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Le défi de Vatican II, depuis l’origine, pour le catholicisme romain, c’est la catholicité. C’est le défi de Vatican II pour le catholicisme jusqu’à aujourd’hui. Le défi de la catholicité est également celui des Églises protestantes, toutes tendances confondues. Et il est celui de l’Orthodoxie.

Si la présente contribution est d’un théologien protestant, elle ne vient pas pour autant simplement de l’extérieur du catholicisme. « Nostra res agitur », disait W. Visser’t Hooft, le secrétaire général du Conseil Oecuménique des Églises, lors de l’annonce du Concile par Jean XXIII — « cela nous concerne », et donc les Églises protestantes, y compris l’Église anglicane, et également l’Orthodoxie. Tout en se limitant pour l’essentiel au catholicisme romain et donc au défi, pour ce dernier, de Vatican II, la présente contribution n’est cependant pas sans portée pour les principales familles protestantes et pour l’Orthodoxie ; en effet, il y a toutes sortes de correspondances dans les autres Églises chrétiennes, et d’abord dans les différentes Églises protestantes, avec ce qui est dit ici concernant le catholicisme romain et la catholicité. Mais ces correspondances apparaîtront plus implicitement qu’explicitement, car elles ne sont pas l’objet de notre propos. L’option de cette contribution est de porter un regard de théologien protestant sur Vatican II.

Quel est le sens, et la légitimité, de cette approche ? Tous deux tiennent à l’unité de l’Église du Christ. Si celle-ci n’existe empiriquement que dans des explicitations variées, différentes les unes des autres et, parfois, en tension les unes par rapport aux autres, elles ont toutes leur source et, partant, leur critère dans l’Église du Christ et donc plus précisément dans le Christ. Elles sont ainsi toutes renvoyées à ce dernier et les unes aux autres, car chacune comporte dans sa spécificité, avec toute l’ambiguïté qui peut par ailleurs la caractériser, quelque chose de l’Église du Christ. Le dialogue réciproquement critique, qui se nourrit de la relation au Christ, ressortit ainsi à leur essence même. Il est une exigence de la vérité en tant que fraternelle ; il est une exigence de la fraternité en tant que vraie. Tout esprit de supériorité et ainsi d’arrogance des uns vis-à-vis des autres lui est autant contraire que l’indifférence réciproque. Jean XXIII a associé au Concile des observateurs venant d’autres Églises que l’Église catholique-romaine. Le dialogue suppose et implique la participation à l’autre. Cette phrase dit à elle seule, là où elle devient réalité, comment s’effectue, dans et entre les Églises, l’Église du Christ au sein de la société humaine.

Nous abordons dans la contribution qui suit deux points : 1) La nouveauté de Vatican II ; et 2) Le défi de Vatican II. Dans une autre contribution[1], seront abordés deux points complémentaires, à savoir : L’échéance — et le kairos — de Vatican II ; et La catholicité de Vatican II.

I. La nouveauté de Vatican II

Un événement comme celui de Vatican II appelle plusieurs approches ; elles sont, généralement, des variantes de deux approches différentes, l’une historique, l’autre théologique.

Il est clair que l’ultime vérité d’une affirmation théologique ne peut existentiellement s’éprouver que dans la participation à elle, et que l’ultime participation est de l’ordre de l’indicible et donc du silence — on parle alors de théologie apophatique ou mystique.

Les deux approches, historique et théologique, ne s’excluent pas. On peut cependant constater qu’elles tendent, chacune, à s’absolutiser, soit l’une par rapport à l’autre soit les deux prises ensemble par rapport à ce qu’elles ne prennent pas en compte. L’absolutisation est une fuite, dans un cas une fuite dans l’histoire, dans l’autre cas une fuite dans la théologie ; elle peut aussi être une fuite dans les deux. La fuite est celle devant le réel.

L’affirmation vaut de manière générale. La fuite dans l’histoire tout comme celle dans la théologie a caractérisé des pans entiers du catholicisme romain traditionnel et donc d’avant Vatican II. Certes, le catholicisme romain traditionnel n’est pas réductible à ce qui est ici mis en avant, mais ce qu’il porte en lui comme réalité spirituelle authentique n’a qu’à gagner de cette nomination de ses dérives.

Fuite dans l’histoire : histoire des fondements de la foi et de l’Église chrétiennes et donc des saintes Écritures judéo-chrétiennes, histoire également des conciles ainsi que des moments marquants de l’Église. Isolement et ainsi absolutisation de cette histoire par rapport à l’histoire générale.

Fuite dans la théologie : absolutisation théologique de l’histoire comprise comme indiqué, et donc des saintes Écritures, des conciles, des moments marquants de l’Église.

L’histoire étant considérée comme ayant son pôle de référence dans le passé, tendance de l’approche concernée au fondamentalisme (absolutisation des fondements de la foi et de l’Église chrétiennes et donc des saintes Écritures) et/ou à l’intégrisme (absolutisation de tel moment de l’histoire de l’Église), autrement dit à la restauration : le salut est dans le passé.

Le pôle passé de l’histoire étant par ailleurs considéré comme porteur et dynamique dans le présent, tendance de l’approche concernée à la fois à l’adaptation du passé au présent et au développement des potentialités du passé dans la suite de l’histoire et donc à l’actualisation : le salut est dans la puissance d’actualité du passé.

Tentation de fuite aussi de la théologie mystique, là où elle se dilue dans une forme de spiritualisme désincarné ou là où elle se comprend comme une évasion par rapport au réel considéré comme le lieu du mal.

Le catholicisme romain traditionnel est accompagné, tout au long des siècles, par la triple tentation notée :

  1. le particularisme absolutisé de la compréhension qu’il a de lui-même, soit considéré au sens intensif ou ad intra comme autosuffisant (dans le sens du communautarisme) soit au sens extensif ou ad extra, à prétention universaliste, soit les deux : sous ses deux formes, il est théocratique ;

  2. le supranaturalisme de sa compréhension de Dieu, celui-ci régissant le monde — et l’Église — de l’extérieur ; on parle ici de l’extrinsécisme de la révélation de Dieu et donc de l’extériorité de la transcendance par rapport à l’immanence : le salut (qui est donné dans le passé et qui s’actualise dans le présent) s’origine dans un autre monde, un sur-monde (supra naturam) ;

  3. l’an-historisme de la théologie mystique en tant que théologie de l’expérience de Dieu, pour autant que celle-ci est considérée comme se situant à part le monde, hors de lui.

Nous parlons de tentations du catholicisme romain. Une tentation, c’est une tendance vers une dérive, vers un fourvoiement. La dérive est dérive par rapport au réel. Nous y reviendrons.

La triple tentation du catholicisme romain traditionnel et donc d’avant Vatican II est certes encore celle du catholicisme conciliaire, marqué par Vatican II, et donc après lui. On peut évaluer Vatican II soit en fonction de ces tentations et alors y voir, dans ce qui est sa nouveauté, une parenthèse dans l’histoire du catholicisme romain qui est inéluctablement appelée à se refermer, soit au contraire en fonction de sa nouveauté et donc de la façon dont il tend à dépasser la triple tentation du catholicisme romain d’avant lui. Le catholicisme romain est placé, par Vatican II, devant la question de sa nouveauté possible : la question est celle de sa catholicité. Vatican II est un enjeu pour le catholicisme, car la catholicité est un enjeu pour lui.

La question, ou l’enjeu, tient à la nouveauté de Vatican II. Quelle est cette nouveauté ? Elle est celle d’une acceptation positive — critiquement positive — du défi du réel par le Concile. Vatican II définit une nouvelle approche de l’histoire et de la théologie, irréductible à celles qui ont prévalu dans le catholicisme traditionnel. Vatican II thématise non seulement l’histoire particulière de la tradition de foi qui porte le catholicisme mais l’histoire générale, inscrivant — en tout cas dans son intention — dans son champ de visée à la fois les autres Églises, les autres religions et l’humanité entière ; non plus un Dieu supranaturaliste, dans le sens d’une « religion d’autorité », mais un Dieu qui a partie liée avec ce monde et l’humanité et dont la transcendance s’atteste par conséquent comme inhérente à l’immanence, comme transcendance de l’immanence ; non simplement une foi-refuge comme elle l’est dans la tendance restaurative du fondamentalisme et de l’intégrisme, ni une foi simplement d’actualisation et d’adaptation des données fondatrices du passé, mais une foi-source : celle-ci implique certes les données fondatrices qui nous viennent du passé mais les dépasse aussi du fait que Dieu est le Dieu vivant — il est, selon la formulation du livre de l’Apocalypse, « celui qui est (c’est-à-dire : aujourd’hui, et c’est à partir de là que nous l’approchons, le reconnaissons et l’attestons comme celui) qui était et qui vient ». La source est source dinspiration et d’orientation : elle est fondement vivant de renouvellement de la vie dans le sens d’une nouvelle possibilité de vivre, et ce dans et à travers les conditions données de la vie et donc du réel.

La nouvelle approche de Vatican II tient à la corrélation essentielle entre l’Église et les Églises, le christianisme et les religions, le particulier et l’universel ; entre Dieu et le monde, la transcendance et l’immanence ; entre la foi et le réel. Pas de fuite, dans cette approche, dans un particularisme exclusiviste, dans une théologie doctrinaire et dogmatiste, dans une île des bienheureux, tous trois des formes d’un dualisme fondamental. Vatican II marque la reconnaissance, par l’Église romaine, du réel et du défi qu’il représente pour elle, pour son autocompréhension, sa compréhension de Dieu et la compréhension de la foi. À Vatican II, le catholicisme de la deuxième moitié du xxe siècle atterrit dans l’humanité telle qu’elle est devenue, dans la conscience de la fin de sa prétention multiséculaire soit à construire un autre monde à côté du monde réel soit à maîtriser le monde réel. Vatican II est un acte d’humilité de l’Église catholique-romaine, une nouvelle appréhension du réel comme réel habité, dans toute son ambiguïté, par Dieu, un acte de conversion au Dieu du réel.

II. Le défi de Vatican II

La nouveauté de Vatican II, c’est aussi le défi de Vatican II, qui est de réconcilier le catholicisme romain avec la catholicité, et la catholicité avec le catholicisme romain. Car Vatican II veut être un concile non d’excommunication mais d’union, de communion, autrement dit non de délimitation mais d’intégration.

Le catholicisme romain traditionnel, caractérisé comme particularisme absolutisé, est une Église de la délimitation et, partant, de l’exclusion. La délimitation se fait vers l’extérieur, vers le réel extérieur : confrontation conflictuelle entre deux règnes, le règne spirituel et le règne temporel, pour autant que le dernier revendique son autonomie par rapport au premier. L’histoire de cette confrontation est longue et va, depuis la querelle des investitures au Moyen Âge jusqu’à ce qu’on appelle la crise moderniste qui est, dans un sens général, le conflit de l’Église catholique-romaine avec la modernité. Face au réel extérieur — extérieur parce qu’il ne se laisse pas intégrer par l’Église —, celle-ci se délimite comme Église par rapport à ce qui n’est pas elle. La délimitation se fait également vers l’intérieur de l’Église. Alors que celle-ci, pourtant dispersée entre l’Orient et l’Occident et leurs sensibilités respectives, l’un caractérisé par la philosophie grecque à dominante platonicienne et ainsi contemplative, l’autre par l’esprit d’organisation romain et ainsi juridique, avait maintenu, vaille que vaille, pendant des siècles une unité de fond, c’est-à-dire dans la foi, en tout cas formelle, apparente, même si elle était déjà travaillée par des ferments de division liés à la différence des cultures, donc des peuples et des histoires, la particularité des uns par rapport aux autres et donc le particularisme finit par l’emporter : c’est le schisme de 1054 entre l’Orient et l’Occident. Il sera suivi au xvie siècle, au moment de la Réforme protestante, du schisme à l’intérieur de la chrétienté occidentale, tout comme celle-ci aura été marquée entre les deux moments et sera encore marquée par-delà le xvie siècle par toute une série d’autres — mais quantitativement moindres — schismes, produits par l’Église catholique-romaine (moyennant excommunications) ou subis par elle, les Églises protestantes n’étant pas en reste en la matière. L’adage « extra ecclesiam nulla salus » se dirigeait aussi bien contre le temporel en tant que récalcitrant à la prétention d’hégémonie spirituelle de l’Église catholique-romaine sur le temporel que contre les Églises coupées de Rome. La théologie de la délimitation, avec l’exclusivisme qui la caractérise, est en fait une idéologie de la justification de l’impuissance de l’Église catholique-romaine à être à elle seule l’Église et, comme telle, le vis-à-vis, en tout cas d’égal à égal, de la société et de la culture environnantes ; elle est la compensation de cette impuissance par sa prétention de puissance, et une défaite de la catholicité.

Vatican II part de là, de la coupure entre l’Église catholique-romaine et la société humaine plus vaste, et de la division des Églises, dans la conscience de la chute des murs en train, depuis plus ou moins longtemps déjà, de s’opérer. Vatican II est le fruit d’un ébranlement du catholicisme romain dans son particularisme. Le Concile est placé devant le défi d’avoir à faire le tri, dans le catholicisme romain traditionnel, de ce qui est porteur, encore aujourd’hui et peut-être pour toujours, de l’Église véritable du Christ, de l’authentique révélation de Dieu et de la foi vraie, en le dissociant du reste, et donc — risque majeur — de ne pas rejeter l’enfant avec l’eau du bain, ce qui serait susceptible d’être un remède pire que le mal. Le défi de Vatican II est ainsi de faire l’inventaire de ce qui est le coeur battant du christianisme authentique dans le catholicisme romain, lequel, s’il doit être dépouillé de toutes sortes de scories, demande à être affermi dans sa vérité et donc dans sa catholicité, faute de quoi il ne pourra renouer critiquement ni avec la société et la culture environnantes ni avec les autres Églises.

Comment dépasser la théologie exclusiviste de la délimitation et donc de la construction et de l’entretien des murs de séparation, sans pour autant renier le principe d’exclusion qui est inhérent à l’Église chrétienne, à la révélation de Dieu et à la foi ? Le christianisme introduit en effet une différence, sans le respect de laquelle il se renierait comme tel : il n’est pas un inclusivisme, lequel est un conformisme. Mais il n’est pas davantage un exclusivisme : le principe d’exclusion inhérent au christianisme est dialectiquement lié au principe d’inclusion : l’exclusion est au service de l’inclusion. Elle n’est pas absolue dans le sens de l’absolutisme caractéristique de l’exclusivisme, lequel fige les différences, les exacerbe et oppose les parties prenantes les unes aux autres, mais elle est relative à l’inclusion du différent en tant qu’il fait partie du réel. La relativité du principe d’exclusion n’est pas un relativisme, le principe d’exclusion est un principe critique et donc de discernement par rapport au réel.

Nous l’avons dit, le catholicisme romain traditionnel est caractérisé, dans nombre de ses pans dominants, par la fuite devant le réel. La fuite est un refoulement, et le refoulé, au prix d’un dualisme bétonné par une idéologie, est contenu dans un monde à part. Celui-ci est l’objet d’un discrédit, au nom d’un pré-jugé idéologique. Au nom du dualisme, le réel est l’objet d’une discrimination. La différence entre celle-ci et le discernement, c’est que la discrimination se fait grâce au détournement du regard devant le réel comme tel, alors que le discernement — saint Paul parle du discernement des esprits — se fait grâce au regard porté sur le réel, grâce à l’attention au réel et à la question adressée au réel : qu’est-ce qui, dans le réel, est constructeur et qu’est-ce qui est destructeur ? À savoir : constructeur de vie, de soi, des relations aux autres et à l’environnement, de la relation à Dieu, ou destructeur de tout cela ? Le discernement juge, au sens d’évaluer, pour ainsi dire sur pièce, alors que la discrimination pré-juge, étant une fuite devant le réel à évaluer sur pièce. La discrimination est pour ainsi dire l’expression d’un surmoi qui empêche de voir le réel tel qu’il est ; elle considère le réel comme relevant d’une loi autre que la loi même du réel — on parle alors de l’hétéronomie du réel —, elle rend l’être humain lui-même hétéronome, le coupant de son autonomie, de sa loi propre, de son jugement — discernement — propre du réel dans sa réalité propre. La discrimination substitue au discernement le pré-jugé ; le discernement laisse derrière soi la discrimination au nom de sa liberté à regarder le réel et à l’évaluer, comme dit, sur pièce.

Le défi de Vatican II, c’est d’être la fin d’une époque de discrimination et le commencement d’une époque de discernement, de discernement du réel, dans la conscience que Dieu est le Dieu du réel et la foi, foi dans le réel. C’est, pour le catholicisme romain, d’être convoqué à une sorte de psychanalyse comme chemin de nomination et donc d’affrontement du réel comme ce dans et avec et à travers quoi Dieu nous rencontre. Le réel, signe et instrument de Dieu pour l’advenue de la foi et de l’Église, lesquelles tiennent à la corrélation entre le réel et l’évangile, plus précisément à la reconnaissance de la corrélation essentielle entre le réel et l’évangile et donc au discernement de cette corrélation. La foi et l’Église chrétiennes, l’Église et la foi chrétiennes tiennent à la conscience de cette corrélation, sont d’une manière spécifique à la fois le signe de son effectivité et l’instrument de son effectuation.

Le défi, à la fin, de Vatican II, c’est l’intégration du réel. Intégration nécessairement critique, autrement dit inclusion du réel au prix d’une exclusion, elle ne saurait légitimement être une récupération du réel, laquelle est une mainmise sur lui et, comme telle, une résurgence de la tentation d’absolutisme du catholicisme romain. L’intégration ne saurait d’ailleurs être ultimement le fait de quelque Église ou foi que ce soit, puisque le réel est le réel de Dieu et qu’il n’a d’autre maître que Lui, tout comme l’Église et la foi sont par Lui et pour Lui et que leur maître est le maître même du réel. L’intégration critique du réel ne saurait être le fait que de Dieu lui-même. C’est cela la récapitulation, dont l’épître aux Éphésiens dit qu’elle est le fait de Dieu en Christ, affirmant que la finalité du dessein créateur-rédempteur de Dieu est de « tout récapituler en Christ » (1, 10), c’est-à-dire de donner à toutes choses (sans exception) littéralement leur tête en Christ. Cette affirmation n’est pas une affirmation plate, énonçant quelque chose qui est et qu’il faut donc (bêtement) croire, mais elle est une affirmation de combat, attestant quelque chose qui advient et qui ne se vérifie qu’en advenant : cela advient de manière spécifique et donc signifiante dans et pour la foi et l’Église et avec elles et également à travers elles, mais non de manière restrictive : l’affirmation a une portée englobante et donc universelle, mais comme affirmation de foi et qui appelle donc la foi pour être « intelligible » et comme vérifiable consciemment de l’intérieur. La foi est foi au Christ, ou au Dieu tri-un : c’est Lui qui récapitule.

Cette récapitulation consiste dans un jugement du réel, distinguant en lui ce qui est destructeur et ainsi porteur de mort de ce qui constructeur et ainsi porteur de vie : le jugement opère une exclusion et une inclusion, faisant par ailleurs de ce qui est exclu le matériau d’une métamorphose, d’une transformation, grâce précisément au fait de le placer dans la lumière du Dieu créateur et rédempteur, qui toujours crée à partir du néant ainsi compris. Et la récapitulation consiste, à travers le jugement à deux faces — exclusion et inclusion — dans l’accomplissement du réel en tant que réel en Dieu, en Lui qui, fondement du réel, en est aussi la fin, le but. La foi et l’Église ne peuvent que puiser dans cette récapitulation comme en leur source vive et l’attester comme la source vive du réel comme tel. Elles n’ont pas à — ne peuvent pas — opérer la récapitulation, mais peuvent la signifier, avec toute leur propre faillibilité mais également dans la confiance en la puissance de son advenue plus forte qu’elles-mêmes et leur faillibilité, plus forte aussi que la face destructrice du réel.

Le défi de Vatican II en tant que Concile de réconciliation, au nom de l’affirmation de foi dans la puissance renouvelante du Christ et donc en la récapitulation de toutes choses en Christ, est ainsi triple :

  • sortir le catholicisme romain traditionnel des ornières de la théologie exclusiviste, discriminatoire, de la délimitation ;

  • remettre le catholicisme romain en relation avec le réel, tout le réel, en rendant aux deux — catholicisme romain et réel — leur vrai statut, qui est de n’avoir tous deux leur vérité que par leur relation, ou leur référence, au Christ ou au Dieu récapitulateur ;

  • aider le catholicisme romain à s’ouvrir lui-même, pour lui-même et pour tout le réel, au processus de récapitulation qui est le fait du Christ et donc au combat spirituel du discernement entre ce qui, dans le réel, y compris la foi et l’Église elles-mêmes, est destructeur-démoniaque et ce qui y est constructeur, on peut aussi dire, par opposition à démoniaque, angélique.

Il y a un autre défi encore : servir la métamorphose, la transformation du néant destructeur en matériau constructeur, en l’éclairant de la puissance créatrice-rédemptrice et donc récapitulatrice de Dieu, « qui fait vivre les morts et qui appelle le néant à l’être » (Rm 4,17). Appliqué à l’Église catholique-romaine, cela signifie : servir le passage à travers la mort de ce qui est figé, pétrifié, et figeant, pétrifiant vers sa transformation en force de vie et donc sa résurrection. Véritable travail d’accouchement de l’Église catholique-romaine, de son ancienneté à sa nouveauté, et qui est le travail du Christ récapitulateur lui-même, lequel appelle l’Église à en accompagner l’advenue dans une profonde confiance en Lui et dans un profond amour des êtres humains et de tout le réel, avec courage, détermination, et patience.

Le dernier défi implique aussi d’avoir à se couper des déterminismes destructeurs qui se refusent au processus de récapitulation. Il y a des maladies de la foi, tenant à la nuisance des tentations dont il a été parlé, là où elles ne sont pas clairement discernées : ces maladies doivent être diagnostiquées et donc nommées pour être soignées afin d’être guéries, cela grâce à la transformation dans le sens qui a été dit. Dans certains cas, là où la maladie s’érige en norme de la santé, ce qui est un symptôme de la dérive sectaire — laquelle est l’absolutisation de l’une ou l’autre ou de toutes les tentations du catholicisme romain qui ont été mentionnées —, là donc où toute thérapie semble être sans prise, la tentation d’une intervention pour ainsi dire chirurgicale et donc d’excommunication est grande. Il est judicieux alors, et essentiel, de tirer la leçon du caractère quasiment toujours contre-productif de la pratique multiséculaire — et jusqu’à aujourd’hui — de la délimitation et donc de l’exclusion en ce sens. Cette pratique a sans doute toujours appauvri l’Église catholique-romaine dans sa catholicité, l’engageant par ailleurs à investir son énergie dans une lutte contre, au lieu de l’investir dans le combat pour, à savoir pour le Christ récapitulateur. La récapitulation, et donc le jugement — exclusion et inclusion, inclusion au prix d’une exclusion — sont le fait du Christ. La bonne réponse au défi signalé est d’investir dans la santé de la foi et de l’Église, en discernant dans la dérive — la maladie — concernée la part de vérité à inclure et en minant ainsi de l’intérieur la part d’erreur à exclure. Laisser la maladie, dont on s’est enrichi ainsi du ferment de vie, soit mourir de sa propre mort, soit se guérir elle-même dans la force du ferment de vie qu’on cultive aussi en elle en le cultivant en soi.

Conclusion

Vatican II a été le rendez-vous de l’Église catholique-romaine tout à la fois avec le réel et avec la catholicité, l’un impliquant indissociablement l’autre. Il est peu fructueux de poser la question : rendez-vous réussi ou manqué, et jusqu’à quel point ? Le regard reste alors tourné vers le passé, et le risque est grand d’être dans une attitude de fuite. Car l’Église, la catholique-romaine comme les autres Églises, a d’autres, de nouveaux rendez-vous avec l’histoire et avec Dieu comme Dieu de et dans l’histoire. La référence à Vatican II est utile si elle arme pour ces nouveaux rendez-vous, peu utile voire vaine si elle en détourne. Les nouveaux rendez-vous sont ceux de toutes les Églises, toutes sont concernées par eux. Comment feraient-elles face, chacune de son côté, si elles ne le faisaient en même temps ensemble, dans une véritable conciliarité pratiquée ? Car le rendez-vous est chaque fois avec le réel et la catholicité. Il pose chaque fois la question de la théologie de la délimitation versus la théologie de la récapitulation. Il pose chaque fois la question de la docilité à l’Esprit Créateur.

Ceci est comme une supplique à un futur pape catholique[2], porté par — et portant — les forces vives, fondées dans l’évangile du Christ et mises à l’épreuve et ainsi critiquement corrélées au réel, d’une foi et d’une Église catholiques.

Amen : Veni Creator Spiritus.