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Le livre de Claude Panaccio, Récit et reconstruction, constitue un aboutissement magistral de ses travaux sur la nature et les méthodes de la philosophie et de l’historiographie de la philosophie[1]. L’enquête porte au premier chef sur « les fondements de la méthode en histoire de la philosophie[2] », mais c’est une réflexion pleinement philosophique qui nous est ici proposée. Et pour cause : l’auteur montre que la définition même de l’histoire de la philosophie et de ses objets engage déjà une philosophie — en particulier, une philosophie qui se doit de posséder une théorie sémantique, afin d’expliquer les rapports qui peuvent s’établir entre le discours de l’historien et celui des auteurs qu’il étudie ; une philosophie qui doit aussi trancher des questions d’ordre ontologique, concernant par exemple le statut qu’il convient d’accorder aux entités abstraites, tels que les contenus conceptuels et doctrinaux dont il est souvent question en histoire de la philosophie.

C. Panaccio défend pour sa part une perspective nominaliste et naturaliste (p. 20) dont il souligne les nombreux avantages, à la fois sur les plans épistémologique, ontologique et méthodologique. Cette perspective commande de ne compter, parmi les référents ultimes du discours de l’historien, que des entités singulières et spatiotemporellement situées : des occurrences linguistiques, orales ou écrites, leurs énonciateurs, auditeurs et lecteurs, ainsi que les réalités singulières qui en habitaient le contexte (p. 205). Cela n’interdit pas de faire allusion à des « contenus doctrinaux », des « pensées » ou des « idées », et le nominalisme défendu ne vise pas à réformer le discours même de l’histoire de la philosophie telle qu’elle est couramment pratiquée ; il permet plutôt d’attirer l’attention sur le fait que ces « façons de parler n’ont d’intérêt pour l’explication historique que dans la mesure où elles peuvent être rapportées en dernière instance aux réalités plus concrètes » dont il a été question (p. 26).

Toutefois, même si la réflexion proposée est celle d’un philosophe qui avance ses propres thèses et positions, il ne s’agit nullement de faire ici la théorie d’une méthode ou d’une pratique particulière en histoire de la philosophie. La perspective adoptée par C. Panaccio est à la fois plus générale et plus fondamentale. Comme l’indique le sous-titre du livre, l’objectif est de dégager les fondements de la méthode en histoire de la philosophie, et l’on pourrait même dire des méthodes, puisque l’auteur entend faire droit à la pluralité des projets et des approches, tout en mettant au jour leurs présupposés communs[3].

C’est là un aspect crucial de l’ouvrage : C. Panaccio montre qu’en dépit de la diversité des méthodes et des approches, en dépit aussi des désaccords qui existent sur le plan théorique — que l’on songe aux débats entre discontinuistes et continuistes[4] —, tous les historiens admettent en pratique un certain nombre de points, qui constituent autant de prérequis du travail historiographique. Ainsi en est-il, par exemple, de la « stabilité » ou de la « continuité du monde » à travers le temps, que tout historien, même le plus relativiste, ne peut manquer de présupposer (p. 89) ; quelles que soient ses allégeances, l’historien se doit également de doter les auteurs du passé d’une rationalité semblable à la nôtre, et supposer que la logique de leurs écrits correspond pour l’essentiel à celle que nous endossons (p. 73, p. 209).

Or cette continuité du monde, cette constance de la rationalité, mais aussi — nous allons y revenir — « l’insistance transtemporelle des phénomènes philosophiquement problématiques » (p. 209) ne sont pas seulement des conditions de possibilité des entreprises les plus historiques et contextualistes en histoire de la philosophie ; elles rendent également possible et légitime le dialogue philosophique avec les auteurs des siècles précédents. Autrement dit, ce qui rend possible le type de pratique et d’histoire de la philosophie mis en oeuvre par A. de Libera, par exemple, autorise tout autant l’approche que privilégie de son côté C. Panaccio — cette approche transhistorique qui met l’accent sur la pertinence des textes du passé pour la réflexion philosophique d’aujourd’hui.

Ces analyses ne mettront toutefois pas fin à tous les débats, et je voudrais justement en venir à une thèse que C. Panaccio qualifie lui-même de « litigieuse » (p. 110). Cette thèse, sur laquelle portera la discussion, concerne la nature des problèmes philosophiques : elle consiste à poser que les phénomènes qui font d’abord problème pour la philosophie sont d’ordre logico-linguistique. Je l’appellerai la thèse logico-linguistique.

Cette thèse est avancée dans le troisième chapitre de l’ouvrage[5], et plus précisément dans une section intitulée « L’insistance des problèmes ». Après avoir montré que la continuité du monde est une condition nécessaire du dialogue transhistorique, C. Panaccio indique que cette condition n’est toutefois pas suffisante pour écarter les objections des discontinuistes et fonder la pertinence philosophique des doctrines du passé pour les discussions d’aujourd’hui. En effet, même s’il accorde que nous vivons « dans le même monde » que les auteurs des siècles précédents, le discontinuiste pourra toujours en appeler à la fluctuation des problèmes à travers les âges (p. 100). Par exemple — telle serait son objection — le problème des universaux au Moyen Âge, ou le problème corps-esprit au xviie siècle, ne sont pas ceux que nous discutons sous ces étiquettes dans la philosophie contemporaine[6]. Il serait donc vain de vouloir faire dialoguer les auteurs d’époques différentes autour de problèmes supposés communs.

Pour répondre à cette objection, C. Panaccio propose de s’attacher à la notion même de « problème » en philosophie (p. 104), et plus exactement à ce qui fait problème pour la philosophie, c’est-à-dire aux phénomènes à propos desquels les philosophes se questionnent et dont leur théorie cherche à rendre compte (p. 106). L’objectif, on l’aura compris, est de savoir si ces phénomènes sont susceptibles de présenter quelque constance ou régularité à travers le temps : cela reviendrait à poser l’existence de problèmes, non pas « intemporels » ou « éternels »[7], mais transtemporels, au sens où ils seraient susceptibles de traverser les siècles.

C’est dans ce contexte que C. Panaccio avance la thèse mentionnée supra, selon laquelle les phénomènes qui font d’abord problème pour les philosophes sont d’ordre logico-linguistique. Cette thèse repose elle-même sur une certaine caractérisation de la philosophie, comme activité consacrée à l’examen et à la critique des « présuppositions les plus fondamentales et les plus générales » d’autres discours, qu’il s’agisse du discours des autres disciplines ou de celui de la vie quotidienne (p. 113)[8]. Certes, les philosophes parlent aussi en abondance du monde, des hommes, des animaux et d’autres réalités extralinguistiques. Mais les questions qu’ils se posent à leur sujet « sont suscitées au premier chef par des énigmes d’ordre logico-linguistique et ce que l’on attend surtout des doctrines philosophiques est qu’elles rendent harmonieusement compte de phénomènes de ce genre » (p. 107). Or, pour C. Panaccio, ces phénomènes discursifs tiennent à la « structure de la plupart des langues naturelles connues et traversent les siècles » (p. 108). C’est leur constance « qui assure la pertinence de principe de l’histoire de la philosophie pour les discussions actuelles » (p. 107).

Ces thèses sont présentées avec beaucoup de clarté et étayées par de nombreux exemples. J’aurais toutefois plusieurs questions au sujet de la position défendue.

1) Tout d’abord, je m’interroge sur la radicalité de la thèse logico-linguistique et sur les exceptions qu’elle est ou non susceptible d’admettre. Cette thèse, qui porte sur la « nature profonde de l’enquête philosophique » (p. 131), est toujours accompagnée de nuances : par exemple, on lit que les phénomènes qui font problème pour la philosophie sont « le plus souvent » d’ordre logico-linguistique (p. 110), ou « en général » de cet ordre (p. 134), ou le plus « typiquement » de cet ordre (p. 141, p. 152). Ces formules laissent entendre qu’il pourrait y avoir (pour C. Panaccio lui-même) des phénomènes problématiques d’un autre ordre, qui soient tout aussi philosophiques et transtemporels que les phénomènes discursifs. Est-ce bien le cas dans le cadre de la conception proposée ?

Il semblerait que le caractère logico-linguistique des problèmes ne soit pas absolument requis pour penser leur persistance. C’est du moins ce qui ressort de la précision apportée par C. Panaccio, selon laquelle la thèse avancée est « plus forte […] que ce que requiert à strictement parler la répudiation du discontinuisme radical, pour laquelle il suffirait que les phénomènes qui font problème pour la philosophie, qu’ils soient linguistiques ou non, présentent à travers les siècles constance et régularité » (p. 110 ; je souligne). Il serait donc possible de défendre une position « continuiste » au sujet des problèmes sans pour autant adopter la thèse logico-linguistique[9].

Mais qu’en est-il du caractère philosophique ou philosophiquement problématique de ces phénomènes non linguistiques ? Par exemple, on pourrait compter, parmi les phénomènes transtemporels susceptibles de faire problème, les objets du monde dont les précédentes sections ont montré la « stabilité ». Et il est bien précisé que les philosophes parlent d’une quantité de sujets « qui possèdent à n’en pas douter une réalité extralinguistique » — c’est l’une des raisons pour lesquelles la philosophie ne saurait être réduite à l’analyse linguistique, pour C. Panaccio (p. 107). Il semblerait toutefois que, dans le cadre de la conception défendue, seules les questions logico-linguistiques soulevées à leur propos puissent prétendre à « quelque valeur philosophique » (p. 131)[10].

Ainsi, qu’en est-il précisément ? Peut-il y avoir, pour C. Panaccio, des problèmes philosophiques qui ne soient pas de nature logico-linguistique ? Et la réflexion à propos de tel problème ou de tel phénomène peut-elle être philosophique si elle n’est pas elle-même d’ordre logico-linguistique ?

2) Une deuxième ligne d’interrogations concerne le caractère « temporellement situé », ou « spatiotemporellement situé », de la thèse logico-linguistique, qui semble entrer en conflit avec sa prétention à décrire la nature même de l’enquête philosophique, quelles que soient les périodes et les philosophies considérées.

C. Panaccio suggère à différentes reprises que cette thèse repose sur le sens que nous donnons aujourd’hui au mot « philosophie » : ainsi est-il indiqué (p. 107) que c’est en partant de « ce qu’est aujourd’hui la philosophie » qu’il sera possible de définir la nature de l’activité philosophique et des phénomènes qui font problème pour les philosophes ; lorsqu’il est ensuite question des phénomènes logico-linguistiques, C. Panaccio écrit que ces phénomènes « traversent les époques, celles en tout cas où l’on reconnaît de la philosophie au sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot » (p. 110 ; je souligne). Ce sens est précisé de la façon suivante : « au sens où on l’entend aujourd’hui, la philosophie consiste à s’interroger de façon critique sur les présuppositions radicales des autres discours, et les questions discutées à chaque époque sont suscitées en dernière analyse par des phénomènes discursifs » (p. 131 ; je souligne). C. Panaccio explique à la même page que, pour faire ressortir la pertinence philosophique des textes du passé, l’interprète doit mettre l’accent sur les « éléments pertinents dans la situation des lecteurs philosophes d’aujourd’hui » ; or ces éléments sont « précisément ces phénomènes logico-linguistiques que doivent élucider leurs propres constructions théoriques pour prétendre elles-mêmes à quelque valeur philosophique » (ibid.).

Ces indications laissent penser que la thèse logico-linguistique s’enracine dans une conception présente de la philosophie, qui pourrait se distinguer de celle défendue en d’autres temps et en d’autres lieux, par exemple par Platon ou Descartes. Mais, si tel est le cas, cette thèse peut-elle encore être dite porter sur la « nature profonde » de l’enquête philosophique et des phénomènes philosophiquement problématiques, et sur leur nature profonde à travers les siècles ? Le caractère temporellement situé de la thèse n’entre-t-il pas en contradiction avec sa prétention à décrire « ce qu’est en général la philosophie » (p. 178) ?

Par ailleurs, si la conception que l’on se fait d’un phénomène philosophiquement problématique dépend du sens donné au mot philosophie, et si ce sens est susceptible de varier d’une époque à une autre, voire d’un auteur à un autre, on pourrait craindre alors un retour du relativisme et du discontinuisme. En effet, ce que le philosophe d’aujourd’hui tient pour philosophiquement problématique ne correspond peut-être pas à ce que Platon ou Descartes considéraient comme tels, étant donné leur propre conception de la philosophie.

C. Panaccio envisage lui-même cette possible diversité des conceptions lorsqu’il écrit : « Il est vrai que les philosophes, même ceux d’aujourd’hui, ne comprennent pas tous leur entreprise de cette façon » (c’est-à-dire comme une entreprise consistant à élucider des phénomènes logico-linguistiques). Mais, ajoute-t-il — telle serait la solution à la précédente difficulté —, « la thèse qu’on a proposée […] est que telle est néanmoins la nature profonde de l’enquête philosophique, qu’elle soit ou non reconnue par ceux qui la pratiquent » (p. 131 ; je souligne).

Il s’agit là d’une affirmation forte, qui pourrait aller à l’encontre de la célèbre maxime de Skinner : « Il ne faut pas attribuer à un individu d’avoir voulu dire ou d’avoir fait quelque chose [en des termes] qu’il ne pourrait pas être amené à reconnaître comme une description correcte de ce qu’il a voulu dire ou de ce qu’il a fait[11]. »

Bien sûr, cette maxime concerne au premier chef la reconstruction historique (p. 69)[12] ; mais peut-on l’enfreindre lorsque l’on entend définir la nature de l’enquête philosophique et des « phénomènes » qui font problème pour la philosophie ? J’insiste sur le fait que l’on parle ici de phénomènes, c’est-à-dire, comme le précise C. Panaccio, d’éléments ou de traits qui doivent « se manifester au philosophe » ou « devenir manifeste » pour lui (p. 114). Pour formuler la difficulté autrement : peut-on dire que les phénomènes qui font problème pour les philosophes sont de nature logico-linguistique s’ils ne se manifestent pas aux philosophes de cette façon ? Cela m’amène à une autre question, qui est aussi une suggestion.

3) Ne faudrait-il pas, pour éviter les difficultés signalées — et pour éviter d’attribuer aux philosophes une activité qu’ils ne conçoivent pas forcément de la façon qui a été décrite —, défendre une thèse moins forte que celle qui est avancée ? Cette thèse moins forte consisterait à dire, non que les problèmes philosophiques sont de nature logico-linguistique, mais qu’ils peuvent être reconstruits en termes logico-linguistiques, au sens cette fois de la reconstruction théorique ou rationnelle[13].

C’est une reconstruction de cet ordre qui est par exemple proposée dans le cinquième chapitre de l’ouvrage, au sujet des textes de Descartes : C. Panaccio s’attache en particulier aux articles 43 et 53 de la première partie des Principes de la philosophie, consacrés respectivement aux règles du jugement vrai et aux attributs principaux des substances pensante et étendue. Cet exemple est destiné à donner un aperçu de la façon dont l’historien doit procéder pour dégager la « teneur spécifiquement philosophique des doctrines étudiées » et faire apparaître leur intérêt pour notre propre réflexion (p. 177). Cela requiert, selon C. Panaccio, de pouvoir se référer dans des « attributions de re[14] » à des « phénomènes extrathéoriques qui intriguent encore l’enquête philosophique » ; puisqu’il a été posé que « les phénomènes en question sont d’ordre logico-linguistique », le compte rendu de l’historien devra par conséquent inclure « des attributions de re dans lesquelles il est explicitement fait référence à des phénomènes de ce genre » (ibid.). Ainsi, dans le cas des textes cartésiens, il conviendra de « chercher derrière les déclarations explicites de l’auteur quelque phénomène logico-linguistique communément reconnaissable qui serait devenu pour lui problématique » (p. 178). Cela permet alors de voir clairement ce qui est en jeu dans les articles cités des Principes : « Descartes est intrigué par les conditions dans lesquelles on est justifié à produire des assertions avec un degré élevé d’assurance ou de certitude et par les conditions dans lesquelles on est justifié de s’attribuer un savoir à soi-même » (ibid.)[15]. C. Panaccio poursuit :

Le commentateur à partir de là peut correctement attribuer à Descartes des prises de positions relatives à ces phénomènes d’affirmation et d’attribution de savoir même si l’auteur ne s’y réfère qu’implicitement, et dire par exemple en mode de re sur la base du paragraphe 43 des Principes : Descartes pense que nos affirmations ne sont jamais erronées quand elles concernent ce que nous apercevons clairement et distinctement et que, par conséquent, les attributions de savoir sont légitimes en pareil cas. Et l’analyse interne du texte […] autorise à situer par rapport à celle-là les autres thèses de l’ouvrage et à en faire valoir le rôle eu égard à ces phénomènes d’affirmation et d’attribution de savoir, en expliquant, par exemple, que la thèse selon laquelle les réalités corporelles ont pour attribut principal d’être spatialement étendues sert à montrer comment il nous est possible d’avoir des pensées distinctes au sujet de ce que Descartes appelle les « substances corporelles » et donc de produire à leur propos certaines affirmations vraies que l’on sache être telles

ibid.

Cette reconstruction des problèmes et des thèses est tout à fait éclairante. Toutefois, elle pourrait trahir la pensée de l’auteur lorsqu’il est suggéré que les phénomènes logico-linguistiques dégagés sont ceux que Descartes avait lui-même en vue et dont il voulait rendre compte au premier chef[16] ; car ce n’est peut-être pas de cette façon que l’auteur des Principes concevait la nature des phénomènes qui faisaient pour lui question.

Ainsi, pour en revenir à la précédente suggestion, ne serait-il pas préférable (et plus exact) de parler, à propos de la reconstruction proposée, d’une description possible ou d’une analyse possible des problèmes en jeu dans les textes cartésiens ? L’analyse logico-linguistique pourra certes « maximiser l’intérêt philosophique » des doctrines étudiées (p. 186) et les possibilités de confrontation avec la philosophie d’aujourd’hui — en particulier, avec la philosophie de type analytique[17]. Mais il ne s’agirait ni de la seule approche possible ni de la seule description correcte des phénomènes « qui préoccupent les philosophes en tant que tels » (p. 178). C’est une position que je suivrais de mon côté plus volontiers, mais qui impliquerait de limiter la portée de la thèse logico-linguistique. En effet, celle-ci ne porterait plus dans ce cas sur la nature même de l’enquête et du questionnement philosophiques ; elle concernerait seulement les aspects de cette enquête que C. Panaccio entend privilégier, compte tenu de sa propre conception de « ce qu’est en général la philosophie » (ibid.).

4) Enfin, je terminerai par quelques brèves questions autour de « l’insistance des problèmes »[18]. Je suis moi-même acquise à l’idée qu’il existe un certain nombre de problèmes persistants en philosophie, des problèmes qui « par delà les changements d’épistémè et de paradigmes reviennent avec insistance hanter et stimuler » la réflexion philosophique d’une époque à une autre (p. 114). Mais quelles sont au juste les conditions d’apparition et de réapparition de tels problèmes ? Qu’est-ce qui fait qu’un problème insiste[19] ?

La réponse de C. Panaccio semble résider dans la thèse logico-linguistique qui a été proposée : puisque les phénomènes philosophiquement problématiques sont d’ordre logico-linguistique et qu’ils tiennent à la structure même de la plupart des langues naturelles (p. 108), ils seraient ainsi en mesure de traverser les siècles pour nous solliciter encore aujourd’hui. Cette thèse permet certes de poser l’existence de phénomènes transtemporels ; mais est-elle suffisante pour penser l’insistance d’un problème, c’est-à-dire, à la fois, l’insistance de tel problème plutôt que de tel autre, et son insistance ou sa réapparition à telle ou telle période ?

Je suppose que C. Panaccio serait d’accord pour dire qu’un problème « insistant » n’est pas forcément présent de façon continue à travers les âges : il y a en effet des moments d’éclipse ou de mise en sommeil, puis, éventuellement, des moments de résurgence. Il est d’ailleurs indiqué dans l’ouvrage qu’une énigme peut avoir été discutée à certaines époques et non à d’autres (p. 108) et que les problèmes qui « retiennent expressément l’attention varient selon les circonstances » (p. 114). Mais ces variables contextuelles ne constituent pas un élément déterminant de l’analyse sur l’insistance des problèmes : l’accent est mis au contraire sur ce qui échappe aux circonstances et aux « particularités du milieu », à savoir les « traits communs » aux langues des philosophes du passé et à celles que nous parlons aujourd’hui (ibid.).

Or les circonstances et les particularités du milieu ne sont-elles pas essentielles pour expliquer les conditions d’apparition ou de manifestation[20] d’un problème philosophique à tel moment déterminé de l’histoire ? Et n’est-ce pas aussi à partir de ces éléments qu’il sera possible de rendre compte de la réapparition de certains problèmes à telle ou telle période ? En somme, le contexte (historique, théorique et culturel) n’est-il pas crucial pour penser l’insistance même d’un problème, avec ses périodes d’éclipse, de disparition et de résurgence ?

Voilà donc quelques remarques et questions suscitées par la réflexion stimulante de C. Panaccio autour de la nature et de l’insistance des problèmes philosophiques, afin de l’inviter à nous apporter un éclairage supplémentaire sur ces sujets.