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La construction du droit s’articule, en grande partie, autour d’orientations normatives auxquelles la philosophie politique permet de parvenir. Pour ce faire, il faut être en mesure de conjuguer les visées prescriptives des principes philosophiques avec les contraintes juridiques et techniques qui caractérisent toute société de droit. Le regard du philosophe permet en ce sens de dévoiler, et conséquemment de critiquer, les présupposés derrière les tendances dans lesquelles s’engagent les législateurs et les juristes.

L’analyse que nous proposons ici a pour objectif de servir d’exemple afin d’illustrer la synergie entre la philosophie et le droit, et ce, en exposant une étude à la fois juridique et normative de la gestion de la diversité religieuse au Québec. Au terme de près de 15 années à débattre de cet enjeu, le premier gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ) a mis en place en 2019 une conception stricte de la laïcité par l’entremise de la Loi sur la laïcité de l’État (LLE)[1]. En puisant principalement dans la pensée tardive du philosophe John Rawls, nous espérons mettre en évidence les écueils de cette loi, tout en justifiant, du même coup, les bases d’un cadre alternatif pour penser la laïcité.

En plus de cette discussion, nous cherchons à mener une réflexion plus générale sur les modalités d’une application dynamique de la philosophie politique au droit : en ce sens, nous préciserons la manière dont notre démarche intellectuelle se structure autour de la méthode de l’équilibre réfléchi. Notre article se divise en trois parties : dans la première, nous présenterons le contexte politico-légal qui sous-tend la question de la diversité religieuse au Québec. Dans la deuxième, nous introduirons certaines considérations méthodologiques en vue de mieux comprendre l’angle à partir duquel notre modèle inspiré du libéralisme politique de Rawls est susceptible d’intervenir dans ce débat. Dans la troisième et dernière partie, nous soumettrons les grandes lignes d’une application de ce modèle.

1 De la « crise des accommodements » jusqu’au projet de loi no 21 : comment en sommes-nous arrivés là ?

L’opérationnalisation de la pensée de Rawls que nous proposons consiste en une mise à l’épreuve des principes théoriques de son modèle de l’équilibre réfléchi pour les adapter à la réalité. La première étape de notre entreprise consiste en une analyse fine des paramètres empiriques du cas sur lequel nous travaillons. Il y a plus précisément deux aspects du contexte politico-légal du Québec sur lesquels nous devons rigoureusement nous pencher : d’une part, nous voulons caractériser l’enjeu philosophique derrière la « crise des accommodements » au Québec en la situant par rapport aux présupposés qui ont orienté la tradition jurisprudentielle canadienne en matière d’accommodements raisonnables, car cela nous permettra, d’autre part, de mieux comprendre l’horizon philosophique dans lequel s’inscrit la LLE.

1.1 Une brève histoire de la « crise des accommodements »

La « crise des accommodements » renvoie au malaise qu’ont suscité certains accommodements raisonnables dans la société québécoise au tournant des années 2000 et qui ont entraîné la mise en place, en 2007, de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (commission Bouchard-Taylor). Le début de cette « crise » survient lorsque Gurbaj Singh Multani, issu de la communauté sikhe, s’est opposé en 2002 à l’interdiction de porter son kirpan à l’école imposée par sa commission scolaire[2]. C’est en quelque sorte à cette « crise » que chercheront à répondre successivement les lois et les projets de lois suivants : celui de la ministre libérale Kathleen Weil en 2011[3], le projet de charte des valeurs du Parti québécois en 2013[4], la loi no 62 du gouvernement libéral de Philippe Couillard[5] et, finalement, la LLE adoptée en 2019 par le gouvernement de la CAQ[6]. À nos yeux, et c’est d’ailleurs ce que nous tentons de montrer dans notre article, la question de la gestion de la diversité au Québec n’est pas close, et il faudra impérativement abroger l’actuelle LLE.

Pour bien saisir la teneur et les origines de cet épisode de l’histoire québécoise, il convient de revenir sur les fondements juridiques des accommodements religieux au Canada. Ce dispositif est le fruit de la convergence entre deux courants, théoriquement distincts, de l’histoire jurisprudentielle canadienne qui remontent aux années 80. Il existe ainsi, d’un côté, l’obligation d’accommodement découlant de la conception canadienne du droit à l’égalité et, de l’autre, la tradition jurisprudentielle canadienne en matière de liberté religieuse. On se réfère généralement, en tant que point de départ de la jurisprudence canadienne, à l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd.[7] rendu en avril 1985. En décembre de la même année, la Cour suprême du Canada sera aussi amenée à se prononcer, dans le contexte de l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears[8], à propos d’un cas de discrimination portant sur une pratique religieuse. L’importance que revêt ce dernier arrêt ne concerne pas tant l’évolution du droit à la religion au Canada que l’« obligation » d’accommodement qu’il introduit dans le droit canadien en reconnaissant l’obligation pour une entreprise de prendre des mesures afin d’éviter la discrimination induite par « l’effet préjudiciable » de l’horaire de travail sur la liberté de religion de l’une de ses employés[9]. Une autre construction juridique importante est introduite dans la jurisprudence canadienne par cet arrêt : celle de la « contrainte excessive ». Un accommodement est dit obligatoire pourvu que celui-ci « ne cause pas une contrainte excessive ». Autrement dit, cet accommodement doit être raisonnable. L’évaluation de sa raisonnabilité, par l’entremise de l’idée de « contrainte excessive », sera précisée à l’aide de quatre critères introduits dans un arrêt subséquent[10] :

  1. en vertu du coût financier ;

  2. lorsqu’il y a atteinte à une convention collective ou au moral personnel ;

  3. en fonction du niveau d’interchangeabilité des effectifs et des installations ;

  4. pour des raisons de sécurité.

Il est toutefois important d’insister ici plus rigoureusement sur la distinction conceptuelle, que nous avons précédemment introduite, entre l’obligation d’accommodement en soi et l’évolution du droit à la religion, même si ces deux trajectoires jurisprudentielles ont sensiblement le même point de départ et qu’elles ont évolué, par conséquent, conjointement. En fait, l’obligation d’accommodement, en tant que « conséquence naturelle du droit à l’égalité », implique une « application potentielle de ce concept à l’ensemble des motifs de discrimination interdits par la loi[11] ». Au Québec, l’extension de cette obligation s’est notamment traduite par une obligation de tenir compte des personnes handicapées[12]. Le droit à la religion, quant à lui, porté par la complexité et la diversité des demandes d’accommodement qui se présenteront à la suite de l’arrêt Simpsons-Sears, subira de surcroît ses propres transformations au gré des quelques cas qui se rendront en Cour suprême. Il convient d’en souligner un en particulier : le critère de la « croyance sincère » a été établi en 2004 dans l’arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem[13] comme outil pour évaluer la légitimité d’une demande d’accommodement.

La subjectivité de ce critère, en plus de la multiplication des demandes d’accommodement au tournant des années 2000, générera d’ailleurs, dans la société québécoise, le sentiment que lesdites demandes sont traitées de manière « arbitraire[14] » et l’impression que la tradition jurisprudentielle canadienne accorde une primauté à la liberté de religion sur les autres droits. Une certaine « hiérarchie des droits » dans le système canadien sera mise en lumière par certains juristes, notamment Louis-Philippe Lampron et Jean-François Gaudreault-DesBiens[15]. Pour certains, l’approche « subjectiviste[16] » empruntée par la jurisprudence canadienne en matière de liberté religieuse trahirait même indirectement une absence de distinction entre les revendications strictement religieuses et celles qui sont de nature culturelle[17]. Selon cette vision des choses, le kirpan ne serait, par exemple, qu’une coutume au sein de la communauté sikhe. Ou encore le foulard ne ferait que refléter une éthique de la pudeur. Suivant la même logique, la demande que les fenêtres du YMCA de Montréal soient givrées pour éviter que les jeunes élèves juifs soient déconcentrés par les tenues légères des jeunes femmes dans le gymnase se situant de l’autre côté de la rue ne ferait que traduire les moeurs puritaines de certains membres de la communauté juive.

Du point de vue de l’opinion publique, il n’est alors pas étonnant que plusieurs cas d’accommodement aient été très mal reçus dans la société québécoise. Le cas de l’élève Multani aura été en quelque sorte l’élément déclencheur d’une profonde controverse entourant la gestion de la diversité religieuse, qui est, en outre, toujours non résolue de nos jours. La « crise des accommodements » est, en ce sens, venue souffler sur les braises de l’aversion québécoise à l’égard du multiculturalisme, compte tenu de ces impressions qui se sont installées peu à peu dans l’opinion publique québécoise. En résumé, disons que le contexte plus large dans lequel s’inscrit la « crise des accommodements » est le suivant :

  • Plusieurs pensent que la pérennité du peuple québécois n’est pas garantie dans le contexte nord-américain, notamment caractérisé par la pression socioéconomique exercée par l’anglais ;

  • De nombreuses personnes en viennent à croire que la jurisprudence canadienne induit une certaine « hiérarchie des droits » accordant une primauté du droit à la religion sur les autres droits fondamentaux[18] ;

  • En plus, la tendance « subjectiviste » du droit canadien en matière de liberté religieuse est perçue comme ne parvenant pas toujours à distinguer les revendications foncièrement religieuses de celles qui sont de nature culturelle.

Compte tenu de tous ces éléments, il n’est pas surprenant que la question des accommodements religieux soit venue réactiver l’inquiétude identitaire du peuple québécois.

C’est d’ailleurs en réponse à cette dernière inquiétude que paraissent les travaux de Gérard Bouchard sur l’interculturalisme[19]. C’est aussi en partie pour la même raison que nous avons élaboré notre approche libérale républicaine dans notre ouvrage La nation pluraliste. Repenser la diversité religieuse au Québec[20]. Nous traiterons plus directement de cette approche dans les prochaines pages. Auparavant, il convient de revenir plus rigoureusement sur le contexte philosophique qui a mené à l’adoption de la LLE en 2019.

1.2 La perspective étroitement politique de la Coalition Avenir Québec et son projet de loi no 21

La stratégie empruntée par la CAQ a consisté à instrumentaliser l’inquiétude identitaire du peuple québécois, alimentée par le contexte de la « crise des accommodements », en mettant en avant une vision non seulement contradictoire, mais surtout liberticide, de la laïcité. Dans la suite de notre article, nous montrerons les angles sous lesquels il est possible de voir que cette loi comporte de profondes apories sur le plan conceptuel. L’approche de la CAQ est, en ce sens, étroitement politique : elle ne représente donc d’aucune manière une réponse appropriée à la tension philosophique fondamentale qui structure ce débat. L’approche rawlsienne que nous proposons ici a pour objet de fournir une porte de sortie à l’opposition qui s’est installée dans le débat public entre l’approche multiculturaliste et une autre conception du vivre-ensemble importée de France : l’approche républicaine « jacobine[21] ».

La vision républicaine « jacobine » du vivre-ensemble a été introduite dans le débat public au Québec par l’entremise des défenseurs d’une conception stricte de la laïcité, et c’est aussi cette vision du vivre-ensemble qui sous-tend le projet de loi no 21. Pour bien comprendre en quoi consiste cet autre pôle du débat public québécois, il y a lieu de présenter brièvement l’approche française en matière de gestion de la diversité religieuse. Même si la « dissociation institutionnelle » complète entre la religion et l’État remonte, en France, à l’adoption de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État[22], il importe de savoir que le discours entourant la laïcité s’y est grandement radicalisé depuis la fin des années 80, notamment à la suite de l’incident du Collège de Creil, en 1989, où trois collégiennes ont été expulsées pour avoir refusé de retirer leur foulard musulman. Sans entrer dans toutes les nuances de l’histoire de la laïcité en France, rappelons néanmoins ici que le Conseil d’État, dans un avis rendu le 3 mai 2000, rappelait que les enseignants, comme tous les fonctionnaires de l’État, ne doivent pas porter de signes religieux[23]. Mentionnons de plus que le rapport de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République (commission Stasi), publié en 2003, y a consacré le principe de l’« effacement de la différence » comme condition nécessaire « à l’intégration et à la cohésion sociale[24] ». Ce principe représente la pierre angulaire de la laïcité stricte à la française. Cette version dopée du républicanisme français s’est ensuite traduite par certaines politiques publiques hautement médiatisées, notamment la loi du 15 mars 2004[25] et la loi du 11 octobre 2010[26]. Bien sûr, et pour être tout à fait rigoureux, soulignons que le cadre juridique « strict » de la laïcité en France comporte plusieurs exceptions, notamment le fait que les anciens concordats sont encore en application dans certaines régions de France et que l’on constate en plus des différends de laïcité en vigueur dans les départements et régions d’outre-mer et les collectivités d’outre-mer (DROM-COM)[27]. Cela dit, s’agissant de la présence de signes religieux dans la fonction publique, le modèle français a été importé dans le débat public au Québec et à l’échelle de l’Union européenne. On assiste d’ailleurs à une propagation de cette conception républicaine « jacobine » de la laïcité à l’international : en 2019, par exemple, une politique de laïcité stricte a d’abord été adoptée dans le Canton de Genève en Suisse[28], puis au Québec[29], pour ne nommer que ces deux cas. À cet égard, citons deux arrêts importants, qui auront contribué à la diffusion internationale des principes du républicanisme « jacobin ». Premièrement, l’arrêt Ebrahimian c. France[30], rendu en 2015 par la Cour européenne des droits de l’homme, portait sur le cas du licenciement d’une agente de la fonction publique hospitalière qui avait refusé de retirer son foulard musulman. La Cour européenne a conclu que ce congédiement ne constituait pas une violation de l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, contrairement à ce que la requérante alléguait. Deuxièmement, le jugement Samira Achbita c. G4S Secure Solutions NV[31], de la Cour de justice de l’Union européenne en avril 2017, a reconnu le droit, pour les employeurs, d’imposer des tenues vestimentaires et d’interdire les signes religieux.

Retenons ici que le débat public au Québec, depuis la « crise des accommodements », est tiraillé entre ces deux influences : celle du multiculturalisme canadien et celle du républicanisme « jacobin ». En réponse au statu quo que représente le multiculturalisme canadien, le modèle d’inspiration française est souvent présenté comme une façon d’apaiser l’inquiétude identitaire des Québécois. Or, la laïcité stricte à la française est aussi vivement critiquée pour son caractère éminemment liberticide à l’égard des minorités issues de l’immigration. Cette tension est d’ailleurs bien visible dans les médias. Pensons, par exemple, au « Manifeste pour un Québec pluraliste[32] », faisant la promotion d’un modèle de laïcité « ouverte », et à la « Déclaration des Intellectuels pour la laïcité — Pour un Québec laïque et pluraliste[33] », souscrivant plutôt à une conception « stricte » de la laïcité, qui se sont succédé en février et en mars 2010 dans le journal Le Devoir.

À la suite des échecs successifs du projet de loi de la ministre libérale Kathleen Weil en 2011[34], du projet de charte des valeurs du Parti québécois en 2013[35], et de la Loi sur la laïcité de l’état au gouvernement libéral de Philippe Couillard[36], le gouvernement caquiste de François Legault s’est engagé, à son tour, à mettre fin au débat sur la gestion de la diversité au Québec par son projet de loi no 21. Ce dernier aura d’ailleurs donné lieu à une très courte commission parlementaire d’une durée de 6 jours seulement. Le premier gouvernement de la CAQ a fait usage du bâillon pour adopter le projet avant l’été 2019. Cette loi incorpore en plus une clause dérogatoire le mettant à l’abri de poursuites faites en vertu de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et de la Charte canadienne des droits et libertés. Il prévoyait même une modification à la Charte québécoise. En plus du Parti libéral du Québec, de Québec solidaire et du Parti Vert du Québec, plusieurs associations ont pris position contre le projet de loi no 21. Mentionnons au passage la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, le Barreau du Québec, l’Association des juristes progressistes, la Ligue des droits et libertés, Amnistie internationale Canada francophone, la Ville de Montréal, la Confédération des syndicats nationaux, la Fédération autonome de l’enseignement, la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec, la Fédération des femmes du Québec, l’Association des Musulmans et des Arabes pour la laïcité au Québec, le Centre justice et foi, le Christian Jewish Dialogue of Montreal, ainsi que des commissions scolaires.

Par ailleurs, même si ceux qui sont en faveur de la LLE peuvent se réjouir d’être en plus grand nombre, il y a tout de même lieu de croire qu’un tel recours à l’opinion majoritaire trahisse en fait une faible compréhension de ce qu’est un État de droit, dont l’une des fonctions essentielles consiste à protéger les minorités contre la tyrannie de la majorité. Le recours à une disposition dérogatoire se révèle particulièrement problématique lorsqu’il est question de soustraire une législation touchant les minorités à l’application d’une charte dont l’objectif est justement de les protéger. L’essentiel de notre argument rawlsien vise néanmoins à montrer qu’il est possible de conjuguer une certaine conception de la laïcité avec les droits des minorités, et qu’il n’y a conséquemment pas lieu de s’opposer a priori complètement à toute législation entourant la gestion de la diversité religieuse, contrairement à ce que font la plupart des partisans d’une approche strictement multiculturaliste.

Comment et pourquoi le Québec en est-il venu à élire un gouvernement de la CAQ et à se ranger derrière les principes de la LLE ? Nous l’avons bien montré dans la première partie de notre article : les débats amorcés au début des années 2000 mettent en jeu la question nationale québécoise et non seulement la place de la religion dans notre société. Si le débat sur la place de la religion s’avère si intense, c’est parce qu’il soulève des enjeux identitaires. Depuis quelques années, un glissement semble toutefois s’être opéré au sein du nationalisme québécois, car la défense du peuple québécois s’est peu à peu confondue avec la défense de sa majorité francophone (et de ceux qui y convergent en s’y intégrant et en s’y assimilant). Il importe certes d’assurer l’affirmation nationale du peuple québécois dans son ensemble et sa reconnaissance. Un total désintérêt pour cet enjeu identitaire fondamental fait perdre de la crédibilité à toute idée de protection des minorités. En d’autres termes, pour être crédible dans la défense des droits des minorités, il faut, dans le même élan, être absolument sensible et ne pas faire la sourde oreille au besoin d’affirmation et de reconnaissance du peuple québécois, qui est minoritaire au Canada et en Amérique du Nord. Ceux qui ignorent la question nationale, qui y sont indifférents ou qui estiment que l’identité nationale québécoise est déjà suffisamment affirmée ne contribuent en rien à apaiser les tensions. Au contraire, ils jettent de l’huile sur le feu. En ce sens, on se doit de tenir compte du besoin de fixer les règles du vivre-ensemble du peuple québécois, mais sans aller à l’encontre des règles constitutionnelles en vigueur et inscrites dans la Charte québécoise. Or, l’approche d’inspiration rawlsienne que nous proposons est en mesure de conjuguer ces deux types de préoccupations au sein d’une seule et unique conception de la laïcité.

2 De la spéculation à l’application : comment opérationnaliser la méthode de John Rawls ?

Avant d’aborder plus directement la question de la gestion de la diversité d’un point de vue rawlsien, nous tenons à nous prêter à une réflexion de nature méthodologique entourant la manière dont nous entrevoyons la relation entre le droit et la philosophie. Nous tenterons plus précisément de montrer, dans la deuxième partie de notre article, que le modèle rawlsien est un cadre tout indiqué pour entreprendre une application de la philosophie politique au droit, bien que la pensée de Rawls ait la réputation d’être abstraite et peu portée vers l’application. Pour ce faire, nous proposons de souligner l’importance de la démarche méthodologique retenue par Rawls lui-même afin de montrer la manière dont il est possible de concevoir une telle mise en application de son modèle.

2.1 Trois chemins vers les principes de justice

Dans ses écrits tardifs[37], Rawls propose trois stratégies argumentatives pour parvenir à ses principes de justice, que nous classons en deux principales catégories : nous avons ainsi le dispositif monologique, qu’est le voile d’ignorance, et les chemins dialogiques, que sont le consensus par recoupement et l’usage public de la raison. Ces stratégies sont autant de façons de s’approcher de l’idéal de la stabilité politique.

Nous trouvons donc chez Rawls, de prime abord, une proposition de chemin monologique pour parvenir aux principes de justice : l’expérience de pensée qu’est la position originelle. Dans son ouvrage Libéralisme politique, Rawls offre une version dite « épaisse » (ou parfois aussi « maximale ») du voile d’ignorance[38], afin de corriger le biais compréhensif de la première version, telle qu’elle est conçue dans son traité Théorie de la justice. Le constructivisme moral et politique du « deuxième Rawls[39] » propose un voile d’ignorance épais pour prendre acte du pluralisme irréductible des doctrines compréhensives défendues par des personnes elles-mêmes respectueuses des autres. Notons ici que la valeur fondamentale du libéralisme politique de Rawls après 1985 (soit après la publication de l’article « Justice as Fairness : Political not Metaphysical[40] ») n’est plus l’autonomie individuelle, mais bien la tolérance conçue comme respect[41]. Ce faisant, Rawls ne conçoit plus la personne comme autonome et « antérieure à ses fins » (cette formule est originellement tirée de Michael J. Sandel[42]). Sa position originelle s’appuie, en tant que point de départ, sur une certaine autoreprésentation politique de la personne, comprise comme citoyen, qui est ensuite « un élément d’une procédure raisonnable de construction dont le résultat détermine le contenu des principes premiers de justice[43] ». Le voile d’ignorance doit être épais justement pour prendre acte du pluralisme irréductible et raisonnable des conceptions philosophiques et métaphysiques de la personne présentes dans la société. La position originelle demeure toutefois une expérience de pensée purement spéculative qui ne mobilise que des décideurs abstraits, et c’est en ce sens que le dispositif représenté par le voile d’ignorance illustre bien qu’un premier chemin, de nature monologique, est proposé par Rawls afin de parvenir aux principes de justice.

Cependant, pour atteindre une stabilité politique digne de ce nom, les principes de justice ne doivent pas être validés seulement de manière strictement monologique. Même si le voile d’ignorance est désormais à concevoir comme épais et qu’il s’appuie sur une conception politique de la personne, cela reste insuffisant. Pour bien le comprendre, soulignons certains éléments du débat de 1995 entre Rawls et Jürgen Habermas[44]. Dans son texte paru dans The Journal of Philosophy, Habermas est ouvertement critique de la procédure de la position originelle telle qu’elle est proposée par Rawls, et ce, à cause de sa dimension strictement spéculative et monologique[45]. Or, dans sa réponse à Habermas, Rawls admet qu’il n’est pas pertinent de poser le problème de l’acceptation réelle des principes en présupposant une validité épistémique établie sur des bases strictement monologiques. C’est en ce sens que nous avons affaire à deux niveaux de théorisation distincts, mais tout de même compatibles. Le premier niveau serait celui qui relève de la procédure strictement spéculative qu’est la position originelle. Il devrait toutefois y avoir un second niveau de théorisation dans lequel les principes doivent être soumis au débat public dans le but de parvenir à un consensus par recoupement, c’est-à-dire un consensus sincère et stable « entre doctrines compréhensives raisonnables » autour d’une certaine « conception politique » à partir d’arguments fondés sur la seule raison publique[46]. Les principes obtenus à la première étape n’ont alors qu’une valeur strictement heuristique et jouent ainsi le rôle de catalyseur de consensus.

Le même type de contraintes applicables à la méthode du voile d’ignorance le sera à l’idée de consensus par recoupement. Pour respecter le pluralisme irréductible des conceptions morales, religieuses et métaphysiques, il fallait que le voile soit épais. De la même manière, pour respecter ce pluralisme irréductible, les doctrines compréhensives doivent être raisonnables et donc elles-mêmes respectueuses de ce pluralisme. Autrement dit, selon Rawls, il est impossible de parvenir à un consensus véritable dans une société caractérisée par une diversité irréductible de points de vue si une démarche prend appui sur les doctrines que certaines personnes considèrent comme vraies. Les doctrines compréhensives acceptables ne doivent pas être celles que des individus considèrent comme vraies, mais bien celles qui sont raisonnables, et donc respectueuses des doctrines alternatives.

La troisième stratégie argumentative permet de se rapprocher encore plus de l’idéal de la stabilité politique. Il est question en ce cas de parvenir à justifier les principes de justice en s’appuyant seulement sur des arguments faisant appel à la raison publique. Une fois que le voile d’ignorance est levé, il ne suffit pas de rechercher uniquement les principes se trouvant à l’intersection des différentes doctrines compréhensives. S’en tenir à ce niveau ne nécessitera pas pour une personne de prendre ses distances à l’égard de sa propre doctrine compréhensive. Il faut plutôt être en mesure de justifier les principes sans le recours à une doctrine compréhensive particulière. Plus exactement, le pluralisme irréductible et raisonnable des conceptions ne fait pas qu’influer sur la morale, la religion et la métaphysique. Il intervient également dans les philosophies politiques elles-mêmes, plus précisément au sein des théories de la justice. Ces dernières sont variées et reflètent très souvent l’expression de particularismes culturels. Il importe de réaliser que les jugements des uns et des autres sont souvent porteurs du fardeau les associant à une doctrine compréhensive particulière : c’est l’idée du fardeau du jugement de « burden of judgment ». Si l’on y combine la prise en considération du pluralisme irréductible des conceptions, il appert que la seule façon de parvenir à un argument fondé sur la raison publique est de pratiquer la méthode de l’évitement à l’égard de la doctrine compréhensive à laquelle on souhaiterait adhérer. Cette méthode traduit elle aussi le respect de la diversité irréductible qui caractérise toute société démocratique. Si l’on puise dans la tradition politique, en tenant compte des cultures politiques, on se doit de procéder à un arbitrage qui s’affranchit de tout particularisme, et ce, en n’oubliant pas les particularités et en les respectant.

Pour donner un exemple illustrant ce qui vient d’être mentionné, reportons-nous au débat qui oppose les libéraux individualistes aux philosophes communautariens. Cet exemple n’est pas anodin puisque Rawls cherche dans son ouvrage Libéralisme politique, ainsi que Paix et démocratie : le droit des peuples et la raison publique, à harmoniser les deux perspectives. Les philosophes individualistes avancent une conception de la personne comme antérieure à ses fins. Ils voient dans la personne individuelle une source ultime de revendications morales valides et ils considèrent l’autonomie individuelle comme une valeur fondamentale. Pour leur part, les philosophes communautariens soutiennent que la personne peut être définie par les croyances, les valeurs, les finalités et les projets qu’elle hérite de sa communauté d’appartenance. Ils estiment pour cette raison que la communauté est une source ultime de réclamations morales valides. À leurs yeux, le bien commun est une valeur fondamentale. Pour Rawls, ces approches, libérale individualiste et communautarienne, sont deux particularismes également respectables, mais la bonne approche est celle qui parvient à surplomber les deux doctrines pour en tenir compte.

Qui plus est, les deux positions ne sont pas incompatibles, car il est possible de respecter les deux conceptions de la personne, d’admettre que l’individu et la communauté s’avèrent deux sources ultimes de revendications morales valides et que l’autonomie individuelle et le bien commun sont des valeurs fondamentales. En somme, l’exigence d’un argument fondé sur la raison publique requiert de se sortir de son propre particularisme, mais dans le but de parvenir à formuler une approche qui respecte les particularités. Ce sera seulement à cette condition que l’on parviendra à des principes de justice stables. La même exigence d’arbitrage et d’équilibre s’applique d’ailleurs au traditionnel débat entre les tenants de la liberté des Anciens et les adeptes de la liberté des Modernes, ou entre les individus qui affirment l’importance des droits individuels de la personne et ceux qui soulignent l’importance des droits collectifs des peuples.

À la lumière de tout ce qui vient d’être discuté, nous estimons que les seuls principes acceptables seront ceux qui passeront le triple test du voile d’ignorance, d’un consensus par recoupement et d’une argumentation fondée sur la seule raison publique. Les trois méthodes doivent, chacune à leur manière, respecter la diversité irréductible des conceptions morales, religieuses, métaphysiques et philosophiques : en exigeant un voile épais, en imposant une contrainte de raisonnabilité à l’égard des doctrines compréhensives et en proposant la méthode de l’évitement.

Cette stratégie argumentative de Rawls met aussi en évidence un autre avantage de son modèle, c’est-à-dire sa capacité à donner un contenu normatif à ses principes de justice et un principe de légitimation. En effet, la critique d’Habermas mentionnée plus haut touche indirectement à la tension, examinée notamment par Alan John Simmons, entre la justification et la légitimité dans les théories du libéralisme. Ainsi, certaines théories du libéralisme vont donner une justification normative à des types d’institutions ou de politiques, mais sans pour autant penser de mécanisme de légitimation ou vice versa[47]. Or, le modèle de Rawls parvient à faire les deux par l’entremise d’un recours à deux niveaux de théorisation distincts. La double dimension du libéralisme politique de Rawls a été soulignée par Anthony Simon Laden, dans son analyse portant sur le débat Habermas-Rawls lui-même, où il met en évidence deux types de justifications dans la réponse de Rawls à Habermas : la justification philosophique, à laquelle on parvient de manière monologique par l’expérience de pensée de la position originelle[48] ; et la justification politique, c’est-à-dire celle qui est offerte aux concitoyens dans le contexte d’une délibération effective par l’intermédiaire de consensus par recoupement et de l’usage public de la raison. Ici, il y a tout lieu de croire que la justification politique est en fait un mode de légitimation au sens où l’entend Simmons. Pour approfondir le mode d’interaction entre ces deux niveaux de théorisation, nous introduirons maintenant une autre dimension de la pensée de Rawls : sa méthode de l’équilibre réfléchi.

2.2 La méthode de l’équilibre réfléchi

La méthode de l’équilibre réfléchi, qui est par ailleurs l’un des ingrédients essentiels de l’épistémologie rawlsienne, nous permet de mieux apprécier la valeur strictement heuristique des principes de justice obtenus de manière monologique et, conséquemment, de bien saisir la portée du fondement dialogique de la pensée de Rawls. Selon ce dernier, il faut parvenir à une conception de la position originelle qui soit adaptée à la réalité des sociétés contemporaines en raison d’une « adaptation bidirectionnelle » entre la théorie idéale et la théorie non idéale[49]. Par sa démarche méthodologique, il vise à « détailler le plus possible les modèles conceptuels applicables aux structures normatives problématiques des situations historiques[50] ». Plus précisément, et selon le vocabulaire employé par Rawls lui-même, la méthode de l’équilibre réfléchi implique une confrontation entre les principes de justice et ce qu’il appelle des « jugements bien pesés », définis comme « tous nos jugements, quel que soit leur niveau de généralité — qu’il s’agisse d’un jugement particulier ou d’une conviction tout à fait générale — […] susceptibles de posséder pour nous, en tant que personnes raisonnables et rationnelles, un certain caractère raisonnable[51] ». Ce sont, en d’autres mots, des jugements auxquels parviennent les individus concrets visés par sa théorie de la justice. 

La méthode de l’équilibre réfléchi de Rawls est souvent présentée comme une méthode de justification de ses principes de justice, prenant la forme d’un « contrôle a posteriori » dont la logique relève du cohérentisme vérificationniste[52]. Cela dit, la portée de l’équilibre réfléchi dépasserait largement celle d’une simple méthode de justification épistémique. Le projet de Rawls est en effet plus amplement structuré par une volonté de dynamiser le processus de théorisation en philosophie politique par l’entremise d’une intégration de la spéculation philosophique dans la réalité vécue des problématiques empiriques auxquelles son modèle cherche à répondre[53]. Rawls se montre d’ailleurs très clair sur ce point : la notion d’équilibre réfléchi se définit « par son objectif pratique […] et son aspect non fondationnaliste[54] ». Suivant la même logique, nous pensons que cette méthode a ultimement pour objet de créer, sur la base des principes de justice, les conditions de possibilité d’un consensus par recoupement tangible et d’une argumentation exploitant les ressources de la raison publique. Avec la méthode de l’équilibre réfléchi, on conçoit ainsi les principes obtenus de manière monologique comme des catalyseurs de consensus effectifs au sein d’une société réelle. Dès lors, on peut saisir aussi toute l’importance, pour Rawls, d’enrichir la position originelle avec des éléments de la théorie non idéale si l’on veut ensuite espérer que la théorie idéale puisse avoir, à son tour, un effet sur une société réelle en favorisant l’atteinte d’un accord effectif entre des citoyens réels portant sur une façon de gérer le vivre-ensemble[55].

2.3 Trois aspects de l’équilibre réfléchi

Une telle épistémologie requiert, de la part du philosophe politique, de se prêter à un délicat exercice de funambulisme conceptuel qui consiste à avancer prudemment et à éviter de tomber tant dans la simplification extrême que dans la contextualisation à outrance de sa réflexion. Il faut, en ce sens, parvenir à un modèle qui corresponde au juste milieu entre les prescriptions de la théorie idéale et les contingences de la réalité. Dans un exercice d’application du libéralisme politique de Rawls comme celui que nous proposons, cela se traduit par trois principales nuances : autour des finalités de la délibération politique, à l’échelle de l’unité de référence au centre du modèle et en rapport avec le mode de délibération priorisé.

2.3.1 Les finalités de la délibération politique

Il importe d’adapter la finalité que l’on associe à la délibération publique lorsqu’on s’intéresse au contexte non idéal de cette dernière. En d’autres mots, de quelle nature est l’accord auquel on s’attend que les citoyens parviennent concrètement ? Dans son ouvrage Libéralisme politique, dont la pierre angulaire est la question de la stabilité politique, Rawls considère qu’un modus vivendi n’est pas un accord susceptible de produire la stabilité politique « de la bonne manière », c’est-à-dire pour les bonnes raisons, ce que seuls permettent le consensus par recoupement et une argumentation exploitant les ressources de la raison publique : « Le type de stabilité qu’exige la théorie de la justice comme équité est donc fondé sur le fait qu’il s’agit d’une position politique libérale qui cherche à être acceptable pour les citoyens en tant qu’ils sont rationnels et raisonnables, libres et égaux ; cette position s’adresse donc à leur raison publique[56]. »

Rappelons ici que l’idée de modus vivendi fait référence aux simples accords stratégiques (et surtout contingents) entre des individus (ou des groupes)[57]. De prime abord, il est tentant d’objecter, comme plusieurs l’ont fait d’ailleurs, que de tels consensus par recoupement sont difficiles, voire impossibles, à atteindre dans les sociétés réelles et que ces dernières doivent, dans les faits, plutôt se satisfaire de modus vivendi. Certes, lorsqu’on ne considère pas pleinement les tenants et les aboutissants de la méthode de l’équilibre réfléchi de Rawls, cette critique pourrait sembler fatale à sa théorie, car force est d’admettre que la nature d’un tel consensus se révèle, en effet, particulièrement exigeante pour les citoyens.

Doit-on, pour autant, abandonner complètement sur cette base l’idée du consensus par recoupement ? Sans aller aussi loin, nous croyons tout de même utile d’apporter a priori certaines nuances à la théorie de Rawls à la lumière de cette critique sérieuse portant sur le caractère potentiellement inapplicable de l’idéal du consensus par recoupement. Heureusement, ces nuances nous permettront, du même coup, de pleinement mettre en valeur la finesse et les subtilités de la méthode de l’équilibre réfléchi chez Rawls. Nous avons vu que plusieurs philosophes politiques ont rejeté certaines prescriptions normatives du libéralisme politique de Rawls sur la base de l’impossibilité empirique de parvenir à un consensus par recoupement[58]. Or, pour contrer ce type de critiques, il est bien entendu possible, à l’instar d’Habermas, de s’attaquer à la prémisse empirique selon laquelle les conflits sur des conceptions différentes de la justice ne peuvent pas se résoudre par « la présupposition commune d’un consensus d’arrière-plan si formel soit-il », car de tels consensus seraient, dans les faits, inatteignables dans une société réelle. En guise d’exemple, et toujours selon Habermas, l’acceptation même du principe de vote à la majorité, que l’on observe empiriquement dans les sociétés démocratiques, s’expliquerait, ultimement, par une disposition au compromis qui relèverait d’une forme minimale de consensus par recoupement[59]. Toutefois, loin de nous engager comme le fait ici Habermas dans le débat entourant la possibilité empirique de l’atteinte d’un tel consensus, nous proposons plutôt d’inscrire la tension entre le consensus par recoupement et le caractère stratégique et contingent des accords auxquels parviennent les sociétés réelles dans une interprétation plus large de l’équilibre réfléchi. Comme cela a été précédemment indiqué dans l’ouvrage De la tolérance à la reconnaissance, nous jugeons tout à fait possible de supposer que les modus vivendi provisoires correspondent en réalité à une « phase intermédiaire » qui, en créant « les conditions favorables à l’expérimentation de la diversité », permettra ultimement « l’émergence de consensus à partir de l’expérience de cette diversité[60] ». Autrement dit, des modus vivendi provisoires, dans un contexte non idéal, peuvent créer les conditions de possibilité réelles du consensus par recoupement que prescrit la théorie de Rawls : c’est donc bel et bien une « utopie réaliste » pour reprendre sa propre expression.

Enfin, parmi l’ensemble des doctrines compréhensives, certaines sont davantage susceptibles d’être retenues en vue de se rapprocher de l’idéal de principes assurant la stabilité politique. Ce sont les doctrines que Rawls qualifie de raisonnables et donc de respectueuses de la diversité irréductible des doctrines compréhensives.

2.3.2 L’unité de référence de la théorie

Dans ses ouvrages Théorie de la justice et Libéralisme politique, Rawls élabore sa théorie domestique qui prend comme unité de référence des sociétés fermées, « dont nous n’entrons qu’à la naissance et dont nous ne sortons qu’à la mort[61] », alors que dans Paix et démocratie : le droit des peuples et la raison publique, on trouve sa théorie internationale dont l’entité de référence est plutôt le peuple détenteur d’un État souverain[62]. Or, c’est là manifestement un découpage analytique dont la fonction est, selon nous, une fois encore strictement heuristique. Un exercice d’application de la pensée de Rawls requiert nécessairement la prise en considération du caractère complexe des sociétés réelles où se mêlent considérations domestiques et considérations internationales. Le contexte québécois est d’ailleurs un exemple paradigmatique de société complexe où les considérations liées aux droits des peuples rencontrent celles qui découlent des droits des personnes. Nous aurons l’occasion de revenir plus longuement sur la question du rapport entre droits collectifs et droits individuels dans la partie 3 de notre article.

2.3.3 Le mode de délibération privilégié par la théorie

La troisième dimension de la méthode de l’équilibre réfléchi reprend essentiellement l’esprit général de la réponse de Rawls aux critiques d’Habermas dans son article de 1995. Nous avons précédemment introduit l’idée des deux niveaux de théorisation distincts dans le libéralisme politique de Rawls : l’un monologique et l’autre dialogique. Nous avons montré que ces deux niveaux fonctionnaient en tandem dans son modèle, car le premier niveau, qui correspond à la procédure abstraite et strictement spéculative de la position originelle, ne suffit pas pour fonder normativement les principes de justice. Ceux-ci doivent être ultimement soumis au débat public dans le but de parvenir à un consensus tangible, obtenu à la suite d’une délibération publique effective où interviennent les « jugements bien pesés » formulés par les acteurs réels visés. Or, cette réponse de Rawls aux critiques d’Habermas est elle-même partie prenante du cadre méthodologique plus général de son libéralisme politique, car elle permet de mieux comprendre en quoi les principes de justice obtenus de manière monologique n’ont qu’une valeur strictement heuristique : ils doivent être confirmés par un consensus effectif et fondés sur la raison publique dans le contexte d’une opérationnalisation de la méthode de l’équilibre réfléchi.

2.4 La théorie non idéale et le contexte politico-légal au Québec

Le cadre méthodologique rawlsien que nous venons de présenter rend possible l’exercice de philosophie politique appliquée auquel nous nous prêtons ici. Cet exercice est motivé, rappelons-le, par une volonté sincère de rendre compatible un idéal philosophique en matière de gestion de la diversité avec la réalité empirique du Québec. Même si les prescriptions d’un idéal rawlsien peuvent paraître, à plusieurs égards, incompatibles avec les visées politiques de l’actuel gouvernement caquiste, la méthode de l’équilibre réfléchi nous indique tout de même les modalités d’une possible interaction entre les prescriptions normatives du modèle de Rawls, conçues de manière surtout spéculative, et les éléments propres au contexte qui nous intéresse. De manière plus générale, ce cadre nous permet de mieux comprendre le rôle du chercheur en matière de philosophie politique et la manière dont il peut contribuer à la construction du droit.

À cet effet, rappelons ici que la pratique de l’équilibre réfléchi requiert une « adaptation bidirectionnelle » entre la théorie idéale et la théorie non idéale[63]. Il faut donc aussi anticiper la délibération effective en intégrant à la réflexion plus spéculative des éléments du contexte, et donc en ayant déjà recours à des « jugements bien pesés » obtenus de manière dialogique. Le philosophe politique se doit de fournir une orientation répondant à la fois aux exigences normatives des principes de justice et aux préoccupations exprimées par les individus visés. Ainsi, et pour nous positionner plus concrètement par rapport à l’objet spécifique de notre article, nous affirmons que notre pratique de l’équilibre réfléchi devra prendre en considération les intuitions morales formulées par l’ensemble des types d’acteurs qui composent la diversité québécoise et qui sont conséquemment touchés par la configuration de son mode de gestion de cette diversité. Les « jugements bien pesés » dont nous devons vérifier la cohérence avec nos prescriptions normatives sont alors notamment ceux qui sont formulés par la communauté d’accueil du Québec de même que ceux qui proviennent des groupes minoritaires historiques ou issus de l’immigration. Ce faisant, tant l’inquiétude identitaire exprimée par la communauté d’accueil que les intérêts fondamentaux des minorités doivent être pris en considération dans l’élaboration d’un modèle de gestion de la diversité.

Nous devons également être sensibles aux conceptions de la justice qui influencent les jugements sous la forme de doctrines compréhensives. En l’occurrence, dans le contexte québécois, les partenaires voient leurs interventions subir l’influence du républicanisme jacobin, du libéralisme individualiste et de la philosophie communautarienne. Il faut prendre acte de ces fardeaux respectifs qui alourdissent les jugements bien pesés, le tout en vue de s’en affranchir pour être en mesure de respecter la diversité des points de vue exprimés. En outre, on devra retenir les éléments essentiels de ces diverses conceptions pour que la solution proposée passe le test d’une argumentation fondée sur la raison publique.

3 Un regard rawlsien sur la LLE

En gardant bien en tête le cadre méthodologique du libéralisme politique de Rawls, nous pouvons maintenant parvenir à un modèle rawlsien de gestion de la diversité religieuse. Nous reprenons dans la partie 3 certaines des thèses centrales de l’interprétation des écrits tardifs de Rawls que nous avons défendue dans notre ouvrage. Notre objectif est ici d’extraire les éléments de notre précédente interprétation à partir desquels nous pourrons ensuite formuler une critique de la LLE, telle qu’elle a été proposée en 2019 par le ministre caquiste Simon Jolin-Barrette.

3.1 L’approche rawlsienne appliquée au Québec

D’entrée de jeu, nous voulons montrer que, si le voile d’ignorance est épais, nous ne saurions présupposer une formulation des principes inspirée seulement par l’individualisme moral ou par une philosophie communautarienne. Dans une société pluraliste comme celle du Québec, nous devons accepter les conceptions individualiste et communautarienne de l’identité personnelle. Cela implique de respecter ceux qui voient dans leur participation à des pratiques communautaires une expression de leur identité. Parmi celles-ci, le port de signes religieux ostentatoires peut constituer une telle pratique.

Si la liberté de conscience intervient dans la façon que la personne individualiste a de vivre sa religion, la communauté est une source d’inspiration pour la personne communautarienne. Il doit donc y avoir au moins deux sources de réclamations morales valides : l’individu et la communauté ethnoculturelle. Il faut aussi réaliser un équilibre entre les droits collectifs et les droits individuels ainsi que, dans le contexte de la gestion de la diversité religieuse, viser une conception de la laïcité qui garantisse la neutralité des institutions sans compromettre pour autant les droits des individus et des groupes minoritaires. Il est certes vrai que la LLE jouit actuellement d’un important appui populaire, et que le Québec a très certainement le droit collectif de se donner une charte de la laïcité. Cela dit, selon notre modèle, l’affirmation des droits collectifs du peuple québécois ne doit pas se faire aux dépens des droits individuels et des droits collectifs minoritaires. En d’autres termes, bien que le peuple québécois ait très certainement le droit de fixer les règles du vivre-ensemble sur son territoire, cela doit tout de même s’accorder avec les mécanismes de protection des droits qu’il s’est déjà donnés. Un tel droit collectif du peuple québécois doit donc nécessairement s’accorder avec la Charte québécoise. Il doit en outre s’harmoniser avec un principe de nécessaire protection des minorités. Nous puisons chez Rawls l’essentiel de la réflexion que nous proposons : celle-ci consiste en ce sens à rétablir l’équilibre, qui a été rompu par la LLE, entre les droits individuels et les droits collectifs dans la législation québécoise en matière de gestion de la diversité religieuse.

Notre façon de voir les choses présuppose que l’autonomie individuelle et le bien commun sont deux valeurs fondamentales qui doivent également se trouver en équilibre. Ces diverses positions concernant l’identité personnelle, les sources ultimes de revendications morales valides et les valeurs fondamentales forment un ensemble de principes auxquels on aboutit si l’on est placé sous un voile d’ignorance épais dans une société comme le Québec caractérisée par la diversité ethnoculturelle et religieuse. Ce devrait être un ensemble de principes sur lesquels on serait en mesure d’atteindre un consensus par recoupement. Certes, on ne peut pas s’attendre qu’un tel consensus surgisse entre les conceptions républicaine jacobine et libérale individualiste, qui affirment respectivement la suprématie de la république et la suprématie des droits individuels, mais rappelons que la règle à cet égard est de ne considérer que des doctrines compréhensives respectueuses les unes des autres. Celles-ci devraient alors tenir compte de l’idéal républicain d’institutions laïques et de l’idéal libéral d’individus libres. Une fois passée la confrontation entre des doctrines qui cherchent à s’exclure mutuellement, leurs promoteurs en arriveraient peut-être à définir un modus vivendi. Un consensus pourrait ensuite apparaître au sujet du principe selon lequel les institutions doivent être laïques et les individus doivent être libres. Cela veut dire qu’il faudrait confiner la laïcité au niveau institutionnel et donc souscrire à notre définition de la laïcité. Cette position signifie aussi qu’il conviendrait de tracer une limite entre la laïcité, qui s’applique au niveau institutionnel, et la sécularisation de la société, qui s’applique au niveau individuel.

Concrètement, notre proposition a pour conséquence de limiter au maximum les contraintes imposées aux individus, tout en exigeant de ceux-ci qu’ils s’abstiennent, lorsqu’ils sont des employés de l’État, de se livrer à une forme ou l’autre de prosélytisme. Les employés de l’État devraient toutefois avoir le droit de porter des signes religieux. Les seules limitations autorisées devraient éviter de s’appuyer sur une interprétation de la signification des signes religieux. Pour assurer une prestation de service qui garantit la qualité de la communication et de l’interaction, qui permet l’identification et qui sécurise le personnel, cette prestation devrait se faire à visage découvert. En ce qui a trait au personnel qui agit au nom de l’État et qui détient un pouvoir d’autorité coercitive, la tenue vestimentaire doit manifester de façon prédominante l’expression de l’autorité étatique, ce qui est par ailleurs compatible avec le port de signes religieux. Les gardiens de prison, les policiers, les avocats de la Couronne et les juges de première instance devraient ainsi porter un uniforme de circonstance, mais rien n’interdirait que de façon complémentaire ils puissent, en tant qu’employés de l’État, conserver le droit de manifester un signe religieux. Toutefois, les personnes en position d’autorité suprême devraient privilégier un maximum de neutralité. Rappelons que ces personnes ont la responsabilité d’incarner symboliquement l’État. On songe à un président de république, à un président du Sénat, au président de l’Assemblée nationale et aux juges de dernière instance[64]. Ceux qui, parmi eux, arboreraient, par exemple, un signe religieux sur la tête devraient porter un couvre-chef laïque par-dessus celui-ci.

La conception équilibrée que nous venons de présenter reflète bien le principe consensuel selon lequel les institutions doivent être laïques et les individus doivent être libres. Dans le même esprit, il ne faut pas espérer d’entrée de jeu de consensus par recoupement entre les personnes souscrivant à un modèle assimilationniste et celles qui promeuvent un modèle multiculturaliste. Le premier modèle exerce exclusivement une force centripète, tandis que le second y va d’une force centrifuge. Si l’on tient compte cependant des deux points de vue au départ sous la forme d’un modus vivendi, et que l’on juge éventuellement respectable la présence de ces deux forces concurrentes, on devrait être en mesure d’en arriver à un consensus par recoupement autour d’un modèle interculturaliste prenant la forme d’une politique de la reconnaissance réciproque et incorporant en son sein une obligation de respect à l’égard des minorités et une obligation d’intégration à l’endroit de la société.

Tout en rejetant les deux conceptions extrêmes de la religion qui en font respectivement une réalité objective ou, à l’opposé, une réalité purement subjective, on peut en venir à un consensus autour d’une conception hybride, soit un composé d’objectivité et de subjectivité. En d’autres termes, pour évaluer le bien-fondé d’une demande d’exemption individuelle à une politique commune pour des raisons religieuses, il convient de trouver un juste milieu entre un critère qui serait objectif comme celui de la « foi religieuse » en France et une approche strictement subjective comme celle du Canada avec le critère de la « croyance sincère[65] ». En ce qui a trait à l’idée d’un critère hybride, il y a lieu de se référer notamment aux travaux de Daniel Weinstock sur le sujet qui définissent une telle approche par la conjonction entre un recours objectif à « des textes faisant autorité » (authoritative script) et une neutralité interprétative laissant ainsi à l’individu le soin de choisir l’interprétation des textes sacrés auxquels il souscrit subjectivement[66]. Dans notre ouvrage, nous défendons un critère hybride semblable à celui qui est proposé par Weinstock[67]. Notons d’ailleurs qu’il est possible, là encore, de parvenir à ce juste milieu à la suite d’une confrontation des points de vue et de l’atteinte d’un modus vivendi. Plus généralement encore, tout en rejetant les extrêmes représentés par le républicanisme jacobin et le libéralisme individualiste, les doctrines compréhensives qui sont mutuellement respectueuses devraient souscrire à un libéralisme républicain ou, si l’on veut, à un républicanisme libéral.

Les principes qui ont été obtenus sous le voile d’ignorance et qui ont fait l’objet d’un consensus par recoupement peuvent également être dérivés de considérations relevant de la seule raison publique. Si l’on se sort de son propre particularisme culturel pour appréhender la diversité des particularismes et la diversité des cultures politiques, on sera amené à ne considérer que les conditions de respect mutuel et non la vérité, qu’elle soit scientifique ou métaphysique. À l’âge séculier, la religion ne peut plus occuper la première place et constituer le référent ultime auquel la société dans son ensemble doit se rapporter. Elle ne correspond désormais qu’à une option parmi d’autres. La même remarque s’applique cependant à la vérité scientifique. La forme de vie scientifique n’est pas la seule forme de vie possible, et elle doit prendre acte de la forme de vie religieuse. À notre époque, une masse critique de citoyens participent simultanément à ces deux formes de vie. En outre, si l’exigence d’appliquer la méthode de l’évitement est prise au sérieux, contourner son propre particularisme au profit d’une argumentation fondée sur la raison publique ne doit pas se traduire par l’atteinte de vérité scientifique réalisée dans l’esprit du Siècle des lumières ou dans l’atteinte d’une vérité métaphysique issue d’une révélation religieuse. La vérité doit être remplacée par la raison qui suppose le respect des particularismes et des cultures politiques.

Ainsi que nous l’avons montré, le libéralisme politique de Rawls passe le test de la raison publique, puisque les principes qui ont été obtenus sous le voile d’ignorance et qui font l’objet de consensus respectent en plus les théories de l’identité personnelle (individualiste et communautarienne), les sources de réclamations morales valides (la personne et le peuple) et les valeurs (autonomie et bien commun).

Dans les faits, le principe de séparation de l’État et des institutions religieuses ne doit pas être pensé sous une forme qui fait disparaître les particularismes religieux. La présence dans l’appareil d’État de personnes manifestant la diversité des postures à l’égard de la religion, la diversité des religions et la diversité des façons de vivre la religion ne remet pas en cause le principe de séparation, car il constitue, tout au contraire, une manifestation éclatante du principe de séparation. Loin de nuire à ce dernier, la diversité religieuse des employés au sein de l’institution montre que celle-ci est véritablement laïque, puisque des personnes aux diverses allégeances religieuses peuvent y travailler. Le principe de séparation ne doit pas effacer les différences. Il doit plutôt permettre d’accéder à une citoyenneté communément partagée, et il n’y a pas d’espoir d’y parvenir si les citoyens ne peuvent tolérer la différence. Oblitérer celle-ci n’est pas une manifestation de tolérance. Cela relève plutôt d’une gestion des intolérances. La raison publique, avons-nous dit, commande le respect des cultures politiques. Elle impose en particulier le respect des diverses façons d’assurer la neutralité des institutions. Si, dans plusieurs sociétés, la neutralité enjoint à l’État de ne pas intervenir du tout en matière de religion, dans d’autres sociétés, l’État assure sa neutralité en appuyant et en protégeant toutes les religions qui se trouvent sur son territoire[68].

3.2 Les débats autour de la question du signe religieux

Le modèle de Rawls nous permet aussi de repérer certaines failles majeures dans l’interdiction de porter un signe religieux prévue par l’article 6 de la LLE. Pour ce faire, nous concentrerons ici notre attention principalement sur deux des présupposés problématiques de l’article 6 : d’une part, sa conception des signes religieux comme des accessoires et, d’autre part, son interprétation prosélyte du port des signes religieux. L’article 6 de la LLE est au coeur du débat entourant cette dernière. Une analyse rigoureuse et charitable des présupposés problématiques de cet article s’avère donc essentielle de prime abord si l’on veut, par contraste, pleinement apprécier la fécondité d’une posture obtenue à la suite d’une argumentation fondée sur la raison publique.

Pour récapituler brièvement notre cadre théorique, soulignons que le libéralisme politique du Rawls tardif appartient à la famille d’approches que Jonathan Quong qualifie d’anti-perfectionnisme non compréhensif, en ce que ledit modèle est compatible avec plusieurs conceptions possibles et admissibles de la vie bonne, et qu’il cherche pareillement à se délester de tout présupposé métaphysique[69]. Cette neutralité métaphysique — s’articulant autour d’une conception strictement politique de la personne qui aménage la posture tant individualiste que communautarienne — implique alors une triple neutralité en matière de religion : en vertu des postures variées à l’égard de la religion (athée, agnostique ou croyant), en rapport avec le pluralisme religieux lui-même et à l’égard des diverses manières de pratiquer la religion (en privé, en association ou en communauté ethnoculturelle). Dans une pratique communautaire de la religion, les signes religieux ne sont pas nécessairement que des accessoires, contrairement à ce qui est présupposé par la LLE. En effet, la religion n’est pas pour tout le monde un élément se présentant comme un système de croyances détaché des personnes. Les moeurs, us et coutumes d’un groupe peuvent changer, tandis que la religion demeure à cause du rôle identitaire qu’elle est en mesure de jouer. Pour être neutre, l’État doit donc respecter l’expression passive et symbolique que représente éventuellement le signe religieux pour certaines personnes, car le port d’un signe religieux peut être une pratique associée à un groupe ethnoculturel. En empêchant les individus qui appartiennent à ces minorités ethnoculturelles de manifester leur identité, l’article 6 de la LLE va à l’encontre d’une conception véritablement libérale de la neutralité de l’État. En outre, cet article viole la Charte québécoise de même que l’article 18[70] de la Déclaration universelle des droits de l’homme et l’article 18 (3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[71].

À cela, d’aucuns répondront toutefois que l’argument rawlsien n’est valide que si et seulement si le port du signe religieux représente réellement une forme passive et strictement symbolique d’une appartenance ethnoculturelle. Or, certains estiment que le port d’un signe religieux est une forme de prosélytisme passif. Dans notre ouvrage sur le sujet[72], nous avons longuement étayé une typologie des actes illocutoires nous permettant de réfuter ce contre-argument. L’esprit général de notre réfutation est que le signe religieux n’a rien d’une forme de prosélytisme passif. Puisque la croyance est, pour des personnes, partie intégrante de leur identité communautaire de citoyens religieux, la manifester revient simplement à montrer de manière symbolique et passive leur appartenance à une communauté[73]. Pour le dire encore plus commodément, porter le signe religieux consiste strictement à signifier publiquement une conformité aux exigences performatives associées à une certaine appartenance communautaire. L’interdire sous prétexte que cette expression aurait une portée prosélyte est donc faux sur le plan de la compréhension du but perlocutoire du port des signes religieux : cette position force aussi l’individu à compromettre substantiellement son intégrité identitaire[74].

Il nous faut considérer ici un autre contre-argument, à savoir celui qu’avancent les personnes qui estiment que le hijab est en soi un symbole d’oppression, et que la LLE remplirait ainsi sa fonction émancipatoire en l’interdisant. Un des problèmes notoires de cette position est qu’elle confond la laïcité de l’État avec la sécularisation de la société. Il y a toutefois deux écueils additionnels que nous voulons souligner. En premier lieu, cet argument repose sur le présupposé selon lequel le consentement des femmes portant le foulard serait potentiellement illusoire. Nous avons mûrement considéré cette position et l’avons réfutée dans notre ouvrage paru en 2018[75]. D’un point de vue rawlsien, la thèse du consentement illusoire serait une perspective biaisée en faveur de la conception de la personne comme antérieure à ses fins, et cette théorie n’est donc pas compatible avec la posture métaphysiquement neutre du libéralisme politique. En second lieu, même si les défenseurs d’une interprétation foncièrement oppressive du hijab avaient raison, il n’en demeurerait pas moins que l’État, lui, ne serait pas en mesure, en raison de sa laïcité, de se prononcer là-dessus. La laïcité requiert la neutralité, et celle-ci exige en retour de ne pas se mêler de religion. En d’autres termes, si l’État interprète d’une certaine façon le foulard, il se mêle de religion. Il n’est alors pas neutre. D’ailleurs, l’interprétation du hijab comme symbole d’oppression s’appuie sur les significations qu’imposent comme une chape de plomb certains États au Moyen-Orient, mais le Québec n’est pas cette partie du monde, et les femmes libérées de ce joug qui vivent en territoire québécois accordent plusieurs significations différentes au signe religieux. Il y a un moyen terme entre, d’une part, donner le sens subjectif que l’on veut à un symbole et, d’autre part, postuler une seule signification objective déterminée existant indépendamment de sa propre personne. C’est en ce sens que nous adoptons une conception hybride de l’expérience religieuse telle qu’elle est vécue en Occident selon laquelle celui ou celle qui porte un signe religieux décide entre les multiples significations objectives à sa disposition au sein de sa religion.

Notons finalement que toute la force de notre argument s’appuie sur les conclusions auxquelles nous permet de parvenir le dispositif d’autoreprésentation qu’est la conception strictement politique de la personne chez Rawls. Si l’on parvient à montrer les limites d’un libéralisme s’appuyant sur une conception étroite et biaisée du rapport entre une personne et ses croyances, il s’en suit une conception de la neutralité de l’État qui ne peut en aucun cas admettre une interdiction du port des signes religieux comme celle que prévoit la LLE. La fécondité de notre approche ne se limite toutefois pas à une simple critique des entraves aux droits individuels et minoritaires : elle tient plutôt à sa capacité de penser le respect des droits des minorités ethnoculturelles, tout en concevant une reconnaissance des droits collectifs du peuple québécois. Toute notre argumentation suppose qu’il faille tenir compte des aspects identitaires liés au port du hijab. Par voie de conséquence, cette reconnaissance ne doit pas nous faire oublier les enjeux alors soulevés pour l’identité québécoise dans son ensemble. Cette forme de raisonnement à la fois nuancée et cohérente sur le plan philosophique est le propre d’une approche fondée sur la pratique de l’équilibre réfléchi.

Conclusion

Une approche rawlsienne reconnaît certes le droit collectif pour le peuple québécois de se donner une charte de la laïcité, mais encore faut-il que cette dernière mette en place une neutralité qui soit proprement institutionnelle. En d’autres mots, les institutions doivent être neutres, mais les individus et les minorités doivent demeurer libres. Loin d’être représentative d’une neutralité institutionnelle, la LLE comporte en fait d’importantes entraves au principe même de neutralité institutionnelle que permet de mettre en évidence notre cadre théorique : non seulement la définition caquiste de la laïcité cultive un sentiment antireligieux mais, de plus, elle intervient principalement à l’égard du signe religieux, ce qui impose un fardeau différencié d’une religion à l’autre en fonction de l’importance que revêt l’expression symbolique de la foi religieuse.

Même si l’appui majoritaire à la laïcité était motivé par un sentiment strictement antireligieux présent au sein de la population, celui-ci ne pourrait servir de justification à la CAQ pour défendre la LLE. La laïcité, telle qu’elle est par ailleurs définie par les quatre principes énoncés à l’article 2 de la LLE[76], requiert la neutralité à l’égard de la religion et non un sentiment antireligieux. Voilà donc une contradiction manifeste dans le fait que certains peuvent vouloir la prise en charge de leur sentiment antireligieux par l’État au nom du principe de laïcité. Ce faisant, ils confondent la laïcité de l’État et la sécularisation de la société. Ils peuvent certes critiquer avec respect la religion autant qu’ils le veulent, mais ils ne doivent pas projeter cette posture critique sur ce quirelève des prérogatives de l’État, car ce dernier cesserait alors d’être neutre, et ne serait pas conséquemment laïque.

Ajoutons à notre propos l’asymétrie entre le fardeau imposé aux autres religions par rapport à celui qui est exigé de la part des citoyens catholiques par cette version de la laïcité. En d’autres mots, les mesures prévues par la LLE se concentrent essentiellement sur les signes religieux que les chrétiens ne portent plus, mais que des membres au sein des minorités musulmane, juive et sikhe arborent. La LLE est, en ce sens, adaptée aux chrétiens, qui sont au Québec surtout catholiques. En outre, elle n’intervient pas pour appliquer de véritables mesures de laïcité, telles que l’élimination des subventions aux écoles confessionnelles et des crédits d’impôt aux organismes religieux. Or, ces écoles et ces organismes sont surtout catholiques. Par conséquent, la LLE convient parfaitement à une certaine expérience historique de la majorité chrétienne catholique, outre qu’elle favorise les écoles confessionnelles et les organismes religieux catholiques. Pour la sociologue Geneviève Zubrzycki, une telle contradiction à l’oeuvre dans cette vision de la laïcité a été rendue possible par un processus de « patrimonialisation du catholicisme » au Québec, par lequel les symboles issus de la religion catholique sont dissociés de leur portée religieuse dans l’imaginaire collectif pour ne devenir que des éléments du patrimoine historique de la nation québécoise[77]. Dans tous les cas, et ce, d’ailleurs, même si la LLE s’appuie notamment sur un sentiment antireligieux, elle demeure foncièrement « catholaïque » en ce qu’elle impose l’essentiel du fardeau de la laïcité aux autres religions, en laissant en place les privilèges du catholicisme.

À partir de Rawls, il est possible de concevoir la mise en place d’une version strictement institutionnelle de la laïcité comme un droit collectif du peuple québécois. Là où le bât blesse principalement avec la LLE est qu’elle adopte une conception de la neutralité qui est ultimement appliquée aux individus et non aux institutions. Ainsi, ceux qui interprètent les signes religieux comme véhiculant une apparence de partialité compromettent le principe de neutralité. En adoptant une telle interprétation des signes religieux pour justifier sa loi, l’État québécois sous le gouvernement de la CAQ est intervenu en matière de religion et a violé l’exigence de neutralité institutionnelle d’un État laïque. Notons qu’il n’est aucunement question, selon notre modèle d’inspiration rawlsienne, de subordonner la neutralité de l’État à la liberté de religion. Si l’on dit que l’État doit, pour être neutre, ne pas se prononcer sur la signification des signes religieux, ce n’est pas parce qu’il accorde une plus grande importance à la liberté de religion. Si la laïcité, qui est par définition institutionnelle, commande de ne pas statuer sur la signification des signes religieux, c’est au nom du respect de la diversité des postures multiples à l’égard de la religion, de la diversité des religions et de la diversité des façons de vivre la religion. Le respect de la différence morale, philosophique et religieuse est un bien collectif pour la société dans son ensemble et une garantie de stabilité. La laïcité de l’État et la liberté de religion individuelle sont deux principes qui doivent être mis en équilibre sans que l’un domine l’autre.