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Dossier

Penser la guerre à partir des femmes et du genre : l’exemple de la Grande Guerre

Françoise Thébaud

Résumé

Françoise Thébaud, en posant la question de savoir comment le genre structure les politiques de guerre, présente une intervention qui fait le point sur la « barbarisation » de la guerre dans le cadre de l’histoire du genre, à partir de la mise en évidence du passage du problème de l’émancipation, ou de l’autonomisation (cf. travaux des années 1960-1970), des femmes à celui de la réflexion plus récente sur la violence de guerre (depuis les années 1980) qui conteste la thèse de la guerre « émancipatrice » (si provisoire et superficielle qu’ait été cette émancipation). Dans ce cadre-là, la guerre en ex-Yougoslavie a pu jouer un rôle d’accélérateur de la prise de conscience du caractère très relatif de l’émancipation des femmes par la guerre des hommes. Certains historiens récents de la Première Guerre mondiale en viennent à travailler sur la culture de guerre qui serait le fondement d’une « brutalisation » du conflit au nom d’une « ethnicisation » de l’ennemi. Leurs thèses sont contestées par ceux qui rejettent l’idée d’un simple consentement à la guerre au profit d’un mélange complexe de contraintes, fraternité, patriotisme et refusent que la « culture de guerre » prenne le pas sur les autres cultures pré-existantes. La place des femmes et du genre dans la guerre est d’abord abordée par F. Thébaud à la lumière d’une double mythologie sexualisée (l’équation pureté nationale/pureté sexuelle et la féminisation de l’ennemi comme décadent) et de l’autre mythe de la femme « naturellement » pacifiste en tant que mère potentielle. Or, les féministes ont adhéré massivement à l’effort de guerre et l’internationalisme « féministe » s’est effondré. Par ailleurs, la relative « humanisation » du conflit dont sont porteuses les femmes aux armées se fait toujours au service exclusif de la patrie. Dans un dernier volet de son intervention, F. Thébaud s’attarde sur la réalité des violences faites aux femmes et les réactions qu’elles ont pu susciter. Les viols ont eu lieu pendant l’invasion plus que pendant l’occupation et le débat sur l’« enfant de l’ennemi » s’il a été animé d’un point de vue discursif ne permet pas d’en savoir beaucoup plus sur la réalité. Les déportations de femmes hors des villes occupées suscitèrent, quant à elles, suffisamment de réactions violentes pour que les Allemands mettent fin à cette pratique dès 1916. Certaines interventions féministes visèrent à modifier les lois de la guerre mais on en sait peu sur la place des femmes dans l’humanisation de la guerre. Par ailleurs, une comparaison s’avérerait nécessaire entre les histoires respectives de la guerre dans les pays dits occidentaux et dans les pays de l’Est.

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Texte intégral

1Ce colloque à forte résonance contemporaine qui propose une approche de long terme, convoque plusieurs disciplines et associe chercheurs et acteurs ; me présenter semble nécessaire pour introduire un propos d’historienne. Mon mode d’approche des sociétés occidentales, et notamment de la France du XXe siècle, est l’histoire des femmes et du genre, mise en œuvre d’abord à propos de la Grande Guerre (1914-1918)1.

2Bien avant l’émergence d’une histoire culturelle de la Première Guerre mondiale, l’histoire des femmes, dont le premier objectif dans les années 1970 fut de rendre visibles les femmes du passé, s’est en effet intéressée aux multiples expériences féminines pendant le conflit et à l’impact de l’événement sur la place des femmes dans les sociétés occidentales. Attentive aux réalités comme aux représentations, elle a ensuite privilégié une approche plus relationnelle, plus « genrée », observant les rapports sociaux entre les hommes et les femmes et toutes les formes de symbolisme sexué, analysant la construction des identités sexuelles. Elle a enfin observé comment le genre (traduction tardive du gender anglo-américain, sexe social construit mais aussi principe de partition qui sert à penser toute forme de hiérarchisation) structure les politiques de guerre2.

3Dans mon propos, la thématique « Barbarisation et humanisation de la guerre » se déclinera de deux façons. Dans un premier temps, d’ordre historiographique, je voudrais montrer que l’analyse de la Grande Guerre, du point de vue des femmes et du genre, a longtemps été dominée, pour les sociétés occidentales, par la problématique de l’émancipation, mais que les événements de la décennie 1990 – retour de la guerre en Europe et formes prises par les combats en ex-Yougoslavie – ont déplacé l’attention vers la violence de guerre. Je m’appuierai ensuite sur une histoire plus factuelle pour situer la place des femmes et du genre dans la thématique et montrer, à propos de la Grande Guerre, que les réalités sont plus complexes que le mythe d’une femme pacifiste et humaine.

D’une problématique de l’émancipation à une attention à la barbarisation

L’analyse de la guerre à l’Ouest reste dominée par la question de l’émancipation

4La guerre a-t-elle émancipé les femmes ? Malgré les analyses nuancées des historiens, l’opinion commune répond souvent positivement, particulièrement en France où s’est imposée dans les mémoires l’image de la garçonne des années 19203. De fait, la question est et reste heuristique pour une histoire des femmes stimulée par la problématique du progrès et la recherche d’une chronologie au féminin. Trois âges historiographiques peuvent cependant être distingués. En montrant que la guerre n’est pas seulement une entreprise masculine, les premiers travaux, britanniques notamment, découvrent des femmes à des responsabilités et des métiers nouveaux : chefs de famille, munitionnettes, conductrices de tramways, ambulancières près du front et même auxiliaires de l’armée. Ils utilisent les nombreuses sources qui commentent, caricaturent ou photographient la nouveauté : celles qui constituent dès les années de guerre, par l’intermédiaire d’organisations féminines ou d’organismes officiels, une mémoire souvent hagiographique de la mobilisation féminine ; ou bien celles produites par l’histoire orale des années 1970, dynamique mais peu soucieuse alors du statut et de la contextualisation du témoignage. La majorité des interviewées de Grande-Bretagne et de France ont exprimé un sentiment de libération, une fierté rétrospective, l’idée que rien ne fut plus comme avant. De nombreux contemporains ont d’ailleurs vu dans la guerre le ferment de l’émancipation des femmes.

5Puis les historiens des années 1980 contestent la thèse de la guerre émancipatrice et montrent, après une relecture critique des sources et une approche plus genrée, le caractère soit provisoire soit superficiel des changements. Par sa nature, par le traumatisme qu’elle engendre, la guerre leur paraît plutôt conservatrice, voire régressive, en matière de rapports entre les sexes. À leur tour, les années 1990 infléchissent les interprétations. Observant la situation belge, Éliane Gubin souligne que les paradoxes des réalités quotidiennes de l’entre-deux-guerres et la persistance des discours traditionnels ont occulté d’importants changements dans la condition féminine (notamment quotidien et travail)4. La britannique Siân Reynolds décrit les lents processus de transformation à l’œuvre dans l’entre-deux-guerres français (mixité des lectures enfantines et des mouvements de jeunesse, perméabilité de la vie publique et reconnaissance de l’expertise des femmes en matière de politique sociale) et considère ces deux décennies comme une période de transition qui prépare des tournants futurs5. Angela Woollacott explore de nouveau l’expérience des munitionnettes britanniques, véritables Tommy’s sisters, pour en souligner les potentialités (ouvrir matériellement et symboliquement de nouvelles possibilités pour les femmes) et l’intégrer dans la mémoire culturelle britannique de la Grande Guerre6. Cependant, plus nettement que précédemment sont mis en avant la difficulté de conclure de manière univoque, l’importance de l’échelle d’observation (l’individu, le groupe, la collectivité) et de la chronologie observée (court, moyen ou long terme), l’incidence de l’angle d’approche (social, culturel, juridique, etc.) et plus encore le poids des différences entre femmes : différences de classe, d’âge, d’appartenance nationale, de lieu de résidence. La question de l’émancipation n’est-elle pas une question « occidentale », pouvant être posée pour des territoires non occupés, n’ayant pas trop souffert des pénuries et retrouvant rapidement une stabilité politique après-guerre ? En ces lieux, comment mesurer et apprécier une éventuelle émancipation ?

Des réponses incertaines

6Une première façon de répondre à la question est d’observer en détail « les preuves » de l’émancipation. Loin de concerner tous les États belligérants (notamment la France et la Belgique), l’obtention des droits politiques, effective en Finlande depuis 1906 puis dans les pays neutres et nordiques (Norvège, 1913 ; Danemark, 1915 ; Pays-Bas et Suède, 1919) ne peut pas être considérée seulement (ni même prioritairement) comme une récompense pour faits de guerre. De même, après une démobilisation brutale fin 1918, les conséquences du conflit sur le travail des femmes sont nuancées. La baisse globale de l’activité féminine recouvre bien des changements en France comme dans d’autres pays européens : recul des emplois domestiques, dénoncés comme asservissants ; expansion du travail féminin à l’usine, du moins dans la grande industrie moderne taylorisée (métallurgie légère et industrie électrique) qui confie aux femmes, leçon de la guerre, les travaux répétitifs non qualifiés7 ; développement et féminisation des emplois tertiaires grâce à un accès plus égalitaire aux études secondaires et supérieures. Les principales gagnantes de la guerre sont sur ce point les jeunes filles de la bourgeoisie qui, plus encore que leurs sœurs des milieux populaires, peuvent aussi bénéficier des modifications significatives des pratiques vestimentaires (abandon du corset, des vêtements longs et ajustés, des chapeaux encombrants et parfois des chignons) et d’une indéniable libération des mœurs qui se déploie cependant à l’ombre du deuil, de l’ordre moral et de la répression des pratiques contraceptives.

7Une analyse genrée permet d’aller plus loin. Elle montre en effet qu’hommes et femmes vivent pendant ce conflit des expériences différentes et non synchrones ; que les rôles féminins restent toujours subordonnés aux rôles masculins, malgré un affrontement public sur le sens à donner aux expériences des unes et des autres (par exemple, la mobilisation féminine dans les usines de guerre) ; que les identités sexuelles sont bousculées mais que l’après-guerre tente une difficile restauration des relations anciennes entre les hommes et les femmes. Faire la paix, c’est aussi reconstruire sur ce point un équilibre menacé8.

8Une troisième façon de répondre à la question est de la contester et de souligner que la guerre est, avant tout et même en Occident, une épreuve pour les femmes comme pour les hommes. Aux mères et aux épouses, aux jeunes filles condamnées au célibat, elle apporte d’abord la souffrance de la séparation et de la disparition d’êtres chers, même si le deuil est inégalement partagé entre nations (un million trois cent mille soldats français sont morts, soit 10 % de la population active masculine, un million huit cent mille en Allemagne, sept cent cinquante mille en Grande-Bretagne) et groupes sociaux : les longues listes des monuments aux morts des villages français disent le tribut payé par la France rurale et paysanne, sans compter les blessés et les mutilés. Pour beaucoup, la guerre impose aussi des pénuries qui pèsent particulièrement sur les femmes chargées de nourrir, vêtir, chauffer leurs familles, au prix de queues, de longs trajets et d’ingéniosité. Si la France de l’arrière a froid mais n’a pas faim entre 1914 et 1918, si les ménagères britanniques sont seulement invitées à économiser et rationaliser le travail domestique, la situation est plus dramatique en Russie et dans les Empires centraux affamés où s’opposent profiteurs et femmes des milieux populaires. De mauvaises conditions de vie, le surmenage au travail, la pénurie de médecins font le lit des épidémies (la « grippe espagnole » en 1918-1919) et sont, dans bien des pays (le Royaume-Uni fait exception), cause de surmortalité à tous les âges de la vie. Si l’on connaît mal encore ce qui s’est passé près des fronts d’Orient, les exactions commises pendant les mois d’invasion puis les années d’occupation à l’Ouest (France du Nord-Est et Belgique) touchent essentiellement les femmes, directement confrontées à l’expérience de guerre : viols, travail forcé, déportation au sein de la zone occupée ou en Allemagne – « le crime allemand par excellence » ont dit les féministes de l’époque –, répression féroce en cas de résistance à l’occupant. Exécutée le 11 octobre 1915 en Belgique, l’infirmière anglaise Edith Cavell devint le symbole de la barbarie allemande. Peu transmis dans la mémoire collective notamment française – sans doute parce que les femmes en furent les principales victimes, que les zones occupées ne voulurent pas se distinguer du pays victorieux et que les atrocités de la Deuxième Guerre mondiale ont envahi les mémoires –, ces phénomènes de violence font l’objet aujourd’hui d’une attention particulière des historiens.

Événements internationaux et inflexion historiographique

9Les historiens sont des citoyens de leur temps, marqués, pour leur questionnement sur le passé, par les événements contemporains. Or, la décennie 1990 est celle du retour de la guerre sur le sol européen et des conflits dans l’ex-Yougoslavie. Par les médias, les rapports internationaux ou l’engagement d’intellectuels, ils découvrent comme les autres Français l’horreur de l’épuration ethnique mise en œuvre par les Serbes : déplacements de populations, massacres et viols systématiques des femmes de ceux qui, anciens voisins, sont considérés comme l’ennemi. En France, Véronique Nahoum-Grappe est emblématique d’un engagement pour recueillir des témoignages, dénoncer l’épuration ethnique, comprendre son souci de différenciation sexuelle. Elle a souligné que dans l’imaginaire viril et raciste des bourreaux, ce sont les hommes qui transmettent le sang et l’identité : les massacrer, c’est interrompre la transmission ; violer les femmes, c’est conquérir ethniquement, par matrice interposée, et détruire l’identité de l’Autre9.

10La réalité des conflits contemporains a bousculé l’idée de guerre émancipatrice pour les femmes ou, du moins, focalisé l’attention sur une autre facette de la guerre. Elle a sans doute suscité les recherches sur les violences sexuées de la Libération en France – les tontes de femmes accusées en 1944 et 1945 de collaboration avec les Allemands10 –, ainsi que la nouvelle approche de la Grande Guerre développée en France autour de Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker et l’Historial de Péronne. Dans L’enfant de l’ennemi qui parle du viol de guerre, Stéphane Audoin-Rouzeau écrit que le débat autour du viol révèle « une conception ethnique et biologique de la guerre, à l’œuvre dès 1914-1918 » et annonciatrice « des plus grands affrontements de notre siècle, dernière décennie incluse »11.

11Œuvre d’historiens plus que d’historiennes, ces travaux sur les violences de guerre ne se réclament pas de l’histoire des femmes mais d’une histoire culturelle des conflits définie, en réaction à l’historiographie antérieure, comme un double projet : ne plus écrire une histoire aseptisée de la guerre qui occulte la violence physique (subie ou exercée) et la souffrance des corps et des âmes ; cerner la culture de guerre et en comprendre la dimension eschatologique comme les enjeux idéologiques. La violence de cette culture, marquée par une ethnicisation de l’ennemi, serait la matrice des seuils de brutalité franchis entre 1914 et 1918 et s’appuierait sur le consentement des soldats et de l’arrière, consentement masqué plus tard par l’écran conceptuel du pacifisme, d’où la nécessité de « retrouver la guerre »12. Mais la thèse du consentement et la prégnance d’une culture de guerre violente suscite débat. Elle est contestée par d’autres historiens comme Antoine Prost ou Rémy Cazals qui en soulignent le caractère trop systématique et apportent maintes nuances : d’une part, la contrainte, le patriotisme, la fraternité des tranchées expliquent tout autant que le consentement le fait que les soldats et l’arrière aient tenu si longtemps ; d’autre part, la guerre n’annule pas les cultures précédentes, notamment celle de l’humanisation des conflits ou l’internationalisme13.

12Le point suivant présente ce que l’histoire des femmes peut dire à ce sujet, et plus généralement, ce qu’apprend l’observation des femmes et du genre sur la barbarisation et l’humanisation de la guerre.

Barbarisation et humanisation de la guerre : la place des femmes et du genre

13Il s’agit là, d’une part, de mettre en regard mythologies et réalités, d’autre part de démontrer que les femmes (et parfois les mêmes individus) sont à la fois du côté de la barbarisation et du côté de l’humanisation.

Les femmes, enjeux d’un double mythe

14Tout d’abord, le corps des femmes symbolise le corps de la nation, la terre des ancêtres. Profondément sexualisé, le discours de guerre met en avant une division complémentaire de la nation entre l’homme-soldat et les femmes et les enfants assimilés à la terre qu’il défend. Le rôle des hommes est de défendre l’inviolabilité du corps féminin, symbole de la nation et du foyer, d’où l’équation posée entre pureté nationale et pureté sexuelle qui conduit à une mythification du viol14, très présente dans l’iconographie de guerre, et à une volonté de contrôler les sexualités, de lutter contre l’infidélité et la prostitution15. Cette exaltation de la femme de son camp coexiste avec une conception hiérarchique des rapports de sexe et un mépris des femmes qui conduit à féminiser l’ennemi dans la propagande, pour en souligner la décadence. Plus généralement et plus nettement qu’en période de paix, le genre aide à penser l’identité nationale ; il est utilisé comme un index de (et pour) la nationalité, servant à inclure ou exclure de la nation des femmes et des hommes (conformes ou non)16.

15Deuxième mythe : les femmes sont pacifistes par nature et parce que mères. Présent encore aujourd’hui, ce discours est porté avant 1914 par les pacifistes (dont le mouvement est encore mal connu des historiens) et par une grande partie du féminisme, qui dans sa revendication de droits politiques pour les femmes met en avant des arguments d’égalité et de différence porteurs d’une véritable utopie suffragiste : si les femmes votent, affirme ainsi La Française du 5 juillet 1914 (numéro entièrement consacré à la question du suffrage), il n’y aura plus de guerre, plus de taudis, plus de prostitution, plus de tuberculose… Ce discours est aussi, pendant la guerre, celui de Romain Rolland, l’auteur d’Au-dessus de la mêlée qui appelle les femmes d’Europe au printemps 1915 à être « la paix vivante au milieu de la guerre, l’Antigone éternelle qui se refuse à la haine et qui, lorsqu’ils souffrent, ne sait plus distinguer entre ses frères ennemis »17.

16Si les féministes deviennent majoritairement nationalistes pendant la Grande Guerre, quelques-unes restent fidèles à l’idéologie de la mère pacifiste, comme Marcelle Capy admiratrice de Romain Rolland et auteur en 1916 de Une voix de femme dans la mêlée ; ou Madeleine Vernet qui fonde en 1917 La Mère éducatrice où elle milite pour une éducation pacifiste des enfants et appelle à l’union : « J’en appelle à vous toutes, ô femmes-mères ! épouses ! amantes ! sœurs ! que la guerre a meurtries hier et qu’elle meurtrira encore demain… C’est à nous les femmes qu’il appartient d’être rédemptrices. Car nous sommes les mères, les créatrices de vie »18. Citons aussi le cas intéressant de la Britannique Vera Brittain : alors que ses écrits de guerre (lettres et journal) apparaissent déchirés entre un patriotisme idéaliste et l’horreur du conflit qu’elle découvre comme infirmière à l’hôpital, son autobiographie plus tardive est un manifeste contre la guerre, avant une conversion à un pacifisme chrétien qui croit en la nature pacifiste des femmes19. « Pacifisme bêlant » juge sévèrement la néo-malthusienne Jeanne Humbert qui milite, avant et après guerre, pour le contrôle des naissances et défend la théorie de la surpopulation comme facteur de guerre20. Pacifisme dont l’impact est difficile à mesurer et semble faible par rapport à celle d’un pacifisme plus organisé et à la force du nationalisme.

Le nationalisme au féminin plus fort que le pacifisme au féminin ?

17Il existe aussi un pacifisme féminin plus politique qui s’exprime notamment au congrès international de La Haye pour la paix future, congrès organisé en avril 1915 par la féministe américaine Jane Adams – fondatrice en janvier du Parti de la paix aux États-Unis – et la Hollandaise Aletta Jacobs. Expression d’une communauté des femmes contre la guerre, cette rencontre débat, bien avant les quatorze points du président Wilson, des conditions d’une paix future et permanente (arbitrage obligatoire, respect des nationalités, éducation pacifiste des enfants, suffrage des femmes) et débouche sur un Comité international des femmes pour la paix permanente, qui devient en 1919 la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté. Pour ces féministes, il faut dénoncer le lien entre militarisme et sujétion des femmes, comme l’affirme aussi l’institutrice Hélène Brion, secrétaire générale du syndicat des instituteurs et institutrices, traduite en conseil de guerre pour défaitisme en mars 1918 : « Je suis ennemi de la guerre parce que féministe. La guerre est le triomphe de la force brutale, le féminisme ne peut triompher que par la force morale et la valeur intellectuelle. » Position minoritaire qui échoue devant la force des nationalismes, comme échoue la minorité des femmes socialistes pacifistes qui se réunissent à Berne en mars 1915, à l’appel de Clara Zetkin.

18En France, comme en Allemagne et au Royaume-Uni, le consentement majoritaire des féministes à la guerre, voire leur esprit de croisade contre l’ennemi, est en effet indéniable et conforme à la thèse des historiens de la culture de guerre. Les féministes suspendent leurs revendications (notamment la revendication suffragiste, si importante avant 1914) pour parler de « devoirs » patriotiques et faire leurs preuves. Elles appellent les femmes à servir et à se mobiliser, pour assurer les productions de guerre mais plus encore pour aider soldats, blessés ou réfugiés : l’humanisation de la guerre s’arrête cependant aux ressortissants nationaux ou à ceux des pays alliés. Elles renient aussi leur internationalisme d’avant-guerre (« tant que durera la guerre, les femmes de l’ennemi seront aussi l’ennemi » écrit Jane Misme dans La Française du 19 décembre 1914) et se veulent le ferment moral des nations. Par exemple, les féministes françaises de l’Union française pour le suffrage des femmes (UFSF) et du Conseil national des femmes françaises (CNFF) considèrent la guerre comme « une cause sainte » contre la barbarie et le militarisme prussien ; elles appellent les Françaises à être des « semeuses de courage » et à ne pas ébranler le sens du devoir chez les hommes (notamment lors des permissions) ; elles tentent, par leurs réseaux internationaux, d’agir auprès des neutres comme de s’opposer à toute tentative en faveur d’un arbitrage ou d’une paix qu’elles jugent prématurée avant l’écrasement de l’Allemagne. Fidèles jusqu’au bout du conflit, voire au-delà, à cette ligne, elles condamnent la tenue du Congrès international de La Haye, dénoncent les activités du Comité qui en est issu, stigmatisent avec violence les rares féministes françaises qui s’y rallient, refusent plus tard d’intervenir auprès du gouvernement français pour adoucir les conditions d’armistice et convoquent en février 1919 une conférence suffragiste internationale qui ne rassemble que les pays alliés. L’empreinte de la culture de guerre est durable même si la culture féministe transnationale forgée à travers les congrès internationaux, les voyages et les correspondances reprend peu à peu ses droits…

19Mais l’observation des femmes dans leur diversité nuance aussi la thèse culturaliste. Le consentement de l’élite féministe qui aspire à l’intégration (la sienne et celle des femmes) est-il celui des femmes dans leur ensemble ? Certes, il existe des « poilues de l’arrière » qui dénoncent les embusqués, veulent extirper de la langue française « les mots de l’ennemi » (l’eau de Cologne par exemple) ou militent pour les emprunts nationaux. Mais les rapports policiers sur l’état de l’opinion publique comme les correspondances de gens plus « ordinaires » montrent plutôt, au-delà de la diversité des attitudes, la résignation face à un conflit inévitable, la lassitude d’un combat qui dure, la dénonciation des souffrances et des misères engendrées par la guerre. Le travail de Jean-Louis Robert a certes dénoncé le mythe d’un mouvement pacifiste déclenché par les couturières parisiennes en mai 1917 et montré que les grèves des femmes sont avant tout salariales mais des grèves de munitionnettes en 1917 expriment pour le moins une aspiration au retour des soldats21. Le deuil qui commence à être étudié dans ses dimensions individuelles autant que collectives invite aussi à la nuance22. Particulièrement douloureux en cas de disparition des corps, il reste une violence infligée et rarement consentie par les mères et les épouses, même si les cheminements individuels sont multiples. Enfin, les féministes restent féministes dans leurs réactions aux violences subies par les femmes.

La réalité des violences et les réactions. L’exemple de la France

20Les femmes des régions envahies et occupées du Nord-Est de la France ont subi des violences, et d’abord des viols pendant les mois d’invasion. Attestés par des rapports d’enquête effectués dès les premiers mois du conflit, ils suscitent un débat plus connu que le sort des femmes et des enfants concernés. Lancé par le journal Le Matin, le 7 janvier 1915, et relayé par l’écrivain nationaliste Maurice Barrès qui demande des facilités d’abandon et la création d’un « fonds des bâtards du crime », prélevé après-guerre sur la noblesse allemande, il oppose journalistes, hommes de lettres, médecins, hommes d’Église, féministes sans qu’aucun groupe n’affiche de position commune. S’en dégagent deux positions extrêmes et des compromis. Ceux qui définissent le viol comme une souillure, une intoxication de la race transmissible à leurs yeux par l’hérédité, appellent à éliminer par l’avortement, voire l’infanticide, celui qu’ils appellent « l’enfant du boche » ou « le taré » : ils demandent donc, à l’inverse des natalistes qui dénoncent son inefficacité, une suspension de la législation qui fait de l’avortement un crime. D’autres défendent le prix de la vie, l’innocence des enfants et les valeurs maternelles capables de faire de l’enfant, l’éducation étant supérieure à leurs yeux à l’hérédité, « un bon Français » : ils refusent toute légalisation, même temporaire, de l’avortement et réclament des aides pour les mères concernées. D’autres encore proposent de laisser le choix à la mère et de faciliter l’abandon, position intermédiaire adoptée par les pouvoirs publics. De fait, la circulaire du 24 mars 1915 invite à faciliter, dans le cadre de la législation existante, l’accouchement sous le secret et l’abandon de l’enfant à l’Assistance publique23.

21Comme les autres, les féministes se divisent sur l’analyse de la situation et sur les mesures à proposer et leurs journaux ouvrent leurs colonnes à des points de vue contradictoires. Dans La Française, une collaboratrice évoque « les petits vipéreaux » mais sa directrice, Jane Misme, se prononce pour le respect de la vie et de la maternité, contre l’avortement, l’infanticide ou l’abandon. Dans la fidélité féministe, elle conduit son journal à revendiquer, à cette occasion et contre la double morale sexuelle dénoncée depuis longtemps, une réforme générale de l’éducation des fils et du code civil inégalitaire, afin d’extirper « la barbarie des mœurs », qui n’est pas seulement le fait des Allemands.

22Cette fidélité à des valeurs universelles se retrouve dans l’attitude adoptée vis-à-vis des déportations de populations organisées dans les départements occupés pour démoraliser les habitants, vider les villes affamées et mobiliser de la main-d’œuvre. La plus importante est le déplacement de milliers de jeunes filles de l’agglomération lilloise pendant la semaine sainte de 1916, jeunes filles de toutes origines sociales à qui sont imposées promiscuité et humiliation d’une visite médicale inquisitrice. Le scandale qu’elles provoquent en France, les protestations d’hommes politiques et des évêques (qui invoquent la pureté de la jeune fille), l’intervention du roi d’Espagne contraignent les Allemands à cesser cette pratique. En décembre 1916, des ligues féminines participent à une manifestation organisée par la Ligue des droits de l’homme et lancent un appel « aux femmes de tous les pays », pour qu’elles « apportent à leurs sœurs victimes de la force » « le secours de la conscience du monde »24.

23Attardons-nous sur la position des associations féministes, qui appartiennent à l’Union des grandes associations françaises contre la propagande ennemie. L’Union française pour le suffrage des femmes (UFSF) enquête et établit un rapport accablant en 1919. Le Conseil national des femmes françaises (CNFF) et la conférence des femmes suffragistes alliées déposent le 10 mars 1919 des vœux à la Conférence de la paix pour la nomination d’une commission d’enquête mixte interalliée, pour la recherche et la libération de femmes encore détenues et pour le versement d’indemnités aux victimes. Ils demandent la condamnation des bourreaux comme criminels de droit commun et expriment la volonté d’obtenir une modification de la guerre. Répondant à l’appel des Françaises, cinq millions d’Américaines signent une pétition remise à Clémenceau (président de la Conférence de la paix) par Madame Farman du Comité pour la protection des femmes dans la législation internationale. Cette pétition réclame la punition de tout coupable d’un attentat aux mœurs contre les femmes car

de tels crimes, outre qu’ils constituent une monstrueuse insulte à la dignité de la femme, atteignent au cœur même de la société, le foyer […] et placent la société dans l’alternative suivante : ou bien, consentant ainsi à sa propre destruction, tolérer que le fait de violer femmes et jeunes filles, de les mutiler, de les réduire en esclavage, de les soumettre de force à la prostitution, devienne par la force du précédent une coutume admise par les lois de la guerre ; ou bien ruiner ce précédent sans erreur possible.25

24Les femmes, et notamment les féministes, ont bien tenté de constituer une force d’humanisation de la guerre.

25Ainsi, la thématique « Barbarisation et humanisation de la guerre » s’est révélée féconde pour mon propos. À l’issue de cette brève présentation, elle invite aussi à poursuivre les recherches. Deux pistes au moins m’apparaissent aujourd’hui possibles : ne pas seulement souligner l’échec de l’humanitaire26 mais aussi observer les tentatives des femmes pour humaniser la guerre et construire d’autres relations internationales (à cet égard, l’Union féminine pour la Société des nations mériterait notamment d’être mieux connue) ; et plus encore peut-être, confronter l’histoire occidentale avec celle des pays de l’Europe de l’Est.

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Note de fin

1 F. Thébaud, La femme au temps de la guerre de 14, Stock, 1986 ; F. Thébaud (dir.), Histoire des femmes en Occident (t. V). Le XXe siècle (notamment le chap. 1 sur la Grande Guerre), Plon, 1992 (réédition complétée en poche, Perrin Tempus, 2002).
2 Sur les inflexions de l’histoire des femmes, voir F. Thébaud, Écrire l’histoire des femmes, Lyon, ENS Éditions, 1998 ; R. Branche et D. Voldman (dir.), « Histoire des femmes, histoire des genres », Vingtième siècle – Revue d’histoire, n° 75, juillet-sept. 2002 (et les références citées dans ces ouvrages).
3 C. Bard, Les Garçonnes. Modes et fantasmes des années folles, Paris, Flammarion, 1998.
4 É. Gubin (dir), « Femme et société », Cahiers d’Histoire du Temps présent, n° 4, Bruxelles 1998.
5 S. Reynolds, France Between The Wars. Gender and Politics, Londres, new York, Routledge, 1996.
6 A. Woollacott, On Her Their Lives Depend. Munitions Workers in the Great War, University of California Press, 1994.
7 L. L. Downs, L’inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre (1914-1939), Paris, Albin Michel, 2002.
8 Voir F. Thébaud, op. cit ; S. Graysel, Women’s Identities at War. Gender, Motherhood and Politics in Britain and France during the First World War, The University of Carolina Press, 1999 ; M. L. Roberts, Civilization Without Sexes. Reconstructing Gender in Postwar France, 1917-1927, The University of Chicago Press, 1994.
9 V. Nahoum-Grappe (dir.), Vukovar, Sarajevo… La guerre en ex-Yougoslavie, Paris, Esprit, 1993 ; idem, « L’usage politique de la cruauté : l’épuration ethnique (ex-Yougoslavie, 1991-1995) », in F. Héritier (dir.), De la violence, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 274-323) ; idem, « La haine ethnique et ses moyens : les viols systématiques », Confluences Méditerranée, n° 17, printemps 1996 (dossier « Femmes et Guerres » préparé par A. Barrak et B. Muller) ; idem, « La purification ethnique et les viols systématiques. Ex-Yougoslavie, 1991-1995 », Clio, Histoire, Femmes et Sociétés, n° 5, « Guerres civiles », coordonné par C. Marand-Fouquet, 1997, p. 163-175 ; idem, « Guerre et différence des sexes : Les viols systématiques (ex-Yougoslavie, 1991-1995) », in C. Dauphin et A. Farge (dir.), De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1997, p. 159-184.
10 F. Virgili, La France « virile ». Des femmes tondues à la Libération, Paris, Payot, 2000.
11 S. Audoin-Rouzeau, L’enfant de l’ennemi, 1914-1918, Paris, Aubier, 1995, p. 181.
12 S. Audoin-Rouzeau et A. Becker, 1914-1918, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000.
13 Voir notamment à ce sujet la controverse publiée par Le Mouvement social, n° 199, avril-juin 2002, ainsi que A. Prost et J. Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Éditions du Seuil (« Points »), 2004.
14 J. Horne, « Corps, lieux, nation. La France et l’invasion de 1914 », Annales HSS, janv.-fév. 2000 (dossier : « Le corps dans la Première Guerre mondiale »), p. 73-109.
15 F. Thébaud, op. cit. ; J.-Y. Le Naour, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre. Les mœurs sexuelles des Français, 1914-1918, Paris, Aubier, 2002.
16 B. Melman (éd.), Borderlines. Genders and Identities in War and Peace, 1870-1930, Londres, New-York, Routledge, 1998.
17 Appel publié dans Jus suffragii, revue de l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes restée internationaliste, et dans Demain, revue pacifiste de H. Guilbeaux ; sur féminisme, pacifisme, nationalisme, voir : T. Françoise, « Le féminisme à l’épreuve de la guerre », in R. Thalmann (dir.), La Tentation nationaliste, Paris, Deuxtemps Tierce, 1990, p. 17-46 ; C. Bard, Les Filles de Marianne. Histoire des féminismes, 1914-1940, Paris, Fayard, 1995.
18 Voir in F. Thébaud, La femme au temps de la guerre de 14, op. cit.
19 L. Lynne, « Vera Brittain’s Testament(s) », in M. Higonnet, J. Jenson, S. Michel, M. Weitz (éds.), Behind the Lines. Gender and the two World Wars, Yale University Press, 1987, p. 70-83 ; S. Audoin-Rouzeau, Cinq deuils de guerre (1914-1918), Paris, Noesis, 2001.
20 R.-H. Guerrand et F. Ronsin, Le sexe apprivoisé : Jeanne Humbert et la lutte pour le contrôle des naissances, Paris, La Découverte, 1990.
21 J.-L. Robert, Les Ouvriers, la Patrie et la Révolution, Annales littéraires de l’université de Besançon, n° 592, 1995.
22 S. Audoin-Rouzeau, Cinq deuils de guerre…, op. cit. ; C. Trevisan, Les Fables du deuil. La Grande Guerre : mort et écriture, Paris, PUF, 2001.
23 S. Audoin-Rouzeau, L’enfant du viol…, op. cit.
24 Dossier « guerre », Bibliothèque Marguerite Durand (ce dossier contient des documents rassemblés par les organisations féministes, CNFF et UFSF notamment).
25 F. Thébaud, La Femme au temps de la guerre de 14, op. cit.
26 A. Becker, Oubliés de la Grande Guerre. Humanitaire et culture de guerre,  populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Paris, Hachette (« Pluriel »), 2003.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Françoise Thébaud, « Penser la guerre à partir des femmes et du genre : l’exemple de la Grande Guerre »Astérion [En ligne], 2 | 2004, mis en ligne le 05 avril 2005, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/asterion/103 ; DOI : https://doi.org/10.4000/asterion.103

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Auteur

Françoise Thébaud

Professeur, université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, département d’histoire

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Droits d’auteur

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