Corps de l’article

Le sacré vient à l’existence dans l’acte religieux et là seulement. Dieu, pouvons-nous dire alors, n’est pas un objet fixe, mais un acte de réalisation ; il vient à l’existence dans tout acte religieux[1].

On sait que Tillich se refuse à parler de l’existence de Dieu : « Quelle que soit la définition qu’on en donne, écrit-il, “l’existence de Dieu” contredit l’idée d’un fondement créateur de l’essence et de l’existence[2]. » Il accepte encore moins l’idée d’une preuve de l’existence de Dieu : « Dieu n’existe pas. Il est l’être-même au-delà de l’essence et de l’existence. En conséquence, prouver que Dieu existe revient à le nier[3]. » Dans la Théologie systématique, aux États-Unis, il s’exprime ainsi dans les termes de l’ontologie de Heidegger : Dieu n’est pas un « étant », un être existant, il est l’être-même[4]. Mais cette façon de s’exprimer voile tout autant qu’elle exprime la radicalité du propos. On pourra toujours penser qu’il s’agit simplement d’une nouvelle image, plus philosophique, de Dieu, de sorte que la critique se contentera alors d’y déplorer l’absence des traits personnels du Dieu Père de la Bible.

Il en va tout autrement du Tillich allemand, avant la rencontre avec Heidegger. En 1917, en pleine guerre, du front où il se trouve à titre d’aumônier militaire, il écrit à une amie, Maria Klein : « À la suite d’une réflexion approfondie sur les implications de l’idée de justification, j’en suis arrivé depuis longtemps au paradoxe de la “foi sans Dieu”, dont la détermination plus précise et le développement constituent le contenu de ma pensée actuelle en philosophie de la religion[5]. » Cet énoncé, bien paradoxal en effet, exprime au mieux, il me semble, l’essentiel de la pensée religieuse de Tillich. L’étude précédente de Roland Galibois aura présenté le principe de la justification — et de la foi — du douteur d’après le texte de 1919 sur « Justification et doute ». Nous en venons maintenant à la philosophie de la religion, sujet du cours de 1920, où Tillich précise et développe le sens de cette idée paradoxale, de cette pensée radicale : « une foi sans Dieu ».

Pour le faire dans les limites d’un article, j’ai choisi de concentrer l’attention sur la douzième leçon du cours, qui culmine sur l’affirmation que « le divin en tant que divin n’en vient à la réalisation qu’en l’homme, que l’acte religieux constitue l’acte de réalisation du contenu (Gehalt) absolu[6] ». Ce que Tillich reprend peu après dans l’extrait cité au début : « Le sacré vient à l’existence dans l’acte religieux et là seulement. Dieu, pouvons-nous dire alors n’est pas un objet fixe, mais un acte de réalisation ; il vient à l’existence dans tout acte religieux[7]. » Pour en arriver à ce point, il nous faudra cependant refaire rapidement le parcours de Tillich, à partir de la critique kantienne de la connaissance.

I. La théorie critique de Kant

Dès les premières leçons du cours de 1920, il apparaît clairement que Tillich appuie sa critique de « l’existence de Dieu » sur la théorie critique de Kant. Celle-ci n’est pas pour lui une simple théorie émanée du génie personnel d’un philosophe, plus ou moins détaché de la situation culturelle de son temps. Au contraire, Tillich s’applique à montrer la signification centrale de Kant dans le contexte de la modernité. Elle-même surgit de la dissolution de la Weltanschauung unitaire et autoritaire de la chrétienté médiévale. La révolution culturelle qui s’ensuit consiste dans un passage de l’hétéronomie religieuse à l’autonomie rationnelle. Deux tendances opposées se manifestent alors : l’approche empirique, représentée tout spécialement par Hume en Angleterre, et l’approche rationaliste, caractéristique de Leibniz en Allemagne[8].

Dans ce contexte culturel, l’oeuvre de Kant, d’après Tillich, signifie la réalisation d’une synthèse entre ces deux courants typiques : « Contre l’empirisme, il montre que notre esprit n’absorbe jamais de matière pure mais seulement une matière déjà formée, et que ces formes sont celles de la conscience elle-même, formes qui constituent les conditions de son unité[9]. » Il y a analogie entre ces structures de l’esprit qui permettent la saisie du réel et les structures de l’organisme, par exemple les lois de l’alimentation : « Toute matière qui est absorbée de l’extérieur doit se soumettre à ces lois de l’organisme, autrement elle est rejetée comme un corps étranger ou elle détruit l’organisme. Toute matière reçue par le corps doit donc accepter l’a priori des lois biologiques et toute matière reçue par l’esprit doit accepter l’a priori des lois de l’esprit[10]. »

La naïveté de la pure approche empirique se trouve ainsi dévoilée : « Il y a donc des données de la raison (Vernunftwahrheiten) dont la validité précède toute expérience, car toute expérience les présuppose[11]. » Mais cela ne justifie pas les prétentions de l’approche rationaliste : « Contre les rationalistes, Kant démontre que les plus importantes parmi les soi-disant vérités rationnelles, Dieu, la liberté et l’immortalité, ne sont qu’illusion dialectique[12]. » En effet, si l’on doit admettre ces données structurelles de la raison, préalables à toute perception du réel, on doit aussi fortement refuser quelque déduction que ce soit à partir d’elles seules. Car « ces vérités rationnelles perdent tout leur sens lorsqu’on les sépare de l’expérience dont elles sont la forme, et qu’on les utilise dans le vide[13] ».

II. Critique des preuves de Dieu

La révolution kantienne de la connaissance implique une révolution tout aussi radicale pour l’étude de la religion, une révolution qui allait donner naissance à la philosophie de la religion. Celle-ci doit se concevoir, en effet, comme le dépassement de deux approches opposées, celle de la théologie spéculative et celle de la science empirique de la religion :

Nous avons donc deux étapes préliminaires [à la philosophie de la religion] diamétralement opposées l’une à l’autre : la théologie spéculative d’une part, la science empirique de la religion (Religionswissenschaft) d’autre part. La première s’intéresse à Dieu sans tenir compte de la religion. La deuxième s’intéresse à la religion sans considérer sa revendication de détenir la vérité. La première n’est pas philosophie de la religion, mais philosophie de Dieu ; la deuxième n’est pas philosophie de la religion, mais science de la religion[14].

Tillich appelle ici « théologie spéculative » la théologie des preuves rationnelles de Dieu. C’est l’apologétique traditionnelle, qui se présente comme fondement de la théologie (comme théologie fondamentale), en prétendant justifier par ses démonstrations l’existence de l’objet de la théologie, Dieu lui-même.

Cette approche spéculative, apologétique, de la question religieuse n’est pas encore, n’est pas vraiment philosophie de la religion, mais plutôt philosophie de Dieu[15], car l’accent y est mis sur Dieu plutôt que sur la religion. Comme la philosophie de la religion, l’apologétique entend montrer la valeur de la religion, son réalisme, sa raison d’être. Mais elle le fait par le détour des preuves de l’existence de Dieu. Le raisonnement implicite est alors le suivant : (a) la religion est connaissance, amour et service de Dieu ; (b) or Dieu existe ; (c) la religion doit donc exister elle aussi. Cette apologétique traditionnelle fait ainsi la distinction entre la question de l’essence (de la définition) de la religion et celle de sa vérité. Puisque la religion est essentiellement relation à Dieu, elle est vraie si Dieu existe, elle est fausse, ou du moins illusoire, s’il n’existe pas.

Voilà précisément ce que conteste Tillich : « Dans le traitement apologétique de la philosophie de la religion, on a l’habitude de considérer séparément la question de l’essence de la religion et celle de sa vérité, puis d’y répondre dans l’ordre[16]. » Mais la révolution kantienne implique en philosophie de la religion le renversement d’une telle perspective. La priorité doit être donnée désormais à la religion. C’est de la vérité — plus précisément, de la validité — de la religion que dépend la vérité de Dieu. Nous verrons par la suite le sens de cette affirmation ; pour l’instant, il importe d’examiner de plus près la critique que fait Tillich des preuves de l’existence de Dieu.

Cette critique comporte chez Tillich plusieurs aspects. Il y a d’abord la critique kantienne que nous venons de voir, celle de l’illusion transcendantale, de la spéculation dans le vide à partir des catégories a priori de l’expérience empirique : « De telles preuves, écrit Tillich, ne sont toujours qu’apparentes[17]. » Mais il ne s’en tient pas à cet aspect théorique. Il constate que ces démonstrations, qui se présentent comme philosophie de la religion, ne comportent aucune connotation religieuse, ce qui est déjà le signe qu’elles n’atteignent pas vraiment le niveau religieux, ce dont il s’agit vraiment dans la religion :

La sécheresse et l’incertitude intrinsèques de la philosophie de la religion sous la plupart de ses formes, la manière dont tout ce qui est décisif y dépend de processus de pensée logiques et métaphysiques, enfin le profond manque de religiosité qu’elle comporte si souvent, tout cela vient du fait qu’elle cherche à obtenir ce dont elle ne peut se charger. Elle n’est plus alors qu’un hybride pitoyable entre la philosophie et la religion[18].

On comprend alors cette autre formulation de la même critique. Les preuves peuvent bien être irréprochables (irréfutables) dans leur processus logique, mais rien n’assure qu’elles conduisent vraiment au Dieu de la religion : « Car même en assumant que les déductions de ce genre sont correctes du point de vue métaphysique, il n’est jamais possible de montrer que de telles notions métaphysiques sont identiques avec ce que signifie la religion dans ses représentations[19]. » L’idée revient à la sixième leçon du cours, à propos cette fois autant des preuves négatives (celles de l’athéisme) que positives (celles du théisme) de Dieu : « On prétend que l’on a, le cas échéant, absolument prouvé ou réfuté un objet transcendant, tel que les dieux sont censés en être. Mais comment prouve-t-on alors que ce que l’on a prouvé ou réfuté est réellement le Dieu qu’entend la religion[20] ? » Il montre alors plus précisément ce qui fait la différence entre la conclusion de la preuve et le Dieu de la religion. C’est que le Dieu de la preuve est purement objectif, le processus même de la preuve ayant rompu toute relation existentielle au sujet ; tandis que le Dieu de la religion est pour le sujet affaire de préoccupation ultime — affaire d’ultimate concern, dira le Tillich américain :

Car même si elle [la médiation de la preuve] réussit à faire se rapprocher sans fin les deux asymptotes de l’expérience religieuse de Dieu et du concept de Dieu spéculatif, celles-ci ne sauraient jamais se rencontrer. La relation personnelle immédiate de l’absolu à son propre moi — ce qui est décisif pour la religion — ne peut jamais être atteinte de la sorte ; car cette relation a été coupée par la forme scientifique réflexive du processus de la preuve[21].

On vient de voir ce qu’on pourrait appeler l’aspect objectif du problème des preuves de Dieu : considérées en elles-mêmes, ces preuves n’atteignent pas leur objectif, puisqu’elles ne conduisent pas vraiment à Dieu ; pis encore, elles n’ont aucune valeur, puisque ce sont des spéculations dans le vide, comme l’a bien fait voir Kant. Considérons maintenant l’aspect subjectif : celui qui doute, celui qui cherche, celui à qui les preuves sont adressées. Quelle est sa motivation religieuse dans cette recherche des preuves ? Il veut par là raffermir sa foi défaillante. Mais là n’est pas la solution, car ce Dieu des preuves sera bientôt lui-même la proie du doute. Par là, en effet, on le fait descendre dans l’arène des discussions rationnelles. Tillich interpelle ici directement ses auditeurs, comme il le fait rarement dans son cours :

Selon toute vraisemblance, certains d’entre vous seront venus ici dans l’espoir de rétablir une certitude immédiate ébranlée, en se basant sur une justification spéculative de l’idée de Dieu. Mais cela n’est pas du pouvoir de la philosophie de la religion et là n’est pas sa tâche. Le doute philosophique s’attaque à tout concept de Dieu obtenu par la voie spéculative et dès que ce doute remplit l’âme, il est facile aux considérations d’ordre empirique de ramener la sphère religieuse tout entière au niveau inférieur des instincts biologiques primitifs[22].

La mention du doute laisse ici entrevoir une problématique privilégiée de Tillich à cette époque, celle de « justification et doute ». S’en remettre à la puissance des preuves rationnelles pour raffermir sa foi représente pour Tillich « le comble de l’impiété », précisément parce qu’il s’agit là d’une tentative de salut par soi-même. Il rappelle alors son interprétation élargie du principe de la justification : nous ne sommes pas justifiés par les bonnes oeuvres de notre pensée, par les croyances et par les preuves, pas plus que par celles de notre bonne conduite morale. Ceux qui pensent y arriver en vertu de leurs capacités intellectuelles (ou de celles de leurs maîtres philosophes et théologiens) n’aboutissent en fait qu’à une idole, un Dieu fruit de raisonnements humains. Et c’est précisément ce Dieu qui croule aussitôt sous l’ébranlement du doute :

L’idée de s’en remettre au hasard des capacités intellectuelles pour décider de ce qui est vraiment décisif dans notre vie est tout à fait intolérable sur le plan religieux et elle représente le comble de l’impiété. Le Dieu ainsi obtenu serait une idole, l’oeuvre non pas de nos mains, mais de notre travail logique, et l’être humain prêt à adorer ainsi le Dieu qu’il aurait créé lui-même serait un adorateur d’idoles. En même temps, il se serait justifié par ses oeuvres, les oeuvres de sa pensée. Mais, si les doutes de la conscience assaillent la justification par les oeuvres au niveau pratique, ce sont les doutes de la raison qui s’en prennent à la justification par la théorie. Ces doutes privent ceux qui la pratiquent de leur repos jusqu’au moment où, enfin, la critique fondamentale de toute théologie spéculative brise ces idoles d’un seul coup et montre à leurs fidèles que leur création n’est que le néant dont parlait le prophète (Es 40,17-23)[23].

Ce texte montre au mieux le lien étroit qui unit, chez Tillich, la philosophie de la religion et le principe théologique de la justification. On peut même y reconnaître l’illustration de son affirmation de 1917, selon laquelle sa réflexion sur les implications de l’idée de justification l’a conduit au paradoxe d’une foi sans Dieu, paradoxe qui constitue le germe de sa pensée en philosophie de la religion.

À la fin de cette première leçon, Tillich tient à préciser son intention. Sa critique des preuves de Dieu n’entend d’aucune façon préconiser l’attitude contraire, celle du fidéisme. Puisque la voie des preuves est fermée, dirait-on, on devrait s’en tenir à la foi. Et l’on reviendrait ainsi à la malheureuse dichotomie de la raison et de la foi. Un tel fidéisme signifie pour Tillich la vaine tentative d’un retour à l’immédiateté religieuse, c’est-à-dire à cet état originel où le croyant baigne dans l’univers symbolique de la foi, sans qu’une intervention quelconque du monde extérieur puisse le perturber en quoi que ce soit. Mais un tel retour à la foi naïve n’est plus possible dès qu’a surgi la réflexion et, avec elle, le questionnement :

Il est, par ailleurs, tout aussi vrai qu’un retour à l’immédiateté d’une piété non réfléchie est impossible. […] Cette voie est plus judicieuse que l’approche spéculative et elle a davantage l’apparence de la piété, car elle offre la foi à la place du savoir (Wissen). Cependant, elle veut par la foi nous amener au savoir, un savoir qui soit à l’abri de toute réflexion. Mais un tel savoir n’existe pas[24].

III. Critique de l’objectivation de Dieu

Pour Tillich, il n’y a donc pas de preuves de l’existence de Dieu. Mais sa critique est plus radicale qu’il peut sembler d’abord. Car on pourrait penser qu’il existe un tel Être suprême, mais qu’il demeure inaccessible à la raison humaine. En fait, s’il n’y a pas de preuves de l’existence de Dieu, c’est qu’il n’y a pas d’existence de Dieu ; c’est qu’il n’y a pas de Dieu « existant », comme un être parmi les autres, au-dessus des autres.

Telle est la critique qu’exprime habituellement Tillich sous la forme d’une critique de l’objectivation de Dieu. Je me limiterai ici à quelques textes pertinents, présentés selon un ordre chronologique inversé. Je commence par un écrit édité récemment par Erdmann Sturm, datant selon lui des années 1927-1928, Le système de la connaissance religieuse. On y trouve une section d’une dizaine de pages sous le titre : « La nature de l’objectivation religieuse ». J’en retiens ce passage particulièrement significatif :

Quand ce qui est signifié dans l’acte religieux est objectivé — et il doit l’être pour autant qu’il est objet d’un acte —, se trouve alors donnée la possibilité que cette objectivation (Objektivierung) conduise à une objectivation (Gegenstandssetzung) non dialectique. Ce qui veut dire que ce qui est signifié dans l’acte religieux se trouve introduit dans l’interconnexion de l’être et considéré comme un être d’un genre particulier. Contre cela s’élèvent en même temps la critique rationnelle et la critique religieuse : la critique rationnelle est justifiée de soutenir que, dans le champ de l’expérience (Erfahrung) possible, qu’elle soit d’ordre physique ou psychique, un tel être n’est pas constatable ; la critique religieuse est elle-même justifiée de dénier la qualité religieuse à un être qui n’a pas le caractère de transcendance inconditionnée. Contre cette double critique, contre cet athéisme fondé ontiquement et religieusement, toute conception est vulnérable qui ne pénètre pas la nature de l’objectivation religieuse. […] Une théologie qui n’assume pas en elle-même cet élément d’« athéisme » est responsable de la puissance grandissante de l’athéisme autour d’elle[25].

Il y a donc deux types d’objectivation religieuse. La première est nécessaire. Elle s’impose, puisqu’il s’agit d’un acte, l’acte religieux, et qu’il n’y a pas d’acte sans objet. Telle est l’objectivation (Objektivierung) spontanée, présente à toute expérience religieuse. Mais dès qu’intervient la réflexion, deux réactions sont possibles. On peut reconnaître dans la représentation religieuse la part d’objectivation qu’elle comporte. C’est alors l’attitude dialectique d’affirmation et de négation, que recommande Tillich. Mais on peut aussi s’acharner à défendre le réalisme de cette représentation, en soutenant qu’il y a là vraiment, à l’extérieur de nous et au-dessus de nous, un être divin, objet de nos sentiments religieux. Telle est la fausse objectivation (Gegenstandssetzung), l’objectivation durcie, non dialectique, dont parle ici Tillich. C’est contre ce type d’objectivation que s’élève sa critique, qu’elle soit d’ordre rationnel dans la ligne de la critique kantienne, ou d’ordre proprement religieux, pour autant que le mystère divin se trouve ainsi ravalé au rang d’un chaînon — le premier — dans l’interconnexion des causes. Toute théologie authentique doit donc comporter cette part d’athéisme, qui n’est autre que la reconnaissance du caractère relatif (impliquant le oui et le non) de toute représentation religieuse.

L’autre texte que je tiens à mentionner est plus connu. Il est tiré de l’introduction de la conférence donnée par Tillich en 1922 à la Société kantienne de Berlin, sous le titre paradoxal : « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion ». Et c’est précisément de paradoxe dont il est question dans ce passage. Le « paradoxal » est ici l’équivalent du « dialectique » dans le texte précédent. Mais la négation se trouve ainsi encore plus soulignée. C’est que, dans ce cas, le paradoxe n’est pas simplement affaire de style, pour rendre l’énoncé plus percutant ; il dépend de la chose elle-même dont l’expression, quelle qu’elle soit, comporte nécessairement un paradoxe. Car il s’agit alors d’exprimer l’inexprimable, le mystère divin. Assurément, Tillich rejoint par là une idée commune à toute la tradition mystique, mais il l’approfondit au niveau philosophique. Si le mystère est inexprimable, ce n’est pas parce qu’il constitue un objet trop éloigné de notre connaissance humaine ; c’est plutôt parce qu’il n’est tout simplement pas un objet. En effet, l’absolu, l’inconditionné, transcende l’opposition du sujet et de l’objet. Mais il est impossible de l’exprimer sans objectiver, puisque tout énoncé parle de quelque chose. Il importe donc de reconnaître ce paradoxe chaque fois qu’on produit un énoncé religieux. Tel est le sens de ce texte très succinct de Tillich :

Il est un cas où le paradoxe n’est plus d’ordre subjectif, mais entièrement objectif : quand la nature de ce qui doit être exprimé exige le paradoxe, aussi nécessairement que les énoncés des sciences expérimentales doivent être dépourvus de contradictions. C’est le cas où l’inconditionné devient objet. Le fait que cela arrive constitue justement le paradoxe fondamental, puisque l’inconditionné est de par sa nature même au-delà de l’opposition entre sujet et objet. Le paradoxe est donc la forme que prend nécessairement tout énoncé sur l’inconditionné[26].

On constate alors que la même idée se trouve déjà, et plus développée encore, dans le cours de 1920, à la onzième leçon. Il s’agit là du caractère extatique de toute expérience religieuse. L’extase consiste, en effet, à sortir de la forme rationnelle de la pensée pour faire l’expérience du contenu substantiel (Gehalt), du fondement de l’être. Mais il n’y a pas d’expérience sans conscience, et pas de conscience sans forme. Par ailleurs, le pur contenu (Gehalt) ne peut être compris dans une forme de la conscience. On retrouve ainsi le paradoxe dont on a parlé, qui s’exprime maintenant dans l’idée d’une rupture de la forme, rupture qui est encore forme. Telle est la situation paradoxale de tout énoncé religieux, qui correspond au caractère extatique de l’expérience religieuse :

L’expérience religieuse est toujours extase, elle consiste toujours à briser les limites de la pure forme de la pensée pour faire une expérience du contenu. Mais une conscience sans forme de conscience est impossible ; il ne peut y avoir une expérience absolue de l’être, parce que l’expérience présuppose déjà une forme. Sans la conscience on ne peut faire l’expérience de rien. Mais on ne peut faire l’expérience du pur contenu dans la forme de la conscience. Cette situation paradoxale se traduit alors par le fait que le contenu brise la forme, mais que cette rupture elle-même est encore une forme et produit encore une forme. L’extase est une forme de la conscience qui brise la forme de la conscience. Toute expérience religieuse n’est vraiment telle qu’à ce point critique paradoxal[27].

Ce paradoxe permet d’expliquer deux conceptions religieuses opposées, la conception supranaturaliste et la conception mystique. Tillich définit le supranaturalisme comme la tentative de s’approprier l’expérience du mystère, du contenu de l’être, en l’objectivant sous la forme d’un être supérieur, surnaturel. Sans doute, toute religion est-elle supranaturaliste à l’origine, pour autant qu’elle se représente spontanément le mystère de l’être sous la forme d’un être divin. Mais en même temps elle éprouve le sentiment qu’il y a là quelque chose qui transcende toutes les formes de la pensée. Et c’est précisément ce sentiment, ce sens du mystère, qui donne naissance à la pensée des mystiques. Ceux-ci font, de multiple façon, la distinction entre le mystère divin au coeur de Dieu et la conception rationnelle de Dieu. Ils rendent compte ainsi du paradoxe selon lequel toute forme expressive du religieux ne peut être que symbolique, devant ainsi être en même temps affirmée et niée :

Suite à nos déductions, le supranaturel est devenu tout à fait clair : c’est la tentative de l’esprit humain de s’emparer de la pure expérience du contenu en lui donnant une forme particulière, en l’hypostasiant en un objet surnaturel, et ainsi de suite. La manière supranaturelle de penser ne peut pas saisir le paradoxe du rapport entre la forme et le contenu autrement qu’en posant deux formes, l’une naturelle, déterminée par la pensée, et l’autre surnaturelle, déterminée par le contenu. Sur ce point, toute religion, dans sa perspective originelle, est supranaturaliste. La religion doit se rendre présente son expérience, elle doit l’objectiver. Elle ne peut le faire qu’en lui donnant des formes de pensée, des formes objectives. Mais elle sent en même temps que l’expérience religieuse contient quelque chose qui dépasse toutes les formes de pensée. […] Les mystiques aussi sont souvent parvenus à cette conséquence, alors qu’ils distinguent la divinité pure et sans mélange, qui pour eux est le divin à proprement parler au sein de Dieu, du concept rationnel de Dieu, distinction par laquelle la façon supranaturaliste de voir est en principe abolie et cède la place à une autre, qui seule rend compte des faits : soit la vision paradoxale qui comprend que toute attribution d’une forme au contenu ne peut être, en tant que telle, qu’un symbole[28].

Nous avons déjà montré la différence entre le Dieu spéculatif auquel parviennent les preuves et l’expérience religieuse de Dieu. Celle-ci se caractérise par la relation personnelle, existentielle, qu’elle établit entre l’absolu et le sujet croyant, ce que ne peut réaliser la preuve. Le fond du problème apparaît maintenant. Il consiste précisément dans le fait de l’objectivation : l’absolu est objectivé, il est comme pétri sous la forme d’un objet qu’on peut considérer à loisir, évaluer, avant de décider si l’on y adhère ou non. Mais telle n’est pas l’attitude religieuse, où nous ne maîtrisons plus l’absolu, où c’est plutôt l’absolu qui s’empare de nous, cessant ainsi d’être un simple objet devant nous : « Il n’y a pas d’objet entre le ciel et la terre que la conscience aurait appréhendé en tant qu’objet — serait-ce l’absolu lui-même — qui serait susceptible d’une autre relation que libre, arbitraire et par conséquent non religieuse, purement objective[29]. »

Tillich s’en prend alors à la définition classique de la religion — « la connaissance et le culte des dieux » — comme typique d’une telle objectivité irréligieuse : « Cette objectivité impie saute aux yeux dans la formule cognitio et cultus deorum, qui a certainement beaucoup à voir avec le rationalisme grec et quelque parenté avec le moralisme romain, mais rien de commun avec ce qui est vraiment religieux[30]. »

Cette dernière citation fait bien voir le paradoxe dans la pensée religieuse de Tillich. C’est par religion, inspiré par un zèle religieux, qu’il critique comme impiété la religion objectivée. Cela rappelle le zèle de Moïse brisant le veau d’or et celui de Jésus renversant dans le temple les tables des commerçants. Le paradoxe appelle cependant quelque explication. Comment concevoir une telle conscience religieuse désobjectivée, sans objet ? Si Dieu n’est pas donné aussi réellement et objectivement que l’on croit, que reste-t-il de la religion ?

IV. Le réalisme de l’expérience religieuse

Telle est précisément la question sur laquelle s’ouvre la douzième leçon. Elle se pose sous la forme de la validité (de la vérité, du réalisme) de l’expérience religieuse. L’apologétique traditionnelle y répondait en s’efforçant d’établir la réalité de l’objet religieux. On ne peut plus emprunter cette voie maintenant qu’une telle construction apologétique a sombré dans le doute, avec la perception du caractère non objectif mais symbolique des représentations religieuses. Il faut donc reconsidérer la question et réinterpréter l’expérience religieuse pour montrer qu’il ne s’agit pas d’une simple projection (subjective, psychologique, arbitraire) de la conscience. Il s’agira de faire voir en quoi consiste la dimension transcendante de l’expérience religieuse, quel sens peut avoir l’idée d’une autotranscendance extatique de la conscience, comment l’expliquer :

Si la nécessité de prouver la réalité du monde religieux objectif au sens concret d’un monde des dieux disparaît, une autre tâche s’impose. Il faut démontrer que le puissant sentiment de réalité qu’éprouve la religion à l’égard de ses objets mystiques est non pas aboli, mais au contraire fondé par la compréhension du caractère symbolique de ces objets. Autrement dit, il s’agit de prouver que l’expérience inconditionnée de la réalité telle que nous l’avons comprise ne fait pas de la religion un jeu de la conscience de soi avec elle-même, mais qu’au contraire la religion peut, dans ce sens aussi, prétendre au plus grand sérieux, voir à un sérieux absolu.

Il s’agit donc de répondre à la question : que devient, dans la religion telle que nous l’avons définie, l’ensemble des sentiments qui ne semblent pouvoir reposer que sur l’existence objective d’un autre monde, mais qui doivent disparaître quand cette réalité surnaturelle d’un au-delà est reconnue comme le symbole d’une expérience du sens s’effectuant dans la pensée même ? Bien entendu, la réponse à toutes ces questions est déjà donnée dans le rapport originel entre la pensée et l’être, entre la conscience et le contenu (Gehalt), mais il est nécessaire de la mettre encore une fois en évidence et de discerner à partir de là de nouvelles perspectives[31].

On voit que la problématique de la transcendance se trouve ainsi transposée du ciel sur la terre. La transcendance de l’expérience religieuse ne s’explique plus par le rapport de la conscience humaine à un être divin, comme on le faisait dans l’apologétique traditionnelle : « Dans les théories spéculatives de la religion, c’est sur le rapport à un principe cosmique, c’est-à-dire au divin, que repose la réalité du religieux. L’homme alors se dépasse lui-même lorsque, par exemple, il adresse sa prière à quelqu’un d’autre, à un Tu[32]. » Ce point de vue n’est pas nié par Tillich. Il sera assumé dans sa théorie symbolique des représentations religieuses. Mais ce n’est pas par là d’abord qu’il va expliquer la transcendance religieuse, ce sur quoi elle repose. Pour lui, il s’agit avant tout d’autotranscendance, plus précisément, de la dialectique de la pensée et de l’être.

Encore ici, Tillich entend dépasser deux conceptions diamétralement opposées, l’une insistant unilatéralement sur la prépondérance de la pensée, l’autre, sur la prédominance de l’être. Selon le premier point de vue, typiquement idéaliste et rationaliste, l’être est une production de la pensée, pour autant qu’il est totalement déterminé, formé, construit par la pensée. D’après la conception opposée, typiquement empirique et matérialiste, la pensée, la conscience, n’est qu’un produit de l’être, au sens où l’esprit n’est qu’un produit de la matière. Tillich admet bien la détermination de l’être par la pensée, mais il récuse la conception rationaliste, car la pensée rationnelle ne maîtrise pas l’être. L’être transcende la pensée, pour autant qu’il est source et fondement de la pensée. Tillich rend compte par là du point de vue des sciences empiriques, mais il le dépasse en affirmant qu’il s’agit d’un fondement abyssal, qui ébranle la pensée, qui fait irruption à travers les formes de la pensée :

C’est dans la pensée qu’on expérimente ce qui s’oppose à la pensée tout en étant identique à elle, ce par quoi elle se trouve posée et ce qu’elle a pourtant posé elle-même comme sa propre détermination. On peut toujours dire, du point de vue rationaliste, que l’être n’est qu’une détermination de la pensée. À cela, il s’agira toujours de répondre : si l’on veut que cette détermination soit valable, que ce que la pensée veut dire soit vrai, on a par là même posé quelque chose qui transcende la pensée, quelque chose devant quoi la pensée doit capituler, même si elle prétend avec la dernière énergie que cette capitulation est sa propre détermination. Mais c’est précisément par là que la réalité de cette expérience se trouve démontrée. Il est démontré, en effet, qu’il ne s’agit pas seulement d’une chose qui se passe dans la conscience, mais qu’au contraire on touche ici vraiment à quelque chose sur quoi repose cette conscience et à partir de quoi elle peut être ébranlée jusqu’au plus profond d’elle-même[33].

On voit que le problème de la transcendance du religieux, du divin, est ramené ici à celui de la transcendance de l’être par rapport à la pensée. On est d’abord porté à l’entendre comme la simple objectivité de la connaissance, qu’on affirme résolument contre les idéalistes. Mais la question est plus complexe. Car on peut comprendre de deux façons cet « objet » de la connaissance. Ce peut être ce qui est connu, assimilé par la pensée. L’objet est alors ce qui est produit par la pensée, car il n’est connu que pour autant qu’il est déterminé par la pensée, pour autant qu’il est « compris » dans les formes, dans les catégories de la pensée. C’est en ce sens que nous avons récusé l’objectivation de Dieu.

Mais on peut aussi l’entendre dans un sens plus profond, celui précisément qu’expose ici Tillich. Est « ob-jet » de la pensée ce qui s’oppose à elle, ce qui se pose devant et contre elle (Gegen-stand). En ce sens, l’objet est ce qui transcende la pensée, ce qu’elle ne peut maîtriser, ce qui demeure hors de ses prises, incompréhensible. C’est en ce sens précisément que l’être (le mystère de l’être) transcende la conscience, qui devient par là conscience religieuse quand elle se trouve pénétrée par lui. Il faudrait dire plus précisément que la conscience peut se fermer ou s’ouvrir à ce mystère de l’être qu’elle ne peut maîtriser. La conscience religieuse se laisse saisir, pénétrer par le mystère qui fait irruption en elle et qui par là même produit en elle l’extase de l’autotranscendance. C’est en ce sens que Tillich pourra définir la religion comme « expérience inconditionnée de la réalité ou du contenu », en insistant encore une fois sur le rapport entre la forme de la pensée et le contenu de l’être :

Ici, j’aimerais seulement faire comprendre comment la claire saisie du rapport entre la forme de la pensée (Denkform) et le contenu de l’être (Seinsgehalt) peut percer à jour la problématique la plus difficile du religieux, celle du supranaturel, et la résoudre ; et faire comprendre aussi clairement que la définition de la religion comme expérience inconditionnée de la réalité ou du contenu peut venir à bout de tous ces problèmes[34].

Quelques années plus tard, dans son écrit de 1927-1928 sur Le système de la connaissance religieuse, Tillich reprend cette question du réalisme de l’expérience religieuse. Loin d’affaiblir le sentiment de réalité que comporte l’acte religieux, la conscience lucide du caractère dialectique — impliquant le oui et le non — de l’objectivation religieuse prémunit le croyant contre le désarroi que pourrait provoquer chez lui le doute provenant du soupçon d’illusion. Car ce doute se trouve alors pleinement assumé par la prise de conscience du caractère symbolique et dialectique de toutes les représentations religieuses. Tillich en conclut encore que le réalisme religieux ne dépend pas de l’existence réelle de l’objet religieux ; il réside plutôt dans l’acte religieux lui-même, dans sa force de transcendance. On pourrait aussi bien dire qu’il se trouve dans son caractère autotranscendant :

Il n’est pas fondé de croire que la conscience du caractère dialectique de l’objectivation religieuse pourrait enlever ou affaiblir le sentiment de réalité dont est revêtu l’acte religieux.

L’acte qui porte sur l’inconditionné, sur ce qui transcende l’être et le sens, sur ce qui, pour cela même, donne l’être et le sens, cet acte possède en lui-même une force de réalisme inconditionnée. Plus fortement vivante est cette conscience de la transcendance, moins l’acte religieux se trouve menacé par la critique illusionniste qui constamment s’agite en lui, et par conséquent moins grand aussi est le danger d’un refoulement crispé comme solution psychologique au doute d’illusion[35].

Ce qui est dit ici de l’acte religieux — que « cet acte possède en lui-même une force de réalisme inconditionnée » — nous introduit à la prochaine et dernière section de notre étude, portant sur l’affirmation de Tillich selon laquelle le sacré, Dieu lui-même, vient à l’existence dans l’acte religieux.

V. La réalisation du divin dans l’acte religieux

L’affirmation de la réalisation du divin dans l’acte religieux revient par trois fois dans la douzième leçon. Il s’agit toujours du renversement de perspective qu’exige le refus du supranaturalisme. Le divin n’est pas donné à part, au-dessus du réel, comme « un objet fixe » ; il est immanent au réel. Dans le premier passage, Tillich fait voir le devenir divin qu’implique ce fait de ne pas être « un objet fixe ». Le divin est bien là, en puissance, dans le contenu (Gehalt) absolu de tout être ; mais il ne s’actualise vraiment que dans la conscience religieuse. C’est là seulement que s’actualise la transcendance, quand le contenu de l’être fait irruption à travers la forme de la pensée :

Il n’existe donc rien de réel qui ne doive son existence à cet enracinement dans l’être pur, de même que sa forme à son enracinement dans la pensée. Mais il ne sait rien de cette caractéristique qui est la sienne. Là seulement où la pensée prend conscience d’elle-même, là seulement où elle se libère de son lien immédiat avec l’être, c’est-à-dire dans la conscience humaine — ou plutôt dans une conscience quelle qu’elle soit —, c’est là seulement que le religieux est possible en tant que religieux. Mais cela nous conduit à la proposition que le divin en tant que divin n’est réalisé qu’en l’homme, ou que l’acte religieux est un acte de réalisation du contenu absolu. Cette proposition représente dès lors un approfondissement nouveau et très important de l’essence de l’expérience religieuse. Non seulement elle n’est pas un simple jeu de la conscience avec elle-même, non seulement n’est-elle pas une simple affaire individuelle, ni même seulement un processus de nature idéelle ; mais il s’agit d’un acte cosmique en soi. Le sacré lui-même vient à l’existence dans l’acte religieux et en lui seulement. Dieu, pouvons-nous dire à présent, n’est pas un objet fixe, mais un acte de réalisation ; il vient à l’existence dans tout acte religieux[36].

Tillich reprend la même affirmation à la page suivante : « L’acte religieux est un acte de réalisation du divin ». Il insiste encore pour dénoncer la conception supranaturaliste, selon laquelle un être divin transcendant, existant en soi, se révélerait dans l’esprit humain. On doit plutôt dire que Dieu vient à l’existence dans l’esprit humain, plus précisément dans l’acte religieux, de sorte que la révélation divine que reçoit la conscience s’identifie vraiment avec la réalisation du divin, avec la naissance de Dieu :

La métaphysique de la doctrine des puissances est tout aussi impossible que la construction historique des religions. Pourtant, ce courant de pensée renferme une vérité qui doit être absolument reconnue sur le plan critique, et qui est d’ailleurs contenue aussi dans la conscience que toutes les religions ont d’elles-mêmes : à savoir que l’acte religieux est un acte de réalisation du divin. En effet, sur le plan critique il s’agit d’affirmer avec la plus grande énergie et la plus grande netteté qu’il ne s’agit pas là d’un être divin transcendant qui révélerait dans l’immanence son essence existant en soi ; il ne s’agit pas du tout de quelque chose qui est, mais du sens de ce qui est tout simplement, du sens qui trouve réalité dans l’acte religieux[37].

Cette dernière proposition appelle un commentaire : « il ne s’agit pas de quelque chose qui est, mais du sens de ce qui est tout simplement ». La même idée se trouve déjà plus haut, à la dixième leçon du cours. On peut rejeter tout sens particulier, mais on ne peut nier qu’il y ait du sens, car toute négation du sens est déjà une expression du sens, un acte de l’esprit. Or le sens qui constitue la pensée vient lui-même du sens de l’être, qu’on pourrait entendre comme les « transcendantaux » de la philosophie classique : l’unité, l’intelligibilité, la bonté de l’être. C’est comme la lumière de l’être, de la réalité, qui illumine la pensée. Sans le sens profond de l’être — qui est profondeur abyssale —, la pensée elle-même est vide, sans fondement, sans source profonde, sans inspiration :

Il n’est pas question ici d’un être qu’il s’agirait de prouver logiquement et qui ne serait justement pas inconditionné. Il s’agit plutôt de l’expérience irrationnelle de l’être qui, dans notre pensée, résiste précisément à cette pensée. Il ne s’agit toutefois ni d’un être, ni de l’être, mais du sens de l’être tout simplement. Et le sens de la pensée est lié à ce sens de l’être. Il est le présupposé inconditionné pour qu’il y ait un sens tout simplement, et non pas seulement une forme vide. En cela, en effet, l’inconditionné est le présupposé nécessaire de toute possibilité de sens au niveau du conditionné, c’est-à-dire du monde phénoménal[38].

Vers la fin de la douzième leçon, Tillich revient une troisième fois sur sa thèse principale, selon laquelle, dans la religion, « Dieu se révèle, se réalise en tant que Dieu ». On voit mieux cette fois la correspondance entre l’idée de révélation et celle de réalisation divine. Mais il importe surtout de considérer ici le contexte immédiat. Il s’agit de l’expérience religieuse comme expérience du contenu de l’être à travers les formes qui l’expriment. Toutes les formes culturelles expriment déjà, d’une façon ou d’une autre, ce contenu substantiel où elles s’enracinent. Il y a une différence cependant dans le cas de la religion, car alors la forme se trouve brisée par ce contenu qui fait irruption à travers elle :

Dans tout cela, il n’est pas encore question de l’actualisation religieuse, car celle-ci n’est pas axée sur la forme mais sur le contenu (Gehalt). Elle ne tient pas à la forme ; elle veut seulement le contenu, le pur être. Mais elle ne peut le saisir qu’à travers la forme. Elle a donc recours aux formes culturelles qui lui semblent plus adéquates, c’est-à-dire celles dans lesquelles l’élément extatique contribue davantage à la création de la forme que dans les autres. […] Mais en étant ainsi utilisées, elles sont tirées du cadre formel — logique, esthétique ou politique — où elles se trouvent à l’origine et employées pour un usage étranger à leurs relations culturelles. Elles deviennent les symboles de l’expérience immédiate du contenu. […] Toute cette problématique, de même que sa solution, seront mises en lumière en détail quand nous aborderons les catégories culturelles religieuses particulières. Il s’agissait uniquement ici d’éclairer la double attitude envers la forme dans la culture et dans la religion : dans le premier cas, la forme est dans une certaine mesure ce dans quoi le contenu trouve son repos ; mais ici la forme est ce à travers quoi l’expérience du contenu doit faire irruption pour en venir au contenu lui-même. Aussi est-il juste de dire que la réalisation du religieux en tant que religieux n’a lieu que dans l’acte spécifiquement religieux de l’appréhension du contenu, c’est-à-dire dans l’extase, et que dans l’histoire des religions Dieu se révèle, se réalise en tant que Dieu[39].

Ces formes brisées par l’irruption du contenu, Tillich précise qu’elles deviennent ainsi « les symboles de l’expérience immédiate du contenu ». L’expression religieuse de l’expérience du contenu de l’être est donc nécessairement symbolique. L’usage religieux d’un tel langage symbolique comporte alors une double exigence : « La symbolique est acceptable pour autant qu’il s’agisse d’une symbolique appropriée et pour autant que nous soyons conscients qu’il s’agit bien d’une symbolique, que nous n’en fassions pas une série d’entités métaphysiques[40]. » Par là, une autre conception théologique vient se substituer au supranaturalisme que Tillich ne cesse d’attaquer tout au long de son cours : « […] la façon supranaturaliste de voir est en principe abolie et cède la place à une autre, qui seule rend compte des faits, c’est-à-dire à la vision paradoxale qui comprend que toute attribution d’une forme au contenu ne peut être, en tant que telle, qu’un symbole[41] ».

Notons encore la finale du passage cité plus haut : « […] dans l’histoire des religions Dieu se révèle, se réalise en tant que Dieu ». Cela fait spontanément penser à Hegel, pour qui le processus culturel est celui de la réalisation de Dieu dans l’histoire. En effet, dans cette douzième leçon, Tillich se réfère explicitement à Hegel, tout en prenant soin cependant de se distinguer de lui. C’est dans la religion, dans l’histoire de la religion, et non pas dans le processus culturel comme tel que Dieu apparaît dans le monde, car le contenu mystérieux de l’être ne se révèle vraiment qu’en faisant irruption à travers les formes culturelles, non pas simplement en reposant en elles :

C’est pourquoi l’opinion de Hegel, selon laquelle le processus culturel est la révélation, la réalisation de l’absolu, n’est juste que dans la mesure où la forme s’y réalise. Pour le reste, ce point de vue est typiquement rationaliste. Il ne connaît pas l’expérience du contenu qui s’oppose à la pensée. Il intègre donc la religion dans le processus culturel comme un moment relatif, mais il ne voit pas l’opposition dialectique qui existe entre la culture et la religion[42].

Plus explicitement encore, à la leçon suivante, Tillich retrouve dans cette conception hégélienne de la religion sa propre conception de l’expérience religieuse comme réalisation de Dieu :

Au fond, la définition hégélienne était identique à l’ancienne : la religion est une connaissance primitive du monde. Mais on trouve encore chez Hegel un autre point de vue : la religion, c’est l’esprit absolu qui se connaît lui-même (Selbsterkenntnis). Sous ce rapport, on trouve maintenant beaucoup plus que dans l’autre définition ancienne. Ce n’est là au fond rien d’autre que la manière métaphysique d’exprimer la pure expérience du contenu, il est vrai tout à fait à la manière de l’inconditionné formel. Dans l’idée selon laquelle l’esprit absolu se saisit lui-même dans l’esprit relatif se trouve le sens de la réalité de l’expérience religieuse telle que nous l’avons saisie au cours de la dernière heure, comme réalisation ou venue à l’existence (Existenzwerdung) de Dieu dans l’acte religieux[43].

VI. Le témoignage des mystiques

Immédiatement après l’énoncé de sa thèse — « Dieu […] vient à l’existence dans tout acte religieux » —, Tillich tient à montrer la justesse de son interprétation philosophique de l’expérience religieuse. Il mentionne alors certains traits de l’histoire des religions, en insistant particulièrement sur le cas des mystiques :

Cette pensée d’une importance exceptionnelle n’a jamais été étrangère à la conscience de l’humanité. Toujours, le même sentiment est vivant — celui que la réalisation du divin s’accomplit à travers l’humain ou, mieux encore, que le contenu absolu n’en vient à exister que dans l’appréhension religieuse du contenu. Ce fut le cas pour les anciens qui pensaient que leur dieu était lié au sacrifice ou à la victoire de son peuple, pour les Hindous qui firent du Brahman le seigneur des dieux, pour la religion chrétienne où il est question de la gloire de Dieu qui doit se réaliser dans son royaume à travers la chrétienté. Ce fut encore le cas pour les mystiques, pour Angelus Silesius et pour l’Initiation à la vie bienheureuse de Fichte, où il est question du Dieu qui tient autant à nous que nous tenons à lui, du Dieu qui se met à exister dans la conscience, et ainsi de suite[44].

Plus près de nous, on peut mentionner dans le même sens le témoignage d’Etty Hillesum, cette jeune femme juive des Pays-Bas, morte à Auschwitz en 1943, à l’âge de 29 ans. L’idée que Dieu n’existe que dans la conscience humaine s’exprime alors par le devoir d’aider Dieu : « Si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu[45]. » Le paradoxe est d’autant plus vif que la situation apparaît alors désespérée : on ne peut plus compter sur Dieu pour intervenir. L’image du Dieu supranaturaliste s’écroule ; une autre image, inverse, la remplace, celle du Dieu dépendant de nous, qui ne peut exister qu’en nous.

Le lendemain, dimanche 12 juillet 1942, la même pensée revient, plus élaborée, dans le journal d’Etty. Il s’agit d’aider Dieu à vivre en nous. Cela dépend de nous, pour autant que Dieu ne peut y exister qu’à travers notre expérience religieuse de foi. Etty dira donc que c’est sa confiance qui nourrit Dieu en elle. Il s’agit bien alors d’un Dieu immanent ; non pas cependant comme un « objet fixe » au fond du coeur, mais comme une présence vivante dans l’acte même de l’expérience religieuse :

Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider — et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les coeurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon coeur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. […] Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. J’en aurai beaucoup d’autres avec toi dans un avenir proche, t’empêchant ainsi de me fuir. Tu connaîtras sans doute aussi des moments de disette en moi, mon Dieu, où ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à oeuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos[46].

Certains pourront dire qu’il s’agit là du délire d’une personne à bout de force, à bout de résistance. La philosophie religieuse de Tillich ouvre cependant la voie d’une interprétation plus profonde. Le paradoxe d’un Dieu sans puissance, dont l’existence dépend de nous, n’est que l’expression religieuse d’un paradoxe plus fondamental : celui d’un Dieu qu’il nous faut à la fois affirmer et nier en tant que symbole religieux.

Sous ce renversement de l’image de Dieu, il nous faut voir encore, à l’époque moderne, un changement de perspective tout aussi radical dans la corrélation de Dieu et de la religion. La priorité passe désormais de Dieu à la religion. Ce n’est plus la religion qui dépend d’un Dieu préexistant ; c’est plutôt Dieu qui dépend de l’actualisation religieuse. Ce qu’exprime bien Tillich dans la huitième leçon de son cours : « On reconnaît ainsi que Dieu ne peut être saisi qu’à partir de la religion, et non le contraire. Le chemin vers Dieu passe par la religion ; le chemin vers la religion passe par l’absolu[47]. » Et l’on pourrait ajouter : le chemin vers l’absolu passe lui-même par le contenu de l’être. Dieu devient alors l’expression symbolique de l’acte religieux autotranscendant, extatique. Et cet élément extatique de l’expérience religieuse s’explique lui-même par l’irruption du contenu de l’être à travers les formes de la conscience.