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Introduction : abolition de la destinée[1] ?

Nous vivons aujourd’hui à une époque où la croyance en la capacité de faire joue un rôle central. Le concept de destinée, en tant que totalité concrète de nos conditions biologiques, psychologiques et sociologiques se situant dans une polarité structurelle avec notre liberté, n’a pratiquement plus de place dans le contexte d’une telle compréhension de soi et du monde. En outre, il n’est pas rare de voir la médecine moderne suggérer qu’avec son aide la destinée peut être quasiment abolie. Il faut bien évidemment saluer les efforts de la médecine pour transformer le fatidique (das Schicksalhafte) en quelque chose de planifiable, contrôlable et gérable. Mais elle ne saurait l’abolir, car la souffrance et la mort, comme l’a si bien souligné Karl Jaspers, sont des situations-limites humaines qui, par rapport à notre être au monde (Dasein), ont un caractère définitif. Ces situations-limites sont, pour reprendre les propos de Karl Jaspers, « comme un mur contre lequel on se cogne, contre lequel on échoue[2] ».

La tendance de l’homme d’aujourd’hui à croire en sa capacité à abolir la destinée résulte bien évidemment des énormes progrès de la science et de la technologie qui ont connu une croissance exponentielle au cours des dernières décennies, entraînant ainsi une croyance dans le progrès, voire une superstition scientifique qui pousse à chercher le salut dans la dimension horizontale, la dimension verticale étant de fait reléguée au second plan. Mais on oublie que les sciences particulières ne peuvent pas répondre aux questions décisives de l’homme, comme celles de notre origine et de notre fin, ou encore celle d’une vie bonne et accomplie, pour faire bref : les questions du sens. Ce sont là en effet des questions relatives à la philosophie et à la religion[3].

De surcroît, une médecine qui ne tient plus compte de la destinée et qui veut tout planifier, n’a pas comme ligne directrice la vie humaine, mais plutôt la machine parfaitement réglable[4]. Cette conception remonte en dernier ressort à la vision dualiste de l’homme développée par René Descartes, vision selon laquelle la corporéité de l’homme se réduit à un principe purement physique au sens de la res extensa, relié à un principe spirituel, la res cogitans. Dès lors, on comprend que Descartes ait pu exercer une telle influence sur la médecine comme sur aucune autre science. Mais ce modèle de l’homme-machine commet une erreur décisive, car le vivant se définit par « le fait qu’il échappe à la prévisibilité[5] ». Nulle part ailleurs que dans le domaine de la médecine, les limites fondamentales des sciences particulières deviennent aussi évidentes ; le médecin, malgré la croissance inouïe de ses compétences de nos jours, ne peut ni guérir toutes les maladies ni empêcher la mort[6].

Ajoutons encore un autre aspect à ce constat : En 1946, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) définit la santé comme suit : « Health is a state of complete physical, mental and social well-being and not merely the absence of disease or infirmity. » (« La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et non seulement une absence de maladie ou d’infirmité »)[7]. Il faut certainement se féliciter que la santé et la maladie ne soient pas ici seulement définies biologiquement, mais qu’elles soient également considérées dans leurs dimensions sociales et psychiques[8]. Toutefois, cette définition de l’OMS conduit dans une mauvaise direction, car elle est utopique et constitue quasiment l’équivalent de la tendance susmentionnée à abolir la destinée ; la maladie et la santé sont des processus dynamiques et non statiques. Nous sommes ainsi déjà dans le vif du sujet[9].

Dans un premier temps, je présenterai comment Tillich définit la relation entre le salut et la guérison. À l’opposé de la dichotomie cartésienne entre le corps et l’esprit, il considère l’homme comme une unité dynamique, et la maladie et la santé comme des processus dynamiques. Dans ce sens, il n’y a pas seulement une « santé malsaine » (Paul Tillich), mais aussi une « maladie guérissante ». C’est ce que je cherche à démontrer dans une deuxième section sur la base du concept de l’« homo patiens » de Viktor E. Frankl. Enfin, dans une troisième et dernière section, j’utiliserai le concept de « Dieu handicapé » de Nancy L. Eiesland pour montrer que le christianisme possède, dans la figure du Dieu souffrant, un symbole qui montre clairement que la « totalité » n’est pas nécessairement liée à l’intégrité physique.

I. Sur le rapport entre salut et guérison chez Paul Tillich

Déjà dans l’un de ses anciens écrits, à savoir « La situation religieuse du temps présent » de 1926, le théologien et philosophe protestant Tillich (1886-1965) attire l’attention sur le caractère dynamique (Gestaltcharakter) de la vie, selon lequel la forme vivante est première et les processus physico-chimiques ne sont que seconds[10]. Selon lui, cette nouvelle vision des choses ne peut guère être surestimée, car aussi bien le dualisme cartésien du corps et de l’esprit que la conception selon laquelle le corps et l’âme sont composés d’éléments y sont surmontés.

Vingt ans plus tard, Tillich reprend à nouveaux frais ces considérations dans son important article intitulé « The Relation of Religion and Health » dont la question essentielle est de savoir si l’être humain doit être compris comme « une unité dynamique » ou comme « quelque chose de statique, composé de parties[11] ». S’il ne propose pas encore ici une « théologie de la guérison » suffisamment mûre, il en thématise toutefois la condition préalable nécessaire, qu’il voit dans une réhabilitation de la sphère médiane de l’âme. Lorsqu’il parle ensuite, vers la fin de cet article, de la guérison religieuse (spiritual healing) comme étant la « dimension profonde de la guérison mentale ou psychique[12] », cette phrase anticipe et résume déjà de façon succincte ses réflexions ultérieures, bien qu’il manque encore à Tillich les instruments philosophiques pour étayer davantage cette intuition. Il n’y parviendra que sur la base d’un approfondissement de ses approches philosophico-anthropologiques et existentielles-ontologiques sous le principe directeur d’une philosophie de la vie, telle qu’on la rencontre dans ses diverses contributions à la fin des années 1950 et au début des années 1960.

Ici, le concept ontologique de la vie, qui rappelle Aristote, constitue le point de départ des réflexions, concept selon lequel la vie signifie l’actualisation du potentiel. L’on voit déjà poindre ici le possible conflit ou tiraillement structurel de la vie basé sur le contraste entre l’essentiel et l’existant. Il faudra dans ce contexte prendre en compte les points suivants : l’actuel est toujours plus que le potentiel d’une part, puisque des possibilités d’être se sont ici réalisées, mais il l’est aussi toujours moins d’autre part, car le contenu de l’essence d’une chose s’actualise toujours de façon limitée, autrement dit imparfaite[13]. Cela signifie que dans tout processus de la vie il y a toujours un mélange entre ce qu’est la réalité essentiellement et ce qu’elle est existentiellement dans l’aliénation de son être réel. Tillich rend compte de cette réalité par le concept d’« ambiguïté ». En ce sens, « tous les processus de la vie [sont] ambigus, ils manifestent les deux, l’être-bon essentiel et l’aliénation existentielle[14] ».

Du point de vue essentiel, le mouvement de base de la vie selon Tillich se présente comme suit : « La vie est un processus dans lequel, comme dans tous les processus, un double mouvement s’observe : le mouvement de la séparation de soi-même et celui du demeurer en soi-même. […] Cela veut dire que la vie dans toutes ses dimensions tend au-delà d’elle-même, se sépare d’elle-même, s’éloigne d’elle-même pour ainsi dire et en même temps reste en elle-même, et cela signifie un retour à soi-même[15] ». Aussi faut-il distinguer trois éléments quant à ce mouvement fondamental de toute vie : 1) l’identité à soi (l’auto-identité), 2) l’altération de soi (l’auto-altération) ainsi que 3) le retour à soi[16]. Dans le processus que nous appelons vie, selon Tillich, ce n’est qu’à travers ces trois éléments que la potentialité devient actualité[17].

Passons maintenant à l’approche existentielle. L’unité essentielle de l’identité à soi et de l’altération de soi est constamment menacée par l’aliénation existentielle qui pousse la vie dans l’une ou l’autre direction[18]. Selon Tillich, cela touche les trois fonctions fondamentales de la vie : à savoir l’intégration de soi, la production de soi et la manifestation de soi. Cela veut dire que, par rapport à la première fonction fondamentale de la vie, l’intégration de soi, qui est la plus importante dans le cadre cette réflexion, « les forces d’intégration et de désintégration se combattent dans chaque situation, et que chaque situation est un compromis entre ces forces[19] ». En d’autres termes, « les tendances à l’intégration et à la désintégration sont à chaque instant mélangées de façon ambiguë[20] ». La désintégration, qui est un échec à atteindre l’auto-intégration ou à la conserver, peut se produire ici à deux niveaux, « soit comme une incapacité à détendre une centricité contractée, figée et immobile […], soit comme une incapacité à revenir sur soi-même, parce que la diversité des forces divergentes l’en empêche[21] ». Dans le premier cas, il y a certes encore un centre, mais ici on ne peut plus parler en réalité d’un mouvement de vie, puisque celle-ci n’est plus enrichie par de nouveaux contenus. Une telle vie se rapproche de la « mort de l’auto-identité complète ». Dans le second cas, il existe certes encore de la vie, mais elle se désintègre en quelque sorte et devient précaire dans sa centricité. Une telle vie court le danger de complètement perdre son centre, ce qui équivaudrait à la « mort de l’auto-altération complète[22] ». Dans chaque processus de la vie, l’auto-intégration se déplace nécessairement entre ces deux extrêmes, alors que chez l’homme la peur d’une altération de soi peut notamment se comprendre comme réaction à la peur de se perdre soi-même[23].

Comme nous l’avons vu, tous les processus de la vie se tiennent sous la polarité de l’auto-identité et de l’auto-altération. En cas de rupture de l’équilibre, du fait de la prédominance de l’un des deux pôles sur l’autre, survient la désintégration au niveau de la première fonction fondamentale de la vie. « Nous appelons maladies de telles perturbations », écrit Tillich de façon lapidaire et il ajoute : « elles finissent, en cas de non-guérison, par la mort[24] ». Si donc la santé est une auto-intégration « réussie », la maladie est une auto-intégration « ratée[25] », quoique les deux tendances de l’auto-identité et de l’auto-altération soient dans tous les processus sains de la vie toujours relativement, mais jamais complètement équilibrées, puisque l’ambiguïté de la vie ne le permet point[26]. Il devient alors clair que les concepts de santé et de maladie sont de nature existentielle et non essentielle[27]. Mais on doit ajouter de manière restrictive qu’il ne s’agit pas ici de « concepts » au sens propre, mais de « significations » ; les concepts sont définis, dans la mesure où on les subordonne à des concepts plus englobants, tandis que des significations sont expliquées par le fait qu’on les mette en rapport avec d’autres significations. « Parler de la santé n’a de sens que si elle est comprise comme une antithèse de la maladie ; et la maladie implique une négation partielle de la nature essentielle de l’homme[28] ». En d’autres termes, la maladie est en fin de compte toujours « un symptôme de l’ambiguïté universelle de la vie[29] ».

Étant donné que Tillich comprend l’être humain non seulement comme une unité dynamique, mais aussi comme une unité multidimensionnelle englobant les dimensions physique, mentale et spirituelle, il faut tenir compte du fait que la santé et la maladie ne se manifestent pas seulement dans l’une de ces dimensions, mais qu’elles ont toujours aussi des conséquences sur toutes les autres dimensions ; ce qui doit aussi être pris en compte dans la guérison.

La compréhension tillichienne de la maladie comme risque nécessairement inhérent à la vie, risque qui appartient à la vitalité de toute vie comme telle, signifie la fin de toute stigmatisation de la maladie ; santé et maladie ne sont plus dorénavant à comprendre comme des états clairement programmés. On pourrait en ce sens formuler de façon on ne peut plus pertinente que « la maladie devient […] le paradigme de la vie[30] ».

De l’unité multidimensionnelle de la vie s’ensuit selon Tillich que la guérison doit aussi avoir un caractère multidimensionnel ; cela signifie que l’humain doit être réintégré dans toutes ses dimensions, donc guéri : « ce qui doit être guéri, doit l’être absolument dans toutes les dimensions[31] », car en dernier ressort la santé et la maladie sont des « états de la personne tout entière[32] ».

Quelle est alors la relation entre la guérison et le salut ? Tillich répond : « L’impact guérissant de l’Esprit divin ne remplace pas les voies de guérison dans les différentes dimensions de la vie, tout comme à l’inverse, ces voies de guérison ne peuvent remplacer l’impact guérissant de la Présence Divine[33] ». La première partie de la réponse de Tillich est un rejet évident, aussi bien de la prétention erronée des soi-disant « faith healer » (guérisseurs par la magie), que de l’erreur populaire toujours d’actualité qui fait dériver la maladie d’un péché particulier ou de la vie dans le péché, comme ce fut encore le cas au cours de la pandémie de Corona chez les juifs orthodoxes ou chez les chrétiens évangéliques. La deuxième partie de la réponse souligne que les structures existentielles de l’existence humaine, en rapport avec la peur, la culpabilité, le désespoir et le vide, ne peuvent être surmontées par des techniques thérapeutiques, mais seulement par une réunification transcendante appelée « salut ». Cela signifie qu’en tant que théologien, Tillich est convaincu que l’intégration du centre personnel de l’homme n’est en dernier ressort seulement possible « que par l’impact de la présence de l’Esprit divin » dans l’esprit humain[34].

Une guérison religieuse ne doit cependant pas être liée unilatéralement à une guérison physique, mentale ou spirituelle, mais elle intervient de façon transversale, qu’une telle guérison ait eu lieu ou non, puisqu’il s’agit ici toujours en fin de compte d’une réunification avec Dieu. Et cela peut se produire même en l’absence de toute guérison physique, mentale ou spirituelle. Dans ce cas, une telle intégration personnelle fait de l’homme un être « sauvé », malgré la maladie physique, mentale ou spirituelle.

Aussi la santé ne doit-elle pas toujours être évaluée uniquement positivement et la maladie uniquement négativement. Tillich parle à cet effet d’une « santé malsaine[35] ». Celle-ci est généralement le résultat d’une guérison réussie dans une seule dimension, mais sans tenir compte des autres dimensions, qui peuvent également être malades ou qui peuvent être compromises par la guérison seulement partielle. Ainsi un corps athlétique et bien entraîné peut abriter par exemple une personnalité névrosée.

Mais il n’y a pas que le phénomène de la « santé malsaine », il y a aussi le phénomène de la « maladie guérissante ». Irvin D. Yalom, le psychothérapeute existentiel vivant le plus connu aux États-Unis et disciple de Rollo May, le résume ainsi : « L’un de mes clients a fait la remarque désobligeante suivante : “Le cancer guérit les névroses” ; un autre m’a dit : “Quel dommage que j’aie dû attendre jusqu’à maintenant que mon corps soit rongé par le cancer pour apprendre à vivre !”[36] ». Ce que Yalom évoque ici, Viktor E. Frankl l’a largement développé dans le cadre de sa conception de l’« homo patiens[37] ».

II. Le concept de l’« homo patiens » de Viktor E. Frankl

Être homme, c’est là le propos décisif de Viktor E. Frankl (1905-1997), est « profondément et en dernier ressort une passion ». En ce sens, selon lui, « l’essence de l’homme […] est d’être un être souffrant : Homo patiens[38] ». Comment Frankl en arrive-t-il à une telle affirmation qui, de nos jours, peut paraître sans nul doute étrange à certains, puisqu’il n’est pas rare que nous attendions de la médecine moderne la libération de toute souffrance ?

Dans son oeuvre abondante, le psychiatre, psychothérapeute et philosophe Frankl a développé une anthropologie philosophique qui cherche à saisir à nouveau l’essence de l’homme dans son entièreté et dans son unicité. Il se réfère ici non seulement à l’anthropologie philosophique moderne, telle qu’il l’a rencontrée chez Max Scheler, mais aussi à la philosophie existentielle de Karl Jaspers. Frankl est le fondateur de « la troisième école viennoise de psychothérapie[39] », la logothérapie, qui s’intéresse notamment au problème des névroses noogéniques, qui trouvent leur origine dans le domaine du spirituel. Il voit la cause de celles-ci dans la frustration existentielle et le vide existentiel qui en résulte, ce qui peut conduire à la dépression et au désespoir[40]. Dans ce contexte, « logos » signifie esprit et de surcroît sens, entendez sens de la vie ou de l’existence[41]. Cette méthode psychothérapeutique qu’il a développée repose sur une conception très particulière de l’être humain, que Frankl développe explicitement dans son analyse existentielle. L’affirmation centrale de l’analyse existentielle de Frankl est la suivante : l’être humain est « in-conditionné ». Il veut dire par là que l’homme est certes sujet à des conditions, mais que sa liberté lui permet de réaliser son être-homme (Menschsein) même dans les circonstances les plus difficiles. Et cet être-homme se manifeste, selon Frankl, sous deux aspects, dans deux « facultés originelles » humaines, à savoir, d’une part, la capacité d’auto-distanciation et, d’autre part, dans l’autotranscendance de l’existence humaine[42].

Au coeur de l’analyse existentielle de Frankl se trouve la question de l’unité de l’être humain, qu’il cherche à démontrer à l’aide de ce qu’il appelle « ontologie dimensionnelle ». Si l’on parle chez Frankl de différentes dimensions de l’être humain au lieu de différentes couches comme chez Max Scheler, ce changement de métaphore ne porte pas sur de simples mots, mais sur la chose (Sache) qui le sous-tend. Si je comprends le physique, le psychique et le spirituel comme les dimensions d’une seule et même réalité, alors l’unité de l’être humain devient compréhensible. L’homme n’est pas alors en effet composé de différentes couches, mais est vu comme une unité multidimensionnelle. La métaphore de la « dimension » veut ainsi faire comprendre que les différents niveaux de l’être humain ne sont pas juxtaposés ou superposés, mais bien imbriqués les uns dans les autres. Une telle compréhension ne sépare pas complètement les pulsions corporelles des actes spirituels, mais comprend la couche la plus élevée comme la dimension la plus englobante qui embrasse les couches inférieures[43]. En d’autres termes, il y a entre l’humain et le subhumain non pas un rapport d’exclusivité, mais un rapport d’inclusivité[44]. Ainsi l’affirmation de Frankl devient compréhensible quand il dit : « Les pulsions sont toujours déjà personnalisées[45] ». C’est-à-dire qu’en réalité l’homme ne peut agir de manière purement pulsionnelle ; ce qu’il peut faire, c’est de dire « oui » à la pulsion et donc d’agir en tant qu’être spirituel contre l’esprit, ce qui implique que même les actes les plus « inhumains » sont eo ipso des actes spécifiques de l’homme. Il ne faut cependant pas perdre de vue que Frankl ne nie pas les pulsions en tant que telles, mais seulement l’impulsivité, c’est-à-dire le se-laisser-pousser[46].

Une telle théorie de l’homme, telle que Frankl l’a développée, s’oppose à une conception dualiste qui comprend l’homme comme un composé de corps et d’esprit (Descartes) ou de vie et d’esprit (Max Scheler). Dans cette optique, le spirituel est, selon Frankl, ce qui englobe et intègre tout ce qui est être humain. Dans ce sens, il comprend l’homme « comme diversité dans l’unité » ou « comme unité malgré la diversité[47] ». Il y a donc une unité anthropologique malgré les différences ontologiques. À la suite de Thomas d’Aquin, Frankl peut donc aussi qualifier l’homme comme « unitas multiplex[48] ».

Certes, le psychophysique et le spirituel sont indissolublement imbriqués l’un dans l’autre dans l’unité réelle de l’existence humaine intégrale[49], mais il s’agit néanmoins de deux domaines d’essence différente. Frankl s’oppose ainsi résolument non seulement au psychologisme, mais aussi à toute forme de réductionnisme qui réduit les phénomènes spécifiquement humains à des phénomènes subhumains ou qui déduit les premiers des seconds[50].

Mais si l’esprit ne peut pas être expliqué par le sous-spirituel, la question se pose de savoir d’où il vient. Frankl répond à cette question par une citation bien connue d’Aristote[51] : Il « entre par la porte[52] ». Frankl laisse ainsi la question de l’origine finalement ouverte. « Nous ne savons donc pas », écrit-il, « d’où vient le spirituel, l’esprit personnel, [qui joint] l’organismique physique-psychique ; mais une chose est certaine : il ne provient en aucun cas des chromosomes[53] ». Car la personne spirituelle « est essentiellement un in-dividu et un in-summabile[54] », c’est-à-dire qu’elle est unité et totalité, indivisible et non fusionnable, et ne peut donc pas non plus provenir de ce qui est divisible et fusionnable.

À la faculté de l’esprit sont liées, selon Frankl, deux caractéristiques fondamentales de la personne humaine, à savoir, premièrement, sa capacité d’auto-distanciation et, deuxièmement, l’autotranscendance de l’existence humaine[55]. J’en viens au premier aspect, la capacité d’auto-distanciation.

L’esprit se caractérise essentiellement par la liberté. Cette liberté de l’homme n’est cependant pas absolue, mais finie. Il ne fait aucun doute que l’homme est toujours déterminé, mais il n’est pas « pan-déterminé », comme le dit Frankl, c’est-à-dire qu’il n’est jamais totalement déterminé. L’homme est soumis à des conditions, et celles-ci sont, comme nous l’avons dit, de nature biologique, psychologique et sociologique. En ce sens, l’homme n’est donc en aucun cas libre. « Il n’est pas libre de conditions », écrit Frankl, « il n’est pas du tout libre de quelque chose, mais libre par rapport à quelque chose, c’est-à-dire libre de prendre position par rapport à toutes les conditions, et c’est justement cette possibilité proprement humaine que le pan-déterminisme néglige et oublie complètement[56] ». Frankl en appelle donc à la liberté de l’être humain, un être-libre qui existe même face à des conditions apparemment toutes-puissantes.

L’homme a la liberté de s’élever au-dessus de son entière conditionnalité et de même affronter les réalités et les circonstances les plus fâcheuses et les plus dures en vertu de ce que Frankl appelle « la force de défiance de l’esprit (Trotzmacht des Geistes)[57] ». Selon lui, l’esprit en l’homme est capable, dans n’importe quelles conditions et circonstances, de s’écarter d’une manière ou d’une autre de lui-même en tant qu’être psychophysique pour se placer à une distance fructueuse par rapport à ce psychophysique[58]. En effet, le spirituel ne se manifeste que par cette distanciation. Selon Frankl, cela s’exprime également dans le concept d’« ex-ister », ce qui signifie « sortir de soi-même et se confronter à soi-même[59] ».

Frankl fait ici écho aux idées formulées par le philosophe de l’existence Karl Jaspers. Il se réfère aussi explicitement à la formulation de ce dernier, selon laquelle l’être de l’homme est un être « décisif », qui n’« est » pas en soi, mais décide toujours dans chaque situation de « ce qu’il est[60] ». Cela veut dire que l’homme a la possibilité de décider librement de son être, cette décision incluant même la possibilité de l’autodestruction[61]. Et si l’homme est un être qui décide de lui-même, alors il commence exactement là où le naturalisme le freine[62]. C’est-à-dire qu’il commence là où il s’oppose aux données naturelles ; là où il cesse d’être soumis à ses liens avec le biologique, le sociologique et le psychologique et de leur obéir aveuglément[63]. Cela signifie en fin de compte que l’homme est abandonné à lui-même : « Sa réalité est une possibilité, et son être est un pouvoir. Jamais l’homme ne se confond avec sa facticité. Être-homme […] ne signifie pas être factuel, mais être facultatif [64] » !

Frankl voit la deuxième caractéristique fondamentale de l’existence humaine dans son autotranscendance, ce terme faisant référence à un fait anthropologique et non théologique. Frankl fait ici écho au concept d’ouverture au monde de Max Scheler, qu’il emprunte et s’approprie de manière autonome.

Par autotranscendance de l’existence humaine, Frankl entend le fait anthropologique fondamental qu’être humain renvoie toujours au-delà de soi-même à quelque chose d’autre qui n’est pas en tout cas soi-même, et qui peut être une oeuvre, mais aussi une autre personne[65]. C’est dans ce renvoi au-delà-de-soi-même que se produit l’accomplissement du sens. Selon Frankl, cette orientation vers un sens représente pour l’homme une « catégorie transcendantale[66] » ; il entend par là que la foi au sens (Sinnglaube) est pour lui un existential de l’être humain[67].

La question du sens de la vie n’est donc pas pour Frankl l’expression d’un état pathologique[68], comme le pensait encore Sigmund Freud, mais « l’expression réelle de l’être-homme par excellence — expression même de ce qu’il y a de plus humain en l’homme[69] ». Par cette question, Frankl n’entend toutefois ni la question du sens du monde dans son ensemble, ni la question d’un sens « ultime », d’un « au-delà-du-sens[70] » (Über-Sinn), comme il le dit aussi à ce sujet. Ce sont pour lui des questions auxquelles les tentatives de réponses théoriques doivent nécessairement échouer et auxquelles seule la religion apporte une réponse possible[71]. Pour Frankl, la question du sens signifie toujours seulement la question du sens d’un événement partiel[72]. Et par rapport à cette question, il dit qu’il n’y a pas un sens pour tous, mais un sens tout à fait particulier pour chacun. Cela est lié au caractère unique tant de la personne humaine que de chacune de ses situations de vie[73]. Le sens est finalement relatif au sens strict du terme : relatif à chaque personne et à chaque situation dans laquelle cette personne vit et agit[74].

Chacun doit donc ressentir et trouver son sens dans chaque situation. À la question : Quel est le sens pour moi ?, l’observateur extérieur ne peut donc répondre. Frankl fournit toutefois une aide certaine lorsqu’il distingue trois différents « universaux de sens » (Sinn-Universalien) qui se rapportent à la condition humaine en tant que telle. Il s’agit ici de possibilités globales de sens que Frankl appelle également valeurs[75]. Il distingue trois catégories de valeurs : les valeurs de création, les valeurs d’expérience et les valeurs d’attitude[76]. Si la première catégorie est réalisée par une action, la deuxième l’est par une expérience, une rencontre ou un amour. La troisième catégorie de valeurs d’attitude est pour lui d’une importance décisive, car sa réalisation réside dans la manière dont l’être humain « se positionne » par rapport à une restriction de sa vie.

Pour Frankl, il n’existe donc aucune situation de vie qui soit vraiment dénuée de sens[77]. En effet, l’homme ne perd jamais la liberté d’attitude face à une situation concrète, mais il peut se priver de cette liberté. Car « on n’“a” pas la liberté — comme n’importe quelle chose que l’on peut aussi perdre —, mais “je suis” la liberté[78] ».

Si la cause d’une souffrance venant du monde peut être supprimée, la seule chose qui ait du sens est de le faire et de supprimer ainsi la souffrance elle-même[79]. Mais si l’homme est touché par un sort inéluctable, une maladie incurable ou un handicap — qu’il soit de nature physique, psychique, mentale ou émotionnelle —, il y a toujours la possibilité de réaliser du sens — dans l’optique de ces valeurs d’attitude. Il faut noter que « le sens réel d’une maladie » ne réside pas « dans le fait d’être malade », mais « dans le comment de la souffrance », c’est-à-dire qu’il faut d’abord donner du sens à la maladie[80].

Selon Frankl, ce n’est donc ni l’homo faber qui met au monde une oeuvre, ni l’homo amans qui réalise des valeurs d’expérience, c’est plutôt l’homo patiens, l’homme souffrant, qui est capable de la plus grande plénitude de sens, celle-ci pouvant s’accomplir même dans l’échec[81]. L’existence humaine ne peut donc jamais devenir réellement dépourvue de sens : « La vie de l’homme conserve son sens jusqu’à la fin — c’est-à-dire tant qu’il respire[82] ».

De l’esprit découle également la dignité inconditionnelle de la personne[83] humaine. « Seul celui qui ne le voit pas et celui qui l’oublie », écrit Frankl, « peut considérer l’euthanasie comme justifiée[84] ». Et seul celui qui connaît cette dignité a un respect inconditionnel pour la personne humaine — qu’il s’agisse ici d’un malade incurable, d’un malade mental incurable ou simplement d’une personne physiquement ou mentalement handicapée. L’esprit, en tant qu’entité sui generis, ne peut au sens propre du terme tomber malade. Seul le psychophysique, à travers lequel l’esprit s’exprime et doit s’exprimer, peut tomber malade. L’homme reste toujours et en toutes circonstances une personne, même lorsque cette personne n’est plus saisissable, qu’elle ne peut plus être comprise, parce qu’elle ne peut peut-être plus s’exprimer que de façon imparfaite ou vraiment plus du tout[85]. La dignité de la personne interdit en outre de la « comptabiliser » dans des catégories telles que la valeur d’utilité ou la productivité. « Chacun doit admettre », écrit Frankl, « qu’un être humain entouré de l’amour de ses proches représente l’objet irremplaçable et injustifiable de cet amour, et qu’ainsi sa vie a un sens (même s’il est pour ainsi dire simplement passif)[86] ».

Puisque l’esprit ne peut être déduit des chromosomes, Frankl estime que l’avortement doit être rejeté, car dès de la conception, « une personne au moins facultative est déjà présente ». Voilà pourquoi Frankl considère que « l’interruption de son existence […] équivaudrait tout simplement à la destruction d’une personne[87] ». Cela ne vaut pas seulement pour l’avortement d’enfants en bonne santé, mais aussi pour celui d’enfants malades ou handicapés. Car ce serait mal comprendre la condition humaine que de vouloir éviter la souffrance dans tous les cas et en toutes circonstances.

III. Le symbole du « Dieu handicapé » de Nancy L. Eiesland

En raison d’une maladie osseuse congénitale nécessitant d’innombrables opérations et séjours en clinique dès l’enfance et qui l’a ensuite clouée dans un fauteuil roulant, Nancy L. Eiesland (1964-2009)[88] se retrouve à nouveau à la fin des années 1980 au Shepherd Center à Atlanta. C’est dans cette clinique de rééducation pour personnes souffrant de lésions de la moelle épinière et du cerveau, que la future professeure de sociologie des religions à l’Université Emory y fait une expérience qui allait modifier radicalement et déterminer de manière décisive sa vision de Jésus-Christ ; cette epxpérience l’a conduite au symbole du « Dieu handicapé », tel qu’elle l’a décrit dans son ouvrage The Disabled God. Toward a Liberatory Theology of Disability, de 1994[89].

C’est à l’occasion d’une étude biblique organisée avec les autres malades qu’ont été abordés leurs doutes communs pour savoir si Dieu se souciait vraiment d’eux. Et à sa question de savoir s’ils pouvaient dire comment ils pouvaient savoir si Dieu était avec eux et comment ils comprenaient leurs expériences, s’installa un long silence. « Puis un jeune homme afro-américain a dit : “Si Dieu était assis dans un fauteuil roulant commandé par la bouche, peut-être qu’il nous comprendrait”[90] ».

Quelques semaines plus tard, Eiesland a lu Lc 24,36-39, où le Ressuscité apparaît aux disciples :

Tandis qu’ils en parlaient encore, Jésus lui-même se présenta au milieu d’eux. […] Ils furent saisis de frayeur et de grande crainte, car ils croyaient voir un esprit. Il leur dit alors : « Pourquoi êtes-vous si troublés ? Pourquoi laissez-vous s’installer dans votre coeur un tel doute ? Regardez mes mains et mes pieds : C’est moi. Touchez-moi donc, et comprenez qu’aucun esprit n’a de chair et d’os comme vous constatez que j’en ai ».

Eiesland commente ainsi ce passage dans l’ouvrage Le Dieu handicapé :

Voici le Christ ressuscité qui confirme la proclamation de l’incarnation, selon laquelle Dieu est avec nous, tel que nous sommes incarnés, et que toute la conditionnalité humaine et toute la vie humaine ordinaires sont incluses en Dieu. En montrant ses mains et ses pieds meurtris à ses amis terrifiés, Jésus ressuscité se révèle être le Dieu handicapé. Jésus, le Rédempteur ressuscité, invite ses compagnons bouleversés à reconnaître dans les marques du handicap leur propre lien avec Dieu, leur propre rédemption. Ce faisant, le Dieu handicapé devient aussi le révélateur d’une nouvelle compassion humaine. Le Dieu handicapé n’est pas seulement Celui du ciel, mais la révélation de la véritable humanité, soulignant ainsi le fait que la pleine humanité est totalement en accord avec l’expérience du handicap[91].

L’expérience de la clinique de rééducation, associée à la lecture de Lc 24, est ainsi devenue pour Eiesland l’expérience clé pour développer une « théologie de la libération du handicap », au centre de laquelle se trouve le symbole de Jésus-Christ comme Dieu handicapé. De quoi s’agit-il ?

Les symboles religieux ne se contentent pas de définir ou de tracer le statut social, ils sont également capables de le transformer. En d’autres termes, ils sont capables de « conduire les individus au-delà de leur vie habituelle[92] ». En ce qui concerne la question du handicap, cela signifie que les « symboles de renforcement » sont essentiels pour les groupes marginalisés. Cependant, en raison de leur pouvoir performatif, les « systèmes symboliques oppressifs » ne peuvent pas être simplement rejetés, mais doivent être remplacés par d’autres. Il ne suffirait pas non plus d’établir « un système de symbole séparé » pour les personnes handicapées, car cela ne ferait que consolider l’exclusion. Au contraire, les nouveaux symboles doivent toujours contribuer à modifier « les pratiques, les idées et les images normales des personnes physiquement en bonne santé ». En d’autres termes, il faut des symboles qui renforcent la dignité des personnes infirmes, même par rapport aux personnes physiquement en bonne santé[93].

Selon Eiesland, une théologie de la libération de l’infirmité doit par conséquent fonder « de nouveaux symboles de la totalité et de nouvelles incarnations de la justice ». En ce sens, la resymbolisation implique « la déconstruction des significations symboliques dominantes et une introduction de symboles qui ont un effet libérateur pour le groupe marginalisé et un effet déstabilisant pour le groupe dominant. La resymbolisation est liée à un bouleversement symbolique radical[94] ».

À la suite du philosophe français Paul Ricoeur, Eiesland fait remarquer que l’on ne peut pas simplement « inventer » de nouveaux symboles. Il s’agit bien plus de voir si l’on ne peut pas trouver dans la tradition chrétienne des symboles qui répondent aux exigences mentionnées[95]. Reprenant la célèbre phrase de Ricoeur : « Le symbole donne à penser[96] », Eiesland est convaincue qu’il existe un tel symbole dans Lc 24,36-39, qu’il faut redécouvrir et rendre fructueux pour une théologie de la libération du handicap.

Ainsi, selon Eiesland, les disciples ont vu dans le Christ ressuscité « non pas le serviteur souffrant, pour qui les derniers et les plus importants mots étaient tragédie et péché, mais le Dieu handicapé, qui incarnait à la fois les mains et les pieds percés et le côté transpercé, mais aussi l’image de Dieu[97] ». Ce symbole du Dieu handicapé a une force pour encourager les personnes avec un handicap, car il montre clairement que Dieu est avec elles, telles qu’elles sont incarnées, « et que toute la conditionnalité humaine et toute la vie humaine sont incluses en Dieu ». Il souligne le fait que « la pleine humanité est totalement en accord avec l’expérience du handicap[98] ». De cette manière, selon Eiesland, la reconnaissance du Dieu handicapé peut permettre de se réconcilier avec son propre corps et avec l’Église en tant que Corps du Christ : « Ainsi, non seulement le handicap ne contredit pas l’intégrité humano-divine, mais il devient un nouveau modèle de totalité et un symbole de solidarité[99] ».

Selon Eiesland, le symbole du Dieu handicapé ne pointe pas vers une « vision d’espérance utopique », au sens d’un effacement de toute contingence humaine[100], mais vers son accueil :

La résurrection ne signifie pas la négation ou l’effacement de nos corps handicapés avec l’espoir de devenir des images parfaites, non affectées par l’infirmité physique ; au contraire, la résurrection du Christ ouvre l’espérance que nos corps non conventionnels et parfois difficiles participent pleinement à l’image de Dieu et que Dieu, dont l’essence est l’amour et qui se tient du côté de la justice et de la solidarité, est touché par notre expérience. Dieu est transformé à travers l’expérience d’être un corps handicapé. C’est ce que signifie l’espérance chrétienne de la résurrection[101].

En ce sens, le symbole du Dieu handicapé a pour conséquence, selon Eiesland, un « réalisme libérateur », qui implique « une reconnaissance claire des limites de nos corps[102] ».

Résumons avant de conclure. Pour Eiesland, « Jésus-Christ, en tant que Dieu handicapé, met à disposition une image idéale symbolique et ouvre la porte à la fonction théologique de penser à nouveau les symboles, métaphores, rituels et enseignements chrétiens, afin de les rendre accessibles aux personnes handicapées et d’éliminer l’orientation unilatérale vers les personnes physiquement en bonne santé[103] ». — Ce qu’Eiesland explique à propos de la problématique du handicap s’applique évidemment aussi, mutatis mutandis, aux problèmes liés à la maladie.

Conclusion

Nous avons ici présenté trois positions concernant le rapport de la santé et de la maladie, de la totalité et du salut. Dans une première section, nous avons exposé la vision du théologien et philosophe Paul Tillich, au sujet du rapport du salut et de la guérison. Il est devenu évident que Tillich approche ce thème via l’anthropologie philosophique, afin de mettre en relation à partir de là les concepts de salut et de guérison. L’homme est selon Tillich une unité multidimensionnelle, qui comprend la dimension physique, mentale et spirituelle. Puisque les différentes dimensions ne sont pas superposées, mais imbriquées les unes dans les autres et s’interpénètrent mutuellement, cela doit être pris en compte aussi au sujet de la guérison. Cette guérison a cependant toujours des limites principielles, inhérentes aux structures existentielles de l’homme et qui sont liées à la peur, à la culpabilité et au désespoir. Selon Tillich, c’est ici le lieu où intervient la « guérison religieuse » qui, toujours selon lui, est provoquée par l’esprit divin et est la seule capable de permettre une intégration du centre personnel de l’homme. Une telle guérison religieuse, qui conduit finalement à une réunification avec Dieu, n’est pas nécessairement liée à une guérison thérapeutique, mais elle ne l’exclut pas non plus. Cela signifie que l’homme malade ou handicapé peut aussi être entier et sain.

Dans la seconde section, cette vision a été encore une fois confirmée via la conception anthropologique et psychothérapeutique de Viktor E. Frankl, conception selon laquelle il s’agit essentiellement pour l’homme de trouver un sens à sa vie. Cette recherche de sens, qui est le message clé de Frankl, est possible malgré la souffrance. Cette possibilité repose sur deux capacités humaines fondamentales données avec la liberté humaine : la capacité de prendre une distance de soi et celle de la transcendance de soi de l’existence humaine. Sur la base de ces capacités, l’humain peut, selon Frankl, se distancier de sa maladie ou de son handicap et se transcender vers un possible sens à trouver. C’est ainsi que Frankl partage aussi la compréhension de Tillich, que la maladie ou le handicap ne s’oppose pas à la totalité et à la guérison, même si, dans ce contexte, il ne fait pas spécifiquement référence à la dimension transcendante, à laquelle son approche est pourtant tout à fait ouverte.

Finalement, la troisième section déploie le symbole du « Dieu handicapé », comme la théologienne Nancy L. Eiesland l’a développé dans son volume du même nom. D’après elle, l’image d’un Dieu parfait rend difficile pour les personnes handicapées et malades de s’identifier à ce Dieu. En Lc 24, Eiesland croit avoir trouvé un symbole qui permet aux personnes avec un handicap et une maladie de pouvoir affirmer leur corps dans la dignité, puisque le Christ ressuscité avec ses mains et ses pieds affectés se révèle comme « Dieu handicapé ». Il apparaît encore clairement ici que la « totalité » et la guérison ne sont pas nécessairement liées à la santé.

Revenons encore une fois au début de nos réflexions. Nous ne pouvons pas abolir la destinée ; et la maladie et la mort sont inévitables dans la vie humaine. Nous pourrions donc peut-être conclure avec l’historien de la médecine et éthicien médical Dietrich von Engelhardt : « La santé est la capacité de l’homme à vivre avec la maladie, le handicap et la mort[104] ». En est peut-être seulement capable celui qui est « sauvé » et « total » au sens religieux du terme.