Dans l’imaginaire d’un créateur

Entretien avec Christopher Sheldrake

DOI : 10.35562/iris.2486

p. 111-116

Plan

Notes de la rédaction

Une revue scientifique, a fortiori consacrée à l’imaginaire, doit parfois s’autoriser à dépasser ses propres règles, à faire un pas de côté… La réflexion se nourrit aussi de l’expérience des acteurs de l’imaginaire. Le logos doit alors se mettre à l’écoute de la poiesis. Nous livrons donc aux lecteurs d’Iris des extraits d’un passionnant entretien avec l’un des meilleurs connaisseurs et créateurs de la culture du parfum…

Christopher Sheldrake, membre du club très fermé des « nez » célèbres, est directeur de la recherche et du développement des parfums Chanel. Son nom est également associé à la création de nombreux parfums chez Serge Lutens. Les propos de Christopher Sheldrake ont été recueillis par Patrick Pajon (Centre de recherche sur l’imaginaire, Grenoble).

Texte

Cultures et imaginaires olfactifs : un monde de subtilités

« J’ai beaucoup voyagé et créé des parfums pour différents pays, ce qui m’a permis de constater que selon les cultures, les goûts changent. Prenons l’exemple de l’épice de cardamome… En Inde on fait cuire le riz avec la cardamome pour le parfumer ; comme dessert on mélange la cardamome avec du lait concentré sucré. D’ailleurs c’est une épice, fréquemment exploitée. En Hollande, on adore aussi cette épice car ce sont les Néerlandais qui l’ont rapportée en Europe, elle parfume le vin chaud et est souvent présente dans leur cuisine ! En France, on ne la déteste pas, aux États‑Unis cela change selon les villes ! Dans le Sud-Ouest ou en Californie, c’est une odeur acceptée, mais pas à New York, car elle est associée au port, aux pêcheurs et au poisson pourri… En effet, la cardamome présente une note proche de l’eucalyptus, mais également un aspect un peu poissonneux que les New-Yorkais n’apprécient pas.

Autre exemple, en Chine contemporaine. Après la révolution culturelle, tout ce qui était de l’ordre du plaisir esthétique a été banni. Le marché du parfum y est aujourd’hui assez complexe, car les grands-mères n’en comprennent pas l’intérêt, les mères sont un peu gênées par l’idée, et la jeune génération, qui aimerait bien porter un parfum pour se mettre en valeur, a encore du mal à saisir la notion de plaisir personnel associé au parfum, au‑delà des « recettes » préconisées par les magazines. Pour réussir une négociation tel parfum, pour séduire un garçon tel autre… Un peu comme dans la médecine chinoise !

En revanche, en Inde, et plus largement sur l’ancienne route de la soie, l’utilisation du parfum est très développée. Une tradition que j’aime beaucoup est celle qui consiste, après un mariage indien, à mettre une goutte de parfum sur le dos de la main de chaque invité. Rentrés chez eux, ils se souviendront encore du mariage. Je compare cela au sachet de dragées que l’on emporte ici. C’est une forme de lien social.

Dans les pays arabes les plus riches, on utilise du bois de oud, ou bois d’agar, qui est brulé pour chasser le « mauvais œil », pour offrir une ambiance propice à l’accueil, et créer un environnement qui stimule la sensualité. Et d’ailleurs, j’ai lu que lorsqu’on le brûle, l’encens possède un effet « hypnotique », il rend les gens plus réceptifs. Les élites arabes, indiennes, japonaises, voire chinoises continuent d’adorer le oud, mais ce n’est pas du tout compris en Occident.

Il y a certes une globalisation par le marché, et Chanel y contribue (rires), mais il reste des cultures olfactives spécifiques. Par expérience, nous savons que les Japonais contemporains n’aiment pas les notes animales, les Nord-Américains non plus, car ils les considèrent comme « sales ».

Cela n’était d’ailleurs pas vrai, il y a une centaine d’années, car toute la vie était plus « sale », plus « sauvage », plus liée au contact avec les animaux. On portait du cuir, il y avait de la fumée de cigares ou de pipes, les odeurs de cuisine étaient plus fortes, on brûlait du bois ou du charbon pour se chauffer, on se lavait moins, on était plus animal…

Dès lors, on peut aussi constater une sorte d’affadissement de notre univers olfactif. Dans ce bâtiment, il est interdit de fumer, il y a une climatisation, l’odeur est celle de la colle de la moquette quand on la change. Notre environnement devient plus « propre », alors que l’odeur fait partie de notre vie. L’odorat est absolument « essentiel ». L’odeur renvoie au corps, à l’instinct, à ce qu’il y a de plus primitif en nous, signalant par exemple ce qui est dangereux. Mais au‑delà, pensez à la nourriture : sans le nez pas de goût ! On se limiterait à quatre catégories : l’amer, l’acide, le sucré, le salé. Comment apprécier la vie et les bonnes choses ? »

Une affaire d’âme

« Lorsqu’on se lève le matin… on met un parfum pour se sentir bien. Nous vivons actuellement dans un monde agressif, de crises et de doutes, et je crois que l’on veut aussi être rassuré par un parfum. Nous sommes dans une période où l’on fait des parfums « pour soi » d’abord, pour être dans un cocon alors que, dans les années 1980, il s’agissait de frimer avec son parfum.

Mais, si l’on sort le soir et que l’on veut être belle, séduire, on choisit alors un parfum pour transmettre quelque chose à l’autre. Tout est donc affaire de situations. Et même le week‑end, on peut se permettre de choisir un parfum « confortable » qui peut sentir plus fort, être plus sauvage. On n’est alors ni dans la fonctionnalité, ni dans la séduction, mais dans la détente… Tout ceci n’est d’ailleurs pas forcément conscient. Trouver un parfum qui séduit n’explique pas pourquoi il séduit, car tout repose sur notre idée de la séduction. Le parfum qui séduit transmet ce que nous pensons que nous voulons transmettre. Dans le domaine du parfum, il n’y a d’ailleurs pas ici d’équivalent du miroir pour contrôler son image olfactive. Ce que nous sentons n’est pas ce que l’autre va sentir. Il s’agit du sens qui est le plus éloigné de ce que l’autre ressent, d’autant plus que notre cerveau se ferme rapidement à cette nouvelle odeur que nous portons, pour s’intéresser à d’autres qui se présentent.

Par contre, je suis persuadé que l’on « se sent bien » ou pas « dans un parfum ». Et ce qui était exquis sur une autre personne ne produira sans doute pas le même effet sur soi‑même… L’essentiel est de trouver un parfum qui communique quelque chose de ce que nous imaginons devoir communiquer, et qui en même temps nous transforme suffisamment de l’intérieur pour augmenter notre confiance. Le parfum n’est donc pas une seconde peau, il s’approprie notre peau, mais nous devons aussi rester nous‑mêmes. Il y a eu des parfums tellement forts, dans les années 1980, que les personnes devenaient des « porte-parfums ». C’était alors le parfum qui se présentait en société !

En réalité, chacun cherche « son » parfum, celui qui fait partie de lui et ne le dissimule pas. Celui qui lui permet de se singulariser, comme il le veut. Il y a une quête du parfum « juste » pour soi, et juste « pour soi ». Chaque parfum possède une « âme », et comme chaque individu est la somme, totalement personnelle, de ses émotions olfactives, c’est une affaire de rencontre entre deux âmes…

Il y a d’ailleurs aujourd’hui presque autant de parfums dits de niches que de parfums de masse, car les consommatrices veulent désormais beaucoup plus de choix. Elles sont d’ailleurs beaucoup plus éduquées au parfum qu’auparavant. N’oubliez pas que le parfum était autre fois une affaire d’élite, touchant à peine 5 % de la population, avec de nombreux parfums faits sur mesure. La massification du marché a développé un premier niveau de connaissances générales, et maintenant il me semble que l’on entre dans l’ère des amateurs, des connaisseurs, qui est plus large que l’élite du passé. Prenez le domaine du vin : c’était une élite qui était connaisseur, alors qu’aujourd’hui il y a de nombreuses foires aux vins, tout le monde s’y intéresse et apprend. Plus généralement, je pense que les individus ont désormais soif de connaissances, de mettre des mots sur leurs expériences, de pouvoir raconter. Mais ils recherchent également de l’originalité, pas forcément de la très haute technicité dans le parfum. Ils veulent sentir des notes originales pour exprimer des choses spécifiques…

Il y a d’ailleurs de nouveaux territoires olfactifs qui sont en train de s’ouvrir. L’imaginaire olfactif s’enrichit. Par exemple, on parle désormais des parfums urbains, alors qu’avant ce qu’il fallait aimer c’était évidemment la nature ! On évoque les notes du goudron, de l’acier, de la laine de verre… Ce sont les nouveaux souvenirs d’enfance qui ont toujours été présents dans l’imaginaire olfactif. Angel de Thierry Mugler évoque la « barbe à papa » des fêtes foraines.

Depuis le début des années 1990, il y a également une assimilation de la modernité à la transparence avec l’ozone, les notes aqueuses. Son emblème serait L’eau d’Issey dont Issey Miyake souhaitait effectivement qu’il « sente l’eau », l’eau d’une mer propre. Nous sommes dans cette période où l’on cherche un sillage évanescent, ni agressif, ni lourd, mais facile à percevoir. Le Chanel No 5 Eau première que nous avons créé s’inscrit dans cette ère du léger mais très présent. »

Le moment de la création : accords et imperfections

« Ce que l’on créé est le résultat de notre vécu. Il y a de la science et de la technique qui sont importants, pour la stabilité et la compatibilité du produit, mais on n’y pense même pas car c’est un savoir incorporé. On sait aussi ce qui se passe sur le marché, et quels sont les ingrédients et les notes qui plaisent.

Quand on écrit ces notes sur une page blanche, commence le processus de création. Imaginons qu’il s’agisse d’un « parfum féminin, fleur blanche, fruité », par exemple la tubéreuse qui est une fleur magnifique avec une note médicinale (mais comme cet aspect médicinal est mal accepté on va le diminuer). Dans cette tubéreuse il y a un effet « Piña Colada », noix de coco, litchi… Ces éléments vont être inclus dans la description du parfum. Une fois obtenus les éléments-clés de notre idée, se pose la question de savoir comment entreprendre sa création. Ce sera toujours avec un accord, un accord fort, avec le moins de produits possible et qui exprime notre idée de la manière la plus forte possible. Il se peut qu’à la fin la formule comporte une soixantaine d’ingrédients, mais l’idée doit déjà être là avec trois ou quatre. Dans notre exemple, je vais probablement commencer avec une note noix de coco, une note jasminée, et une note médicinale que je connais bien pour créer cet accord. Si cet accord est solide, je commencerai à construire par‑dessus.

Et quand je suis en train d’imaginer tout cela, je vois des couleurs. Pendant que je vous parlais, j’ai vu des fleurs, des femmes, des images vécues ou rencontrées… Je me suis vu en haut d’un escalier regarder une cuve de tubéreuses en train d’être préparées… Je me souviens de leur odeur… C’est un flux d’images dissociées, et d’odeurs. Et je sais que cela m’arrive aussi d’être inspiré par la musique. Pour cela Mozart est fabuleux, mais j’aime bien Queen aussi (rires). La musique m’emmène dans des états où je n’irais pas sans elle.

La vraie création, pour moi, n’est d’ailleurs pas loin de la folie. Je crois que c’est lorsqu’on est le plus détaché que l’on est le plus créatif.

Si on accepte le fait qu’il n’y a pas de « mauvaise » idée a priori, alors il faut aller explorer tout ce qui se présente. Dans les parfums de création on essaie en permanence de nouvelles formules, de nouvelles combinaisons. Parfois il semble que quelque chose soit intéressant et il faut alors se dire, « où est l’idée ? ». Commence alors une phase de « découverte » en enlevant des notes qui ne sont pas essentielles, en dévoilant, un peu comme en sculpture, le sujet qui est à l’intérieur. Mais il se peut que l’on découvre aussi une chose différente de ce que l’on avait imaginé : il faut alors faire preuve de sérendipité pour accueillir ce cadeau !

Pour créer des parfums, il faut aussi savoir les décrire. Lorsque je suis venu à Paris, à l’âge de 22 ans, j’ai loué un appartement, et dans la salle de bains il y avait un meuble. En ouvrant l’un des tiroirs, j’ai senti des odeurs de maquillage, c’était fabuleux, et pour un jeune homme comme moi, c’était le tiroir de la féminité. J’ai décrit cette odeur avec son côté boisé, son côté poudré, la rose, le géranium… C’est resté de côté pendant des années, et un jour j’ai créé une formule qui devait sentir comme mon tiroir. Cette formule, je l’ai appelée « tiroir de maquillage »… Mais ce processus d’écriture va plus loin encore. J’écris naturellement les ingrédients que je sens en imagination, mais je note aussi les associations d’idées, ou les couleurs qui me viennent, les associations aussi avec d’autres parfums connus… Et il m’arrive aussi de faire des dessins.

Il est en réalité très difficile de terminer un produit, une création, même si on se dit à un moment donné « c’est terminé ». Mais comment le sait‑on ? Car la fin n’est souvent pas un cercle fermé. On laisse le cercle ouvert ! Et pourtant il y a un moment où ça tient debout, tout seul. Parfois je termine un produit sur le plan technique, mais je me pose la question : a‑t‑il une vie ? C’est même une question que je me pose pour chaque parfum : a‑t‑il une vie ? Parfois je dis non, il faut encore rajouter quelque chose… Pour que ce parfum « vive ». Cette « vie » est la différence entre un « sent bon » et quelque chose qui a de l’âme. Il y a des parfums qui sont « techniques », pour se sentir frais le matin par exemple, et d’autres où l’on se sent « accompagné ». Peut‑être est‑ce cela le parfum : notre « ange gardien ». Ce parfum qui a une vie accompagne notre vie.

Honnêtement, je n’ai jamais créé un parfum parfait. La perfection ne peut être que technique, mais il faut de l’imperfection pour qu’il y ait de la vie dans le parfum. Un parfum qui n’est pas parfait a d’ailleurs plus de chances de devenir quelque chose lorsqu’une personne va le porter. Un « cercle fermé » dans un flacon sera de toutes manières un cercle cassé sur la peau. Tout cela est assez imprévisible. Dans l’industrie du parfum, il y a évidemment beaucoup de molécules qui sont stables et sentent de manière quasi identique selon les peaux. Mais ce qui varie, ce sont les « naturelles », qui sont par ailleurs des mélanges complexes de molécules. Un extrait de jasmin comporte 140 molécules organiques qui peuvent évoluer. Un parfum comportant des matières naturelles évoluera plus sur la peau qu’un parfum ne comportant que des molécules de synthèse. C’est le cas avec la plupart des parfums Chanel qui contiennent beaucoup de naturels. Sur chaque peau, l’odeur est légèrement différente. Le No 5, le parfum le plus vendu au monde, ne sent pas la même chose tout le temps. Même dans son flacon fermé, hermétique, ce parfum est vivant et change de couleur… Et il « vieillit » très bien.

Tous les parfums qui sont créés et développés chez Chanel sont basés sur les règles données par Gabrielle Chanel. C’était la première fois que quelqu’un avait voulu « un parfum de femme à l’odeur de femme », plutôt que le muguet ou la rose. Par ailleurs, elle voulait un parfum qui soit « composé », c’est-à-dire ne représentant pas la nature mais se revendiquant comme une création. Tous les parfums Chanel sont hyper-féminins, mais surtout abstraits. Dans le cas du No 5, cette abstraction était soulignée par l’utilisation des aldéhydes qui ont donné un goût très original à ce bouquet riche de fleurs. Et donc le No 5 ne renvoie pas à une fleur précise. Enfin, Chanel souhaitait un parfum qui ne soit pas « à la mode », c’est-à-dire démodé peu après. Tout ce que nous créons, nous ne le créons pas à une échéance de quelques années, mais en essayant de prendre en compte une « époque » plus vaste. C’est ce qui se passe en profondeur dans la société qui est important, pas ce qui se passe aujourd’hui. Nous créons les parfums d’une époque et non d’un moment.

Par exemple, la distinction forte entre parfums « féminins » et « masculins » n’était pas si évidente au xixe siècle : les hommes, surtout les dandys, portaient ces parfums à la rose, à la giroflée, ou à l’œillet. L’émancipation de la femme, qui a connu un temps fort dans les années 1970, a vu les femmes commencer à porter des parfums dits plus « masculins » : davantage boisés, plus d’extérieur, et moins fleuris. On était alors dans une situation où les hommes avaient des parfums plus « féminins », et les femmes des parfums plus « masculins », tout ceci évidemment selon les critères du moment. Les entreprises du parfum ont alors entrepris de vendre aux hommes des parfums vraiment masculins. Je me souviens d’ailleurs qu’en Angleterre on a utilisé un boxeur très musclé pour vendre du parfum aux hommes (rires) ! À la même époque, on a aussi présenté le parfum comme un après-rasage…

Actuellement, beaucoup de femmes aiment porter des parfums pour homme, mais ces parfums sont redevenus plus « féminins ». Notre parfum Bleu a un côté masculin, boisé sec, mais il y a une fraîcheur, une floralité, un aspect musqué qui convient très bien aux femmes. De même, les Exclusifs de Chanel ne sont pas spécifiés, ni pour homme, ni pour femme.

Il s’agit simplement de choisir un parfum que l’on aime ! »

Citer cet article

Référence papier

Christopher Sheldrake et Patrick Pajon, « Dans l’imaginaire d’un créateur », IRIS, 33 | 2012, 111-116.

Référence électronique

Christopher Sheldrake et Patrick Pajon, « Dans l’imaginaire d’un créateur », IRIS [En ligne], 33 | 2012, mis en ligne le 17 octobre 2021, consulté le 12 juin 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2486

Auteurs

Christopher Sheldrake

Directeur de recherche et développement, parfums Chanel

Patrick Pajon

CRI, Université Stendhal – Grenoble 3

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