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Théologie et souffrance

Liminaire

Théologie et souffrance. L’enjeu d’une Présence
Marie-Jo Thiel
p. 7-16

Texte intégral

  • 1  Sur la vulnérabilité, je renvoie au dernier chapitre de M.-J. Thiel, La santé augmentée : réaliste (...)

1Qu’on le veuille ou non, la vulnérabilité1 caractérise ontologiquement, existentiellement l’être humain. Et avec elle, la possibilité de souffrir est irrémédiablement inscrite en chacune et chacun. Souffrir du fait de désordres divers, dans la nature, dans son corps propre, dans les relations sociales, dans sa psyché… Souffrir par compassion, par empathie. Souffrir par choix, dans l’effort consenti pour atteindre un but, une victoire sportive, ou encore — et la société de l’augmentation y pousse — une performance personnelle, sociale, éducative… Souffrir en participant à un processus thérapeutique comme la lutte contre une addiction, etc.

2Toute expérience de souffrance — tout ex-perire, c’est-à-dire littéralement toute traversée du péril douloureux — n’est pas forcément négative, quand bien même la souffrance reste un péril, un mal — ce que dit le langage courant en français : « j’ai mal », « je suis mal » —, un danger qu’il convient de prévenir, de contenir, d’enrayer autant que possible parce que, parfois, elle s’avère néantisation.

Souffrir, pour-quoi ?

  • 2  Voir M.-J. Thiel, Faites que je meure vivant ! Vieillir, mourir, vivre, Paris, Bayard, 2013, chap. (...)
  • 3  Le Dictionnaire historique de la langue française sous la direction d’A. Rey (Paris, Le Robert, 19 (...)

3Mais jusqu’où ? La question de la souffrance est difficile. Elle est plus large que l’expérience limitée de la douleur. Elle touche toute la personne dans toutes ses dimensions. Quand elle s’instaure brutalement, elle implique une passivité2 douloureuse autant qu’une tentative de porter, comme le dit son étymologie3, l’in-supportable, de « sup-porter » activement ce qui in-dispose si profondément, de ré-agir pour reprendre l’initiative, mais le fardeau est parfois très lourd, trop écrasant. On ne le choisit pas spontanément à moins d’être masochiste, mais certains arrivent à consentir à un certain niveau de souffrance comme si cela leur permettait d’obtenir autre chose (une performance, une grâce…) ou de garder contact avec la vie. Que l’on pense aux femmes qui aujourd’hui refusent la rachianesthésie au moment de l’accouchement. D’autres y consentent bon gré mal gré, non pas tant en se confrontant à une douleur physique en général sous contrôle grâce aux thérapeutiques antalgiques devenues très efficaces, mais à une souffrance existentielle — pourquoi moi ? pourquoi ce cancer ? que vais-je devenir ? et mes proches ? pourquoi Dieu ne fait-il rien ? — qui peu à peu les transforme et potentiellement les ouvre à autrui pour des relations nouvelles, souvent inimaginables avant la maladie. L’expérience de souffrance peut ainsi être porteuse de maturation. Et la pathologie cancéreuse est devenue une grande pourvoyeuse de témoignages à cet égard. Assumer sa vulnérabilité ontologique peut ouvrir à plus d’humanitude. Ce sont les excès de vulnérabilité dus à des pathologies, des handicaps, des situations particulières (environnementales, sociétales…) qu’il s’agit de contrer.

  • 4  C. Olivier – M.-J. Thiel, « La fin de vie au risque d’une spoliation de l’autonomie », Esprit 440, (...)
  • 5  M.-J. Thiel, « Devoir mourir au nom de son autonomie », La Croix, 6 mars 2017, p. 26.
  • 6  M.-J. Thiel, « The Art of Later Life », dans: A. Brenninkmeijer-Werhahn (éd.), Marriage – Constanc (...)

4L’antagonisme surgit pourtant dès le départ, entre les possibilités de traiter jusqu’à anesthésier, voire endormir (« sédater ») définitivement quelqu’un4 et le respect de la situation existentielle de tout un chacun, son inquiétude douloureuse plus ou moins marquée qui est certes non-quiétude mais peut aussi susciter créativité et audace — les artistes en sont les témoins séculaires —, et cela peut conduire à modérer les traitements, jusqu’à les refuser totalement… Mais l’idéologie libéraliste, « libertarienne », actuelle ne supporte ni l’inquiétude ni la vulnérabilité qui y devient l’ennemi à abattre, l’entaille à colmater à tout prix. Elle instrumentalise l’autonomie individuelle qu’elle place au-dessus de toute autre considération tant qu’elle ne nuit pas à autrui. Pour les personnes fragilisées du fait d’une maladie ou de l’âge, les personnes avec un handicap grave ou en fin de vie, peinant à assumer leur situation, elle devient particulièrement délétère, jusqu’à les pousser à faire usage de leur autonomie encensée comme liberté suprême pour consentir à ce que leur autonomie personnelle, entendue comme liberté intérieure expérientielle, ne voudrait pas. Il est moins onéreux pour un État de prôner le minimalisme éthique et de pousser les personnes en souffrance à recourir par exemple au suicide médicalement assisté que de mettre en place les structures adaptées pour prendre soin de ces personnes. Certains n’hésitent pas à franchir le pas. Plusieurs États américains ont légalisé le suicide médicalement assisté5 : immédiatement les assureurs ont changé leurs clauses, remboursant désormais cette pratique plutôt que le traitement curatif dès lors que la « survie moyenne estimée » est inférieure à six mois… Aux Pays-Bas6, nombre d’établissements pour personnes âgées ont fermé en demandant aux résidents potentiels d’être des « sujets autonomes » et de prendre leur responsabilité.

5La souffrance décidément reste mystérieuse en son essence. Humainement, mais aussi théologiquement. En son nom, on justifie parfois l’injustifiable.

Souffrance et Présence

6Que l’on croie ou non en Dieu, des questions sur l’existence d’une divinité ordonnatrice de souffrance, ou non (suffisamment) soucieuse de sa non-apparition, ou des interrogations sur la toute-puissance de Dieu opposée à sa toute-bonté surgissent immanquablement. Les théodicées ont rempli des ouvrages à travers les siècles. Dieu ne pouvait-il pas créer un monde sans souffrance ? Pour-quoi ma/notre souffrance humaine ? Pourquoi la souffrance de l’innocent ? Même si l’histoire de Job « se finit » bien, elle n’est pas forcément consolante : trop d’innocents souffrent sans espoir, sans rémission, sans alternative, sans fin heureuse… Et l’expérience de la Shoah fut particulièrement traumatisante à cet égard.

7Pour répondre, dit-on, il faudrait partager quelque chose de cette détresse dans laquelle peut plonger l’expérience de souffrance. Non qu’il faille chercher des ressemblances quelconques, non que l’on veuille trouver des « remèdes », des solutions immédiates, quasi magiques. Non, la requête n’est pas là. Elle est plutôt dans une forme de présence au cœur de la souffrance, malgré la souffrance, afin que le souffrant ne soit pas détruit par elle. Elle est dans une présence de douloureuse audace qui conduit à accepter d’affronter la souffrance, la sienne, celle de l’autre rejoint en sa douleur propre, parce que la présence au présent jusque dans cette nuit la plus profonde peut alors s’ouvrir à l’hospitalité et devenir un présent réciproque, un cadeau dont la douceur enveloppe et prend soin. Une telle présence qui va sans dire, au-delà des mots, s’est vécue jusque dans les camps de concentration durant la seconde guerre mondiale.

8Le témoignage d’Etty Hillesum, cette juive hollandaise s’ouvrant peu à peu à l’Évangile et continuant à tenir son journal dans le camp nazi de Westerbork avant d’être déportée et gazée à Auschwitz, exprime quelque chose de cette présence d’horreur et de tendresse. Témoin des souffrances physiques et des angoisses morales des internés, cette jeune femme se fait serviable et même « protectrice », partageant sa joie de vivre, dans une attitude d’infini respect. Alors que des malheureux autour d’elle éclatent en sanglots, elle leur offre sa présence silencieuse :

  • 7  Une phrase qu’elle s’adresse d’abord et constamment à elle-même.
  • 8  E. Hillesum, Une vie bouleversée (Points 59), Paris, Seuil, 1995, p. 240.

Je m’approchais et je me tenais là, protectrice, les bras croisés, souriante, et en moi-même je m’adressais à cette créature tassée sur elle-même et désemparée : « Allons, ce n’est pas si grave, ce n’est pas si terrible7. » Et je restais là, j’offrais ma présence, que pouvait-on faire d’autre ? Parfois, je m’asseyais à côté de quelqu’un, je passais un bras autour de son épaule, je ne parlais pas beaucoup et je regardais les visages. Rien ne m’était étranger, aucune manifestation de souffrance humaine. […] J’ose regarder chaque souffrance au fond des yeux, la souffrance ne me fait pas peur. Et à la fin de la journée j’éprouvais toujours le même sentiment, l’amour de mes semblables. Je ne ressentais aucune amertume devant les souffrances qu’on leur infligeait, seulement de l’amour pour eux, pour leur façon de les endurer, si peu préparés qu’ils fussent à endurer quoi que ce fût8.

9Et dans cette présence à autrui, se glisse la Présence de Dieu. Un Dieu qu’elle découvre la pacifiant, la transformant, jusqu’à lui proposer son aide car c’est ainsi qu’elle trouve aussi du soutien pour tout le groupe d’infortunés des « nous » :

  • 9  Hillesum, Une vie bouleversée, p. 175.

Je vais te promettre une chose, mon Dieu […] : je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peut nous aider, mais nous qui pouvons t’aider — et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes9.

10Le pape Benoît XVI en est impressionné. Dans son audience générale du 13 février 2013, il cite son témoignage et cette place de la Présence de Dieu en elle :

Initialement éloignée de Dieu, elle le découvre en regardant en profondeur à l’intérieur d’elle-même et elle écrit : « Un puits très profond est en moi. Et Dieu est dans ce puits. Parfois, j’arrive à le rejoindre, le plus souvent la pierre et le sable le recouvrent : alors Dieu est enterré. Il faut à nouveau le déterrer » (Journal, 97). Dans sa vie dispersée et inquiète, elle retrouve Dieu au beau milieu de la grande tragédie du 20e siècle, la Shoah. Cette jeune fille fragile et insatisfaite, transfigurée par la foi, se transforme en une femme pleine d’amour et de paix intérieure, capable d’affirmer : « Je vis constamment en intimité avec Dieu. »

La Présence christique

11Présence de Dieu en l’humain. Présence de l’humain en Dieu. Présence en présence. Si le Christ peut assumer une telle Présence au plus profond du cœur humain et jusqu’au plus noir de la nuit, c’est que, homme parmi les hommes, il a accepté et assumé, amoureusement et douloureusement, une telle descente aux enfers de la souffrance. Fils de Dieu, Innocent par excellence, il se fait médiateur non seulement d’une présence humaine, mais de la présence même de Dieu son Père, dans une perspective unique et décisive pour tout être humain. Par Amour. Le message christique et l’avènement évangélique ainsi inauguré vont de ce fait bien au-delà de la consolation finale accordée à Job ou d’autres figures du Premier Testament. Dans l’expérience de la souffrance que tout être humain traverse en tant qu’être vivant doté de conscience, seul le Christ s’avère finalement, en dernière instance, en mesure de partager la souffrance insensée de celui qui n’a pas péché et qui est pourtant livré à la vindicte du Mal. Et il l’assume : se faisant petit parmi les petits pour les rejoindre tous, pour les sauver tous parce qu’il les aime tous.

12Certes, pour celles et ceux qui expérimentent la souffrance, a fortiori la souffrance injuste, cette réalité de foi ne pénètre que lentement la réalité humaine charnelle qui cherche, lutte, se bat. Mais en dévoilant la vulnérabilité de l’être humain, qu’il vit lui aussi en son propre corps qui va mourir sous la torture de la croix, en assumant faiblesse et souffrance, au contact de ses limites, le Crucifié rejoint aussi l’autre, tout autre. Et ainsi il se donne et s’offre corps eucharistique, pain livré et partagé, corps écartelé et transpercé. « Femme, voici ton Fils… Voici ta mère » (Jn 19, 26-27). Le suivre, il l’avait souligné dans son enseignement, ne fait pas disparaître la croix. « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la trouvera » (Mt 16, 24-25).

13Oh, il reste difficile de lâcher prise, même à l’heure de la mort. Pourtant, il arrive souvent un moment au cœur de la souffrance, où le croyant le plus fervent ose finalement arrêter sa « négociation » — l’on pense aux « stades » d’Elisabeth Kübler-Ross — et s’avouer « vaincu », le temps d’un regard sur la croix ; ou plutôt, à l’instar du combat de l’ange avec Jacob et de Jésus sur la croix, s’avouer simplement lucide : oui, Seigneur, me voici. Je n’en peux plus. Entre tes mains je remets mon esprit, je dépose là mon impossible lutte pour t’accueillir et me recevoir en toi. Peut-être le combat reprend-il, qu’importe, l’être humain est ainsi fait, il lutte et puis renonce et puis reprend… Et dans les interstices, ceux de sa lutte, ceux de son être, le vide peut faire place à la Présence, présence existentielle, présence relationnelle.

14Celui, celle qui se laisse rejoindre par le Christ dans sa douce violence, en entrebâillant à peine la porte de son cœur ou en consentant à le laisser entrer en soi en toute connaissance de cause, le Crucifié peut lui faire don de sa présence transformante, apaisante jusqu’au creux de la souffrance. Jésus, pour autant, n’explique pas la souffrance, mais il la remplit de sa présence comme le suggère le célèbre propos de Paul Claudel, toujours d’actualité :

  • 10  P. Claudel, « Les invités à l’attention. À Mademoiselle Suzanne Fouché », dans : A.-M. Carré (éd.) (...)

L’interrogatoire était si énorme que le Verbe seul pouvait le remplir en fournissant non pas une explication, mais une présence suivant cette parole de l’Évangile : « Je ne suis pas venu expliquer, dissiper les doutes avec une explication, mais remplir, c’est-à-dire remplacer par ma présence le besoin même de l’explication. » Le Fils de Dieu n’est pas venu pour détruire la souffrance, mais pour souffrir avec nous. Il n’est pas venu pour détruire la croix mais pour s’étendre dessus10.

15La souffrance ne se traite pas avec une baguette magique, ni médicalement, ni spirituellement. Elle s’inscrit dans la faille de la vulnérabilité ontologique, existentielle. Et c’est précisément ce que Claudel pressent : l’enjeu de la Présence, d’une présence aimante, confiante, d’une Présence qui se fait présent, cadeau, dans les mains qui se croisent au moment présent ; mains de Dieu et mains de l’être humain ; car cette présence s’offre et se reçoit aussi comme un engagement : « Ma grâce te suffit ; ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse » (2 Co 12, 9) ; je reste présent à tes côtés, je ne t’abandonne pas. La nuit peut devenir noire, profonde, obscure, mais le rideau du temple s’est déchiré, le cœur de Dieu a été transpercé, et il en sort pour qui s’y abreuve, pour qui aspire même l’une ou l’autre goutte, des sources d’eau vive. Le silence étreint la terre autant que l’être. La Parole se tait. Mais la Présence de l’Amour vivifiant demeure. Et jusque dans la mort, l’être humain peut ainsi être/devenir lui-même présence dans la Présence de son Dieu, présence pour l’autre, hôte accueillant et accueilli.

  • 11  H. Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation, 3/2 : Théol (...)

16Méditant sur l’aspect radical de la mort du Christ, Hans Urs von Balthasar rappelle que la mort du Christ n’est plus une parole, mais qu’elle est silence. « Silence et mort de Dieu en tant qu’accomplissement du Dieu qui vit, qui parle et qui promet. » L’absurde convoque le silence. Et « quand la parole se tait, l’annonce proprement dite se fait entendre : celle qui provient du cœur transpercé de Dieu11. »

17En traversant lui-même l’iniquité du mal et de la mort, Jésus ouvre un chemin de Vie à tout homme, à toute femme, à tout l’être humain qu’il habite de sa Présence ressuscitante. Il fait tomber les murs de tous les tombeaux et de toutes les prisons du Mal et de la Mort pour laisser surgir un nouveau Matin. Il ouvre une brèche dans l’opacité de la Nuit. Et le Jour depuis doucement se lève sur l’Humanité.

Vulnérabilité, souffrance, théologie

18Tout être humain, croyant ou non, est ainsi invité à répondre au mystère douloureux de la souffrance, et déjà à sa vulnérabilité. Le psalmiste crie vers Dieu et l’appelle au secours, les disciples dans la barque secouée par la tempête essayent de « réveiller » le maître pour ne pas sombrer. Ce dossier de la Revue des sciences religieuses voudrait prendre au sérieux l’épreuve du mal et de la souffrance et examiner comment la théologie y répond. Les trois contributions qui suivent n’apportent pas de réponse mais aideront certainement à entrer dans ce questionnement difficile.

19Dany Rondeau, professeur à l’université du Québec à Rimouski, se situe dans une perspective philosophique et se demande ainsi si la vulnérabilité engendre une obligation morale. En tant qu’êtres finis, les êtres vivants et donc aussi l’être humain, sont par essence vulnérables. Mais la vulnérabilité s’appréhende selon deux niveaux : la vulnérabilité ontologique ou « inhérente » et la « vulnérabilité situationnelle » due à un contexte spécifique. L’auteur rappelle comment la philosophie morale et les éthiques féministes se sont saisies de cette notion de vulnérabilité qui structure un modèle éthique s’opposant aux éthiques modernes libérales, déontologiques et utilitaristes, ainsi qu’aux éthiques de justice. Ce tournant est décisif, mais quelle est la teneur normative et le fondement de l’obligation morale qui en découlerait ? Pour y répondre, elle convoque l’argumentation de Robert Goodin dans son livre Protecting the Vulnerable dont « l’objectif est de fonder une responsabilité sociale et collective à l’égard des personnes et des groupes vulnérables, dans les devoirs habituellement reconnus dans la pensée libérale ». À partir de là, elle présente les grandes lignes du Principe de protection des personnes vulnérables, et partant, le rôle de l’État, porteur principal de la responsabilité ou du devoir moral, puisqu’il possède le pouvoir d’action le plus efficace pour prévenir les torts auxquels sont exposées les personnes.

20Bertrand Vergely, philosophe et théologien orthodoxe, montre quant à lui que la réflexion théologique représente toujours un grand intérêt quand il est question de souffrance. Alors que le matérialisme fait de la mort la conséquence de la souffrance, la réflexion chrétienne fait de la souffrance la conséquence de la mort. « Le Christ ne vient-il pas dans le monde indiquer qu’il existe un autre rapport à la souffrance possible qui ne soit ni de l’ordre de l’écrasement ni de l’ordre de l’art ? Ne vient-il pas révéler une autre voie que celle du fatalisme, du fonctionnalisme, de l’optimisme ou de la déconstruction ? » Mais, continue-t-il, quand l’homme et Dieu ne se rencontrent plus, alors « la souffrance rentre dans le monde et avec elle le mal comme fausse réponse à la question qu’elle pose. Seule la démystification radicale du mal telle qu’elle est enseignée par le Christ dans les évangiles permet alors de s’en libérer. »

21Enfin Frédérique Poulet, professeur à la Faculté Notre-Dame du Collège des Bernardins et spécialiste en liturgie, interroge précisément « l’efficacité » de la célébration eucharistique face au mystère du mal. En effet, les chrétiens qui en sortent ne semblent pas (toujours) convertis au plan éthique : « normalement » on ne devrait pas tuer le voisin au sortir de la messe et pourtant au Rwanda il en fut ainsi. Et de nombreux autres exemples pourraient être donnés. Or Xavier Thévenot, par exemple, émit l’idée d’une homologie de structure entre la célébration eucharistique et la vie éthique, et qualifia la capacité commune de l’action liturgique et de l’acte éthique à pouvoir dépasser l’absurde. L’auteur, finalement, propose un renversement herméneutique du rapport entre célébration eucharistique et vie éthique, ce qui lui donne de repenser à nouveau frais l’efficacité eucharistique face au mystère du mal et de la souffrance.

22La dernière remarque de Frédérique Poulet pourrait ainsi conclure cette réflexion à défaut de la clore : « Rien ne peut empêcher l’amour de se livrer, pas même la non-réception active. »

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Notes

1  Sur la vulnérabilité, je renvoie au dernier chapitre de M.-J. Thiel, La santé augmentée : réaliste ou totalitaire ?, Paris, Bayard, 2014. Ainsi qu’à l’ouvrage M.-J. Thiel (éd.), Souhaitable vulnérabilité ? (Chemins d’éthique), Strasbourg, Presses universitaires, 2016.

2  Voir M.-J. Thiel, Faites que je meure vivant ! Vieillir, mourir, vivre, Paris, Bayard, 2013, chap. 4, « Souffrance et compassion » (p. 155-188). J’y explicite que cette double dimension passive et active est présente aussi bien dans la souffrance en général que dans la souffrance de compassion ou la souffrance rapportée en Dieu.

3  Le Dictionnaire historique de la langue française sous la direction d’A. Rey (Paris, Le Robert, 1998, t. 3) précise dans son article « souffrir » que ce verbe « est la réfection de susfrir, suffrir (1080), issu d’un latin populaire sufferire, altération par changement de conjugaison du latin classique sufferre “supporter” et “se soutenir, se maintenir”, au figuré “endurer (la soif, une punition)”. Ce verbe est composé de sub- marquant la position inférieure (-sub-) et de ferre “porter, supporter” (fère) » (p. 3584-3585). Souffrir, c’est en somme ce que l’on ressent quand on ploie sous un fardeau.

4  C. Olivier – M.-J. Thiel, « La fin de vie au risque d’une spoliation de l’autonomie », Esprit 440, 2017, p. 124-135.

5  M.-J. Thiel, « Devoir mourir au nom de son autonomie », La Croix, 6 mars 2017, p. 26.

6  M.-J. Thiel, « The Art of Later Life », dans: A. Brenninkmeijer-Werhahn (éd.), Marriage – Constancy and Change in Togetherness. album amicorum (Symposion 15), Zürich, LIT, 2017, p. 209-219. La même contribution existe en allemand : M.-J. Thiel, « Die Kunst des Lebens im Alter », dans : A. Brenninkmeijer-Werhahn (éd.), Ehe - Bestand und Wandel im Miteinander (Symposion 14), Wien, LIT, 2017, p. 237-250.

7  Une phrase qu’elle s’adresse d’abord et constamment à elle-même.

8  E. Hillesum, Une vie bouleversée (Points 59), Paris, Seuil, 1995, p. 240.

9  Hillesum, Une vie bouleversée, p. 175.

10  P. Claudel, « Les invités à l’attention. À Mademoiselle Suzanne Fouché », dans : A.-M. Carré (éd.), Dialogues avec la souffrance (Foi vivante. Bibliothèque chrétienne de poche 68), Paris, Spes, 1968, p. 132. C’est nous qui soulignons.

11  H. Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation, 3/2 : Théologie. Nouvelle Alliance, trad. de l’allemand par R. Givord (Théologie 83), Paris, Aubier, 1975, respectivement p. 72-73 et 76.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Jo Thiel, « Liminaire »Revue des sciences religieuses, 93/1-2 | 2019, 7-16.

Référence électronique

Marie-Jo Thiel, « Liminaire »Revue des sciences religieuses [En ligne], 93/1-2 | 2019, mis en ligne le 06 juin 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rsr/6058 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rsr.6058

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Auteur

Marie-Jo Thiel

EA 4377 – Faculté de théologie catholique
Université de Strasbourg

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