Revue des sciences religieuses 68 n° 3 (1994), p. 31 1-324

BATIR : HABITER LE TEMPS

La question fondamentale de la philosophie occidentale provient de l'étonnement de l'homme face à l'Etre. Etonnement qui s'exprime dans la question : qu'est-ce que l'Etre ? Ce qui signifie : pourquoi y a-t-il de l'Etre, et non plutôt rien, à condition toutefois de donner à ce « pourquoi » une signification aussi bien finale que causale. Qu'est-ce que l'Etre : c'est-à-dire quel est le sens de l'être, sa vérité ? Ou encore : quelle est la cause de l'Etre, son principe et son fondement ? Mais quelle que soit l'accentuation choisie, on découvrira un foyer d'interprétation commun aux deux modalités de cette interrogation. Qu'il s'agisse du sens de l'Etre à produire ou de la cause de l'Etre à chercher, c'est toujours de l'Etre à bâtir qu'il s'agit, de l'Etre bâti par la question même qui le met en cause.

I. - La problématique

Or si tel est bien l'objet et l'objectif de l'interrogation, c'est parce que l'Etre est moins une totalité qu'une potentialité de relation. La question bâtit l'Etre en l'ouvrant à son Autre : le Beau, le Bien, Dieu, le Néant, la Vérité, Autrui, le Temps... Tout se passe comme si l'Etre n'était pas autosuffisant, comme s'il ne pouvait se « poser » qu'en référence à un Autre qui l'excédait, qui en constituait l'envers ou encore l'au-delà. Si l'Etre est à bâtir, c'est parce qu'il est inséparable de son Autre. Bâtir l'Etre, c'est le rapporter à son Autre : à l'Autre qui lui est intérieur, selon la perspective herméneutique de Heidegger, à l'Autre qui est extérieur, selon la perspective éthique de Lévinas.

Mais la philosophie moderne a assimilé l'Etre visé par la question à l'être posant la question. L'être à bâtir est désormais Y Etre subjectif, le sujet fondateur de toute représentation objective de l'Etre. Mais tout comme l'Etre naturel, l'Etre de la pensée est divisé entre lui-même et son Autre : cogito blessé, marqué au coin du Créateur (Descartes), sujet transcendantal doublant et justifiant le sujet empirique (Kant), sujet de l'inconscient qui n'est pas là où il pense (Freud, Lacan),