Éléments pour un renouveau des structures de l’imaginaire : Gilbert Durand rencontre Michel Henry

DOI : 10.35562/iris.2421

p. 171-179

Résumé

Le célèbre ouvrage de Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire, propose une élucidation des fondements de l’imaginaire, c’est-à-dire de l’essence à partir de laquelle se dresse l’arborescence de la fantastique. Nous pensons que ces fondements — espace a priori et euphémisme — loin d’émerger d’une phénoménologie rigoureuse, au contraire découlent de présupposés psychanalytiques parasitant le projet initial. Le présent article n’a d’autre but que d’ouvrir la réflexion sur les fondements de l’imaginaire à la phénoménologie henryenne : l’affectivité comme identique à l’être même, semble toute désignée pour compléter la fantastique transcendantale durandienne et ainsi offrir un renouveau aux structures de l’imaginaire.

Texte

Parmi la grande richesse des Structures anthropologiques de l’Imaginaire (Durand, 1960), on a coutume de focaliser l’analyse sur les composantes réflexologiques et leurs développements structurels. Probablement, la pratique de l’imaginaire plus à l’aise avec les notions pragmatiques de l’étude structurale a‑t‑elle quelque peu délaissé leurs soubassements philosophiques. Or, ceux-ci ont toujours occupé le devant de la pensée durandienne. Avec une constance remarquable, G. Durand ne s’est jamais départi de ce qui, pour lui, constitue le fond ultime de l’imaginaire, sa dynamique essentielle : « L’imaginaire, dit-il dans un entretien avec Philippe Cabin, est avant tout un antidote à la peur, et en premier lieu à la peur de la mort. L’homme est le seul animal conscient de sa mort. » (Cabin, 1999, p. 28‑30) ; propos hérités d’une pensée qu’exposaient déjà les Structures quarante années plus tôt : « C’est contre le néant du temps que se dresse la représentation tout entière, et spécialement la représentation dans toute sa pureté d’anti-destin. » (Durand, 1960, p. 468) C’est précisément vers cette « simple » idée que tend l’ensemble du monument de G. Durand : trois grands moments en jalonnent la démonstration.

Premièrement, les « visages du temps » (Durand, 1960, p. 71), par « convergence sémantique » (ibid., p. 70) tentent d’établir l’angoisse devant le temps comme dynamique fondamentale de l’imaginaire : en toute image angoissante se cache une figuration du temps. Ce qui, deuxièmement, amène le propos à envisager l’entièreté de l’imaginaire comme réaction euphémique face à ce temps dévorant :

Les figurations du temps et de la mort n’étaient qu’excitation à l’exorcisme, qu’invitation imaginaire à entreprendre une thérapeutique par l’image. C’est ici que transparaît un principe constitutif de l’imagination et dont cet ouvrage ne sera que l’élucidation : figurer un mal, représenter un danger, symboliser une angoisse, c’est déjà, par la maîtrise du cogito, les dominer. Toute épiphanie d’un péril à la représentation le minimise. (Ibid., p. 135 ; nous soulignons.)

Les structures de l’imaginaire se déroulent alors dans le développement érudit que l’on connaît ; ce à partir des fameuses dominantes réflexes issues des travaux de l’École de Leningrad. Finalement, le troisième livre peut procéder à l’élucidation de l’essence de l’image et de l’imaginaire, une essence qui s’oppose au temps tout en tenant compte des spécificités de l’image : l’espace a priori. L’imaginaire dévoile ainsi sa transcendantalité tant à travers cette spatialité immédiate que par la fonction euphémique dont elle est « la forme » (ibid., p. 473) :

Le sens suprême de la fonction fantastique, dressée contre la destinée mortelle, est donc l’euphémisme. C’est-à-dire qu’il y a en l’homme un pouvoir d’amélioration du monde. (Ibid., p. 469‑470 ; nous soulignons.)

Ainsi se dessine le système réflexif développé dans les Structures : au temps existentiel, temps vécu du fatum et de la mort s’opposent l’image et l’imaginaire de par leur forme spatiale, euphémique. Ce sont précisément les termes de ce système ainsi que leurs relations qui nous introduisent à une nouvelle réflexion sur la « fantastique transcendantale » (ibid., p. 435 et suiv.). Comment ce temps en vient‑il à occuper une place centrale dans les Structures ? Répondre à cette question reviendra à révéler une erreur méthodologique cruciale qui, des prémisses de l’œuvre, gangrène jusqu’aux conclusions mettant ainsi en péril le projet durandien. Après avoir montré cette méprise ainsi que ses conséquences, nous proposerons une rencontre entre deux pensées radicales, profondément éloignées en leurs conclusions, mais sœurs dans leurs visées : l’anthropologie durandienne, naturellement, et la phénoménologie henryenne, qui, nous osons le penser, offrira aux Structures, un nouvel équilibre théorique ainsi que de nouvelles possibilités.

« L’espace, forme a priori de la fantastique » (ibid., p. 461). Le titre est explicite : G. Durand cherche la transcendantalité de la fantastique, hors de tout existentialisme et sur le modèle kantien. Il aurait par conséquent semblé parfaitement absurde qu’il établisse le temps — ce temps existentiel qu’exposent les visages du temps — comme essence de l’imaginaire. Pourtant, on ne pourra nier qu’en toute logique, ce temps constitue, ainsi que l’espace a priori, une condition de la fonction euphémique et donc de l’imaginaire tel qu’envisagé dans les Structures. Ici, la relation entre temps, espace et euphémisme, quelle que soit leur nature (transcendante ou transcendantale), est une relation de subsomption absolue (ab‑solue) dans laquelle le temps assume une prééminence certaine. En effet, sans le temps anxiogène, l’opposition espace/temps et l’euphémisme qui en découle s’estompent ; et sans ces derniers, l’espace a priori, malgré ses qualités formelles d’ocularité, de profondeur et d’ubiquité (ibid., p. 475 et suiv.), ne parvient plus à assumer la manifestation de l’image : il reste une forme certes complexe et remarquable, mais une forme vide qui ne se transcende plus vers une quelconque fonction.

Dévoiler de la sorte le temps transcendant comme condition de la manifestation revient à l’établir en tant qu’essence, c’est-à-dire d’en affirmer la transcendantalité : ainsi, l’œuvre durandienne, en dernière analyse, tombe en plein paradoxe. Toute la teneur de ce nœud gordien semble, d’une part, contenue dans le fait même de l’introduction du temps en dynamisme fondamental de l’imaginaire et, d’autre part, issue des outils convoqués pour sa compréhension. Revenons aux premières pages des visages du temps.

L’anxiogénéité, la négativité du temps est la clef de voûte de la phénoménologie durandienne. C’est à partir de cette négativité fondamentale que les schèmes de l’animalité, de la nuit et de la chute sont affectivement négatifs et que les archétypes et les symboles qu’ils polarisent sont négativement valorisés ; c’est encore à partir de cette négativité fondamentale des visages du temps que l’imaginaire et sa forme se réalisent dans l’euphémisme. Or, précisément, la phénoménologie qui tente de dévoiler cette négativité du temps est muselée dès ses balbutiements, entravant ainsi la révélation de l’essence (tâche de la phénoménologie) : tout entière elle se jette dans les filets de la psychanalyse. De fait, alors que G. Durand se proposait de procéder par « convergence sémantique », c’est-à-dire, plus justement, par recours à la méthode phénoménologique, c’est au contraire le test de Rorschach (Durand, 1960, p. 76) qui fera émerger la notion de temps, et la psychanalyse rankienne (ibid., p. 77) qui tentera de la justifier et de la comprendre comme négative : le temps ennemi — temps existentiel de la mort, temps de l’angoisse et de la peur — contre lequel s’élèvera l’entièreté de l’imaginaire, tirera alors ses « valorisations négatives » (ibid., p. 70) du « complexe de Rank » (ibid., p. 77), c’est-à-dire des premières expériences douloureuses de l’enfance, qui sont également les premières expériences du changement, du mouvement : les premières expériences du temps qui « convergent vers la formation d’un engramme répulsif » (ibid.).

Dès lors, l’ingénuité phénoménologique que prônait G. Bachelard (Bachelard, 1957) et que désirait G. Durand (Durand, 1960, p. 20‑21) n’est que feinte : d’emblée elle laisse place à une « rationalisation » psychanalytique ; les visages du temps sont tus et affublés, en leur « fond », d’un sens extérieur — le temps existentiel anxiogène — qu’ils n’ont phénoménologiquement pas exprimé : l’essence ne parvient pas à l’élucidation. Ainsi, G. Durand qui dénonçait la « soi-disant phénoménologie psychologique » (Durand, 1960, p. 19) sartrienne, l’absurdité d’un « psychologisme étroit autant que partial », d’« une application restreinte de la méthode phénoménologique, étriquée par le solipsisme psychologique » (ibid., p. 20), tombe sous sa propre critique : victime d’une trop grande souplesse de la méthode, il finit par la contraindre tout entière à un psychologisme daté dont S. Freud lui‑même avait montré les faiblesses évidentes (Freud, 1926, p. 46‑47). Les visages du temps et par conséquent l’ensemble des Structures tombent fondamentalement sous la coupe psychanalytique : la phénoménologie durandienne est une psychanalyse. L’essence restée dans l’ombre, le cheminement « phénoménologique » n’est plus qu’une illustration de ses présupposés.

Bien plutôt, ce qui semble poindre au fil de la convergence dans les visages du temps — considérations psychanalytiques sur le temps mises à part — c’est cette angoisse essentielle qui pare l’ensemble des symboles thériomorphes, nyctomorphes et catamorphes. Plus encore, vu de Sirius, c’est l’omniprésence de l’affectivité qui est révélé dans les Structures, et ce, de l’aveu de l’auteur lui‑même :

Si l’espace semble bien être la forme a priori où se dessine tout trajet imaginaire, les catégories de la fantastique ne sont alors pas autre chose que les structures de l’imagination que nous avons étudiées et qui s’intègrent dans cet espace, lui donnant ses dimensions affectives : élévation et dichotomie transcendante, renversement et profondeur intime, enfin pouvoir infini de répétition. (Durand, 1960, p. 480 ; nous soulignons.)

Malheureusement, qu’il s’agisse du temps existentiel ou de l’espace a priori, l’affectivité est ici toujours seconde, elle est une conséquence voire une contingence et non une condition, une essence. L’œuvre de G. Durand est à ce titre particulièrement dense : alors même que l’angoisse et la peur constituent le cœur et le dynamisme des Structures, l’affectivité n’y est l’objet d’aucun développement et est reléguée à la légèreté de l’évidence, dans l’expérience commune du monde :

Et le fameux problème de l’existence d’une « mémoire affective », nous dit G. Durand, ne signifie rien d’autre que cette possibilité de synthèse entre une représentation reviviscente, lavée de son affectivité existentielle d’origine, et l’affectivité présente. (Ibid., p. 466)

On ne peut mieux dire à quel point l’affectivité semble étrangère à la profondeur de l’être mais également à quel point elle est considérée comme « accessoire » à l’image : l’affectivité est réduite à n’être qu’un épiphénomène de l’image, une vague tonalité. Elle s’efface dans l’ombre du temps existentiel, dans l’existence et la mort : elle n’est plus qu’une détermination de l’étant ; ainsi va de l’angoisse issue du « complexe de Rank » comme expérience négative du temps, les théories périphériques de James et Lange ne sont pas loin. De même, la « fantastique transcendantale », dans son opposition euphémique au temps anxiogène, devient génératrice de « l’agréable », de « l’émotion esthétique », de la « sérénité » (ibid., p. 500).

Alors que partout dans l’œuvre de G. Durand surgit l’affectivité, nous ne pouvons que constater le désintérêt théorique à l’égard de ce que nous pourrons pourtant considérer comme le fondement même de l’imaginaire. L’auteur, qui se défendait de « verser […] dans les élans intuitifs de l’imagination » (ibid., p. 29), est lui‑même victime de ceux de l’affectivité : dans les Structures, l’affectivité, l’émotion, le sentiment ne sont que des émanations du monde qui s’insinuent en nous ; Phobos porté par le cri des guerriers souffle la peur dans les âmes ennemies, l’Archer aux traits doux-amers enflamme les cœurs, la fureur s’empare des Berserkir, le temps existentiel serre la gorge de l’anthropos.

Une confiance aveugle accordée aux théories et aux conclusions de la psychanalyse, l’aura de ces dernières rayonnera jusqu’à l’indice majeur sensé illuminer l’ontologie de l’imaginaire (ibid., p. 461 et suiv.) : l’immédiateté. Celle‑ci, clef du dévoilement de l’essence, égarera ainsi son sens premier et son pouvoir d’élucidation. De là, deux conséquences graves, dont la première est la promotion de l’espace au rang d’essence, ce, bien entendu, au détriment de l’affectivité. Nous verrons la seconde plus loin.

Nous l’avons vu, la fantastique transcendantale mûrit sur un substrat phénoménologique vicié, la psychanalyse empêchant l’avènement de l’essence. Les racines de l’image sont d’ores et déjà asservies. Ainsi, lorsque G. Durand convoque pour pivot de sa réflexion « l’immédiateté insolite de l’image » (ibid., p. 461), l’influence rankienne ne se fait pas attendre pour l’interpréter, entraînant le raisonnement dans une opposition entre imagination et temps :

Dans le domaine de la fantastique pure, dans le rêve, les observateurs ont toujours été surpris par l’opposition de la fulgurance des songes et du lent processus temporel de la perception. […] Sur la pensée qui raisonne comme sur la pensée qui perçoit pèse encore le cheminement laborieux de l’existence, alors que la pensée qui imagine a conscience d’être comblée instantanément et ravie à l’enchaînement temporel. (Durand, 1960, p. 462)

Il est certes aisé de constater cette immédiateté de l’image et nous serions bien hardis de la contester. Néanmoins, pour comprendre la signification de celle‑ci, il faut se garder de tomber sous les charmes qu’elle distille : sur elle planent avec insistance les parfums du temps masquant ainsi sa véritable profondeur, et les recours initiaux à la psychanalyse ne font que rendre la fragrance plus entêtante encore. L’immédiateté ainsi comprise comme opposition au temps, la négativité du temps progressivement suggère la positivité de l’image et de sa forme, l’imaginaire se révèle comme euphémisme : l’immédiateté, en tant qu’opposition, est prise pour synonyme d’a‑temporalité : « l’image se manifeste comme sans harmoniques temporelles » (Durand, 1960, p. 462) ; bientôt, elle « se dresse contre les visages du temps » (ibid., p. 468), elle devient « intemporelle » (ibid., p. 462), « a‑temporelle » (ibid., p. 479), « anti-destin » (ibid., p. 468). À partir de cette seule opposition euphémique essentielle issue des prémisses psychanalytiques, le symbole durandien croit échapper au temps ainsi qu’à ses visages, mais également à ce temps si lourdement prééminent dans la philosophie bergsonienne et l’esthétique transcendantale : la forme a priori de l’imaginaire s’affirme alors en espace :

Si la durée n’est plus la donnée immédiate de la substance ontologique, si le temps n’est plus la condition a priori de tous les phénomènes en général — puisque le symbole lui échappe — il ne reste plus qu’à attribuer l’espace comme « sensorium » général de la fonction fantastique. (Ibid., p. 472)

C’est la première conséquence de la méprise de l’auteur sur le sens de l’immédiateté. La seconde est malheureusement bien plus grave : contre le projet durandien, elle entraîne l’imaginaire dans une pure aliénation.

La fondation des structures de l’imaginaire en fantastique transcendantale est une tentative de redéfinition de « l’esprit » (ibid., p. 468‑469), de l’Ego transcendantal : l’être est un imaginaire, une « espérance essentielle » (ibid.). Imaginaire et imagination forment et déforment, créent et recréent le monde, le révèlent : ils sont la vérité du monde, ils sont la vérité de l’Ego. Ainsi, l’être se révèle à lui‑même par le biais de son imaginaire, formant ainsi une unité ontologique, ultime projet des Structures.

De façon éclatante, l’œuvre durandienne s’installe dans le long cortège de ce que M. Henry a désigné du terme de « monisme ontologique » (Henry, 1963, p. 59 et suiv.), c’est-à-dire le cadre dans lequel la philosophie occidentale échoue sans parvenir à se dépasser, qui instaure dans l’unité ontologique une distance, une opposition de l’être à lui‑même, comme condition de la manifestation de soi à soi : « L’être, ironise M. Henry, n’est un phénomène que s’il est à distance de soi. » (Ibid., p. 81) Ce monisme ontologique est l’union problématique de la transcendantalité et de la transcendance sous la seule unité transcendantale. Or, on l’a vu, le temps existentiel, malgré la démonstration de l’auteur, reste la condition de la systémique « temps existentiel-opposition euphémique-espace a priori » : l’ontologie durandienne ne parvient pas à briser cette relation essentielle qui plonge sa fantastique dans le paradoxe du monisme ontologique : l’être y est identique à l’étant.

Plus encore, selon l’auteur, c’est bien en tant que « distancement » (Durand, 1960, p. 472) ou « distancement maîtrisé » (ibid., p. 473) par rapport à l’existant que l’espace se dévoile, ouvrant ainsi l’horizon de l’imaginaire, manifestation de soi à soi dans l’euphémisme. L’être originaire, sans le détour par la représentation et sa distance (spatiale), se dérobe, reste caché à lui‑même : il retombe dans le mystère. Il s’ensuit que, dans la pensée durandienne, l’être ne trouve son unité et ne se manifeste que dans la distance de la représentation, sous son masque imaginaire : la distance est ce masque, elle est l’être s’aliénant. Dès lors, la signification de l’imaginaire apparaît comme aliénation de l’être. Ainsi, dans son entreprise énergique de réhabilitation de l’image et de l’imaginaire, dans son anti-iconoclasme, la phénoménologie durandienne proclamant la liberté de l’image la projette tout au contraire dans les affres de l’aliénation. Et l’image aliénée et aliénante, coupée de la vérité originaire de l’être devient « maîtresse d’erreur et de fausseté » : seconde conséquence de la compréhension de l’immédiateté à partir des présupposés psychanalytiques.

L’immédiateté de l’image, sous influence psychanalytique, s’est vue affublée du sens d’« a‑temporalité » : nous venons d’en voir deux conséquences. Or si nous nous libérons de ces prémisses, nous nous apercevons rapidement que l’immédiateté dans son a‑temporalité n’a que faire du temps : l’a‑temporalité n’est pas anti-temporelle. Plus encore qu’a‑temporalité, et pour revenir à son sens premier, l’immédiateté est absence de médium : c’est-à-dire qu’elle ne supporte pas le rapport, la distance. Certes, pour accepter ce simple sens, encore faut-il une philosophie capable de le recevoir. Et face à celui‑ci, la phénoménologie durandienne est essentiellement démunie : sans rapport, sans distance, sans opposition, celle‑ci s’effondre. Dans la pureté véritable de son accomplissement, la phénoménologie, loin de mener à l’espace a priori compris comme « distancement maîtrisé », tout au contraire le nie : l’immédiateté de l’image n’est pas temporelle, n’entretient pas de rapport et ne s’oppose donc pas au temps, enfin, elle ne caractérise pas l’espace, elle n’est pas une distance ou un distancement : l’espace comme condition a priori de tous les phénomènes en général s’estompe, de même que le temps. L’immédiateté reste donc comme suspendue : la question qu’elle soulève demeure irrésolue. C’est en dehors de ces formes déduites de la psychanalyse initiale qu’il faut aller en chercher la signification : du côté de l’affectivité, seule élucidation à laquelle parvenait la phénoménologie durandienne dans le pur recours à elle‑même.

Sans le rapport distancié, le monisme ontologique durandien s’éclate en un dualisme : l’être ne cherche plus dans la transcendance ses fondements — reste qu’il les trouve en lui‑même : « L’immédiat, nous dit M. Henry, est l’être lui‑même comme originairement donné à lui‑même dans l’immanence. » (Henry, 1963, p. 344, souligné par l’auteur.) L’immédiat n’est donc pas une simple caractéristique de l’image : bien plutôt, en tant qu’être lui‑même, il est l’essence de l’image ; ce qui ne signifie aucunement qu’il lui est identique — ne retombons pas dans le monisme ontologique ! Et si « la perception est déjà à demi du domaine de la subjectivité » (Durand, 1960, p. 473), c’est justement en raison de cette essence immédiate et immanente qui se transcende vers elle et l’amène à l’existence : l’être est la condition de l’image ; l’image et l’imaginaire ne sont pas identiques à l’être.

De fait, que l’être ne soit pas identique à l’imaginaire ainsi que l’eût désiré G. Durand, ne signifie aucunement qu’il lui est étranger. En effet, l’immanence, en tant que « mode de réceptivité qui ne se transcende pas vers son contenu mais trouve bien plutôt celui-ci en lui-même, c’est-à-dire dans l’essence » (Henry, 1963, p. 308), est la possibilité même, l’essence de la transcendance et donc de l’image. L’immanence est la révélation du phénomène de l’image, l’essence de sa manifestation. Savoir ce que recouvre l’immanence amène à élucider le fondement transcendantal de l’image et de l’imaginaire.

L’immanence reçoit son propre contenu, autrement dit, il lui est donné, non pas comme l’envisage le monisme, par le biais de la transcendance, mais dans une donation originaire immédiate : immédiatement l’être se donne à lui-même dans l’immanence. Ainsi, celle‑ci, dans sa structure même, est auto-affection qui ne sollicite pas la transcendance :

L’affectivité, nous dit M. Henry, est l’essence de l’auto-affection, […] l’immanence elle-même saisie non plus dans l’idéalité de sa structure mais dans son effectuation phénoménologique indubitable et certaine, […] (l’affectivité) est l’essence originaire de la révélation. (Henry, 1963, p. 577‑578, souligné par l’auteur.)

Telle est enfin la profonde signification de cette immédiateté qui se perdait à partir des prémisses psychanalytiques. L’immédiateté est affectivité ; l’affectivité est l’essence de l’image ; « l’image est affective » (ibid., p. 609).

Mais c’est seulement dans une philosophie de l’immanence, c’est-à-dire de l’auto-affection, de la « passivité ontologique originaire » (ibid., p. 585) que l’image en tant qu’affective peut être tirée de l’obscurité : voici peut-être la raison principale pour laquelle il était impossible pour les Structures d’offrir une place à une essence comprise comme affectivité.

Dans la distance ontologique du monisme — que nous avons montrée comme fond de l’aliénation de l’imaginaire — G. Durand pense découvrir au contraire le « pouvoir souverain de la liberté de l’esprit » (Durand, 1960, p. 469) : dans « l’espace iconographique pur […] les objets se déplacent librement sans subir la contrainte perspective » (ibid., p. 474), « la forme a priori de l’euphémisme est l’espace euclidien “notre ami” qui si facilement s’abstrait de l’épreuve perceptive et temporelle » (ibid.). Ainsi, pour lui, l’imaginaire tout entier est ré‑action libertaire contre ces contraintes, contre ces épreuves : « L’imagination est le contrepoint axiologique de l’action. » (Ibid., p. 500) La philosophie durandienne assoiffée de liberté n’entend rien qui ne soit action, ne reconnaît pas la passivité, ni la passion, ni encore leur essence, la non-liberté. Car en effet, seule une philosophie de l’immanence peut comprendre ce qu’est l’auto-affection, loin du dédoublement de l’être, loin de l’aliénation. L’affectivité est l’essence de l’auto-affection, elle est passivité ontologique originaire, ce qui signifie « subir son être propre, […] se sentir soi‑même tel qu’on est dans l’identité absolue du se sentir et de ce qu’il sent » (Henry, 1963, p. 588) : ce qui constitue la véritable unité ontologique ; la prise en compte de l’affectivité dans une philosophie de l’imaginaire ne peut s’envisager que pour autant que celle‑ci n’est pas exclusivement tournée vers l’action.

Hypnotisée par la psychanalyse, la phénoménologie durandienne n’a pas pris la mesure de l’affectivité qui en peuplait pourtant tous les recoins : l’œil torve des visages du temps, la colère superbe des structures héroïques, la quiétude et la bienveillance du régime nocturne en son mysticisme, la confiance et l’espoir en son synthétisme. C’est pourtant à partir de l’être transcendantal, de cette passivité ontologique, de cette affectivité essentielle et de ses tonalités afférentes que le monde se manifeste dans le « se jeter vers » de la transcendance et, en conséquence, que l’on peut à présent réenvisager l’élaboration théorique de la structuration complexe de l’imaginaire.

En s’extirpant du carcan psychanalytique, celui‑ci perd ce bel artifice qu’est l’euphémisme, pensé par une philosophie tournée vers l’imaginaire et probablement trop soucieuse de sa réhabilitation. Mais dégagé de ce même carcan, l’imaginaire gagne bien plus qu’il ne perd, car il retrouve l’homme qui le porte dans sa force vive de créateur du monde, dans son affectivité, pour le meilleur et pour le pire. Seule l’affectivité comme identique à l’être même, c’est-à-dire comme essence de l’image parvient à endosser le rôle de principe structurant de l’imaginaire. S’ouvrent alors une nouvelle réflexion sur celui‑ci et le champ immense de sa refondation ontologique et structurelle.

Bibliographie

Bachelard Gaston, La Poétique de l’espace [1957], Paris, Presses universitaires de France, 2004.

Cabin Philippe, « Une cartographie de l’imaginaire : entretien avec Gilbert Durand », Sciences Humaines, no 90, janvier 1999, p. 28‑30.

Durand Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire : introduction à l’archétypologie générale [1960], Paris, Dunod, 1992.

Freud Sigmund, Inhibition, symptôme et angoisse [Hemmung, Symptom und Angst, 1926], Paris, Presses universitaires de France, 2005.

Henry Michel, L’Essence de la manifestation [1963], Paris, Presses universitaires de France, 2003.

Citer cet article

Référence papier

Nicolas Schunadel, « Éléments pour un renouveau des structures de l’imaginaire : Gilbert Durand rencontre Michel Henry », IRIS, 31 | 2010, 171-179.

Référence électronique

Nicolas Schunadel, « Éléments pour un renouveau des structures de l’imaginaire : Gilbert Durand rencontre Michel Henry », IRIS [En ligne], 31 | 2010, mis en ligne le 05 octobre 2021, consulté le 28 mai 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2421

Auteur

Nicolas Schunadel

Université Stendhal – Grenoble 3

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ISNI

Droits d'auteur

All rights reserved