Roland Barthes : Fragments d’un journal conceptuel
Ana Delia ROGOBETE
Johns Hopkins University
1. Roland Barthes et l’art conceptuel
Système de la Mode, livre publié en 1967, écrit entre 1959-1963, s’ouvre sur la description d’une robe qui pourrait figurer également comme la description d’une oeuvre conceptuelle : J’ouvre un journal de Mode : je vois qu’on traite ici de deux vêtements différents. Le premier est celui qu’on me présente photographié ou dessiné, c’est un vêtement-image. Le second, c’est ce même vêtement, mais décrit, transformé en langage ; cette robe, photographiée à droite, devient à gauche : ceinture de cuir au-dessus de la taille, piquée d’une rose, sur une robe souple en shetland ; ce vêtement est un vêtement écrit. Ces deux vêtements renvoient en principe à la même réalité (cette robe qui a été portée ce jour-là par cette femme), et pourtant ils n’ont pas la même structure parce qu’ils ne sont pas faits des mêmes matériaux […]. (Barthes : 2002, II p. 895) Cette description rappelle la première oeuvre conceptuelle de l’artiste américain Joseph Kosuth, One and Three (Chairs) [ 1965] de la série One and Three, composée de trois éléments : un objet, une photographie de l’objet dans l’endroit où il se trouve lors de son exposition et sa définition dans le dictionnaire. En dépit du contexte différent, les deux affirmations ont en commun le même souci de nature sémiotique / sémiologique renvoyant à la relation entre le langage, l’image (photographique – conçue comme langage) et le référent. Elles problématisent la triade des signes : index, icône, symbole et leur rapport au réel (au référent extra-linguistique), mais également le contexte dont elles relèvent (la revue de mode, l’exposition, la galerie d’art). L’intérêt pour la sémiologie en général, et pour le langage en particulier, est une préoccupation centrale des années 1960, qui brouille, comme nous pouvons voir seulement par cet exemple, la frontière entre les arts visuels, le texte littéraire et la théorie. La relation de Roland Barthes avec l’art contemporain est marquée par l’année 1967, lors de la publication dans la revue américaine Aspen (1) de
(1) Aspen est une revue américaine d’avant-garde qui se présente sous la forme d’une boîte. Roland Barthes est invité par l’éditeur et le critique d’art Brian O’Doherty à participer au double numéro 5-6 avec un article. Le numéro portant le sous-titre The Minimalist Issue
est dédié à Stéphane Mallarmé et il a comme thématique centrale la dématérialisation
Revue Belge de Philologie et d’Histoire / Belgisch Tijdschrift voor Filologie en Geschiedenis, 94, 2016, p. 635-646
