourbillonnant des partenaires dans la danse ?

18Les maškire et les maškaroni se sont dépouillés du bäbac mais il reste encore un mannequin en tout semblable au masque d'hiver, qui d'ailleurs s'appelle Bäbac, gardé par les vieux aux marges de la salle de bal. Maintenant que la fête s'apprête à finir, cet ultime représentant du désordre carnavalesque doit être mis à mort. Ce sont les hommes qui s'occupent de son exécution, le matin du jour des Cendres, après avoir dansé toute la nuit. Les filles, elles, se sont couchées tôt. Peut-être la maškira, marque de l'aboutissement de leur parcours rituel, ne leur permet-elle plus certains débordements. Rendues à l'enceinte de leur foyer, elles pourront en spectatrices passives regarder par la fenêtre se consommer le mannequin.

19Le mercredi, tandis que les hommes expulsent le Bäbac hors des limites villageoises, les jeunes filles se rendent à la messe des Cendres, réintègrant la communauté du village, communauté féminine rassemblée à la messe où l'on va « communier ». L'un et l'autre rites utilisent les mêmes signes. Les hommes brûlent le Bäbac, sacrifice ludique du carnaval : « c'était la purification qu'ils faisaient des péchés du carnaval », tandis que les femmes reçoivent de la main du prêtre les cendres de la pénitence dans l'église puis, sur le parvis, sont barbouillées de cendres par les jeunes gens qui guettent leur sortie. Façon de dire qu'elles sont leurs, de les marquer pour se les réapproprier.

21À Stolvizza, on utilise un nom différent qu'à Oseacco pour désigner les jeunes déguisés qui sortent en hiver : ici, ils s'appellent kukaci16. Le kukac est l'équivalent local du bäbac d'Oseacco mais, à y regarder de plus près, la stratégie mise en place par les deux masques est différente. Le travestissement en kukac n'opère pas une confusion des sexes, il inverse celui du déguisé. Ici, les jeunes gens s'habillent en femme, avec des jupes démesurément amples, ou en femme enceinte, cachant sous leurs jupons de gros ventres faits de chiffons17, ou encore en nourrice18, avec une poupée dans leur hotte19, et ils parlent avec des voix de fausset. Pour les jeunes filles, se déguiser en kukac consiste à s'habiller « en homme ». Elles empruntent le plus souvent un pantalon et une veste de leur père qu'elles portent à l'envers, ou bien des vêtements appartenant à leur frère et qu'elles volent parfois. Car pour elles le travestissement est toujours transgressif. « La femme en pantalons », parce qu'elle brouille la distinction entre les sexes, compromet un ordre qui est à la fois sexuel, social, naturel et cosmique20. Dans le discours des vieux d'un village en fort déclin démographique, cet ordre appartient irréparablement au passé21 :

Autrefois les femmes étaient des femmes et elles ne pouvaient pas porter des pantalons, seulement au carnaval elles le faisaient, mais, alors, elles ne devaient pas être reconnues.

22En effet, ce n'est que durant la période hivernale et dans le contexte du carnaval que les filles sont dans les groupes de kukaci. Leur présence toujours problématique explique le constant souci de se dissimuler des kukaci qui cachent leur visage derrière un voile ou un mouchoir, marchent en tordant leur corps ou boitent, contrefont leur voix, se déforment avec des bosses de chiffons, altèrent les proportions de leur corps par des pantalons de sac cousus à la hauteur des chevilles et remplis de feuilles sèches ou de paille. Tout en percevant le danger que recèle une telle ressemblance, les filles masquées se façonnent à l'image du mannequin qu'on va brûler à la fin de la période carnavalesque.

23Les différences entre le kukac de Stolvizza et le bäbac d'Oseacco ne se réduisent pas à leur apparence, mais concernent la relation plus profonde que le masque entretient avec son porteur, la personne avec son personnage. Deux conceptions et deux fonctions distinctes du masque sont à l'œuvre : le bäbac désignait la jeune fille sauvage, dans le désordre de la nature et non encore socialement « réglée », vouée aux amours prohibées et prématurées, alors que la maškira, inversant tous ces traits, exprimait le contraire. Dans le cas d'Oseacco, le masque, parce qu'il utilise un langage symbolique mais explicite, « représente ». Le kukac est l'opposé de ce qu'il donne à voir ; sous son poids la jeune fille est un homme et le jeune homme est une femme. C'est un dispositif illusoire qui, pour « dire la vérité », utilise un langage paradoxal, inversé. Les contradictions ne se bornent pas au sexe du déguisé, elles investissent tous les caractères exhibés dans le déguisement qui, au moment opportun, peuvent être intervertis. Comment expliquer, sinon, le fait qu'à Stolvizza on ne porte pas, ou très peu, la maškira ? Comment, en kukaci, les jeunes filles ont-elles pu acquérir les qualités féminines socialement valorisées qu'incarne la maškira ? C'est que le kukac utilise une autre des qualités propres au masque : l'apparence trompeuse. Il n'est pas ce qu'il « représente », il est ce qu'il « cache ».

24Par sa nature illusoire, le kukac rejoint la maškira d'Oseacco. Les maškire devaient « paraître belles, riches, pures... », à défaut de l'être toujours. C'est justement à Stolvizza que cette ruse est implacablement déjouée. En fait, tout le monde le dit, les prêtres autant que les médecins et les accoucheuses : les filles d'Oseacco, celles qui affichent au carnaval un costume si propre, sont, en vérité, très sales ; dans leur village, « on ne peut même pas se laver22 ». Le seul village à avoir une renommée de propreté dans toute la vallée est Stolvizza, et les adolescentes s'amusent à s'y déguiser avec des costumes sales. Accoutrées ainsi en kukac, elles donnent l'impression d'être « désordonnées », alors que dans la vie quotidienne elles sont très douées pour les activités du foyer ; celles d'Oseacco au contraire, on le sait bien, sont vraiment peu soigneuses... Dans le temps festif, les jeunes filles de Stolvizza semblent être « malpropres, négligentes, malhonnêtes », mais une fois la fête finie, elles sont irréprochables du point de vue moral et intransigeantes sur le plan religieux. Les oseacchesi, habillées au carnaval dans des costumes propres, bien faits, immaculés retournent à la saleté, à l'insouciance, et au désordre lorsqu'elles les quittent, alors que les stolvizzane assument ces caractères provisoirement pendant la période carnavalesque. Par là, les premières croient tromper leurs fiancés, mais ceux-ci, les jeunes gens d'Oseacco, viennent chercher épouse à Stolvizza :

Ils venaient, de préférence, ici, les garçons, parce qu'ici il y avait de belles filles honnêtes, propres et soigneuses, tandis que celles d'Oseacco étaient vraiment maladroites. Au contraire, nous, ici, soit le docteur, soit le prêtre, soit la sage-femme disaient que, quand ils allaient à Stolvizza, qu'il y avait un enfant qui devait naître, seule dans la vallée, Stolvizza était propre. Dans les autres villages, on ne pouvait même pas se laver... Stolvizza était l'unique village propre. Alors les garçons d'Oseacco venaient ici, parce qu'ils aimaient toutes les filles d'ici. Les plus beaux garçons venaient ici, dans ce village.

25En kukac, la jeune fille de Stolvizza exhibe, par inversion, les qualités affichées dans la maškira d'Oseacco. Un système d'oppositions et de correspondances gouverne les deux masques. L'un et l'autre sont préparés avec méticulosité, plusieurs semaines à l'avance. Les guenilles dont on fabrique le kukac, sont quêtées, tout comme les tissus dont on confectionne la maškira. Ce sont de « vieux » vêtements, les vêtements des vieux sortis du grenier, comme la maškira était, au moins en partie, transmise au fil des générations. Comme elle d'ailleurs le kukac prépare, en quelque sorte, les noces : si la première recouvre les fonctions symboliques du trousseau de mariage, le deuxième, dans sa laideur, son aspect sombre, sa pauvreté, est un anti-trousseau carnavalesque qui ne fait qu'annoncer toute la beauté, la candeur, la richesse du « vrai » trousseau. Le jeune homme d'Oseacco, au cours des fiançailles rituelles, dévoile la maškira et les jeunes gens de Stolvizza jouent à démasquer les jeunes filles en kukaci. Mais si elles ne se considèrent pas « prêtes », celles-ci se dérobent à un geste qui les obligerait à assumer, avant l'heure, cette identité de jeunes filles mariables qu'elles refusent pour le moment. Dans ce cas, le dévoilement n'aboutit pas à des fiançailles, il provoque la fuite de l'adolescente découverte. Néanmoins, les kukaci peuvent, tels qu'ils sont, se livrer à des approches courtoises de l'autre sexe. Dans ce cas, le changement n'affectera pas les caractères formels du masque mais l'attitude du jeune masqué.

26On a vu les cérémonies d'Oseacco se dérouler dans la salle de bal suivant des formules très ritualisées. Ici, un musicien se trouve déjà à l'intérieur des maisons. Il joue de la citira23 pour que les kukaci puissent danser et la danse est l'occasion de la rencontre :

En dansant, on trouvait le fiancé. Moi aussi, j'ai trouvé mon fiancé ainsi : j'aimais danser avec lui et lui, il aimait danser avec moi... et puis on s'est plu, au carnaval.

27Les bouts de chemin, que les masques parcourent d'une maison à l'autre, sont des sentiers pleins « de neige qu'on ne nettoie pas ». Ils prennent plaisir à s'y jeter et, au lieu de marcher, ils sautent comme des bêtes sauvages, ou comme des lutins. Le seuil de la maison marque bien le passage de la sauvagerie à la civilité, passage que les kukaci doivent se montrer aptes à franchir en accomplissant les gestes des individus policés qu'ils vont bientôt devenir. Au lieu de faire irruption dans les logis, ils frappent à la porte et demandent à la maîtresse de maison la permission d'entrer, puis ils nettoient leurs chaussures boueuses, avec un torchon prévu à cet usage. À l'intérieur de l'espace domestique, ils se tiennent convenablement, ils se montrent « éduqués, respectueux ». Il ne faut pas forcément investir l'espace social de la salle de bal pour que les masques aient un comportement correct, qu'ils se dévoilent, qu'ils dansent à visage découvert et tissent des relations amoureuses licites.

28La maškira n'est pas totalement absente de Stolvizza, mais, ici, les adolescentes préfèrent se déguiser en kukaci. Ce sont alors des femmes âgées qui la portent. Ces vieilles en jeunes filles sont symétriques et inverses des jeunes filles en vieilles qu'étaient les kukaci, autre figure du paradoxe.

Bien sûr, les femmes âgées portaient la maškira. Les maškire blanches étaient portées autant par les femmes âgées que par les jeunes. On ne regardait pas au fait que, quand on est vieille, on ne peut plus s'habiller en blanc. Les vieilles se montraient même plus que les jeunes !

29Comme la jeune fille, le jeune homme n'adopte que rarement le déguisement en maškaron et, encore une fois, tout se joue autour du kukac. Le mardi de carnaval ce n'est pas le masque, comme à Oseacco, qui est changé mais ceux qui le portent. Le groupe des kukaci n'est constitué que par des hommes qui, maintenant qu'il n'y a plus de femmes parmi eux, n'ont plus besoin de voiler leur visage. Les vieux sont aussi kukaci, en chair et en os et de plein droit, après avoir été incarnés par ces déguisements des « jeunes en vieux » tout au long de la période carnavalesque d'hiver. Ils se parent qui d'une fleur, qui d'un ruban, qui d'un mouchoir coloré, de même que les vieilles femmes exhibent la maškira. Les kukaci font une quête, faisant valoir le droit masculin à l'appropriation des biens du village et, avec les produits collectés, ils préparent un repas qui scelle le groupe des hommes au sein de la communauté. Rite qui le sépare, par exclusion, du groupe des femmes, auxquelles est repris le déguisement « en homme » qu'était le kukac. La part sauvage qui appartenait aux mâles et qui avait été usurpée par les femmes, est restituée aux uns et définitivement enlevée aux autres. Demain, un fantoche façonné comme le kukac, la « femme en pantalon », sera d'abord expulsé du village, puis brûlé, et celles qui avaient été kukaci, renvoyées au foyer et rendues à leur passivité coutumière, se contenteront d'assister aux rituels de la fin du carnaval, penchées à une fenêtre ou debout sur le seuil de la porte.

30On avait dit que la « femme en pantalon » était un facteur de désordre, désordre qui devait être limité, à travers les rituels opportuns, à la période de carnaval. Voici ce qui se passe quand on ne respecte pas ces limites, quand on exécute mal les rites :

Et encore, en `47, ce n'était pas assez sept jours de comédie ! Alors, quand on a brûlé le mannequin, le jour des Cendres, à huit heures du soir, encore, en rentrant, il n'aurait pas fallu y aller ; il aurait fallu en finir ; mais nous, à nouveau, on est allé dans les bars recommencer à danser. Et puis ça a tonné. Il est arrivé un orage en `47, un orage, qui avait cassé toutes les lumières ; que, pour rentrer à la maison, les rues étaient toutes plus des gouffres qu'autre chose. Toutes petites, en groupes de quatre, on rentrait à la maison et on n'y voyait rien. De la neige, de la glace, des éclairs, des tonnerres, de l'orage... Alors, avec cela, il nous a chassées.

31Lorsqu'on veut prolonger le temps festif, le temps du kukac, de la « femme en pantalon », c'est l'Apocalypse24. Le social semble être la clef de voûte de l'ordre du monde et c'est en le manipulant qu'on agit sur les autres niveaux du réel.

32Une fois brûlé le mannequin qui représente la fille en garçon25, on rétablit les rôles respectifs. Le temps du travail à nouveau institué, on rend aux hommes la maîtrise des espaces du dehors. Ils reviennent à leurs occupations habituelles et, bûcherons, ils fréquentent ces lieux inhabités et sauvages que sont les bois ou, dépourvus d'une place et d'une position dans la société locale, ils émigrent vers ce dehors absolu qui s'étend au-delà des limites de la vallée. Les femmes gardent l'espace domestique et familial, élèvent les enfants, s'occupent de ces animaux très apprivoisés que sont les vaches et cultivent ce petit monde domestiqué qu'est leur jardin.

33C'est le Carême :

... Via Crucis, prières, confession, demander pardon après qu'on a... parce qu'on avait rien fait de mal, mais il nous semblait toujours avoir fait quelque chose de... en faisant le carnaval...

34Les femmes reviennent sous l'autorité du curé, le seul homme à rester dans le village ! Et les hommes les barbouillent de cendres dans un rite parallèle à celui d'Oseacco26.

35Uccea : de la maškira au bäbac

36À Uccea, les bäbaci apparaissent, pour la première et la seule fois, le Jeudi Gras. La période d'hiver semble ne pas être habitée par les masques qui ne se manifestent qu'un seul jour. Camouflés de la tête aux pieds, gantés et bottés afin que pas un seul centimètre de leur peau ne soit visible, le visage noirci, voilé ou masqué, les cheveux dissimulés par un chapeau, les travestis visitent les maisons accrochées aux pentes raides de leur vallée. Comme toujours, le fort souci de camouflage cache et révèle en même temps la présence féminine parmi les déguisés.

37Les bäbaci d'Uccea qui ont entre 25 et 30 ans, appartiennent à une classe d'âge différente des masques homonymes d'Oseacco ou des kukaci de Stolvizza. Ils sont plutôt au commencement de leur maturité qu'au seuil de leur puberté. Leur principale tâche est d'effrayer les enfants et de leur imposer l'autorité des ancêtres qu'ils représentent27. En contrôlant et en encadrant les plus petits, ces jeunes montrent qu'ils sont sortis de l'adolescence. Leurs fonctions sont reconnues et récompensées par les familles visitées qui leur offrent des œufs et des saucisses. La nuit tombée, les travestis se réunissent dans le bar, le lieu où vont se dérouler les événements majeurs de tout le carnaval, et ils « obligent » le patron à leur préparer un repas. Mais les femmes ne font plus partie de la compagnie. Si elles ont pu s'introduire furtivement dans les bandes des bäbaci, couvertes par l'anonymat du masque, ni l'initiation des enfants, ni le droit de quête, ni le repas collectif (surtout lorsqu'il a lieu dans le bar, espace de la sociabilité masculine, et qu'il est à base d'œufs et de saucisses28), ne conviennent à leur sexe.

38Ce qui convient aux jeunes filles, c'est d'être maškire. Trois ou quatre jours avant la fête débutent les préparatifs29 et les adolescentes de quinze, dix-huit ou vingt ans se rendent dans les villages voisins pour acheter plusieurs mètres de tissu blanc, des foulards colorés ou à fleurs, de la dentelle et des rubans en soie. Aidées par les femmes plus âgées, elles vont confectionner la maškira, mais porter ce costume est, ici, une prérogative des jeunes filles. La jupe ample et plissée et la chemise aux longues manches « ballons » sont cousues par les mères et les grand-mères, tandis que les bords sont brodés, en rouge ou en vert, par les toutes jeunes. La préparation de la maškira sanctionne deux rôles féminins : la couture est le domaine des femmes qui maîtrisent l'» aiguille trouée30 », la broderie appartient à la jeune fille, qui « marque » le tissu blanc de couleurs vives. La jeune fille ne touche pas à l'aiguille31 et se consacre à la décoration, au bel ouvrage. Le tablier au fond clair « très fleuri » est une marque supplémentaire de sa féminité32 et de sa disponibilité amoureuse33. Des petits foulards, toujours imprimés de motifs floraux, vont être noués aux mains, un par doigt, et des grelots y seront suspendus. Les deux extrémités de la maškira (chapeau et chaussures) sont, elles aussi, ornées de fleurs. La coiffe est fabriquée à partir d'un chapeau d'homme d'abord recouvert d'une étoffe blanche (ou à fleurs !), puis entouré de rubans colorés et de foulards fleuris que l'on fixe tout autour des bords et, enfin, garni de fleurs en papier qui sont appliquées en quantité partout où il reste de la place. La jeune fille est fleurie de la tête aux pieds. Elle est elle-même une fleur. Dernière touche, les bijoux. Suivant cette logique de la surenchère qui régit la maškira, elle a « beaucoup d'or sur ses doigts ». Cette ostentation coûte cher mais c'est une nécessité pour chaque adolescente, « ce n'est pas un caprice », car, quelques jours plus tard, le lundi, les maškire vont être présentées à leurs futurs fiancés dans le bar.

39Celui-ci est l'espace collectif où toutes les classes d'âge et les groupes sexuels se mettent en scène, à tour de rôle, le lieu où alternent acteurs et spectateurs qui échangent leurs positions respectives d'un jour à l'autre. Les premiers à investir le café sont les enfants, le dimanche. Ces enfants que l'on avait vus se cacher dans les maisons, s'enfuir, épouvantés à la vue des masques, peuvent maintenant sortir, mais, dehors, ils sont « limités » par les jeunes qui, installés tout autour de la salle, contrôlent leurs réjouissances. Elles se bornent à une heure après laquelle les plus âgés chassent les plus petits. Il ne leur reste plus qu'à regarder par la fenêtre les danses de la jeunesse, regard qui fonde un apprentissage de leur rôle à venir.

40La première fois qu'elles se présentent à la collectivité, le lundi, les adolescentes d'Uccea ont le visage entièrement caché par les rubans qui tombent de leur chapeau. « Elles voient juste leurs pieds », on ne peut pas les voir et elles ne peuvent pas « voir34 » non plus. C'est dans cet état « trouble » et troublant que la jeune fille apparaît dans la salle, accompagnée par sa mère ou par une femme mariée non déguisée. La danse d'ouverture est exécutée par la paire femme mariée / jeune fille « aveugle » que la première conduit dans la danse, de même qu'elle s'est chargée de l'initier à la vie féminine. Puis on accorde aux filles déguisées en maškire un dernier moment de convivialité. Toujours le visage caché, elles dansent, faisant résonner les grelots qui ornent leurs doigts. C'est un appel pour les jeunes gens qui sont présents dans la salle et qui doivent élire une des danseuses. Mais comment choisir alors qu'elles sont toutes pareilles ? Ce mode d'élection, lui-même « aveugle », gomme les individualités pour affirmer la nécessité du choix et l'équivalence de toutes les filles mariables d'Uccea. En revanche, les jeunes ucceane aiment bien se différencier et, pour ce faire, jouent sur les détails. Les mères leur ont fabriqué un corps standard - jupe et chemise blanche - mais elles le décorent avec originalité en misant sur la couleur des rubans. La coutume veut qu'elles soient choisies le visage voilé, mais elles la contournent en indiquant à leur préféré la position qu'elles tiendront dans le défilé. La forme du rite assoit un appariement hasardeux, mais ses acteurs lui confèrent un contenu plus conforme à leurs désirs et à leurs aspirations, tout un langage secret entre les amoureux leur permet de se reconnaître et de former un couple35.

41Dans la triade constituée par la jeune fille, la femme mariée et le jeune homme, le seul regard véridique semble être - et l'on est revenu du côté de la forme du rite - celui de la mère qui pointe ses yeux vers le jeune homme et qui est la seule à connaître l'identité de la fille masquée. À cet instant, la maškira est un mystère impénétrable pour tous, sauf pour la mère qui en possède la clef et peut la confier à quelqu'un. Elle n'est pas déguisée, elle « voit », elle fait éclore le regard de la plus jeune, l'» ouvrant » ainsi à la vie sexuelle, et les yeux de la fillette éclosent de même que les fleurs posées sur sa robe s'épanouissent. Le dévoilement de la maškira va de pair avec l'offre de la jeune fille au jeune qui l'a élue, comme si l'acquisition d'une identité féminine ne pouvait se faire que par l'homme, « l'homme en dehors duquel les femmes n'ont pas d'existence sociale36 ». L'existence sociale qu'on octroie à la jeune fille est bien peu de chose, elle la débute par un geste humiliant où elle n'est qu'un objet inerte, suspendu entre deux regards. Ne passe-t-elle pas du contrôle de la mère à celui de son futur mari, elle qui s'était préparé un chapeau qui la dérobait aux regards indiscrets et lui permettait les débordements et la liberté propres à son âge et à ses envies ?

42Mais, si les fleurs se sont épanouies, les temps ne sont pas encore mûrs pour cueillir le fruit de l'amour dans le mariage. La fin du rituel ouvre le temps de l'attente. Les maškire, dévoilées et offertes rituellement aux jeunes gens, ne peuvent pas encore danser avec eux, puisqu'on doit « attendre » qu'ils deviennent maškaroni pour pouvoir assister au bal. Toutefois ce bal de la maškira et du maškaron, dont tout le monde parle et qui devrait sceller les couples aux yeux de la collectivité, en vérité n'aura jamais lieu, parce que lorsque le maškaron sera prêt et se présentera en public, la maškira se sera défaite et aura disparu de la scène.

43Le soir du lundi « le jour des maškire », seul et unique jour de la vie éphémère de la jeune fille, celle-ci une fois rentrée chez elle, abandonne son costume et en détache les rubans. Le lendemain, elle endossera la robe dégarnie, premier stade de la « décomposition » qui transforme en public la maškira. La nuit suivante, en secret, elle passera ses rubans à son soupirant, premier geste qui donne « naissance » au maškaron.

44Le mardi c'est « le jour des vieux », des initiateurs, de ceux qui « savent danser mieux que les jeunes ». Aussi ces derniers les regardent-ils faire, comme le dimanche précédent les enfants, massés derrière les fenêtres du bar, ont observé les bals de la jeunesse. Entre-temps, dans l'excitation des derniers préparatifs, se préparait la maškira dans les maisons. Tandis que l'attention est détournée sur les vieux, les jeunes se sont mis volontairement à l'ombre, pour parcourir, en un jour et en une nuit, toutes les phases d'une gestation et d'une mort symbolique : gestation du maškaron, mort symbolique de la maškira. Cette mort est celle du costume de la maškira, qui est défait, mais, plus profondément, elle affecte l'identité de la jeune fille « réglée », prête au mariage, soumise à la mère et à la coutume qui l'apparient à un homme qu'elle n'a pas élu.

45En un processus symétrique et inverse de la métamorphose accomplie par les maškire d'Oseacco, celles d'Uccea se « démorphosent37 ». Le lundi, lors de leur première apparition, les ucceane se sont montrées d'emblée en maškire, costume auquel les oseacchesi n'accèdent qu'à la fin du carnaval, une fois leur parcours identitaire accompli. Le mardi, « un peu déguisées en maškire mais pas tout à fait », elles sont décrites comme les bäbaci d'Oseacco en train de se métamorphoser le Jeudi Gras. La confusion et le désordre sont des deux côtés, parce que si les filles ne sont plus « tout à fait » des maškire, leurs partenaires ne sont pas encore des maškaroni. Les jeunes dansent, s'apparient, se séparent, se rencontrent de nouveau, se quittent et se reprennent sans cesse, troublant tout ce que le rite de la veille avait essayé d'ordonner. Mais le soir déjà, comme dans tout charivari, le jugement des jeunes filles au comportement « léger » est confié aux jeunes gens - garants de la morale et de la loi villageoises38 - qui les couvrent d'insultes, leur dédient des chansons infâmantes et déchirent leurs robes. Souillées dans leur réputation, déchiquetées dans leurs costumes, celles qui hier étaient des maškire deviennent, au terme de leur démorphose, des bäbaci. La phase carnavalesque d'hiver avec ses travestissements inquiétants, ses sorties nocturnes, ses excès, qui semblait ici avoir disparu, a été, en réalité, déplacée dans le calendrier rituel et comme concentrée dans un seul jour et dans une seule nuit. On se doutait qu'une étape si importante dans le parcours d'identification de la jeune fille ne pouvait pas disparaître ainsi. Dans ce temps très court, la maškira d'Uccea parcourt à rebours le chemin de celle d'Oseacco et se retrouve dans la situation ambiguë du kukac de Stolvizza. Elle en a toute la souplesse, puisque, en l'absence de l'un des deux masques qui forment le couple opposé et symétrique maškira-bäbac, celui qui reste joue tous les rôles. Lorsque les fiancés jaloux souillent la maškira par leurs gestes et par leurs paroles, ils ne font que reprendre à leur compte le discours des stolvizzane sur les apparences trompeuses.

46Mais, avant même que les jeunes gens ne le fassent, les jeunes filles avaient commencé à détruire la maškira, en en désagrégeant des parties pour décorer le chapeau du maškaron avec leurs rubans. C'est en se « défaisant » que la jeune fille « fait le maškaron ». Comme à Oseacco, la jeune fille d'Uccea façonne son partenaire avec des éléments pris à son propre costume, mais elle manipule les détails de manière à rendre le jeune homme différent d'elle. Pour lui, les rubans sont appliqués derrière et non pas devant le chapeau du maškaron et ne cachent pas son visage. Lorsque les jeunes gens se présentent en maškaroni, ils possédent d'emblée une identité personnelle et sociale, alors que les jeunes filles en maškire acquièrent la leur par le biais des hommes.

47Le façonnage secret du maškaron plonge à nouveau la jeune fille dans les ténèbres. Protégé par l'obscurité de la nuit, le jeune homme s'introduit dans la maison de celle qui lui a fourni la clef en cachette. L'accès à la jeune fille n'est plus surveillé par la mère, qui avait écarté les rubans de son visage comme on écarte des rideaux. Le visiteur nocturne n'est pas forcément le garçon à qui la mère a confié la maškira le jour précédent ; il peut être un inconnu ou un rival de son fiancé et dans ce dernier cas, la jalousie peut déployer toute sa force « destructrice » :

En silence, on le préparait [le chapeau] à la maison et ensuite lui, il venait la nuit. On donnait la clef et il venait le chercher la nuit. La jeune fille, celle qui était allée maškira le lundi, devait donner les rubans au fiancé, mais seulement à son fiancé, parce que si elle les donnait à un autre, son fiancé lui déchirait les vêtements dans le bal.

48Si la compagnie des jeunes gens découvre l'intrigue, elle peut la révéler à tout le village en traçant un chemin de feuilles entre les maisons des deux amants, dévoilant ainsi l'existence d'un couple clandestin différent de celui du jour précédent. Les rituels de fiançailles du lundi matin avaient mis en scène des individus accouplés au hasard, des choix aveugles, les fréquentations rituelles de la nuit suivante montrent des jeunes qui s'aiment parce qu'ils se sont choisis, qui se voient furtivement parce que l'amour, le « vrai », est un sentiment à défendre et à préserver39.

49Au fur et à mesure que les maškaroni apparaissent, se définissent, les maškire disparaissent, s'effacent. Le mercredi, « le jour des maškaroni », elles seront définitivement enfermées dans les maisons tandis qu'eux seront « partout dans le village40 ». Visage découvert en l'absence des femmes, ils vont quêter les aliments nécessaires pour préparer un repas réservé, lui aussi, uniquement aux hommes. Le repas des maškaroni est le dernier acte du carnaval d'Uccea, symétrique du repas des bäbaci, qui avait inauguré le Jeudi Gras la période festive et parallèle au repas final des kukaci de Stolvizza.

50Le bûcher du Bäbac n'a pas lieu ici. Dans cette vallée, les bäbaci du Jeudi Gras ne sont pas des porteurs de désordre, comme les bäbaci d'Oseacco et les kukaci de Stolvizza en hiver, symboliquement éliminés par la mise à feu d'un mannequin qui porte leur nom ou qui partage leurs traits. Tout au contraire, ces masques sont des éducateurs d'enfants, des faiseurs d'ordre. S'il est à Uccea un acte équivalent au bûcher du Bäbac, il est dans la disparition progressive de la maškira ou dans sa destruction lorsque son comportement libertin la révèle comme bäbac41.

51Pour finir, une ultime différence par rapport aux deux autres carnavals réside dans la présence masculine à la messe des Cendres. C'est que la destinée des ucceani diverge de celle des stolvizzani et des oseacchesi qui quittent la vallée quelques jours après la fête. Uccea est le village le moins touché par l'émigration des hommes et il faut bien que, par le truchement de l'église, eux-aussi soient réintégrés à la société où ils vont rester et qu'ils y reprennent une place.

52L'analyse de ces trois carnavals alpins a permis de cerner autant de parcours rituels traversés avant son mariage par la jeune fille d'Oseacco, de Stolvizza et d'Uccea. Dans quelle mesure et de quelle manière ces coutumes saisonnières, collectives et cycliques, croisent-elles les rites biographiques, uniques par définition et insérés dans le temps linéaire de la vie individuelle ? On a vu comment, en « passant » par le carnaval, les oseacchesi, les stolvizzane, les ucceane ont construit et mis à l'épreuve leur identité de filles à marier. En réalité, elles l'ont, successivement, « faite » et « défaite » ou, pourrait-on presque dire, elles ne l'ont faite que pour la défaire, à travers la manipulation d'un masque qui nous étonne par son extraordinaire souplesse. Ici, il se métamorphose ; là, il n'inverse pas sa forme mais son contenu ; là-bas encore, il accomplit une « démorphose »... À Oseacco, la maškira est une apparence illusoire, à Uccea elle se détruit de ses propres mains, le kukac de Stolvizza est un paradoxe. Nulle part le topos de la jeune fille disponible pour le mariage et ayant acquis les qualités requises (propreté, richesse, honnêteté) ne s'affirme de manière claire et nette, sans équivoque. On peut se demander si le carnaval anticipe vraiment le mariage, avec ses rituels de fiançailles qui l'évoquent à chaque moment et dans chaque détail, ou, plutôt, s'il le conjure, lorsqu'il dément - par sa nature même saisonnière (voire printanière) et en mettant en avant son côté fictif - l'acquisition de toute identité fixe, celle qu'il faudra bien assumer lors de l'union pour la vie. À moins que le carnaval mette simplement en scène le temps des valentinages qui n'est pas sans relation avec ce printemps précoce dans lequel la fête prend place, le tâtonnement aveugle des premiers amours où le hasard est maître, les hésitations continuelles de l'être féminin, entre le bäbac et la maškira, le sale et le propre, le déterminé et l'indéterminé. Cette complexité et cette fluctuation semblent plutôt constituer et caractériser la femme que l'homme, l'identité masculine paraissant tout à fait établie quand la fête s'achève. Il y a bien, dans le carnaval, une place propre à la jeune fille qui ne recoupe ni ne se conforme à celle du jeune homme. En son sein, d'un côté le travestissement définit l'identité sexuelle et sociale de celle qui le porte, de l'autre il n'arrête pas de la nier, de la nuancer, de la rendre ambiguë, complexe, contradictoire, fuyante.

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Notes

1 Chef-lieu de la région italienne du Frioul.
2 Ses habitants sont ainsi appelés par les Italiens du Frioul car ils parlent un dialecte slovène. Beaucoup d'encre a coulé sur la question épineuse du dialecte resiano, enjeu d'une identité locale teintée d'implications politiques. Une bibliographie complète sur Resia se trouve dans Puccio 1994.
3 Si l'on excepte un petit village de la vallée qui n'a gardé que la dernière séquence du cycle carnavalesque. Voir Puccio 1993c.
4 Je renvoie en bibliographie aux travaux de D. Fabre sur la question de l'initiation masculine.
5 De 1989 à 1991.
6 L'orthographe qui a été adoptée est celle proposée par H. Steenwjik dans sa grammaire descriptive du dialecte resiano (Steenwijk 1992).
7 Le terme même babac révèle toute l'ambiguïté de ce masque, formé d'un mot féminin, baba, étrangement conjoint au suffixe du diminutif masculin -ac.
8 Si les fleurs sur le chapeau de la maškira signalent sa disponibilité à l'amour ­ on dit « les fleurs » pour dire les règles ­ la broderie rouge dont chaque foulard est marqué nous rappelle la « marquette », ce tissu blanc brodé en rouge par la jeune fille au moment de sa puberté, Verdier 1979 : 177-195.
9 Sur l'obligation des familles à aider les jeunes filles qui préparent leur trousseau, voir Amades 1969 : 318.
10 Sur l'accumulation symbolique de tissus dans le trousseau de mariage, voir Fine 1984 : 163.
11 Le texte original est en dialecte resiano.
12 Voir l'exemple roumain rapporté par Patita 1872 : 94.
13 L'expression est de Thomas Hardy, reprise par Verdier 1995 : 101.
14 « Avoir encore le bandeau devant les yeux » signifie ne pas être disponible pour le mariage, Gari 1983 : 198.
15 C'est le titre d'un conte étudié par C. Velay-Vallantin (1992).
16 Le mot kukac présente la racine kuk- que l'on retrouve dans d'autres langues slaves pour qualifier plusieurs types d'insectes et de vers, signification que ce mot a gardé dans le dialecte slovène de la vallée de Resia, où l'on appelait kukaci « les insectes qui mangent la feuille des pommes de terre et qui abîment tout ». Cette racine est présente aussi dans le mot bulgare kuk, kuker/kukir avec la signification de « personne qui fait rire pendant la sirnica [la première semaine du Carême orthodoxe] » (Mladenov 1941 : 260). Les kukeri bulgares sont des « jeunes gens accoutrés d'une manière ridicule et bizarre, le visage masqué ou noirci, qui se promènent pendant la sirnica, font des jeux traditionnels, des blagues » (Romanski 1955 : 667). Sur les kukeri voir aussi Arnaudoff 1917 : 23-24. Les relations entre les insectes, les morts et les masques ont été développées dans le cadre du DEA qui a fourni le matériau pour la rédaction de cet article (Puccio 1994 : 50-52).
17 Sur le « garçon enceint », voir Fabre 1986.
18 C'est une des significations du mot baba dans les langues slaves, et le kukac n'est que la variante locale du babac.
19 Grands paniers en osier que les femmes resiane portaient sur leur dos pour y transporter du bois, du foin, des outils de travail et... des enfants, lorsque, trop petits pour être gardés par leurs frères aînés, elles les emmenaient dans les champs.
20 Sur les catégories culturelles d'ordre et de désordre, voir Douglas 1967.
21 Les resiani, qui se considèrent comme « une race en extinction », se représentent le monde qui les entoure en termes apocalyptiques : un cosmos chaotique où les frontières entre les sexes ne sont plus respectées, où les saisons se brouillent et où l'alternance nécessaire entre le temps festif et la quotidienneté n'est plus fixée par la coutume. Il semblerait que le carnaval, temps du désordre, ait investi la longue durée de l'Histoire contemporaine, s'opposant à un passé idéalisé comme un âge d'or où régnaient l'harmonie et l'ordre.

La conception du monde et les représentations du passé sont le contexte dans lequel prend place et se justifie un travail de terrain qui a comme base la mémoire locale.

22 Les jeunes filles sont consubstantielles à leur village : si la valeur affichée dans la ma§kira manifestait la richesse des maisons villageoises qui avaient prêté les tissus pour la fabriquer, la malpropreté des filles est exemplaire de la saleté d'Oseacco, de même que la propreté des stolvizzane signale celle de Stolvizza.
23 Instrument musical de la vallée de Resia, un violon modifié, voir Strajnar 1988.
24 Voire note 19.
25 A Stolvizza, il s'appelle Dëd, ce qui signifie, dans le dialecte local, « père ». Dans ce mannequin deux principes semblent coexister, celui du désordre passé, incarné par la « fille en garçon », dont il porte toutes les marques physiques et celui de l'ordre à venir, annoncé par le « père », dont il porte le nom.
26 L'épilogue du Carnaval de Stolvizza, le feu carnavalesque et le retour des femmes sous le contrôle de l'église, n'est pas sans rappeler la scène du bûcher des « brillantes » ­ ces dentelles d'or et ces rubans, de soie ou couverts de perles colorées, dont les jeunes filles à marier décoraient leurs tabliers ­ ordonné par le prêtre de Mezokôvesd, village hongrois, racontée par Margit Gari dans son autobiographie (Gari 1983 : 226-229).
27 C'est, plutôt dans le sens d'» aïeul » que le mot babac, synonyme du Dëd de Stolvizza, est ici utilisé.
28 Aliments qui sont associés à la virilité (Fabre-Vassas 1972 : 43).
29 On pourrait s'étonner qu'un si court délai soit consacré à la préparation, pourtant compliquée, de la maškira. En réalité, la logique rituelle veut qu'elle soit confectionnée pendant la période carnavalesque, qu'ici à Uccea, comme on l'a vu, commence le Jeudi Gras.
30 Sur ce thème, voir Verdier 1980 : 39.
31 Comme le Chaperon Rouge, elle préfère « le chemin des épingles au chemin des aiguilles », voir Verdier 1995 : 177.
32 Sur le tablier comme élément de la parure marquant la féminité, voir Bogatyrev 1971 : 68.
33 Lorsque Margit Gari s'apprête aux fiançailles, sa mère lui fait confectionner un tablier (Gari 1983).
34 « Ne pas voir » c'est être impubère : cette mise à jour d'un langage qui dit les étapes physiologiques du cycle menstruel est due à Yvonne Verdier, motif qui est repris dans Desideri 1991 : 415.
35 Sur ce travail d'individualisation du costume voir le commentaire d'Yvonne Verdier à propos de la scène des Mummers dans Hardy (Verdier 1995 : 114-115).
36 Verdier 1995 : 100.
37 Sur la « démorphose » voir Sebillot 1881 : 293.
38 Fabre 1973 : p. 163-166. Sur le charivari voir aussi Rey-Flaud.
39 « C'est donner place ­ dit Yvonne Verdier à propos des valentinages ­ mais en les maintenant bien séparés, d'un côté à l'existence d'un sentiment amoureux tenu dans le secret [...] de l'autre à l'idée que [...] l'appariement amoureux résulte d'une distribution hasardeuse [...] enfin à la disparité des sentiments personnels, puisque celui que j'aime n'est pas forcément celui qui m'aime ». Verdier 1995 : 96.
40 C'est la traduction de l'expression pu vase qui qualifie ce jour dans le dialecte local.
41 Le mot « carnaval » peut désigner la « femme indigne » (Fabre 1976b : 59), ce qui confirme l'équivalence entre le bûcher du mannequin de carnaval à Oseacco et à Stolvizza et la « mort » de la maškira à Uccea lorsqu'elle se montre « indigne ».
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Pour citer cet article

Référence électronique

Deborah PUCCIO, « Trois carnavals alpins « du côté des jeunes filles en fleurs » »Clio [En ligne], 4 | 1996, mis en ligne le 01 janvier 2005, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/clio/434 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.434

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Auteur

Deborah PUCCIO

Ethnologue, Deborah Puccio est doctorante à l'EHESS (centre d'anthropologie de Toulouse) ; elle poursuit des recherches sur la construction de l'identité féminine à travers différents cycles festifs. Après une première étude sur des carnavals aujourd'hui disparus de la vallée de Resia, vallée italienne habitée par une minorité slave, elle élargit maintenant sa réflexion à d'autres terrains contemporains en Espagne (carnavals et autres réjouissances en Aragon, fêtes de Maures et Chrétiens en pays valencien, et représentation de la Morisma en Sobrarbe). Elle s'est par ailleurs intéressée aux pratiques oniriques dans une famille sicilienne. Plusieurs articles publiés témoignent de ces recherche (cf. en bibliographie de son article).

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