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L’ Alcibiade majeur (désormais l’Alcibiade)[1] contient l’une des rares discussions du corpus platonicien sur la connaissance de soi. En rapport au précepte delphique, « connais-toi toi-même » (γνῶθι σαυτόν), la connaissance de soi y est identifiée à la connaissance de l’âme. Cette identification entre le soi véritable et l’âme se retrouve certes dans d’autres dialogues platoniciens, mais c’est l’Alcibiade qui en offre la formule la plus claire : « L’âme, c’est l’être humain (même) » (ἡ ψυχή ἐστιν ἄνθρωπος, 130c6)[2]. L’idée selon laquelle le soi véritable est l’intellect a connu une grande fortune dans l’Antiquité, comme l’a admirablement montré Jean Pépin, dont j’aimerais saluer ici la mémoire[3]. La connaissance de soi en tant que connaissance de la divinité de l’intellect constitue, en outre, l’interprétation la plus positive du précepte delphique par comparaison à ses interprétations traditionnelles, qui soulignent la finitude humaine par opposition à la permanence et à la perfection divines[4].

Une précision s’impose tout d’abord sur l’approche inhabituelle adoptée dans cette étude. Le commentaire d’Olympiodore d’Alexandrie (vers 505 ap. J.-C.-565 ap. J.-C.) sur l’Alcibiade reste encore largement inconnu, y compris de bien des spécialistes de l’Antiquité tardive (il n’en existe d’ailleurs aucune traduction en langue moderne)[5], et mériterait un traitement systématique, ce que je me propose pour une autre occasion. Tel n’est pas ici mon propos. Je cherche ici plutôt à voir en quoi ce commentaire oublié peut nous aider à éclairer quelques points précis d’exégèse platonicienne. L’étude conjointe de Platon et de la réception du platonisme dans l’Antiquité, par opposition à leur traitement séparé, est loin d’être pratique courante dans la recherche actuelle ; elle constitue pourtant un nouveau champ d’exploration de grande valeur notamment pour les platonisants. Certains travaux récents d’Harold Tarrant en livrent déjà quelques riches spécimens[6]. Ce fut d’ailleurs une joie de constater, après la rédaction de la présente étude, que la thèse principale d’un article récent de Tarrant sur le même sujet[7] s’accorde avec la nôtre. Selon nos deux études, dont les préoccupations initiales sont pourtant fort différentes, l’importance de l’interprétation de l’Alcibiade par Olympiodore réside dans le fait de concilier, d’unir habilement la dimension érotique (plus généralement anthropologique) et la dimension démonique (plus largement théologique) des activités de Socrate[8].

I. La réception de l’Alcibiade

1. Le statut incertain de l’Alcibiade de nos jours

L’Alcibiade est un dialogue, à bien des égards, énigmatique. Sa place dans le corpus platonicien est difficile à déterminer et son authenticité même fait l’objet de controverses depuis le xixe siècle. Le caractère énigmatique de l’Alcibiade tient notamment au fait qu’il semble contenir un mélange de socratisme et de platonisme. La première section du dialogue (106c-116e) est essentiellement réfutative et apparaît nettement socratique. La deuxième comporte un discours long (121a-124b) qui rappelle certains dialogues de la maturité. Enfin, la dernière section a une teneur métaphysique et didactique (128a-130c, 132c-133c), dans le style des dialogues tardifs, voire selon certains du moyen platonisme[9]. Les études stylistiques pour leur part relèvent quelques hapax, mais surtout confirment le fait curieux que le dialogue comporte des caractéristiques linguistiques communes aux trois périodes selon la chronologie traditionnelle (dialogues de jeunesse, de la maturité et de vieillesse). Par ailleurs, on reconnaît que le dialogue présente un bon résumé (selon certains, trop bon, c’est-à-dire artificiel) de l’éthique socratique. En effet, le thème dominant du souci et de la connaissance de soi ainsi que l’évocation répétée du dieu personnel de Socrate rapprochent des dialogues dits socratiques ou de la jeunesse (τι δαιμόνιον : 103a ; [ὁ] θεός  : 105b-e, 124c, 127e, 135d)[10]. En somme, s’agit-il d’une oeuvre authentique ou non ? Si oui, de quelle période ? Étant donné le caractère « hybride » de ce dialogue, tant du point de vue du style que du traitement, les diverses hypothèses de périodisation sont difficilement recevables. Il se peut que la question soit mal posée, car elle suppose la chronologie traditionnelle et, plus particulièrement, la théorie du développement. Cette approche herméneutique est depuis quelques années remise en cause à la faveur d’une approche plus unitaire ou moins linéaire aux dialogues[11]. Quoi qu’il en soit, prendre l’Alcibiade au sérieux comme une oeuvre éventuellement authentique — comme le propose cette étude —, nous force à repenser la classification traditionnelle et, par là, les rapports entre socratisme et platonisme[12]. Or la lecture d’Olympiodore peut contribuer à ce réexamen. Quelques rappels donc, d’abord, sur le statut de l’Alcibiade dans l’Antiquité.

2. Le statut privilégié de l’Alcibiade dans l’Antiquité et chez Olympiodore

Dans l’Antiquité, l’authenticité et la place de l’Alcibiade dans le corpus platonicien ne posent pas problème. Rappelons que pendant plus de trois siècles de néoplatonisme, il est lu et commenté comme la base de l’enseignement sur la philosophie de Platon. Envisageant le corpus comme une unité et non pas en termes de chronologie ou de développement, les Anciens expliquent les divergences entre les dialogues à la lumière de ce qui est considéré comme les intentions pédagogiques et didactiques de Platon. Le seul commentaire ancien complet du dialogue qui nous soit parvenu est celui d’Olympiodore (= In Alc., L.G. Westerink, ed., Olympiodorus, Commentary on the First Alcibiades of Plato, Amsterdam, North-Holland Publishing Company, 1956)[13]. Le commentaire de Proclus, dans son état actuel, est incomplet ; il couvre seulement le premier tiers du dialogue (103a-116a) et perd ainsi de son intérêt pour la présente étude, quoique j’y ferai parfois appel dans les notes.

De manière générale, Olympiodore suit les principes herméneutiques et pédagogiques de ces prédécesseurs, principes qui remontent au moins au cursus de Jamblique. Cette approche s’applique à déterminer notamment le but ou le sujet (σκοπός)[14]. L’Alcibiade est dans le cursus le premier dialogue platonicien à lire (en tant qu’ἀρχή de la philosophie)[15] parce qu’il est estimé le plus à même de nous enseigner le sujet le plus pressant, la connaissance de notre nature, à savoir notre âme rationnelle[16]. C’est pourquoi il est en outre classé parmi les dialogues maïeutiques[17]. La principale vérité latente que Socrate révèle à Alcibiade est précisément celle de la connaissance de l’âme comme le soi véritable (In Alc. 12.6-7)[18]. Sous-jacent à cette approche maïeutique est le principe herméneutique selon lequel il existe une concordance entre les dispositions des interlocuteurs du dialogue et celles des lecteurs auxquels le dialogue est destiné[19].

Plus particulièrement, Olympiodore rend compte du caractère mixte, évoqué plus haut, de l’Alcibiade, en considérant les trois parties du dialogue comme parfaitement intégrées : la première section (106c-119a) réfutative, la seconde (119a-124a) protreptique, la troisième (124a-135d) maïeutique, dont il sera ici question (127b-133c, en particulier 132c-133c). Tandis que dans les deux premières sections Socrate s’applique à réfuter les faux savoirs d’Alcibiade et le persuade de s’amender par le travail sur soi, dans la troisième partie il évoque le précepte delphique (124a7-8) et opère, enfin, la révélation maïeutique du soi véritable. En d’autres termes, l’Alcibiade commence par la réfutation et la protreptique et se termine par la maïeutique. Olympiodore considère comme non problématique l’hétérogénéité du dialogue ou, pour le dire en termes positifs, il défend l’harmonie notamment entre réfutation et maïeutique[20]. La pertinence du commentaire d’Olympiodore sera mise à contribution surtout dans la seconde moitié de cette étude. Il faut d’abord commencer par le contexte dramatique qui, comme nous le verrons, revêt une importance décisive pour l’interprétation du passage sur la connaissance de soi.

II. La connaissance de soi

1. Le contexte dramatique : la pédagogie érotique de Socrate

Jeune, beau, riche, assuré de ses talents et de ses appuis, Alcibiade est sur le point de se lancer en politique, mais sans en avoir les compétences. Amoureux du jeune homme, Socrate l’aborde avec le désir — caché — de le libérer de ses ambitions politiques, afin de l’attirer à lui et, par là, à la philosophie. La stratégie amoureuse de Socrate peut se résumer comme suit. D’abord, il flatte la vanité d’Alcibiade, qui n’est pas petite. Dès le prologue, Socrate explique la raison pour laquelle il a attendu si longtemps avant de lui parler : c’est qu’Alcibiade est enfin mûr pour écouter ce que Socrate, son amant le plus fidèle, a à lui dire, et c’est pourquoi le dieu (τι δαιμόνιον, 103a ; ὁ θεὸς, 105b-c, e) ne le lui permettait pas jusqu’alors afin que le dialogue (διαλέγεσθαι) ne soit pas vain. Alcibiade doit prendre à coeur ce que Socrate désire lui communiquer, car celui-ci est le seul à pouvoir l’aider dans la réalisation de ses ambitions. Mais progressivement, Socrate détruit cette vanité par la réfutation des opinions les plus chères à Alcibiade. Car pour pouvoir donner des conseils à l’Assemblée concernant la guerre et la paix, Alcibiade doit posséder la connaissance du juste et de l’injuste, connaissance qu’il n’a ni cherchée par lui-même ni apprise d’un maître, et qu’il ne peut donc posséder. Socrate doit donc d’abord libérer Alcibiade de sa présomption en lui dévoilant sa double ignorance. Cette réfutation est suivie d’un discours protreptique. Alcibiade est alors incité à travailler à se rendre meilleur, c’est-à-dire à prendre soin de lui-même. Mais puisqu’il est impossible de prendre soin de quoi que ce soit sans en connaître la nature, Alcibiade doit d’abord se connaître lui-même. Pour sauver leur amour, précise Socrate, Alcibiade aura à choisir entre Périclès et Socrate (124c). Enfin, Socrate lui redonne en quelque sorte sa fierté en lui révélant sa véritable puissance (δύναμιν, 105e5), c’est-à-dire son âme, plus précisément la partie divine en lui, la raison.

2. Interprétations théocentrique et anthropocentrique (127e-133c)

Résumons d’abord rapidement l’argumentation qui précède le passage clé (127e-132c). Socrate fait admettre à Alcibiade l’idée selon laquelle l’être humain ne peut pas être son corps. Que signifie prendre soin de quelque chose (ἐπιμελεῖσθαι) ? Cela ne signifie pas prendre soin des choses qui lui appartiennent, mais prendre soin de la chose elle-même (128d). Afin de pouvoir prendre soin de nous-mêmes, il faut savoir qui nous sommes. Pour le savoir, il faut distinguer l’instrument (ὄργανον) de la personne qui l’utilise. Car l’être humain se sert (χρῆται) du corps comme d’un instrument (129b-e). Par ailleurs, l’être humain ne peut être un ensemble du corps et de l’âme, car le corps ne peut gouverner (ἄρχει), et ce que l’on recherche ici, c’est ce qui gouverne et non pas ce qui est gouverné. L’être humain, le soi véritable, doit donc être l’âme, et l’âme seule (130c1-3). Se connaître, c’est donc connaître son âme.

C’est ici que commence le passage qui nous intéresse de plus près (132c-133c). Socrate a recours au paradigme de la vue et du miroir afin d’expliquer à Alcibiade le sens du précepte delphique, c’est-à-dire notre vraie nature. De même que l’oeil, pour pouvoir se voir, doit regarder dans un miroir (ἐν κατόπτρῳ), ainsi l’âme qui veut se connaître « doit regarder une [autre] âme, et dans cette âme, la partie où résident l’excellence propre à l’âme, la sagesse (σοφία) et autres choses à qui elle est semblable » (133c). Or, dans l’âme, demande Socrate à Alcibiade, « n’y a-t-il rien de plus divin (θειότερον) que cette partie où résident la connaissance et la pensée (τὸ εἰδέναι τε καὶ φρονεῖν) » ? Alcibiade en convient. « Cette partie, poursuit Socrate, est semblable (ἔοικεν) au divin (τῷ θείῳ)[21], et celui qui la regarde, et qui sait y reconnaître le divin dans sa totalité (πᾶν τὸ θεῖον γνούς), dieu et la pensée (θεόν τε καὶ φρόνησιν), celui-là a le plus de chance de se connaître lui-même. » Cette connaissance de soi, c’est la σωφροσύνη, sagesse morale et intellectuelle (133b-c, trad. Croiset modifiée)[22].

La plupart des interprétations de ce passage difficile se résument par deux lectures opposées, mais en partie compatibles comme je tenterai de le montrer, savoir l’une théocentrique, l’autre anthropocentrique.

L’interprétation théocentrique souligne le fait qu’il n’est pas seulement question du divin (τὸ θεῖον) en nous, mais aussi de Dieu (ou d’un dieu) (θεόν, 133c5). Puisque la partie intellectuelle de l’âme est divine, la connaissance de l’âme est directement liée à Dieu ; cette connaissance coïncide même avec celle de Dieu. Or, selon certains commentateurs, cette référence à Dieu (ou au dieu) prouve l’inauthenticité de l’Alcibiade ou du moins de ce passage, car l’idée d’un dieu intérieur éclairant l’âme serait plutôt néoplatonicienne que platonicienne, et en tout cas nullement socratique[23]. Même les défenseurs de l’authenticité admettent que la formulation θεόν τε καὶ φρόνησιν (« dieu et la pensée ») est curieuse et difficile à interpréter, notamment parce qu’elle est en quelque sorte accolée aux mots précédents (πᾶν τὸ θεῖον γνούς  : « [re]connaissant le divin dans sa totalité »), sans verbe, sans que soit explicité le rapport exact entre les deux groupes de mots[24]. Loin d’être déductif, le style est allusif, voire elliptique. Toutefois il importe de souligner d’abord que θεόν τε καὶ φρόνησιν sont dans tous nos manuscrits[25]. Et non sans raison, car ces mots apparaissent indispensables, dans la mesure où ils expliquent, en le précisant, le sens des mots qui précèdent, πᾶν τὸ θεῖον (litt. « tout le divin »). Par ailleurs, l’âme est dite semblable à Dieu et au divin (133a8-10 : ἄλλο, ὅμοιον ; 133c4 : ἔοικεν). Elle n’est donc pas Dieu. Dieu (le dieu) n’est pas simplement « le divin en nous », il est autre, et doit être compris comme supérieur à nous, c’est-à-dire comme transcendant[26]. Quant aux affinités apparentes de ce passage avec le moyen platonisme et le néoplatonisme, celles-ci pourraient éventuellement s’expliquer, inversement, par l’influence du dialogue sur ces écoles, comme en font foi les commentaires dont il fut l’objet à ces époques[27].

En revanche, l’interprétation anthropocentrique fait valoir que l’analogie de l’oeil et du miroir implique l’impossibilité de la connaissance de soi solitaire, c’est-à-dire la nécessité du dialogue avec autrui. L’introspection directe, la conscience immédiate de soi-même y serait déclarée impossible. Socrate a recours, à deux reprises, à l’exemple du dialogue (διαλέγεσθαι) pour illustrer l’idée selon laquelle l’âme utilise le corps comme un instrument et que l’âme doit donc être le soi véritable : parler, c’est se servir du langage (τὸ λόγῳ χρῆσθαι, 129c2 ; cf. 130d-e). La connaissance de soi n’est pas immédiate, mais s’opère par le détour d’un objet qui joue le rôle de miroir, et cet objet, cet autre, est une âme semblable à la sienne. La connaissance de soi dépend donc de la connaissance d’autrui, et celle-ci mène à la contemplation du divin en soi (et du dieu). L’anthropologie implicite du passage serait donc, selon cette interprétation, similaire à celle d’un passage bien connu des Magna moralia (1213a10-26), où il est écrit que l’on ne peut parvenir à la connaissance de soi que par l’entremise de l’ami, notre alter ego, par lequel on peut se voir objectivement comme dans un miroir[28]. Selon cette lecture, la seule différence entre ces deux textes serait le type de rapport interhumain privilégié : un rapport érotique dans le dialogue socratique et l’amitié (φιλία) dans les Magna moralia[29].

S’il est vrai selon le texte que l’on parvient le mieux à la connaissance de soi par le miroir d’un objet apparenté, comme dans le reflet de l’oeil dans l’oeil d’un vis-à-vis, il n’en demeure pas moins vrai, comme le fait valoir l’interprétation théocentrique, que l’intellect, qui est divin, est l’essence de l’âme et que, par voie de conséquence, la connaissance de l’âme est directement liée à Dieu (au dieu), et qu’en pensant (le) dieu, cet être distinct de soi, l’âme indirectement se pense elle-même[30]. Cela dit, l’interprétation anthropocentrique ou dialectique a le mérite de souligner le contexte dialogique, et plus précisément de répondre à une question importante que soulève notre passage allusif et que l’interprétation théocentrique laisse dans l’ombre : les âmes humaines sont-elles toutes également capables d’offrir à qui en a besoin, comme Alcibiade, le reflet du soi véritable, ou faut-il plutôt supposer — comme cela semble être le cas — que seules certaines personnes, comme Socrate, en sont capables ? Cet aspect humain ou intersubjectif est par ailleurs inhérent à la dimension dramatique, plus précisément érotique, du dialogue. En effet, l’Alcibiade dans son ensemble est traversé, du début à la fin, par le thème de la séduction : Socrate s’efforce de persuader Alcibiade de porter attention aux paroles de son plus fidèle amant, la seule personne capable de l’aider à réaliser ses ambitions.

La dimension dramatique est en outre inséparable de deux épineuses questions philosophiques qui sont sous-jacentes à notre passage et aux deux interprétations, anthropocentrique et théocentrique. Premièrement, la conception unitaire de l’âme de l’Alcibiade est-elle compatible avec la conception tripartite de la République (cf. λογιστικόν, θυμοειδές, ἐπιθυμητικόν) ? Deuxièmement, quel est le rapport entre le dieu du passage clé (θεόν, 133c5) et le dieu personnel de Socrate plusieurs fois évoqués dans le dialogue (τι δαιμόνιον : 103a ; [ὁ] θεός : 105b, 124c, 127e, 135d) ? L’analyse qui suit se limite à quelques aspects du texte et des problématiques évoquées, et à formuler deux hypothèses à la lumière du commentaire d’Olympiodore et, en particulier, de l’action dramatique dont ce dernier tient justement compte.

III. L’âme et (le) dieu : action dramatique et contenu doctrinal

1. Conceptions unitaire et tripartite de l’âme

La plupart des commentateurs, qu’ils soient défenseurs de l’interprétation théocentrique ou anthropocentrique, s’entendent pour dire que le soi véritable dont il est question dans l’Alcibiade est un soi impersonnel, non individuel. Comme Socrate lui-même le précise (130c-d) : il voulait enquêter sur l’essence de ce que nous sommes pris absolument (« le même en soi », αὐτὸ ταὐτό, 129b1), mais jusqu’à présent il n’a examiné que le soi individuel (αὐτοῦ ἑκάστου, 128d3). Après cette première étape, il ne sera plus question de l’âme de chacun, mais de ce qui existe de plus divin en tout être humain, la raison, qui est objective et universelle[31]. Dans le contexte du souci de l’âme, l’examen n’est possible qu’après avoir découvert « qui nous sommes nous-mêmes » (τί ποτ᾿ ἐσμὲν αὐτοί, 128e11). Le αὐτὸ du αὐτὸ ταὐτό désigne ce que nous sommes, notre essence. C’est pourquoi il convient d’interpréter l’αὐτὸ ταὐτό comme signifiant l’élément rationnel et impersonnel en nous, et non le soi individuel, personnel ou subjectif [32]. Ainsi faut-il entendre par le soi individuel, le soi que Socrate a défini comme « l’âme se servant d’un corps », dont l’incarnation constitue l’individualisation, par opposition à notre nature prise absolument (αὐτὸ ταὐτό), ou ce que nous pourrions appeler, quoique imparfaitement, « le soi véritable », qui est l’âme sans le corps[33].

C’est également l’avis d’Olympiodore. Selon lui, le soi véritable est l’âme rationnelle commune (ψυχὴ λογική)[34]. Cette définition semble de prime abord correspondre à la conception intellectualiste du soi associée au Socrate historique, conception selon laquelle la nature humaine, c’est-à-dire l’âme humaine, est essentiellement simple, entièrement rationnelle, par opposition semble-t-il à la conception tripartite de l’âme telle qu’exposée au Livre IV de la République (436a-441c). D’où la première difficulté soulevée plus tôt : la conception unitaire de l’âme de l’Alcibiade est-elle compatible avec la conception tripartite de la République ? Olympiodore formule une interprétation qui cherche à concilier ces deux conceptions de l’âme. En cela réside notamment l’intérêt de son interprétation.

Suivant Damascius, et contre Proclus, Olympiodore estime que le but (σκοπός) du dialogue n’est pas simplement la connaissance de soi, du soi véritable : « Le but de ce dialogue ne concerne pas simplement (οὐχ ἁπλῶς) la connaissance de soi, mais la connaissance de soi sur le plan de la vie politique (πολιτικῶς) ; […] en effet, dans ce dialogue, l’homme est défini comme une âme rationnelle (ψυχὴν λογικὴν), se servant du corps comme d’un instrument » (In Alc. 4.15-22, cf. 203.20-205.7 ; trad. F.R.)[35]. Par la connaissance « politique », Olympiodore entend ce qui a trait aux vertus politiques, ce qui convient au citoyen, entendu comme l’âme rationnelle usant d’un corps (y compris des passions) comme d’un instrument.

Le dialogue se situe donc, selon lui, à la fois sur le plan politique ou moral et sur le plan contemplatif. Plus précisément, Olympiodore distingue dans l’Alcibiade divers modes de la connaissance de soi. Outre la connaissance des choses extérieures et du corps, on peut se connaître : πολιτικῶς, c’est-à-dire selon les parties constitutives de l’âme usant du corps (πολιτικῶς donc, dans le sens de la constitution, πολιτεία, de l’âme tripartite et de la modération des passions) ; καθαρτικῶς, dans le processus de se libérer des passions liées au corps, lorsque l’âme est tournée vers soi (ἐπιστρέφουσα πρὸς ἑαυτήν) ; et θεωρητικῶς, lorsque l’âme, une fois libérée du corps, est rationnelle et entièrement tournée vers les choses supérieures, en dernière instance le bien, vers ce qui est supérieur (ἐπιστρέφουσαν πρὸς τὰ κρείττονα; In Alc. 224.3-10)[36].

Olympiodore décèle dans l’Alcibiade, y compris dans l’action dramatique, la division tripartite de l’âme comme étant celle de l’âme imparfaite : en prouvant que ce qui se connaît soi-même n’est ni le corps ni l’ensemble du corps et de l’âme, Socrate montre qu’il s’adresse à « l’âme rationnelle, rationnelle mais qui n’est pas toujours parfaite, qui s’ignore encore parfois (λογική, καὶ λογικὴ οὐκ ἀεὶ τελεία, ἀλλὰ ποτὲ καὶ ἀγνοοῦσα) » (In Alc. 171.16-17 ; trad. F.R.). En effet, Socrate reproche à Alcibiade de s’intéresser à la politique alors qu’il devrait d’abord chercher à se connaître lui-même. Il ne voit en lui-même que ses appétits de pouvoir, de richesse, etc. La tâche du philosophe est de lui tendre le miroir. Mais incapable qu’il est de voir en lui le caractère pur, autonome (αὐτοκίνητον) de la partie rationnelle, Alcibiade doit regarder dans l’âme de Socrate, où il découvre la pensée (φρόνησις, νοῦς) et la divinité (In Alc. 7.9-14)[37]. La question centrale de l’Alcibiade (Qui sommes-nous nous-mêmes ?) comprend donc non seulement la connaissance de l’âme rationnelle (‘αὐτὸ τὸ αὐτό’), qui est commune à tous les êtres humains, mais encore de l’âme individuelle (‘αὐτὸ τὸ αὐτὸ ἕκαστον’ ; τὸ ἄτομον ; τὸν πολιτικὸν ἄνθρωπον  ; In Alc. 204.2-205.5). Ainsi Olympiodore insiste-t-il sur la dimension morale de la connaissance de soi comme condition à la dimension intellectuelle de celle-ci, qui en constitue le sommet.

On peut faire valoir, en faveur de cette lecture, que certains passages dans la République (Livre X) semblent en effet relativiser la doctrine de la tripartition de l’âme (Livre IV) et affirmer que seule la partie rationnelle (λογιστικόν) constitue le soi véritable : la division tripartite de l’âme correspondrait à la constitution (temporaire) de l’âme dans un corps ; l’âme elle-même, le soi véritable, serait fondamentalement uniforme, c’est-à-dire rationnelle. En effet, au Livre X de la République (611a-e), Socrate affirme que si l’on considère la vraie nature (τῇ ἀληθεστάτῃ φύσει) de l’âme, dans sa pureté (καθαρὸν), c’est-à-dire dans son amour de la sagesse (φιλοσοφίαν), on découvre alors qu’elle est simple et non pas composite, quoiqu’elle nous apparaisse telle en raison de son attachement au corps et aux affects qui en découlent[38]. D’ailleurs il n’est pas exclu que Platon, même dans la République, hésite entre la conception unitaire et l’autre tripartite (ou bipartite) de l’âme. En tout cas, il convient de souligner que même si Platon souscrit finalement à la conception tripartite, il maintient la thèse selon laquelle toute âme en tant que rationnelle désire le bien, comme au Livre VI de la République, où Socrate affirme que le bien est « ce que chaque âme poursuit et ce en vue de quoi elle fait tout ce qu’elle fait [τούτου ἕνεκα πάντα πράττει] » (Rep. 505d11-e1) ; nous désirons en réalité toujours ce qui est (réellement) bon (pour nous)[39].

La discussion de l’âme et de la connaissance de soi dans l’Alcibiade s’inscrit dans un contexte moral et éminemment socratique, soit celui du souci de soi de l’Apologie, c’est-à-dire l’effort pour devenir le meilleur possible (ὡς βελτίστη)[40]. Dans l’Alcibiade, se connaître, c’est aussi devenir tempérant (σώφρων, 131b5 ; cf. σωφροσύνην, 133c18[c8]). De plus, puisque le meilleur en nous est l’âme et que le meilleur dans l’âme est l’intellect, la connaissance de soi coïncide avec l’excellence de l’âme, c’est-à-dire la sagesse, dans son sens moral autant qu’intellectuel[41]. Enfin, l’idée selon laquelle l’être humain est son âme (rationnelle et désincarnée) constitue le fondement même du paradoxe socratique de la vertu-savoir : puisque le savoir est localisé dans l’âme et la vertu est l’affaire de l’âme, il ne peut exister de conflit, dans l’âme bien constituée, entre la raison et la non-raison. La pensée constitue l’excellence de l’âme et, du même coup, le trait distinctif de l’être humain (ou du divin) par rapport aux animaux[42]. Toutefois, le caractère divin de l’être humain est à la fois un donné et une tâche à accomplir : il y a affinité naturelle (συγγένεια) au divin, mais l’assimilation (ὁμοίωσις) à celui-ci reste une tâche qui nécessite une ascèse. La simplicité est quelque chose à conquérir ; l’âme doit chercher à se purifier en s’unifiant. C’est en ce sens que l’anthropologie essentiellement unitaire de l’Alcibiade est, selon Olympiodore, parfaitement compatible avec la conception tripartite de la République et d’autres dialogues.

2. Le divin intellect et le divin tuteur

L’interprétation conciliatrice d’Olympiodore permet ainsi d’harmoniser la conception intellectualiste associée au Socrate historique et la conception tripartite platonicienne. Cette conciliation permet en outre de mieux concevoir le lien entre la rhétorique socratique et la psychologie tripartite. Olympiodore rapproche, en effet, le Livre IV de la République, où sont exposées la division tripartite, et la rhétorique philosophique esquissée dans le Phèdre[43]. Plus précisément, le lien entre tripartition et rhétorique permet de formuler une interprétation du dieu énigmatique de l’Alcibiade (τι δαιμόνιον, [ὁ] θεός)[44].

Le paradigme de la vue et du miroir peut être interprété comme faisant partie d’un artifice habile de la rhétorique de la séduction, sur laquelle insiste Olympiodore[45]. Comme nous l’avons vu, Socrate désire avant tout convaincre Alcibiade qu’il doit voir en Socrate celui qui peut l’aider à réaliser ses ambitions, quoique bien entendu Socrate entende cette aide en termes ironiques, soit en vue d’un renversement des opinions et des désirs d’Alcibiade[46]. Cette pédagogie érotique suppose que l’argumentation soit adaptée à l’interlocuteur. Socrate affirme explicitement que son discours sur la connaissance de soi s’adresse directement à l’âme d’Alcibiade (πρὸς τὴν ψυχήν, 130d9-10 ; cf. In Alc. 7.5-9). Socrate s’adapte aux préjugés de son jeune interlocuteur en faisant notamment appel aux valeurs de ce dernier, tels que la renommée et le pouvoir, afin de mieux le réfuter, c’est-à-dire le libérer de sa double ignorance[47].

S’agissant de la question du dieu énigmatique, Socrate au début de la dernière section du dialogue (124c-d) affirme qu’Alcibiade devra choisir entre Périclès et lui, ou plus précisément entre Périclès et le tuteur supérieur de Socrate, le dieu (ou Dieu). Le passage mérite d’être cité :

[Socrate] : C’est que mon tuteur (ἐπίτροπος) est meilleur et plus savant que Périclès, qui est le tien. [Alcibiade] : Ton tuteur, Socrate ! Qui est-ce donc ? [Socrate] : C’est un dieu (ou Dieu) (θεός), Alcibiade, celui qui ne me permettait pas jusqu’à ce jour de m’entretenir avec toi. Ayant foi en lui (ᾧ καὶ πιστεύων), j’affirme que la révélation (ἐπιφάνεια) de qui tu es ne se fera à toi par nulle autre personne que moi. [Alcibiade] : Tu plaisantes (Παίζεις)), Socrate. [Socrate] : Peut-être (Ἴσως) (124c5-d1 ; trad. F.R.).

Quelle est donc cette divinité ? Et quel est son rapport avec le dieu (θεός) évoqué dans le passage de la connaissance de soi ? Rappelons d’abord quelques aspects du « dieu » de Socrate pour ensuite formuler une hypothèse. Dans les dialogues platoniciens, Socrate fait allusion à son dieu comme quelque chose de divin (τι δαιμόνιον), comme une voix (φωνή) ou plus souvent comme un signe (σημεῖον) divin. Le dieu de Socrate ne semble pas désigner un démon (τό δαιμόνιον, dans la forme substantive), mais plutôt un signe (dans la forme adjectivale, sous-entendant le signe, comme dans τό δαιμόνιον [σημεῖον]) par lequel se manifeste une divinité[48]. Platon associe directement le signe divin de Socrate à l’accusation d’impiété, celle d’introduire de nouvelles divinités (δαιμόνια καινά), et il y voit la principale cause de condamnation de celui-ci (Apol. 26b5 ; 27c8). C’est donc dire son importance à ses yeux. Si en outre on songe à l’opprobre que s’attira Alcibiade et, par ailleurs, à son association bien connue avec Socrate, on prend alors toute la mesure de l’intention apologétique de l’Alcibiade dans son ensemble.

Dans l’Apologie de Platon, Socrate ne nomme jamais le dieu qui l’a investi de sa mission de philosopher et dont il se considère comme le serviteur. Il se contente de parler du dieu de Delphes, sans toutefois le lier explicitement au signe divin[49]. Pourquoi Socrate ne le nomme-t-il jamais dans l’Apologie ou ailleurs, et pourquoi est-il si peu bavard sur le signe divin ? Ce vague s’explique, selon certains, par le fait que Socrate ne sait pas lui-même qui est ce dieu. Mais en fait il n’est pas exclu que le laconisme de Socrate et de Platon relève plutôt d’une stratégie apologétique, vu le caractère peu orthodoxe des convictions religieuses de Socrate. Il s’agirait alors d’une imprécision délibérée sur un sujet trop sensible. En tout cas il est parfaitement possible et conséquent de considérer le dieu privé de Socrate et le dieu du passage sur la connaissance de soi (ou le dieu de l’Apologie) comme une seule et même divinité (cf. In Alc. 217.16-17)[50].

À la toute fin du dialogue, Socrate fait une dernière référence au dieu (θεός), comme celui qui décidera du succès ou de l’échec de l’éducation d’Alcibiade, comme si en effet tout dépendait de la volonté du dieu (« Si [le] dieu le veut », ἐὰν θεὸς ἐθέλῃ  : 135d, 127e ; si le dieu le « permet », εἴα  : 105e, 124c)[51]. Le dieu de Socrate s’est ainsi substitué à Périclès comme nouveau tuteur d’Alcibiade. Vu les occurrences du mot θεός, entendu comme le dieu privé de Socrate, ainsi que leur contexte, il apparaît parfaitement plausible de l’identifier au dieu de la connaissance de soi. L’identité des deux divinités peut s’expliquer, en outre, en termes de l’action dramatique. Dans sa stratégie de séduction, Socrate se présente comme un simple médiateur entre Alcibiade et le divin tuteur[52]. Cette séduction vise le renversement des désirs d’Alcibiade vers l’objet de son Grand Désir, qu’il ignore, le divin, l’éternel[53]. Tel est du moins l’espoir de Socrate pédagogue[54]. Cet espoir est toutefois accompagné de graves inquiétudes, comme le révèlent les toutes dernières remarques de Socrate (135e)[55]. Animé par cette soif politique et tourné exclusivement vers la cité pour la confirmation de lui-même, Alcibiade est incapable de découvrir en lui ce qui fait l’excellence de son âme, la pensée. En regardant en lui-même, il ne découvre que ses passions. C’est pourquoi il a besoin d’observer quelqu’un qui « réfléchit ». Ainsi le dieu personnel de Socrate assumerait-il, dans le paradigme de la vue et du miroir, sa forme pure et authentique, en constituant la part divine de l’âme, la divinité de l’intellect, telle qu’elle est néanmoins visible en la personne de Socrate[56].

Cette brève étude sur la connaissance de soi dans l’Alcibiade se proposait d’offrir, à la lumière notamment de son cadre dramatique, quelques éléments de réponse à la vaste et difficile question du rapport entre l’humain et le divin chez Platon. Si ces pistes ont quelque mérite, elles peuvent contribuer à éclairer la question de l’authenticité du dialogue et, par là, à repenser le rapport des dialogues entre eux, en particulier le rapport entre socratisme et platonisme — tâche pour laquelle le commentaire d’Olympiodore offre des pistes qui méritent aujourd’hui encore notre attention.