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INTRODUCTION

Il existe un lien intuitif entre le bien-être et le bonheur. À tel point que ces termes sont souvent pris pour des synonymes. Ce n’est pas ainsi que nous les utiliserons ici. Dans cet article, nous considérerons le terme « bien-être » comme un terme évaluatif, faisant référence à un type spécifique de valeur, à savoir la valeur prudentielle, tandis que nous considérerons « bonheur » comme un terme psychologique, faisant référence à un état mental favorable ou à une combinaison d’états mentaux favorables[2]. Ainsi conçue, la relation entre le bien-être et le bonheur consiste, si elle existe, en une relation substantielle. De nombreux théoriciens du bien-être ont affirmé l’existence d’une telle relation. On trouve dans la littérature deux grands types de théories du bien-être fondées sur le bonheur. La première soutient que le bien-être n’est rien d’autre que le bonheur tout court. On les appelle les « théories standard du bien-être basées sur le bonheur ». La seconde considère que le bien-être consiste en un bonheur adéquatement qualifié, par exemple un bonheur authentique, un bonheur mérité, etc. Ces théories du bien-être sont appelées «  théories hybrides du bien-être basées sur le bonheur ». Les théories standard ont été attaquées parce qu’elles sont soit inadéquates sur le plan descriptif, dans le sens qu’elles ne correspondent pas à nos jugements paradigmatiques sur le bien-être, soit inadéquates sur le plan normatif, dans le sens qu’elles ne sont pas utiles d’un point de vue normatif. Ces objections ont motivé l’élaboration de théories hybrides. Pourtant, ces dernières ont également été contestées. La principale objection soulevée à leur endroit est qu’elles sont ad hoc, c’est-à-dire qu’elles combinent des éléments de différentes théories du bien-être d’une manière qui n’est pas justifiée de façon indépendante. Cet état de fait soulève la question de savoir s’il existe une théorie fondée sur le bonheur qui puisse être défendue avec succès.

Dans cet article, nous souhaitons faire un premier pas vers une réponse positive à cette question. Plus précisément, nous souhaitons proposer une nouvelle théorie selon laquelle le bien-être consiste en un bonheur approprié (ou adéquat, correct)[3]. Notre objectif dans cet article est de présenter les principales caractéristiques de cette théorie. Les étapes qui restent à franchir consistent à montrer que notre théorie est immunisée contre toutes les objections soulevées à l’encontre des théories traditionnelles basées sur le bonheur et, finalement, qu’elle est préférable à toutes les autres théories du bien-être. Ces tâches dépassant nettement le cadre d’un seul article, nous les réservons donc à d’autres travaux[4].

Notre théorie peut être considérée comme la combinaison de quatre thèses, que nous présenterons séparément dans les sections suivantes. La première thèse est que le bonheur psychologique consiste en une balance largement positive d’états affectifs tels que les émotions, les humeurs et les plaisirs sensoriels (section 1). La seconde est que les émotions, les humeurs et les plaisirs sensoriels sont différents types d’expériences perceptuelles de propriétés évaluatives (section 2). Il s’ensuit que le bonheur consiste en une balance largement positive d’expériences perceptuelles de propriétés évaluatives. La troisième thèse est que, dans la mesure où le bonheur est constitué par des états qui ont des conditions d’adéquation (fittingness conditions), alors le bonheur aussi peut être évalué comme étant approprié ou inapproprié (fitting or unfitting). En particulier, nous soutenons que le bonheur est approprié dans la mesure où ses constituants sont appropriés (section 3). La quatrième thèse est une thèse concernant le bien-être : elle affirme que le bien-être consiste en un bonheur approprié ainsi défini (section 4). Nous concluons en énumérant une série d’objections soulevées à l’encontre des théories traditionnelles fondées sur le bonheur et auxquelles nous devons répondre pour défendre avec succès notre théorie.

1. LE BONHEUR PSYCHOLOGIQUE

Notre théorie du bonheur appartient à la famille des théories émotionnelles du bonheur, dont la plus populaire est la théorie proposée par Daniel Haybron (2008). Afin de motiver notre théorie, il est donc utile de la comparer à celle de Haybron. Selon Haybron, le bonheur consiste en une balance largement positive d’états affectifs occurrents, tels que les émotions et les humeurs, et d’états purement dispositionnels, tels que les propensions à ressentir des humeurs. Pour commencer, clarifions la terminologie : les états occurrents sont des épisodes mentaux qui possèdent une phénoménologie spécifique ; en revanche, les états purement dispositionnels sont des dispositions à ressentir des états occurrents, dépourvus de phénoménologie en dehors de celle de leurs manifestations. Selon Haybron, le bonheur est déterminé à la fois par l’intensité et par la centralité de ces états constitutifs du bonheur. Par intensité, il entend l’intensité phénoménale, c’est-à-dire la mesure dans laquelle un état est « ressenti » d’une certaine manière. Par centralité, Haybron entend principalement la disposition à causer d’autres états affectifs ou des actions particulières.

La théorie de Haybron vise à offrir une conception du bonheur qui, en plus de correspondre à nos intuitions paradigmatiques, peut rendre justice au rôle que le bonheur joue dans l’explication du comportement des gens et dans leur délibération pratique, et qui peut être utile pour la théorisation normative. En faisant de la centralité une caractéristique déterminante du bonheur, Haybron est capable de montrer comment nous pouvons prédire et expliquer le comportement en faisant appel à des attributions de bonheur, et comment le bonheur peut fonctionner comme une considération importante dans la prise de décision et la théorisation normative.

Nous sommes d’accord avec l’approche affective de Haybron et avec l’accent qu’il met sur la notion de centralité. Cependant, nous pensons que la théorie de Haybron est confrontée à certains problèmes, dont nous avons discuté ailleurs (voir Rossi, 2018 ; Rossi et Tappolet, Manuscrit-a). Pour l’instant, considérons simplement ce qui suit. Selon la théorie de Haybron, les états affectifs, tant occurrents que dispositionnels, sont des déterminants du bonheur à part entière. Il en découle que cette théorie classe comme très heureux un individu qui a de fortes propensions aux humeurs positives, mais qui, pour certaines raisons (par exemple parce qu’il est endormi, dans le coma, ou simplement dans des circonstances défavorables qui empêchent lesdites propensions de se manifester), n’a aucun état affectif occurrent positif, c’est-à-dire aucune émotion ou humeur positive. Ce résultat est contre-intuitif. En effet, le bonheur semble avoir une dimension phénoménale essentielle. La leçon à tirer est donc la suivante : nous avons besoin d’une théorie qui préserve l’intuition de Haybron sur l’importance de la centralité dans le bonheur, mais qui puisse également rendre justice à la phénoménologie du bonheur. C’est ici que notre théorie entre en jeu.

Selon notre théorie, le bonheur consiste en une balance largement positive d’états affectifs occurrents tels que les émotions, les humeurs et les plaisirs sensoriels. Selon nous, les émotions et les humeurs positives, ainsi que les plaisirs sensoriels, sont constitutifs du bonheur ; les émotions et les humeurs négatives, ainsi que les déplaisirs sensoriels, sont constitutifs du malheur. (Par souci de simplicité, dans ce qui suit nous nous concentrerons uniquement sur le bonheur.) Nous sommes d’accord avec Haybron sur le fait que l’intensité et la centralité sont deux dimensions importantes des états constitutifs du bonheur et qu’elles sont pertinentes pour déterminer le degré de bonheur d’un individu. Cependant, nous caractérisons la notion de centralité différemment de Haybron.

Considérez ceci. En général, lorsque nous désirons être heureux, nous ne souhaitons pas faire l’expérience d’une série d’états positifs déconnectés et éphémères. Nous désirons plutôt faire l’expérience d’états positifs qui ont des bases solides et une sorte de cohérence interne. Quand les états constitutifs du bonheur possèdent-ils ces propriétés ? Selon nous, c’est le cas lorsque les états constitutifs du bonheur sont fondés sur les valeurs de l’individu et les reflètent. Pour plus de clarté, nous proposons de distinguer entre ce que l’individu valorise et l’attitude de l’individu qui valorise ces choses. Ce qui importe pour notre propos, ce sont les attitudes de l’individu qui valorise quelque chose. Les valorisations sont des états mentaux stables, qui jouent un rôle important dans la délibération pratique et qui sont étroitement liés à l’identité d’une personne. Les valorisations ont également des propriétés dispositionnelles robustes, car elles disposent l’individu à expérimenter une variété d’états affectifs liés aux objets valorisés. En outre, elles fournissent une sorte d’« unité thématique » à ces états[5]. À partir de là, nous pouvons reformuler notre affirmation précédente en disant que, lorsque nous désirons le bonheur, nous désirons généralement faire l’expérience d’états qui sont basés sur et qui reflètent nos valorisations. Nous sommes d’autant plus heureux que notre bonheur est ainsi fondé.

Cela étant dit, nous pouvons distinguer deux sens pertinents de la notion de centralité. D’une part, il y a ce que nous appellerons la centralité de sortie. Il s’agit de la mesure dans laquelle un état est causalement productif d’autres états et comportements. Cela correspond à la conception de la centralité de Haybron. D’autre part, il existe ce que nous appellerons la centralité de source. Il s’agit de la mesure dans laquelle un état est basé sur d’autres états centraux de sortie. Les valorisations peuvent être considérées comme les états les plus centraux en termes de sortie. Ce sont en effet les attitudes qui guident et motivent le plus fondamentalement notre comportement et qui ainsi définissent notre identité. Quant aux états constitutifs du bonheur, ils peuvent être soit centraux de sortie, soit centraux de source, soit les deux. Par conséquent, si ce que nous avons dit ci-dessus est correct, ce qui importe pour le bonheur, c’est principalement de savoir si, et dans quelle mesure, ces états sont basés sur les valorisations de l’individu et les reflètent. En d’autres termes, ce qui importe pour le bonheur, c’est de savoir si leurs états constitutifs sont centraux de source. Selon nous, le bonheur est donc fonction de l’intensité phénoménale et de la centralité de source des états constitutifs du bonheur.

Cette idée distingue notre théorie de celle de Haybron. Nous pensons que notre théorie est parfaitement capable de rendre justice au rôle que le bonheur joue dans l’explication du comportement des gens et dans la délibération pratique. Dans la mesure où les états constitutifs du bonheur sont basés sur les états dispositionnellement robustes que sont les valorisations, nous pouvons effectivement formuler une série de prédictions sur la façon dont un individu agira, de même que des explications sur son comportement passé, à partir d’attributions de bonheur individuel. De même, nous pouvons expliquer l’importance du bonheur pour la délibération pratique en nous référant au lien entre les états constitutifs du bonheur et les valorisations de l’individu. En général, plus le bonheur est basé sur ces derniers états, plus il sera important pour l’individu qui délibère. En outre, contrairement à la théorie de Haybron, notre théorie préserve l’intuition que le bonheur a une dimension phénoménale inhérente, puisque nous maintenons que le bonheur est constitué d’états affectifs occurrents. Ce faisant, elle évite les implications contre-intuitives de la théorie de Haybron.

2. LA NATURE DES ÉTATS CONSTITUTIFS DU BONHEUR

Passons à notre thèse suivante, concernant la nature des états constitutifs du bonheur. Il s’agit de la thèse la plus distinctive qui sous-tend notre théorie. Nous soutenons que tous les états constitutifs du bonheur, c’est-à-dire les émotions, les humeurs et les plaisirs sensoriels, sont des sortes d’évaluations affectives, c’est-à-dire des évaluations ayant une dimension phénoménale. Prenons d’abord les émotions. Considérez un épisode émotionnel tel que votre peur d’être attaqué par un chien. Le chien qui vous attaque est l’objet intentionnel de votre peur, dans le sens où votre peur concerne (c’est-à-dire est dirigée vers) le chien qui vous attaque. Mais votre peur n’est pas une attitude simplement neutre envers le chien. Au contraire, votre peur est un moyen de vous présenter le chien comme effrayant. Être effrayant est une propriété évaluative. Ainsi, en présentant le chien comme effrayant, votre peur vous fournit une évaluation du chien. De plus, elle fournit une évaluation qui est « ressentie » de manière caractéristique, puisque la peur s’accompagne généralement d’une phénoménologie qui lui est propre. On pense généralement que la propriété d’être effrayant est ce qui permet d’identifier tous les épisodes de peur comme appartenant à un seul et même type d’émotion. Tous ces épisodes sont des exemples de peur parce qu’ils présentent leurs objets intentionnels comme étant effrayants. Ainsi, l’effrayant est généralement appelé « l’objet formel » de la peur. La notion d’objet formel est souvent considérée comme étant utile pour distinguer les différents types d’émotions[6]. Ainsi, tous les épisodes de joie sont des cas du même type d’émotion, à savoir la joie, en vertu du fait qu’ils présentent leurs objets intentionnels comme ayant la même propriété évaluative, à savoir le joyeux. Tous les épisodes de colère sont des cas du même type d’émotion, c’est-à-dire la colère, en vertu du fait qu’ils présentent leurs objets intentionnels comme étant offensants. Et ainsi de suite. En généralisant, nous pouvons dire que les émotions consistent en des représentations phénoménologiquement saillantes de leurs objets intentionnels comme possédant différentes propriétés évaluatives. En tant que tels, différents types d’émotions comptent comme différents types d’évaluations affectives.

L’idée selon laquelle les émotions sont des évaluations affectives est compatible avec différentes théories des émotions. La théorie que nous privilégions, présentée de manière détaillée et défendue ailleurs (Tappolet, 2000, 2016), est la théorie perceptuelle des émotions. Selon cette théorie, les émotions sont des expériences perceptuelles de propriétés évaluatives, c’est-à-dire des expériences perceptuelles qui représentent (de manière non conceptuelle)[7] leurs objets intentionnels comme possédant des propriétés évaluatives spécifiques. Ainsi, un épisode de peur consiste en une expérience perceptuelle qui représente son objet comme étant effrayant, un épisode de joie consiste en une expérience perceptuelle qui représente son objet comme étant joyeux, un épisode de colère consiste en une expérience perceptuelle qui représente son objet comme étant offensant, et ainsi de suite.

Comme indiqué ci-dessus, nous pensons que les humeurs et les (dé)plaisirs sensoriels sont également des évaluations affectives. Comme les émotions, ce sont des expériences perceptuelles de propriétés évaluatives. Cependant, ils se distinguent des émotions par certains aspects importants. Prenons l’exemple d’une humeur telle que l’appréhension. Lorsque vous ressentez de l’appréhension, vous faites l’expérience d’un danger imminent. De manière un peu plus technique, vous faites l’expérience de l’instanciation de l’effrayant. En cela, l’appréhension n’est pas distincte de la peur. Nous pouvons exprimer cette idée en disant que l’appréhension et la peur sont toutes deux des expériences perceptuelles de la même propriété évaluative, à savoir l’effrayant. Cependant, contrairement à la peur, l’appréhension ne semble pas être dirigée vers quelque chose en particulier. Cela met en évidence une caractéristique plus générale des humeurs. Contrairement aux émotions, les humeurs ne semblent pas avoir d’objets intentionnels spécifiques. Cette idée a été élaborée de différentes manières dans la littérature. Par exemple, l’un d’entre nous a soutenu la thèse selon laquelle les humeurs ont des objets que l’individu est incapable d’identifier. Associé à une théorie perceptuelle, cela conduit à l’idée que les humeurs sont des expériences perceptuelles qui représentent des objets non identifiés comme possédant des propriétés évaluatives spécifiques (Rossi, 2021). D’autres points de vue sont néanmoins possibles. Par exemple, les humeurs peuvent être conçues comme ayant des objets intentionnels généralisés (Solomon, 1976/1993 ; Prinz 2004), pluriels (Siemer, 2009) ou modaux (Price, 2006 ; Tappolet, 2018). Pour l’instant, le seul point sur lequel nous nous engageons est que, si les humeurs sont une sorte d’expériences perceptuelles de propriétés évaluatives, comme les émotions, elles diffèrent des émotions en ce qui a trait à leur objet intentionnel, qui est non spécifique.

Des considérations similaires s’appliquent aux plaisirs sensoriels (et aux déplaisirs sensoriels). Par plaisirs sensoriels, nous entendons toute expérience sensorielle qui possède la propriété d’être plaisante, c’est-à-dire toute expérience sensorielle plaisante. Ainsi, pour comprendre ce que sont les plaisirs sensoriels, il faut comprendre, premièrement, ce que sont les expériences sensorielles et, deuxièmement, ce que sont le plaisant et le déplaisant. Prenons par exemple le plaisir de déguster un café le matin. L’un d’entre nous a défendu la thèse évaluativiste suivante (Rossi, Manuscrit). Premièrement, une expérience sensorielle consiste en une expérience perceptuelle qui représente un objet (par exemple le café) comme possédant certaines qualités sensorielles (par exemple un goût particulier). Résumons cela en disant qu’une expérience sensorielle consiste en une expérience perceptuelle qui représente un « objet sensoriel ». Ensuite, une expérience sensorielle qui est plaisante consiste en ce qu’elle représente en plus l’objet sensoriel comme agréable[8]. Notons que, dans ce contexte, le caractère plaisant et le caractère agréable sont deux propriétés distinctes. Le caractère plaisant est une propriété phénoménologique de l’expérience sensorielle, tandis que le caractère agréable est une propriété évaluative dont l’objet sensoriel est représenté comme porteur (et qu’il peut véritablement posséder si la représentation est véridique – voir ci-dessous pour plus de détails). Plus précisément, le caractère agréable est une propriété évaluative déterminable, c’est-à-dire une propriété dotée de différentes spécifications déterminées. Cela signifie qu’il existe différentes façons pour un objet sensoriel d’être agréable. Par exemple, le goût du café peut être exquis, délicieux, réconfortant, et ainsi de suite. Une implication est que, alors que la classe des plaisirs sensoriels est unifiée par le fait que tous les plaisirs sensoriels ont l’agréable comme objet formel, différents types de plaisirs sensoriels peuvent être distingués par la manière particulière qu’ont leurs itérations d’être agréables. Cela dit, l’idée principale à retenir ici est que, dans la mesure où les plaisirs sensoriels consistent en des expériences perceptuelles qui représentent des objets sensoriels comme agréables (d’une manière déterminée), et dans la mesure où être agréable est une propriété évaluative, alors les plaisirs sensoriels comptent aussi comme des expériences perceptuelles de propriétés évaluatives. En cela, ils sont comme les émotions et les humeurs. Ils diffèrent cependant des émotions et des humeurs à deux égards. Le premier est qu’ils ont toujours un objet sensoriel comme objet intentionnel. Le second est que ce ne sont pas toutes les émotions et humeurs positives qui représentent des propriétés évaluatives consistant en des spécifications de l’agréable.

Avant de passer à notre prochaine thèse, quelques mots sur les valorisations s’avéreront utiles. En effet, comme nous l’avons vu, elles sont pertinentes pour déterminer la centralité dite « de source » des états constitutifs du bonheur. Historiquement, les théories les plus populaires ont conçu les valorisations soit comme une forme de désir de premier ou de second ordre (par exemple, valoriser x est désirer x ; ou valoriser x est désirer de désirer x), soit comme une forme de jugement de valeur (par exemple, valoriser x est juger que x a de la valeur). Cependant, ces deux approches font l’objet de sérieuses objections (voir Seidman, 2009 ; Scheffler, 2010 ; Svavarsdóttir, 2014, entre autres). En conséquence, certains chercheurs se sont tournés vers une approche de la valorisation selon laquelle évaluer un élément x, c’est s’en soucier (par exemple, Seidman, 2009). Nous pensons qu’il s’agit d’un pas dans la bonne direction, mais que ce n’est pas encore entièrement satisfaisant. Le souci que l’on éprouve pour une personne ou un objet est un état mental qui appartient à la classe des sentiments. La classe des sentiments comprend toutefois d’autres états mentaux, tels que l’amour, la haine, la jalousie, etc. Ce qui unifie cette classe est le fait que tous ces états mentaux sont des dispositions émotionnelles à voies multiples, c’est-à-dire des dispositions à éprouver une variété d’émotions liées à l’objet intentionnel du sentiment. Ce qui importe pour nous ici, c’est que tous ces sentiments possèdent les caractéristiques qui sont typiquement associées aux valorisations. Ailleurs, nous avons ainsi proposé de considérer la notion de valorisation comme se référant à la classe des sentiments, plutôt qu’à un seul type d’état mental tel que le souci, et de considérer les sentiments comme différents types de valorisations (Rossi et Tappolet, Manuscrit-a).

En tant qu’états dispositionnels, les sentiments n’ont pas de dimension phénoménologique propre, au-delà de la phénoménologie des états affectifs occurrents qu’ils disposent un individu à ressentir. Ils ont, cependant, un contenu représentationnel semblable à celui des états affectifs occurrents. En particulier, ils ont un objet intentionnel, qui est représenté (de manière non conceptuelle) comme possédant une propriété évaluative particulière. Par exemple, lorsque vous aimez votre partenaire, votre amour a un objet intentionnel, c’est-à-dire votre partenaire, qui est représenté comme possédant une propriété évaluative particulière, c’est-à-dire la propriété d’être aimable. Leur caractère représentationnel distingue les sentiments d’autres types de dispositions affectives qui n’ont pas de contenu représentationnel. Pour marquer cette distinction, nous nous référerons aux sentiments comme à des états affectifs persistants[9]. Un état persistant est tout état qui a un contenu représentationnel et qui, lorsqu’il est activé, génère des états occurrents. À titre d’exemple non affectif, considérez votre croyance que cet article s’intitule « Une théorie du bien-être comme bonheur approprié », que nous venons d’activer en écrivant cette ligne.

3. LE BONHEUR APPROPRIÉ

Faisons à présent le point. Nous avons affirmé que le bonheur consiste en une balance largement positive d’états affectifs tels que les émotions, les humeurs et les plaisirs sensoriels. Cette balance dépend, entre autres, de la relation entre ces états et les sentiments de l’individu. Deuxièmement, nous avons affirmé que les émotions, les humeurs et les plaisirs sensoriels sont des sortes d’expériences perceptuelles de propriétés évaluatives, et que les sentiments sont une sorte d’états évaluatifs persistants. Il découle de ces affirmations que le bonheur consiste en une balance largement positive d’expériences perceptuelles de propriétés évaluatives, qui est basée sur les évaluations persistantes de l’individu. Cette théorie a une implication immédiate pour notre compréhension du bonheur. Le bonheur peut être conçu comme un état composite qui nous informe affectivement sur les valeurs que nous rencontrons dans notre vie. En ce sens, le bonheur compte comme une évaluation affective globale, qui tient compte de la perspective évaluative plus générale de l’individu.

Nous pouvons maintenant passer à notre quatrième thèse. Comme nous l’avons vu, les émotions, les humeurs et les plaisirs sensoriels sont des expériences perceptuelles qui représentent leurs objets intentionnels comme possédant des propriétés évaluatives spécifiques. En tant que types d’expériences perceptuelles, elles peuvent être évaluées comme étant appropriées ou non appropriées. Par approprié, nous entendons la même chose que « correct au niveau représentationnel ». Par conséquent, les émotions, les humeurs et les plaisirs sensoriels sont appropriés si et seulement si le monde est tel qu’ils le représentent. En d’autres termes, les émotions, les humeurs et les plaisirs sensoriels sont appropriés si et seulement si leurs objets possèdent réellement les propriétés évaluatives que ces états représentent comme étant les leurs. Considérons, à titre d’exemple, un épisode de peur ressenti à l’égard d’un chien. Comme nous l’avons vu, cet épisode consiste en une expérience perceptuelle qui représente le chien comme effrayant. Selon nous, un tel épisode de peur est approprié si et seulement s’il y a réellement un chien qui vous menace (plutôt que, par exemple, l’hologramme d’un chien) et si le chien est réellement effrayant (plutôt que, par exemple, un chiot inoffensif). Des considérations similaires s’appliquent aux humeurs et aux plaisirs sensoriels. Ajoutons que, selon notre théorie, les sentiments ont également des conditions d’adéquation. Considérons, par exemple, un sentiment tel que l’amour pour une personne particulière. On peut soutenir que ce sentiment peut également être évalué comme étant approprié ou non. Il est approprié à condition qu’une telle personne soit véritablement digne d’être aimée ou, de manière équivalente, « aimable ». Sinon, il est inadéquat, dans le sens où il n’est pas bien ajusté à la réalité.

Ensuite, notre théorie soutient que, dans la mesure où le bonheur est constitué par des états qui ont des conditions d’adéquation, le bonheur peut également être évalué comme étant approprié ou inapproprié. Pour commencer, nous pouvons dire que, pour que le bonheur soit approprié, il faut que les états qui le constituent soient appropriés, c’est-à-dire que leurs objets intentionnels possèdent effectivement les propriétés évaluatives qu’ils représentent comme étant les leurs. Puisque ces états sont typiquement basés sur des sentiments, qui doivent être pris en compte pour déterminer la mesure dans laquelle un individu est heureux, une autre condition doit être ajoutée pour que le bonheur soit approprié : il doit également être basé sur des sentiments appropriés. Cette théorie a deux implications. La première est que le bonheur peut être plus ou moins approprié, en fonction de la mesure dans laquelle ses constituants et leurs bases permanentes sont appropriés. La seconde implication est que, dans la mesure où le bonheur approprié consiste en une balance largement positive d’expériences perceptuelles appropriées de propriétés évaluatives, qui sont basées sur des évaluations persistantes appropriées, alors le bonheur approprié peut être caractérisé à la fois comme : a) une expérience largement positive d’éléments qui ont une réelle valeur et b) une évaluation « globale » de la situation d’un individu (à un moment donné ou dans un intervalle de temps donné).

4. LE BIEN-ÊTRE COMME BONHEUR APPROPRIÉ

Cela nous amène à notre dernière thèse. Elle consiste simplement à dire que le bien-être n’est rien d’autre que le bonheur approprié. Nous pouvons résumer notre théorie de manière plus précise en nous référant à trois questions que toute théorie du bien-être doit aborder. Premièrement, quels éléments sont bons pour un individu, d’une manière qui ne soit pas instrumentale ? Deuxièmement, qu’est-ce qui rend ces éléments bons pour l’individu de manière non instrumentale ? Troisièmement, quelles dimensions sont pertinentes pour déterminer le degré de bien-être d’un individu ?

Selon notre théorie, le bien prudentiel de base est le bonheur approprié. C’est en cela que consiste le bien-être au niveau le plus fondamental. Le bonheur approprié constitue le bien-être en vertu du fait qu’il s’agit d’une expérience affective du bien (simpliciter). C’est ce qui le rend non instrumentalement bon pour un individu. Quant aux variables qui déterminent le degré de bien-être d’un individu, il s’agit de l’intensité phénoménale des états constitutifs du bonheur approprié et de leur centralité de source. À la lumière de ce que nous avons dit précédemment, il s’ensuit que la mesure dans laquelle la vie d’un individu se déroule bien pour l’individu qui la vit est déterminée par la mesure dans laquelle cet individu fait l’expérience affective d’éléments qui ont réellement de la valeur (simpliciter), et par la mesure dans laquelle ces expériences sont basées sur les évaluations affectives persistantes de l’individu et y correspondent.

Il convient de noter une complication. Dans certains cas, les états constitutifs du bonheur d’un individu peuvent être appropriés au niveau de leurs objets, c’est-à-dire dans la mesure où ils représentent comme ayant de la valeur des objets qui en ont réellement, mais pas sur le plan de leur intensité, c’est-à-dire dans la mesure où ils représentent comme ayant un certain degré de valeur des objets qui ont un degré de valeur différent. De même, dans d’autres cas, les états constitutifs du bonheur d’un individu peuvent être appropriés au niveau de leurs objets et de leur intensité, mais ils peuvent être basés sur des sentiments qui ne sont pas appropriés ou seulement partiellement appropriés. Par exemple, cela peut se produire lorsqu’un individu éprouve correctement de la joie à l’occasion d’un événement x, mais que sa joie provient de la valorisation d’éléments d’une classe donnée, alors que tous les membres de cette classe ne méritent pas réellement de la joie. Dans tous ces cas, les états constitutifs du bonheur de l’individu ne sont que partiellement appropriés. Cela introduit certaines difficultés intriguantes dans l’estimation du degré global de bonheur adéquat, que nous n’avons pas, malheureusement, la place pour explorer dans cet article.

Il ressort de ce qui précède que ce que nous proposons est une théorie hybride du bien-être basée sur le bonheur. Selon notre approche, le bien-être consiste en une sorte de bonheur adéquatement qualifié, à savoir le bonheur approprié. Dans l’introduction, nous avons mentionné que les théories hybrides fondées sur le bonheur sont confrontées à un défi explicatif. Elles doivent fournir une explication convaincante, et non ad hoc, de la raison pour laquelle le bonheur doit être qualifié d’une manière particulière pour que la vie d’un individu se déroule bien pour lui. Considérons, par exemple, les théories selon lesquelles le bonheur doit être mérité ou authentique pour bénéficier à un individu. On peut affirmer que l’une ou l’autre de ces qualifications est nécessaire pour rendre la théorie du bien-être qui en résulte convenable sur le plan descriptif et/ou normatif. En d’autres termes, ces qualifications sont nécessaires pour atteindre l’équilibre réfléchi. Pourtant, le défi explicatif demeure. Qualifier le bonheur comme le font ces théories permet de rendre compte des données et de respecter nos jugements concernant des cas particuliers. Mais peut-il également expliquer les données ?

Le même défi s’applique à notre théorie. En effet, d’un point de vue extensionnel, notre théorie appartient à la famille des théories qui considèrent que le bien-être consiste en une expérience du bien (simpliciter). Ces théories sont souvent critiquées comme étant une combinaison ad hoc des théories de l’état mental et des théories objectivistes du bien-être. Elles reprennent à leur compte la thèse selon laquelle le bien-être nécessite des expériences affectives, une thèse qui se rapporte à la première théorie, et la thèse selon laquelle le bien-être nécessite la présence d’objets ayant réellement de la valeur objective, qui se rapporte à la seconde. Toutefois, selon l’objection, cette fusion n’est pas justifiée de manière indépendante.

Nous souhaitons conclure cette section en esquissant une réponse à cette objection. Ce faisant, nous voulons montrer que notre théorie présente un avantage important par rapport aux autres théories hybrides. Il nous semble que, par rapport à ces dernières théories, notre théorie apporte une couche supplémentaire à l’explication. Rappelons que, selon notre théorie, le bonheur consiste en une balance largement positive d’expériences perceptuelles de propriétés évaluatives. En tant que tel, le bonheur fournit à l’individu à la fois une expérience d’éléments de valeur et une évaluation de sa situation. Cependant, comme nous l’avons mentionné plus haut, le bonheur peut accomplir ces tâches correctement ou incorrectement. Cette idée constitue la base de notre réponse à l’objection précédente. Selon notre théorie, le bonheur détermine le bien-être en vertu du fait qu’il est une expérience affective du bien, où cette expérience fournit également à l’individu une évaluation globale de sa situation. Dans la mesure où nous lions le bien-être à ces caractéristiques, il est naturel de penser que le bien-être dépend finalement du fait que le bonheur accomplisse ces tâches correctement. Ainsi, le qualificatif « approprié » attaché au bonheur n’est pas un ajout motivé par la seule nécessité de se conformer aux données. Il ne s’agit pas non plus d’un élément emprunté à une autre théorie, qui ne concerne pas le bonheur. Au contraire, l’ajout de cette qualification est un moyen de fournir une explication complète de ce qui fait du bonheur un élément constitutif du bien-être.

5. CONCLUSION

À première vue, il pourrait sembler que, pour défendre pleinement notre théorie du bien-être, nous devions la comparer à toutes les principales théories concurrentes. Cette tâche semble décourageante. Mais il existe une autre stratégie, qui pourrait rendre notre travail plus aisé. Elle consiste à prendre au sérieux le lien intuitif qui existe entre le bien-être et le bonheur. On peut soutenir qu’il s’agit d’une raison prima facie de prendre les théories du bien-être fondées sur le bonheur comme point de départ par défaut de l’analyse du bien-être. Si cela est vrai, il suffit de montrer que notre théorie est immunisée contre les objections soulevées à l’encontre des autres théories du bien-être fondées sur le bonheur, pour qu’elle soit considérée comme une théorie plausible du bien-être. Combiné aux avantages mentionnés dans la section précédente, cela montrerait en effet que notre théorie est une théorie prometteuse du bien-être.

En guise de conclusion, nous souhaitons fournir une liste des objections qui ont été soulevées contre les théories traditionnelles basées sur le bonheur, et auxquelles notre théorie doit répondre. Nous pouvons énumérer cinq objections principales. La première est « l’objection de la superficialité ». Selon cette objection, le bonheur est un état psychologique trop superficiel ou trop éphémère pour être le constituant ultime, ou même simplement un constituant, du bien-être d’un individu. La seconde est « l’objection de l’absence de valeur ». Selon cette objection, le bonheur ne peut être un élément constitutif du bien-être, car on peut tirer du bonheur d’objets dépourvus de toute valeur réelle, alors qu’on ne dirait pas que tirer du bonheur d’une activité vaine, comme celle de compter les brins d’herbe sur une pelouse, contribue au bien-être. La troisième est « l’objection de l’inauthenticité ». Elle affirme que le bien-être ne peut être fondé sur le bonheur, car celui-ci peut être inauthentique. Il peut, par exemple, résulter d’un lavage de cerveau. Lorsque le bonheur est inauthentique, il ne semble pas contribuer au bien-être d’un individu. La quatrième objection, que l’on peut appeler « l’objection de la passivité », affirme que les théories fondées sur le bonheur sont trop « passives », car elles admettent la possibilité qu’un individu puisse tirer du bien-être de son bonheur sans exercer sa capacité d’agentivité. Ce résultat est considéré comme contre-intuitif. La dernière objection, qui peut être nommée « l’objection du mal-être », affirme que, selon notre théorie, si le malheur est totalement inapproprié, alors la vie d’un individu ne se passe pas du tout mal pour lui. Il semble certain, cependant, que cela ne peut être vrai, car le malheur a une phénoménologie négative et cela semble rendre le malheur mauvais pour l’individu qui l’éprouve, même si son malheur est par ailleurs inapproprié.

Nous pensons que notre théorie a les moyens d’éviter toutes ces objections – et nous avons d’ailleurs proposé divers arguments en ce sens ailleurs[10]. Nous espérons que cet article a offert au moins une première idée des atouts de notre théorie.