Johns Hopkins University Press
  • Ambition, désir d'être despote, amour du pouvoir:Un aspect de la théorie helvétienne des passions entre De l'esprit et De l'homme
abstract

This paper discusses the anthropology, ethics, and politics of Helvetius, focusing on the theme of power and the passions that gravitate around it, and highlighting the transition from a position that could be broadly defined as "anarchic" (all powers are bad) to one that realistically takes power for granted as an insurmountable horizon (and which leads to the future-laden idea of a "democratic despotism"). By analyzing these themes, it questions the common interpretation of Helvetius's thought as a compact block ("Le système d'Helvétius"), emphasizing the way in which the theoretical reworkings presented in De l'homme must be understood in light of the internal tensions of De l'esprit.

keywords

Helvétius, passions, power, ambition, despotism, democracy

introduction

"Les passions," affirme De l'esprit, "sont, dans le moral, ce que, dans le physique, est le mouvement": ce sont elles qui créent, anéantissent, conservent et animent tout, et sans elles "tout est mort."1 L'aspect le plus évident de la théorie helvétienne des passions est constitué sans doute par son approche matérialiste ou réductionniste qui ramène la complexité des formations affectives à la simplicité des sensations physiques, à cette attraction vers les plaisirs ou à cette répulsion des douleurs qui constitue le contenu originaire de l'amour de soi, voire de l'intérêt.2 La force de [End Page 51] cette thèse générale, centrale dans De l'esprit comme dans De l'homme, a souvent détourné l'attention de détails plus discrets de la doctrine exposée dans ces œuvres, ainsi que des variations qu'elle connaît. Outre le désir de reconnaissance, dont j'ai parlé ailleurs et sur lequel je ne reviendrai ici qu'en passant,3 le plus important de ces détails me semble être le désir de pouvoir, qui fait l'objet du remaniement le plus remarquable auquel l'auteur de De l'homme assujettit l'anthropologie éthico-politique présentée dans De l'esprit. Dans ce travail je me concentrerai ainsi, dans un premier temps, sur les figures principales du désir de pouvoir introduites dans l'œuvre de 1758, l'ambition et la libido dominandi. Il faudra alors souligner les raisons qui mènent Helvétius, d'un côté, à ne pas définir l'ambition à partir de ce désir de pouvoir qui en constitue un aspect essentiel, et, de l'autre côté, à ne mentionner ce désir de pouvoir que dans le réquisitoire sur les formes corrompues de l'ambition et sur sa vocation despotique. Sur ces bases je me tournerai en un second moment vers l'œuvre posthume, en tentant de mettre en évidence la centralité inédite qu'elle accorde à l'amour du pouvoir. J'espère ainsi éclairer comment ce qui apparaît comme un simple déplacement d'accents implique en réalité une transformation profonde de la conception du pouvoir et, plus généralement, des affects humains et de la politique. On passe là d'une position "kratophobique," d'après laquelle le pouvoir est essentiellement corrompu et corrupteur et doit être donc limité, divisé, bref, neutralisé, à une position qui n'hésite pas à le reconnaître comme l'horizon indépassable des rapports humains et à prendre parti pour ce que je propose d'appeler un "despotisme démocratique," auparavant inconcevable.

1. de l 'esprit: l'ambition

Dans De l'esprit, le désir du pouvoir est rarement thématisé en tant que tel. Malgré l'absence de définition formelle et d'analyse thématique, Helvétius ne manque pas de donner une idée de ce désir claire et cohérente avec son système, par exemple quand il affirme que "chacun veut être le plus heureux qu'il est possible" et que chacun veut donc "être revêtu d'une puissance qui force les hommes à contribuer de tout leur pouvoir à son bonheur" (E 290). De cette façon, le pouvoir et le désir de pouvoir se trouvent assimilés, respectivement, à la capacité de pousser autrui à se soumettre à notre volonté et à la forme spécifique que le désir des moyens utiles à la poursuite du bonheur ne peut pas ne pas acquérir dans le contexte des relations humaines: ils se trouvent assimilés, en d'autres termes, au désir des moyens aptes à réduire les autres à l'état de moyen, à mettre leur pouvoir au service de son propre pouvoir.4 Le désir de pouvoir semble élevé au rang de porte-parole ou doublure de l'attrait des plaisirs et d'une conséquence nécessaire de l'amour de soi,5 et, par cela même, au statut d'un invariant anthropologique. [End Page 52]

L'ambition, quant à elle, est définie non pas comme un désir de pouvoir, mais comme un désir de "grandeurs," des "grandes places," de s'élever "au rang des plus grands hommes," ou du moins des "gens en place" (E 259–60, 425). Ainsi, il ne faut pas s'étonner si Helvétius ne mentionne que très rarement le pouvoir ou la puissance dans son discours sur cette passion. De façon tout à fait cohérente avec l'orientation fondamentale de sa théorie, le rôle de protagoniste est joué ici par la "sensibilité physique," le "germe productif de toutes les passions": "le désir des grandeurs est toujours l'effet de la crainte de la douleur ou de l'amour des plaisirs des sens" (E 271, 262).6 En même temps, il faut avouer que l'absence du désir de pouvoir est une absence encombrante, car, tout occulté qu'il soit, le pouvoir joue dans le discours helvétien sur l'ambition un rôle qu'on serait tenté de qualifier d'essentiel.

Étant donné que les grandes places ne sont pas directement la source de plaisirs physiques, elles doivent l'être alors de façon indirecte, en tant que "moyens d'acquérir ces mêmes plaisirs": moyens qu'on peut à juste titre ranger "dans la classe des plaisirs, parce que l'espoir d'un plaisir est un commencement de plaisir" (E 271).7 Pourtant, ces plaisirs dont on jouit par anticipation sont précisément les plaisirs liés à la possession du pouvoir. Ainsi, Helvétius ne manque pas de rappeler, en passant, qu'on recherche les grandes places "avec d'autant plus d'ardeur qu'elles peuvent nous donner sur les hommes une puissance plus étendue, et par conséquent nous procurer plus d'avantages": l'homme parvenu à ces grandes places "y jouit de la considération toujours attachée au pouvoir" (E 261, 424). Évidemment, cette jouissance n'est possible que dans la mesure où les grandes places recherchées par l'ambitieux sont des places de pouvoir, et ce pouvoir est un moyen de parvenir à un plaisir physique.

Nous nous retrouvons ainsi dans une étrange situation, où le désir de pouvoir s'avère être, en même temps, le cœur caché de l'ambition et le double du désir des plaisirs. Il est moteur de l'ambition dans la mesure où l'idée des avantages attachés aux grandes places en vue des plaisirs physiques se trouve réabsorbée à l'intérieur de la notion de pouvoir. Il est un fantôme vaporeux, car la recherche ambitieuse des grandeurs se dévoile bien sûr comme rien d'autre qu'un désir déguisé de pouvoir, mais cette première réduction s'avère à son tour provisoire, dépourvue de toute consistance propre par rapport à une deuxième réduction, celle du désir de pouvoir au désir des plaisirs physiques. C'est précisément le fait que le désir de pouvoir est en même temps le suppléant du désir des plaisirs et le visage masqué de l'ambition qui autorise Helvétius à passer le désir de pouvoir sous silence dans son discours sur l'ambition, et nous conduit à interpréter ce discours comme une méditation autour de ce désir. Ce jeu de présence dans l'absence ou d'absence dans la présence mérite d'être considéré avec attention, car il contient le secret de l'approche helvétienne de la question du pouvoir.

La compréhension du désir de pouvoir comme un simple porte-parole de l'amour de soi et comme une constante anthropologique pourrait nous pousser à considérer de la même façon l'ambition, dont il constitue la vérité refoulée. [End Page 53] Cependant, les choses sont et ne sont pas si simples que cela. On peut en voir une preuve dans la polémique engagée par Helvétius contre la lecture concurrente de l'ambition comme l'expression d'un désir d'estime, et plus précisément d'une estime pour l'estime.

Certes, Helvétius n'exclut pas la possibilité de républiques, comme Sparte et Rome, où "les dignités annonçaient communément de grandes vertus et de grands talents dont elles étaient la récompense" et où leur possession pouvait en cela "flatter l'orgueil," constituant ainsi la garantie d'une "estime sentie" et "la preuve d'un mérite réel," c'est-à-dire d'une véritable grandeur d'âme ou d'esprit (E 259–60, 92). Bien sûr, le philosophe ne parle pas ici explicitement d'ambition, mais ces dignités ne constituent-elles l'objet spécifique de l'ambition? En même temps, Helvétius nous rappelle que les grandes places sont également et peut-être surtout recherchées par les ambitieux dans les siècles ou les pays où elles "sont plus avilies" et sont donc "moins flatteuse[s]," car elles ne sont obtenues que "par des intrigues et des cabales" (E 259, 269). Ici, les personnes qui les occupent "ne peuvent rien faire d'utile à leur nation" et sont par cela même "exposé[e]s à la risée du public, qui . . . méprise quiconque est assez indifférent à son estime pour accepter un emploi qu'il ne peut remplir dignement" (E 269).

Si les hommages et les honneurs que les grandes places obtiennent en ces siècles ou pays ne sont pas un témoignage de l'amour, de la reconnaissance ou de l'estime que le public attribue à ses bienfaiteurs, mais extorqués par la crainte, alors il faut admettre que l'ambition est en elle-même—même dans les Républiques—un désir non pas de l'estime à laquelle les grandes places ou les dignités peuvent être ou ne pas être associées, mais du pouvoir ou des plaisirs dont elles sont partout les vecteurs. De même, il faut admettre que l'ambition ne peut prendre la forme d'un désir d'estime que dans la mesure où cette estime, sentie ou non, est associée à un accroissement du pouvoir et des plaisirs.8 Ainsi, nous sommes apparemment autorisés à conclure que l'ambition et le désir de pouvoir dont elle est l'expression sont, à l'égal de la recherche des plaisirs, des traits universels et axiologiquement neutres qui affectent les hommes de toutes les époques et de tous les pays.9 De même, ces passions semblent admettre une orientation autant vertueuse que vicieuse selon le contexte social ou institutionnel dans lequel elles s'inscrivent et le lien plus ou moins étroit entre les dignités, l'estime sentie dont elles sont le vecteur et les mérites qui permettent d'y accéder.

La linéarité de cette conclusion est pourtant remise en question quand on considère de plus près le double argument à l'aide duquel Helvétius mobilise la disjonction entre les dignités et l'estime contre l'interprétation idéologique de l'ambition comme un désir d'estime. Le premier de ces arguments nie que l'ambitieux puisse "se tromper lui-même" sur la nature de son désir (E 259). Il présuppose alors que l'ambitieux doit bien s'apercevoir que "la considération dont il jouit [à cause des dignités qui lui sont conférées] n'est point personnelle," et [End Page 54] qu'un homme peut être "à la fois revêtu de tous les honneurs . . . et couvert du mépris de toutes les nations" (E 259–60). Ce que les ambitieux "éclairés par cette connaissance" désirent n'est pas du tout l'estime des hommes, mais "la puissance . . . de rendre, à [leur] gré, plusieurs d'entre eux heureux ou malheureux," une puissance suffisante à renseigner les hommes de "l'intérêt qu'ils ont tous de mériter une faveur toujours proportionnée aux plaisirs qu'ils sauront [leur] procurer" (E 262, 259, 260). C'est leur pouvoir, et non leur valeur, que les ambitieux veulent voir reconnu, et cela parce que le pouvoir, la capacité d'un sujet de pousser autrui à satisfaire son désir, n'existe en fait qu'en tant que reconnu.10 La preuve de cette subordination du désir de reconnaissance de l'ambitieux à son désir de pouvoir est donnée par le biais d'une expérience de pensée. Imaginons que nous donnons à l'ambitieux le choix entre le trône d'Ispahan ou de Londres. Bien sûr, personne ne peut douter qu'"aux yeux d'un homme honnête le dernier ne parût le plus désirable; et qu'ayant à choisir entre ces deux couronnes, un homme vertueux ne se déterminât en faveur de celle où le roi, borné dans son pouvoir, se trouve dans l'heureuse impuissance de nuire à ses sujets" (E 261). Pourtant, il est également incontestable que "presque personne . . . ne donn[erai]t au sceptre de fer de la Perse la préférence sur celui de l'Angleterre" (E 261).

Tout en faisant une concession aux adversaires, le second argument parvient aux mêmes conclusions que le premier. En effet, il admet que l'ambitieux "peut croire ne chercher que cette estime dans les grandes places," et qu'il soit jaloux "du respect et de l'adoration des hommes" (E 260). Cette concession semble introduite précisément dans l'intention de rendre compte de la forme spécifique que l'ambition peut acquérir chez l'"homme honnête" dans les pays où "les dignités annonçaient communément de grandes vertus et de grands talents." Au contraire, Helvétius s'empresse de mettre l'accent sur le fait que l'ambitieux peut sincèrement croire ne chercher que de l'estime, mais qu'en ce cas "il se fait illusion à lui-même": pourvu qu'en général on désire l'estime "pour les avantages qu'elle procure" et non pour elle-même, la raison inconsciente de cette recherche est que l'estime donnée représente "un aveu d'infériorité de la part des autres hommes, comme un gage de leur disposition favorable à notre égard, et de leur empressement à nous éviter des peines et à nous procurer des plaisirs" (E 260–61). Il est clair, ici, que si l'ambition est le désir des avantages consistant dans les faveurs que l'aveu d'infériorité pousse les autres à lui accorder, alors elle n'est encore une fois rien d'autre qu'un désir de pouvoir. C'est pourquoi on ne peut pas "désabuser l'ambitieux" et le pousser à un "orgueil plus noble": lui demander de séparer son ambition de la recherche des avantages et de la soif du pouvoir, c'est lui demander de renoncer à ses ambitions, d'être autre que ce qu'il est (E 261).11 Une nécessité identique affecte donc tout autant la réalité refoulée du désir que le travestissement sous lequel elle se présente aux yeux de l'ambitieux. Il est également clair que le désir de pouvoir qui est au cœur de l'ambition, et qui, en tant que désir des moyens de s'assurer l'aide d'autrui, devrait être une invariante anthropologique également ouverte à des effets vertueux et vicieux, se [End Page 55] réduit ainsi au désir inégalitaire—et par cela même moralement et politiquement problématique—de disposer de façon arbitraire d'autrui, de le réduire à une condition d'infériorité, à un moyen et en quelque sorte à un esclave de son désir: un désir qui devrait réduire l'orientation vertueuse de ces passions non seulement à une exception, mais à une impossibilité logique, et qui en tout cas ne peut pas caractériser l'"homme honnête."

Cette polémique et les difficultés qu'elle soulève nous permettent de tirer quelques conclusions provisoires concernant les usages que fait Helvétius des concepts d'ambition et de pouvoir. L'ambition est définie dans les termes d'un désir de grandeurs ou de grandes places qui n'exclut pas la possibilité d'une "ambition plus vertueuse," associée à un désir sincère d'estime et à l'amour de la patrie (E 378). Quand Helvétius affirme que "presque personne ne [donnerait] au sceptre de fer de la Perse la préférence sur celui de l'Angleterre," il admet évidemment des exceptions: il y a des personnes qui ne désirent accéder aux grandes places que dans un État libre. Parfois, on a même l'impression que l'ambition ne trouve son lieu naturel que dans les États libres, comme quand on lit que dans toute autre forme de gouvernement "la route de l'ambition est . . . fermée à la plupart des citoyens" (E 180). En revanche, cette ambition vertueuse n'est jamais associée au désir de pouvoir, qui en principe devrait lui être consubstantiel en tant que lieutenant de l'amour de soi ou de la recherche du plaisir, et on peut même douter qu'elle soit au sens strict de l'ambition. En effet, la recherche des honneurs propre aux hommes libres, comme les Romains et les Anglais, n'est presque jamais qualifiée d'ambitieuse: le seul romain catégorisé comme ambitieux est Catilina, le seul anglais Cromwell. Tandis qu'"un gouvernement arbitraire [est] toujours sujet à mille révolutions," entre autres parce que "les grands y sont presque toujours embrasés du feu de l'ambition," dans "un état . . . où les lois sont en vigueur" les ambitieux "sont à la chaîne," les feux de l'ambition "brûlent sans explosion," leur "germe . . . meurt sans se développer" (E 362–63). Enfin, l'"ambition plus vertueuse" serait celle capable de se contenter d'une puissance limitée, coïncidant avec une "heureuse impuissance." Dans les références aux États libres habités par des hommes honnêtes, les rapports de pouvoir disparaissent: personne n'y est dévoré par l'ambition, ou, si quelqu'un l'est, il l'est d'une estime "personnelle," émancipée du désir d'un pouvoir illimité et peut-être, au moins dans la mesure où le pouvoir se réduit à la domination, de tout désir de pouvoir.12

Si le concept d'ambition, défini sans rapport au pouvoir, admet une orientation vertueuse, quand on passe de la passion à sa personnification, c'est-à-dire à l'ambitieux, on se retrouve toujours confronté à un homme consciemment ou inconsciemment animé par un désir de pouvoir entendu non plus comme simple avatar du désir de plaisirs, mais comme désir de domination, et par cela [End Page 56] même comme un agent de corruption. D'abord, l'ambitieux se retrouve assimilé à l'intriguant, au fripon, au coquin, à un expert de l'art de ramper: insouciant du bien public et rapportant tout à son seul intérêt personnel, il n'hésite point à chercher la promotion aux dignités au "prix de l'intrigue, de la bassesse et de l'importunité," à s'ouvrir le chemin de la fortune se dévouant donc "aux humiliations," s'efforçant de plaire non pas au public, mais "à quelques gens puissants" (E 260, 425, 424).13 Cette référence à la faveur des gens puissants, dont dépend le succès de l'ambitieux, réduit à être un intriguant, dévoile la relation entre le caractère corrompu tendanciellement attribué à l'ambition et les rapports de pouvoir qu'elle contribue à structurer.

La vérité cachée sous l'apparence de l'ambition, on l'a vu, est celle d'un marché de pouvoirs qui nie toute prétention d'autonomie aux rapports de reconnaissance, qui refuse toute séparation entre la dimension symbolique des valeurs et la caractère physique des forces et des plaisirs: j'expose ma "puissance . . . de [te] rendre, à [m]on gré . . . heureux et malheureux" afin de susciter ta "disposition favorable à [mon] égard," de te persuader d'investir ton pouvoir dans la fatigante entreprise de me rendre heureux, et tu utilises ton pouvoir pour me procurer des plaisirs afin de me persuader d'employer le mien à te rendre heureux ou à ne pas l'utiliser pour te rendre malheureux (E 260).

Le trait caractéristique du marché des pouvoirs dans lequel l'ambitieux se trouve impliqué est sa nature inégalitaire. D'un côté, le succès de l'ambitieux dépend de la faveur des grands, mais la faveur des protecteurs exige "le sacrifice perpétuel de la volonté" des protégés, "le seul hommage qui le flatte": "la peine qu'endure le protégé est un spectacle agréable au protecteur," car "ce spectacle l'avertit de sa puissance," lui fait concevoir "une plus haute idée de lui-même" (E 425). C'est pourquoi, "semblable à Saturne, à Moloch, à Teutates," le protecteur, "s'il l'osait, ne voudrait être honoré que par des sacrifices humains" (E 425). De l'autre côté, le "vil esclave" qui est monté au rang de vizir grâce aux humiliations auxquelles il a consenti doit désirer se venger des "mille dégoûts" qu'il a dû accepter, et cette vengeance va jusqu'à lui faire oublier les plaisirs physiques qu'il avait originairement cherché à atteindre à travers le pouvoir (E 426, 435).14 Le seul plaisir qu'il peut goûter est celui des "infortunés": celui qu'il peut trouver dans "la gloriole de commander en maître," d'être "dur et cruel envers les malheureux," de "tourmenter les hommes," de "faire regarder son inhumanité comme une justice, et sa fortune comme un mérite" (E 263, 259, 425–26).

Ainsi, le pouvoir désiré n'est pas le pouvoir qui trouve sa limitation intrinsèque dans sa subordination à la recherche des plaisirs physiques, mais un pouvoir hostile à toute limitation, voué à la violence, lié à la jouissance presque sadique de l'abaissement et de la souffrance d'autrui. L'ambitieux est un esclave qui veut être despote. Sur ces bases, une conclusion s'impose. Dans De l'esprit, l'ambition n'est pas définie à partir du désir du pouvoir car le pouvoir, qui d'un point de vue logique devrait être un instrument en lui-même innocent de plaisirs, s'avère essentiellement [End Page 57] corrompu. Cette définition nierait donc la possibilité d'une ambition vertueuse, qu'Helvétius veut sauvegarder. En même temps, cette possibilité ne peut être que paradoxale, et par cela même résiduelle, car le pouvoir joue un rôle fondamental dans la dynamique de l'ambition. Afin d'approfondir ce rôle, il faut maintenant examiner la façon complexe dont la référence au pouvoir est mobilisée dans le propos sur ce désir d'être despote qui constitue le prolongement naturel de l'ambition.

2. de l' esprit: le désir d'être despote et la corruption

Comme indiqué par le titre du chapitre 17 du Discours troisième, le "désir effréné" d'un pouvoir arbitraire "prend sa source dans l'amour du plaisir, et par conséquent dans la nature même de l'homme," constituant par cela même une constante anthropologique (E 290). "Chacun veut être despote" ou "commander," parce que "chacun veut être revêtu d'une puissance qui force les hommes à contribuer de tout leur pouvoir à son bonheur," chacun aspire "au pouvoir absolu qui . . . soumet servilement les hommes à ses volontés" et le dispense ainsi "de tout soin" (E 291). Ainsi, le désir de pouvoir et le pouvoir dans lequel ce désir peut trouver sa satisfaction se trouvent assimilés, respectivement, au désir d'être despote et au pouvoir absolu et arbitraire typique du rapport maître-esclave, évidemment incompatibles avec la possibilité d'une ambition et d'un pouvoir légitimes. Dans le même temps, des passages isolés affirment que la justice est "toujours armée du pouvoir nécessaire pour réprimer le vice et nécessiter les hommes à la vertu," parce qu'elle consiste "dans la pratique des actions utiles au plus grand nombre," mais c'est justement "dans le plus grand nombre que réside essentiellement la force" (E 194).15 En outre, une nécessité égale d'"armer de puissance la main des magistrats" ou de leur conférer le pouvoir de commander affecte les peuples libres, chez qui la justice entendue comme intérêt du plus grand nombre est incarnée par les institutions, et les gouvernements despotiques, où le divorce entre les institutions données et la justice est au contraire consommé (E 196). Ces passages admettent ainsi un pouvoir—le pouvoir "démocratique"16 du plus grand nombre—qui est non seulement le seul pouvoir vraiment absolu, dans la mesure où il est le seul apte à dépasser tout autre pouvoir, mais aussi le seul vraiment vertueux et légitime, dans la mesure où il est le seul essentiellement conforme à l'intérêt général et à la justice. De même, ce pouvoir peut s'exercer aussi bien à l'intérieur des institutions légitimes, à travers les magistratures des peuples libres, que contre les normes et les appareils corrompus des formations étatiques dégénérées. Ainsi, ces passages semblent conférer au pouvoir—à un pouvoir à la [End Page 58] fois dangereusement proche du pouvoir despotique par son absoluité, mais aussi potentiellement révolutionnaire—le rôle positif d'un instrument des intérêts du plus grand nombre et de ses aspirations à la justice. Une fonction positive de l'ambition ou du désir de pouvoir semble trouver ici les fondements de son intelligibilité. Malgré leur force, ces passages restent, dans De l'esprit, presque des hapax: la possibilité d'un emploi légitime et vertueux du pouvoir et de l'ambition se trouve immédiatement effacée par le texte, où le commandement tend à apparaître comme quelque chose de violent, le pouvoir tout court à se confondre avec le pouvoir arbitraire ou despotique, le désir d'être despote à s'affirmer comme la vérité du désir de pouvoir et de l'ambition. Pourquoi cet effacement et cette confusion? Afin d'en saisir les raisons il faut prendre en compte le fonctionnement et les effets du pouvoir despotique.

En général, l'aspirant despote ne peut "marcher aux grandeurs qu'en foulant aux pieds la justice" (E 457). La justice est "toujours armée du pouvoir nécessaire pour réprimer les vices" qui s'opposent à l'intérêt général, mais le despotisme s'oppose à cet intérêt: il rompt "le nœud d'une mutuelle dépendance qui lie le souverain au sujet" et rend ainsi "la grandeur . . . indépendante du bonheur public" (E 435, 422). Face à la menace représentée par la force de la justice, le despote doit alors "abaisser la puissance du peuple," réaliser une division des intérêts qui obscurcit l'intérêt général autour duquel se réunissent les forces du plus grand nombre (E 291).

En cohérence avec une anthropologie matérialiste, la première condition de la satisfaction du désir d'être despote est donc la violence, l'usage constant et répandu de la force physique, des tortures, des supplices.17 Afin qu'on n'identifie pas l'intérêt général avec son propre intérêt et qu'on ne soit tenté par la vertu, le despote doit "mettre les vertus au rang des crimes" et "faire sans cesse étinceler aux yeux des peuples le glaive de la tyrannie" (E 291). Cette férocité est le moyen le plus efficace d'"avilir et dégrader les âmes," de les tenir "dans les angoisses perpétuelles de la crainte," de cultiver ainsi l'"indifférence pour la vertu," de briser "la noble résistance [des] sujets," de modeler en somme les subjectivités serviles aptes à supporter docilement les excès d'un pouvoir despotique (E 291–92, 289, 408).

Cette domestication a pourtant ses limites, la division des intérêts ne pouvant jamais être poussée au point d'effacer l'intérêt général, qui est en fin de compte le seul "véritable intérêt" (E 295).18 Ainsi, il y a toujours le risque qu'un esprit élevé, un héros, "aime mieux être la digue qui s'oppose au torrent, dût-il en être renversé, que le rameau léger qui flotte au gré des eaux" (E 424).19 Afin de marginaliser [End Page 59] ce risque, le despotisme exige une deuxième condition: la censure. En fait, le matérialisme d'Helvétius est loin de sous-estimer l'importance et l'efficacité des mécanismes de production et de circulation des idées. "Les principes d'une bonne morale" s'appuient sur l'intérêt public, mais cet intérêt n'est "pas toujours," et peut-être faudrait-il dire jamais, "conforme à l'intérêt du plus puissant" (E 190). L'ambitieux et le tyran, "ces différentes espèces de scélérats," "ces divers fléaux de l'humanité," savent très bien "que leur puissance [n'a] pour fondement que l'ignorance et l'imbécillité humaine," et qu'ils doivent alors imposer "silence à quiconque, en découvrant aux nations les vrais principes de la morale, leur [révèle] tous leurs malheurs et tous leurs droits, et les [arme ainsi] contre l'injustice" (E 190). La prise de parole contre le vice ou en faveur de la vertu est non seulement à son tour une action vertueuse, car elle promeut des conduites conformes à l'intérêt général, mais elle constitue le véritable cauchemar du despote. Dans son effort d'anéantir les vertus, le tyran se trouve forcé de punir les "panégyristes des vertus," de les traiter "d'ennemis de la nation" (E 291, 408). La censure élimine ainsi non seulement la possibilité que le peuple saisisse son intérêt véritable, mais, par conséquent, la possibilité d'une estime publique éclairée et de l'héroïsme qu'elle pourrait susciter.20

L'efficacité de ce dispositif répressif n'est pas sans poser problème. D'abord, l'avilissement des sujets se répercute sur le despote lui-même. Tout en étant conçu comme congénital aux hommes, le désir d'être despote apparaît comme l'effet d'une manipulation qui assujettit le sultan à ses vizirs, ou plus généralement le despote aux gens en place, le maître aux esclaves. C'est "par ceux qui veulent partager avec eux le pouvoir arbitraire" que les souverains "sont continuellement poussés au despotisme": n'étant pas "assez avertis de leur injustice par la noble résistance de leurs sujets," ils deviennent les "instruments des volontés d'un vizir," d'autant plus que "leur intelligence" est "mesurée sur l'échelle de leur puissance," et décroit "proportionnément à la force de leur empire" (E 292, 434). Ce renversement du rapport maître/esclave affecte aussi le rapport à l'armée. "Pour abroger toute loi et réduire tout au pouvoir arbitraire, il faut perpétuellement avoir recours à la force, et souvent employer le glaive du soldat": ce n'est que grâce à ce glaive que le peuple se retrouve "accablé sous le joug, enchaîné de toutes parts, et dans l'impuissance de se défendre" (E 292–93). "Pour commander à des esclaves, le despote est donc forcé d'obéir à des milices": "le prince lui doit toute sa puissance," mais "lorsqu'une fois le soldat a connu sa force, il n'est plus possible de le contenir" (E 293). Le pouvoir apparemment absolu du maîtreesclave se manifeste ainsi en toute sa fragilité. Leur donnant "l'exemple du crime" et leur apprenant "à mépriser la justice," le sultan lui-même excite les sujets aux troubles: l'usage habituel de moyens violents "révolte les citoyens et les excite à la vengeance," et c'est pourquoi dans les états despotiques, "sans détruire la tyrannie, on massacre souvent les tyrans" (E 292–93). Ici, un seul "homme hardi et courageux" capable de profiter du mécontentement "suffit pour faire une révolution" (E 293). [End Page 60]

On saisit maintenant le cycle de corruption auquel le pouvoir assujettit les rapports humains, et les raisons qui poussent Helvétius à dissocier les formes affectives et les formes politiques vertueuses de ce désir du pouvoir, qu'il conçoit néanmoins comme l'une des constantes universelles des rapports humains. Les rapports de pouvoir sont toujours des rapports conflictuels: la puissance ne s'affirme qu'en en réduisant une autre à l'impuissance. Ainsi, le pouvoir n'existe que dans l'atomisation des intérêts et la pulvérisation des rapports sociaux cimentés par l'intérêt général. Dans des gouvernements despotiques "l'on n'est jamais animé que de cet esprit d'égoïsme et de vertige" qui incite chacun à tenir "les yeux fixés sur son intérêt particulier" (E 296).

Ce particularisme frappe tous les niveaux de l'organisation sociale. Premièrement, le pouvoir rend cruels et aveugles ceux qui le possèdent, ou plutôt, qui en sont possédés. "Le puissant," affirme Helvétius, "sera toujours injuste et vindicatif": "marquez-moi le degré de pouvoir dont un homme est revêtu," s'exclame, sous sa plume, le philosophe moral, "par son pouvoir, je jugerai de sa justice" (E 298). De même, l'intelligence des puissants décroît "proportionnément à la force de leur empire" et "à l'autorité plus ou moins absolue qu'ils auraient sur leurs sujets": non seulement ils n'ont aucun intérêt à s'éclairer, mais les subordonnés ont tout l'intérêt à les tenir "dans une ignorance honteuse et presque invincible" (E 434, 455).

Ce manque de justice et de lumières engendre des effets en cascade, à travers la perversion introduite par le pouvoir des mécanismes de distribution de l'estime.21 Même quand ils sont indifférents à l'intérêt général et à cette gloire qui est inséparable de la vertu, "tous les hommes veulent être loués et flattés" (E 417). Il est bien vrai qu'on n'aime point "l'estime pour l'estime même, mais pour les avantages qu'elle procure, et qu'il n'en est aucun qu'on accorde au mérite et qu'on ose refuser à la puissance," mais cela n'empêche pas les ambitieux de chercher des témoignages d'estime, ne serait-ce que comme promesse d'obéissance: les vizirs n'exigent-ils "les éloges de ceux-là même qu'ils [briment]" (E 298, 300)? Le puissant, rien n'est plus sûr, est alors toujours "environné de ces hommes vicieux auxquels la vengeance publique donne le nom de flatteurs" (E 417).22 "Séduits par les prestiges de la puissance, par le faste qui l'environne, par l'espoir des grâces dont [le puissant] est le distributeur," une grande quantité d'hommes "reconnaissent machinalement un grand mérite où ils aperçoivent un grand pouvoir" (E 124). Dans tout gouvernement où ce n'est pas le peuple qui distribue les grâces et où, par conséquent, les honneurs ne dépendent pas du mérite ou de la conformité à l'intérêt général, le succès est lié à un "caractère pliable" et à l'"art de se rendre utile ou agréable" aux puissants: pour y faire fortune et "partager la puissance du souverain" ou des grands, il faut "faire leur cour," "perdre dans l'antichambre d'un protecteur un temps" qu'il faudrait employer autrement afin d'"exceller en quelque genre que ce soit" (E 422, 296, 177). Les flatteries sont pourtant "dangereuses," "criminelles": elles couvrent "les fautes de l'administration du voile [End Page 61] du silence," empêchant les puissants de comprendre leurs fautes, et entravent ainsi "le progrès de la législation et par conséquent [le] bonheur de l'humanité" (E 101, 409).23

La perversion du marché de l'estime de la part du pouvoir ne se borne pas pourtant à dépraver les mécanismes de formation ou de sélection de la classe dirigeante. En fait, elle rend les pays despotiques toujours "stériles en grands hommes" (E 177). Les grands hommes sont le produit de l'amour de la gloire, c'est-à-dire des avantages que cette gloire comporte. Dans les pays despotiques non seulement le grand homme ne rencontre jamais l'estime publique ou la gloire, parce qu'"aucun des particuliers, dont l'assemblage forme le public, [n'a] intérêt à le devenir" et "chacun d'eux estimera toujours peu ce qu'il ne voudrait pas être," mais les vertus sont en outre toujours nuisibles, autant aux puissants qu'à leurs subordonnés, et elles seront donc "toujours comptées au rang des défauts" (E 100, 176).24 Là où "l'intérêt des puissants ne leur permet pas [de] faire une . . . juste distribution" des honneurs, et "l'injustice doit donc . . . présider à la distribution des grâces," l'amour de la gloire ne peut que "s'éteindre dans tous les cœurs," car les vertus et les talents ne sont plus récompensés (E 454).25

On est maintenant en mesure d'apprécier la complexité de l'approche helvétienne de la question du pouvoir et du désir ambitieux ou despotique de pouvoir. Quand Helvétius parle de la puissance qui arme la justice, il admet que c'est bien à la force, au pouvoir ou à la puissance qui les soutiennent que les États légitimes doivent leur solidité et les États illégitimes leurs crises. Ainsi, il avoue que les rapports de pouvoir constituent une dimension universelle et non nécessairement corrompue des rapports sociaux et politiques. Cette orientation théorique est pourtant refoulée, très probablement en raison aussi bien de ses implications démocratiques et philo-révolutionnaires26 que de la tension entre la notion de force, qui implique la désunion, et celle d'intérêt général, qui implique une unité sans fractures. Son refoulement et la valorisation de la thèse d'un caractère intrinsèquement corrompu du pouvoir imposent des choix formellement [End Page 62] contradictoires mais pragmatiquement cohérents. D'un côté, Helvétius veut sauvegarder la possibilité d'une ambition vertueuse. C'est pourquoi il définit cette passion à partir du désir de grandeurs plutôt que du désir de pouvoir. De l'autre côté, le désir de pouvoir joue un rôle décisif dans l'ambition, qui apparaît à ses yeux comme difficilement séparable du désir d'être despote. C'est pourquoi l'ambition tend à disparaître en tant que facteur politique positif, se personnifiant dans cet anti-héros qu'est l'ambitieux. La cohérence cachée de ce double mouvement s'éclaire si nous considérons la nature de la corruption associée au pouvoir et du modèle politique appelé à dépasser cette corruption.

Le caractère corrompu du pouvoir et des rapports humains qu'il contamine ne dépend pas de la simple réduction d'autrui à un moyen. Dans un système "utilitariste" tel que celui d'Helvétius, il n'y a en principe d'autre modalité de rapport à autrui que celle du marché des pouvoirs et des honneurs, qui est la forme générale des rapports humains, sociaux et politiques. Il ne s'agit même pas d'une corruption morale, au sens commun de ce mot. "Le puissant," affirme le philosophe sur les traces de Hobbes, n'est "pas plus méchant que le faible" (E 84, note a): toutes les volontés, tous les vices et les vertus, dérivent pour lui d'un identique amour de soi-même. En revanche, la corruption est sans doute une corruption morale au sens où, pour Helvétius, le principe de la morale est l'intérêt général, aussi nommé intérêt de la nation ou de l'État. Cependant, il faut remarquer qu'il s'agit d'une acception de la morale qui ne lui laisse aucune autonomie par rapport à la dimension politique.27 Or, la corruption éthico-politique des rapports de pouvoir consiste certes dans la vilénie, la bassesse, la dégradation qui rendent tous les sujets inaptes à contribuer à cet intérêt commun qui est aussi le leur. Pourtant, ce qui est proprement intolérable est la nature coercitive qui leur est conférée par le recours à la force.

Dans un État doté de bonnes lois et d'une bonne administration, c'est-à-dire de lois et d'une administration cohérentes avec l'intérêt général, tout le monde est nécessité à la vertu, mais cette nécessité n'est pas celle qu'imposent la force et la contrainte:28 dans ce cadre institutionnel, chacun est déterminé à agir spontanément de façon vertueuse, car il est également dans l'intérêt des citoyens d'être vertueux et obéissants et dans l'intérêt des hommes en place d'éviter le blâme public ou la vengeance populaire. En revanche, quand le philosophe affirme que "chacun veut être revêtu d'une puissance qui force les hommes à contribuer de tout leur pouvoir à son bonheur," cette référence à la force identifie le pouvoir avec la capacité de contraindre autrui à faire ce qui n'est pas dans son intérêt, ou si l'on veut avec la capacité de mettre autrui dans la condition où il est dans son intérêt d'aller contre son propre intérêt. Si la force et la contrainte impliquent la division et le conflit, l'intérêt général peut bien admettre la division quand il est entendu, d'après sa définition, comme cet intérêt du plus grand nombre qui ne se réalise qu'au détriment du plus petit nombre. Néanmoins, il ne peut que l'exclure quand sa généralité, d'une façon qui la rapproche de celle qui [End Page 63] caractérise la volonté générale rousseauiste, est au contraire empruntée à un idéal unanimiste. La première acception est cohérente avec l'idée refoulée de la force intrinsèquement juste et possiblement révolutionnaire du plus grand nombre, mais le refoulement de cette idée impose, au nom de la seconde acception de l'intérêt général, de bannir de son modèle politique tout rapport de force et de pouvoir.

On a alors, d'une part, les mauvaises institutions, dans lesquelles le divorce entre l'État et l'intérêt général ne rend possible que des liens sociaux ou politiques extrinsèques, fondés sur l'exercice d'un pouvoir entendu en dernière instance comme puissance physique, comme contrainte et violence, et, d'autre part, les bonnes institutions, où tous concourent de façon nécessaire mais spontanée au bonheur public, et où cette spontanéité doit se passer de tout rapport de pouvoir.29 Dans les premières, c'est la force qui avilit les personnes au point de les pousser à agir contre leurs intérêts, contre leur nature. Dans les secondes, ce qui garantit que tout aille de soi n'est pas un bon usage du pouvoir, mais quelque chose qui, en un certain sens, est le contraire exact du pouvoir, et incarne la possibilité d'une vie émancipée du pouvoir: l'éducation.30

Le pouvoir, dans sa vocation despotique, se fonde sur la force, mais la condition de cette force est l'ignorance. Ainsi, pour abattre les puissants il n'y a pas besoin de force, il suffit de "les démasquer," "de montrer, dans [c]es protecteurs de l'ignorance, les plus cruels ennemis de l'humanité" (E 193–94). L'intérêt général, tout oublié qu'il soit, est toujours là, et n'attend que d'être saisi pour déclencher le cercle vertueux de la correspondance entre une politique éclairée et le support populaire, entre la vertu et l'estime. Une "excellente éducation" pourrait "infiniment multiplier et les talents et les vertus," de sorte que "les grands hommes, qui maintenant sont l'ouvrage d'un concours aveugle de circonstances," deviendraient à tous les niveaux "l'ouvrage du législateur" (E 458).

Peu importe le point de départ de cette entreprise de réforme intellectuelle et morale: une fois menée à bien, même la forme de gouvernement, républicaine ou monarchique, devient négligeable, car la machine politique marche toujours automatiquement vers le bien public. Des princes jaloux de leur gloire seraient "amoureux du bien public," et "leur caractère les for[cerait] d'appeler à leur cour des hommes animés de cette même passion, c'est-à-dire, des hommes qui ne leur donnassent que des conseils favorables aux peuples" (E 417). Le prince dût-il sortir de la voie royale de l'intérêt public, "le corps entier des citoyens, sous l'étendard des lois, s'opposerait aux entreprises hardies qu'il pourrait tenter," et, [End Page 64] "quelle que fût sa valeur, il succomberait enfin sous le nombre: il est donc à la fois retenu dans son devoir, et par l'idée de la justice, et par la crainte" (E 293).

Là où il y a des lumières, les ténèbres du pouvoir disparaissent comme les brouillards à l'apparition du jour.31 C'est l'idéal des Lumières, donc, qui dans De l'esprit oriente la stratégie discursive helvétienne autour de la question du pouvoir et des formations affectives qu'il mobilise. Et c'est encore ce modèle dans lequel l'aspiration républicaine dévoile un fond anarchique et une aspiration au dépassement de tous les pouvoirs qui, comme il faut maintenant le voir, entre en crise dans De l'homme.

3. de l' homme: l'amour du pouvoir

Comme je l'ai annoncé, entre De l'esprit et De l'homme il n'y a, à proprement parler, aucune rupture. Au contraire, il y a une pleine cohérence d'inspiration entre les deux ouvrages. Malgré cela, autour de la question du pouvoir et des formations passionnelles qui lui sont relatives, on assiste à des changements d'accents, à des déplacements, à des réarrangements, qui produisent des effets théoriques remarquables et permettent de tracer la trajectoire d'un retournement de tendance assez radical.

Pour ce qui nous intéresse, il est facile de retrouver dans l'œuvre posthume les mêmes thèses déjà formulées dans l'œuvre de 1758. Que l'on pense, par exemple, à l'enracinement de l'amour du pouvoir dans un amour de soi conçu à partir de l'attachement au plaisir physique et de la répulsion envers la douleur: "l'homme naît entouré de peines et de plaisirs," et s'il ne peut pas s'empêcher de désirer "l'épée du pouvoir, c'est pour écarter les unes et conquérir les autres" (H 236). Que l'on pense, de même, à l'élévation de ce désir de pouvoir au rang de constante anthropologique: "le désir du pouvoir est général," "tout homme désire une grande puissance," "l'amour de l'homme pour le pouvoir est tel qu'en tous les cas l'exercice lui en est agréable, parce qu'il lui en rappelle l'existence" (H 261, note 11, 227). Que l'on pense, surtout, à l'idée selon laquelle "le puissant est toujours injuste" et "l'abus du pouvoir est lié au pouvoir comme l'effet l'est à la cause," c'est-à-dire de façon rigoureusement nécessaire (H 263, note 26, 227).

Malgré ces continuités, le rôle joué par l'amour du pouvoir dans le discours helvétien sur les passions change profondément dans De l'homme. Pour des raisons de place, je dois me borner ici à la seule section 4 de l'ouvrage posthume, où ce changement est plus évident. Le premier signe de cette évolution est la centralité tout à fait inédite que l'amour du pouvoir acquiert en cette section, dans l'analyse non seulement de l'ambition, mais aussi de toutes les passions dérivées. Helvétius le dit en toutes lettres: "l'amour du pouvoir, fondé sur celui du bonheur, est . . . l'objet commun de tous nos désirs," de sorte que "les richesses, les honneurs, la gloire, l'envie, la considération, la justice, la vertu, l'intolérance, enfin toutes les passions factices, ne sont-elles en nous que l'amour du pouvoir, déguisé sous ces noms différents" (H 215–16).

Manifestement, l'amour du pouvoir continue de remplacer ici l'amour de soi, du bonheur, du plaisir, des avantages, avec cette différence que c'est maintenant [End Page 65] la doublure qui est élevée au rang de protagoniste, c'est l'alter-ego qui occupe le centre de la scène théorique. Par exemple, l'amour du pouvoir n'est plus associé à l'ambition de façon indirecte, mais dans sa définition même. "Par quelle raison est-on si avide d'honneurs et de dignités? C'est qu'on s'aime, c'est qu'on désire son bonheur, et par conséquent le pouvoir de se le procurer" (H 215). "Chacun veut commander," parce que chacun veut que les autres s'occupent de son bonheur, et "entre tous les moyens de les y contraindre, le plus sûr est celui de la force et de la violence" (H 215).

Ainsi, l'amour du pouvoir peut continuer d'être rapporté aux passions explicitement négatives. C'est le cas de l'envie: "si jaloux de leur bonheur, les hommes désirent le pouvoir, . . . ils doivent détester dans un homme trop illustre celui qui les en prive" (H 219). C'est aussi et peut-être surtout le cas du fanatisme, contre lequel la polémique est dans De l'homme—à la suite de la censure dont Helvétius fut la victime et grâce à la décision de ne pas publier l'ouvrage sous son nom ou pendant sa vie32—beaucoup plus explicite que dans De l'esprit. "La doctrine, la conduite du prêtre, tout prouve son amour pour le pouvoir": "tout prêtre qui, sous le nom d'ange de paix, excite les hommes à la persécution, n'est donc point, comme on le croit, dupe d'un zèle stupide," "c'est à son ambition, qu'il obéit," c'est son "excessif amour . . . pour le pouvoir [qui] produi[t] son excessive barbarie" (H 248, 250).33

Cependant, la nouvelle centralité de l'amour du pouvoir étend sa sphère d'influence aussi aux passions plus nettement positives, tel le désir d'estime ou de gloire. D'abord, l'estime adressée au puissant, qui dans De l'esprit était qualifiée de "machinale" ou d'hypocrite et adulatrice, s'avère maintenant parfaitement naturelle. Une série de passages amplifient et réhabilitent, par rapport à l'ouvrage précédent, la notion de force: non seulement c'est "la force qu'on respecte et la faiblesse qu'on méprise," de sorte que dans les Alexandres et les Cortès, ou dans les Cartouches et les Raffiats, c'est "la puissance des uns" qu'on estime, "l'impuissance des autres" qu'on dédaigne, mais c'est encore la force qu'on place "à la tête des vertus cardinales," et qui constitue "la vertu la plus et peut-être la seule vraiment estimée" (H 216, 227). On peut détester le puissant, jamais le mépriser: l'homme en place est toujours honoré, car "l'hommage rendu à la vertu est passager; celui qu'on rend à la force est éternel" (H 232). Réciproquement, la gloire est sans doute "la maîtresse de . . . tous les grands hommes," qui "la poursuivent à travers les dangers," "bravent pour l'obtenir les travaux de la guerre, les ennuis de l'étude, et la haine de mille rivaux" (H 217). Pourtant, "dans la gloire on n'aime proprement que le pouvoir," et, pour quiconque croit l'aimer par elle-même, "l'estime n'est que le nom qu'il donne à l'objet de son amour, et le pouvoir est la chose même" (H 217). De même, "sous le nom de vertu, c'est toujours le pouvoir et la considération que l'on recherche" (H 235). Ainsi, l'amour de la gloire, et par conséquent la vertu, [End Page 66] est "une plante du sol républicain," parce que c'est seulement ici, et certainement pas dans les pays despotiques, que "la gloire fait puissance" (H 217).34

Il serait possible d'approfondir ultérieurement les formes sous le masque desquelles le désir de pouvoir produit ses effets dans la vie affective. Pour l'instant il vaut mieux remarquer la façon dont la primauté de l'amour du pouvoir, sans changer les termes de la question, fait basculer le discours helvétien dans une direction originale par rapport à De l'esprit. D'abord, cette centralité impose de prendre au sérieux le caractère universel et indépassable du désir de pouvoir. Le fait que le désir de pouvoir entre dans la définition même de l'ambition, par exemple, empêche que son efficacité soit reléguée du côté des formes corrompues, pour s'éclipser dans les formes vertueuses. Il y a toujours une double réduction, celle de l'ambition au désir de pouvoir et celle du désir de pouvoir à l'amour de soi ou des plaisirs physiques. Cependant, la réduction au désir de pouvoir affecte maintenant non plus la seule ambition, mais la totalité des passions factices, et c'est désormais la réduction des passions à l'amour des plaisirs ou à l'amour de soi qui passe à l'arrière-plan.

En outre, le rôle du désir de pouvoir dans la définition de la passion par excellence positive du désir de gloire démontre que ce désir doit non seulement opérer à l'intérieur des configurations affectives ou politiques dégénérées, mais constituer aussi le ressort des configurations les plus positives. C'est tout l'enjeu de la respectueuse polémique engagée par Helvétius contre Montesquieu.35 Aux yeux de ce dernier, le despotisme, la monarchie et la république doivent être compris à partir de trois principes différents, à savoir la crainte, l'honneur et l'amour de la vertu, tandis que d'après Helvétius c'est bien "une cause unique, mais variée dans ses applications, [qui] est également le principe d'activité de tous les empires" (H 228). "L'amour du pouvoir [est] le principe moteur de tous les citoyens," et les différences entre les conduites des hommes doivent ainsi être comprises à partir des "divers moyens d'acquérir le pouvoir," "selon que la puissance suprême, ou se réunit . . . dans les mains d'un seul, ou se divise . . . dans le corps des grands, ou se partage . . . dans les divers ordres de l'état" (H 229, 230).

Nous sommes ainsi invités à prendre en compte les conditions sous lesquelles l'amour du pouvoir peut de façon tout à fait cohérente s'affirmer désormais comme l'invariant anthropologique également sous-jacent aux rapports humains et politiques dépravés et vertueux. Au moins en première instance, car on va à ce propos rencontrer une exception étonnante, le pouvoir corrompu par excellence reste dans De l'homme le despotisme.36 Encore une fois, il est facile de constater les points de contact entre l'exposé de l'ouvrage posthume et la théorie présentée par De l'esprit. D'abord, le pouvoir despotique demeure essentiellement instable: à l'instar d'"un enfant sans prévoyance qui chaque instant sacrifie l'avenir au présent," "le fondateur d'une telle puissance met son royaume à fonds perdu" (H 212). En outre, il reste "le plus redoutable ennemi du bien public," qui exige une [End Page 67] radicale perversion des citoyens (H 213). "Pour commander avec plus d'empire," le despote a besoin de "sujets sans idées, sans énergie, sans caractère, enfin des automates toujours obéissants à l'impression qu'il leur donne" (H 238). S'il change à cette fin "le caractère d'une nation," c'est "toujours en mal": "quelle que soit [s]a puissance, il n'y créera jamais de citoyens magnanimes," "il ne trouvera jamais dans ses esclaves les vertus des hommes libres" (H 213).

De même, cette œuvre de corruption continue à être menée à bien non seulement par la violence, mais aussi par la censure et la perversion des rapports de reconnaissance. D'un côté, le despote "ne se croit vraiment maître que de ceux dont il s'asservit les esprits": "ne pas penser comme [lui], c'est mettre une borne à [son] autorité," "c'est annoncer un pouvoir égal au [sien]" (H 236). C'est pourquoi dans les pays despotiques il n'y a pas des crimes plus sévèrement punis que "la contradiction" (H 236). Encore une fois, la domination des esprits doit se réaliser par la force: "ce que ne peut le raisonnement, la violence l'exécute," car "elle soumet à la longue la raison," et "les hommes finissent par croire les opinions qu'on les force de publier" (H 236). D'un autre côté, il est toujours vrai qu'on n'aime point la gloire ou l'estime pour elles-mêmes. C'est pourquoi dans les États despotiques il faut que l'idée même de vertu s'obscurcisse et que "l'émulation s'éteigne": dans ces États le sultan, à cause de son monopole du pouvoir, "concentre en lui toute la considération; l'on n'y brille que de son éclat réfléchi, et le plus vil favori y marche égal au héros," mais le mérite "se fatigue et quitte l'arène" quand il a à lutter et il n'entrevoit "point de prix pour le vainqueur" (H 229, 221).37 Ainsi, "partout où la gloire ne sera qu'un vain titre, où le mérite sera sans crédit réel, le citoyen, indifférent à l'estime publique, fera peu d'efforts pour l'obtenir" (H 217).

Face à cette série de points de contact entre la doctrine de L'homme et celle de L'esprit, la ligne de démarcation entre les deux ouvrages est tracée par le rôle du pouvoir à l'intérieur du marché de l'estime, marché qui n'apparaît plus comme le propre des rapports serviles, lui qui ne manque pas de structurer les relations vertueuses entre les citoyens libres. Comme "dans les forêts c'est le lion . . . qu'on respecte,"38 ainsi "la force est tout sur la terre," et "la vertu sans crédit," c'est-à-dire sans la récompense du pouvoir, "s'y éteint": on n'aime ni la vertu ni la gloire "pour elles-mêmes, mais pour les plaisirs, l'estime et le pouvoir qu'elles procurent" (H 232, 221). Si l'État despotique est essentiellement corrompu, c'est, en un mot, car dans ce contexte de perversion des rapports de reconnaissance et des récompenses rattachées à l'estime publique, "l'amour du pouvoir, ce principe moteur du citoyen, n'y peut former des hommes justes et vertueux" (H 229).

Cette explication synthétique comprend aussi bien la maladie éthico-politique affectant les États despotiques comme une anomalie de la distribution du pouvoir que, par opposition, la physiologie des États bien ordonnés comme le résultat d'institutions de la reconnaissance capables d'orienter l'amour du pouvoir vers des destinations socialement appréciables.39 De l'homme est très explicite à ce propos. [End Page 68] S'il faut avouer que tout, "jusqu'au désir de la gloire, . . . n'est donc dans l'homme qu'un amour déguisé du pouvoir," il ne faut pourtant pas oublier que, "cette vérité clairement exposée, c'est au législateur, c'est aux magistrats, à découvrir ensuite dans l'amour universel des hommes pour la puissance les moyens d'assurer la vertu des citoyens et le bonheur des peuples" (H 235–36). Si "les hommes ne sont vraiment jaloux que de commander" et on n'aime donc "dans la vertu que la considération qu'elle procure," c'est-à-dire le pouvoir qu'elle véhicule, cet amour de la puissance ne nous laisse pas sans espoir et sans ressources, parce qu'il donne au législateur éclairé "le moyen de [nous] rendre et plus fortunés et plus vertueux" (H 591, note b, 235).40 "Dans une excellente législation, les seuls vicieux seraient les fous," parce que "le législateur pouvant toujours attacher . . . puissance . . . à la pratique des vertus, il peut toujours y nécessiter les hommes" (H 235). "En inspirant à tous l'amour du pouvoir," "le ciel . . . leur a fait le don le plus précieux": "qu'importe que tous les hommes naissent vertueux, si tous naissent susceptibles d'une passion qui peut les rendre tels" (H 235)?

Cette nécessitation est celle dont l'histoire nous donne le témoignage dans la Grèce et dans la Rome républicaines. En général, tous les hommes ont des capacités égales, "cette égale aptitude est en eux une puissance morte, si elle n'est vivifiée par les passions," mais "la passion de la gloire est celle qui met le plus communément cette puissance en action," et "tous en sont susceptibles dans les pays où la gloire conduit au pouvoir" (H 254). En particulier, chez les Grecs et les Romains "un grand nom donnait un grand pouvoir": la gloire s'acquérait par l'éloquence, et celle-ci "y conduisait aux grandeurs et à la puissance," car "l'orateur célèbre commandait à une multitude de clients," et "quiconque est suivi d'une foule de clients est toujours un citoyen puissant" (H 217). Dans un tel cadre de libre concurrence pour l'accès au prestige et aux charges, on peut "tout penser, tout écrire," parce que la possibilité de la critique s'avère une condition interne du bon fonctionnement du marché de l'estime et du pouvoir: cette liberté est non seulement "l'aliment de l'émulation," mais en éclairant le jugement du public elle garantit dans le même temps que la distribution de sa considération et de ses faveurs sera toujours conforme à l'intérêt général (H 238–39).

La distance entre L'homme et L'esprit dans la conception de la pathologie et la physiologie des régimes politiques devient ainsi évidente. Malgré l'importance prépondérante que le thème de l'éducation acquiert dans l'ouvrage posthume, le modèle qu'y adopte Helvétius n'est pas celui de la simple éducation, entendue dans le sens non technique de diffusion des lumières: cette diffusion ne suffit plus à garantir que tous les engrenages de la machine conduisent automatiquement au bonheur collectif, et par cela même à exonérer l'humanité du terrible fardeau des rapports de force et de toute coercition. Dans ce cadre les lumières restent une condition essentielle, mais par elle-même insuffisante, de la victoire de l'intérêt général sur les particularismes qui portent atteinte au bonheur public: elles peuvent promouvoir une distribution adéquate de l'estime publique, mais cette distribution n'a pas de sens indépendamment d'une distribution non seulement des places publiques, mais aussi des pouvoirs. La prise en compte du désir de pouvoir au rang de véritable constante anthropologique impose un nouveau réalisme, qui [End Page 69] amène l'auteur à interroger, par rapport à un pouvoir désormais conçu comme l'horizon indépassable des rapports humains, non plus les conditions de sa mise entre parenthèses, mais celles de sa mise au service de la stabilité des institutions légitimes.

À bien y regarder, la référence au pouvoir s'insinue déjà dans la définition de ces institutions. Après avoir posé la question de la distinction spécifique entre pouvoir arbitraire et pouvoir légitime, Helvétius indique d'abord ce que ces deux pouvoirs différents ont en commun: "tous deux font des lois, tous deux infligent le supplice de mort, ou de moindres peines, aux violateurs de ces lois; tous deux emploient la force . . . de la nation, ou pour maintenir leurs édits, ou pour repousser l'attaque de l'ennemi" (H 260). Si cette communauté réhabilite le rôle de la force collective, la différence se manifeste au niveau non pas de la force en tant que telle, mais de son usage: "le premier de ces pouvoirs emploie la force publique pour satisfaire des fantaisies et s'asservir ses citoyens," le second, affirme Helvétius se réclamant de Locke, s'en sert "pour assurer aux concitoyens la propriété de leurs biens, leur vie, leur liberté, pour accroître leur bonheur" (H 260). Même là où c'est la loi, et non une volonté arbitraire, qui gouverne, cette loi a besoin d'être appliquée, mais le fait que la peine puisse être nécessaire et conforme à l'intérêt général ne la dépouille point de son caractère coercitif: à travers la punition, à la différence de ce qui arrive chez Rousseau, on n'est pas forcés d'être libres.

Le discours sur la justice est en ce sens exemplaire. Ici, Helvétius semble reformuler la doctrine de Hobbes plutôt que celle de Locke.41 Le philosophe accepte volontiers la thèse hobbésienne selon laquelle les sauvages peuvent vivre dans "un état de guerre" sans être cependant injustes, et que ce n'est donc qu'à partir "d'une convention ou d'une loi" que la discrimination du juste et l'injuste devient possible (H 223). Ce qui est intéressant, dans cette réactualisation de Hobbes, est la façon dont Helvétius saisit et exploite avec perspicacité le rôle déterminant joué chez le philosophe anglais par l'égalité naturelle des pouvoirs et la crainte qui en découle. "Ce n'est ni l'équité, ni même l'apparence de l'équité, qui juge entre le faible et le puissant, mais," de façon tout à fait innocente, "la force, le crime et la tyrannie" (H 227). Ainsi, ce n'est qu'"une crainte mutuelle et salutaire," telle qu'il ne peut y en avoir qu'entre des sujets doués d'une égale puissance, qui force les hommes à établir des conventions et à "être justes les uns envers les autres" (H 224).

Les rapports juridiques désactivent les rapports de force, mais il s'agit toujours d'une force qui en désamorce une autre: "justice suppose lois établies," mais "observation de la justice suppose équilibre de puissance," car "le respect tant vanté des hommes pour la justice n'est jamais en eux qu'un respect pour la force" (H 224, 225). Cet équilibre de puissances et cette réconciliation entre la force et la justice montrent qu'Helvétius ne refuse plus, au nom d'un idéal unanimiste et intellectualiste qui risque d'entrer en contradiction avec une approche matérialiste, les implications conflictuelles des rapports de force. L'état de guerre est sans [End Page 70] doute l'état auquel les conventions permettent de tourner le dos, mais il est en même temps la vérité cachée de la justice elle-même: comme chez Hobbes, où le droit de punir est au fond un droit de guerre et où la punition risque de s'avérer difficilement distinguable d'un acte d'hostilité, la justice est à la fois le contraire de la guerre et sa continuation par d'autre moyens. Helvétius n'hésite pas sur ce point. "S'élève-t-il un différend entre deux hommes à peu près égaux en force et en puissance?," demande-t-il (H 227). Bien sûr, si l'un de ces deux hommes est "manifestement plus puissant que l'autre" il peut "impunément l'outrager": "sourd au cri de la justice, il ne discute plus, il commande" (H 227). Au contraire, dans le cas où "tous deux, contenus par une crainte réciproque, ont recours à la justice; chacun en réclame la décision. Pourquoi? pour intéresser le public en sa faveur, et par ce moyen acquérir une certaine supériorité sur son adversaire" (H 227).

Cette recherche de la supériorité sur l'adversaire nous rappelle bien que la confrontation judiciaire est toujours conflictuelle, déterminée à la conquête de la supériorité. Il faut pourtant prêter la plus grande attention à ne pas se méprendre sur la nature de ce conflit. L'appel au public, toujours animé par l'intérêt général, pourrait nous donner l'impression que le jugement est conçu par Helvétius comme une suspension des rapports de pouvoir par l'impersonnalité de loi et la pratique discursive du procès. En ce sens, il faut rappeler que pour lui la forme de procès la meilleure est celle "où l'on donne un avocat à l'accusé, où l'on fait publiquement son procès," car elle "est sans contredit celle où l'innocence est le plus à l'abri de la corruption et de la partialité des juges," autrement tentés par leur soif de pouvoir: "ils imaginent que plus leurs sentences seront arbitraires, plus ils inspireront de crainte, et plus ils acquerront de pouvoir sur le peuple" (H 264, note 29). Étant donné que la publicité du procès est ici censée neutraliser non seulement le conflit de pouvoir entre les privés, mais aussi le pouvoir (arbitraire) du juge, on serait tenté d'interpréter cette publicité comme la simple garantie de la disparition de l'opacité du pouvoir face à la transparence de la loi et de l'intérêt général.

Comme en témoigne l'analogie avec les rapports internationaux, il n'en est rien. Dans la guerre, il n'est "point de peuple qui . . . ne réclame la justice en sa faveur" (H 225). Cependant, cet appel ne se vérifie que dans la mesure où "ce peuple est entouré de nations puissantes qui peuvent prendre part à ses querelles": l'objet de sa réclamation est de "montrer dans son ennemi un voisin . . . ambitieux, redoutable," "d'exciter contre lui la jalousie des autres peuples, de s'en faire des alliés, et de se fortifier de leurs forces" (H 225). En un mot, "l'objet d'une nation dans tant d'appels à la justice, c'est d'accroître sa puissance, et d'assurer sa supériorité sur une nation rivale" (H 225).42 Cette supériorité est exactement la même que celle qui est recherchée par le citoyen qui fait appel au public, lequel joue le même rôle que les pays tiers dans le conflit entre deux nations. En ce sens, l'appel au public dans le procès n'est pas la demande d'une suspension des [End Page 71] rapports de pouvoir ou de force, mais la façon dont le particulier cherche à "se fortifier de [la] force" du public, à le pousser à descendre dans l'arène du conflit, à prendre parti dans celui-ci (H 225).

Loin d'abandonner les controverses au jeu spontané des rapports horizontaux d'estime et de pouvoir entre les particuliers, et conformément à l'idée selon laquelle l'intérêt général ou du plus grand nombre se réalise non plus contre toute division et coercition, mais à travers ces dernières, le procès lui-même est le lieu où apparaît la puissance, pour ainsi dire verticale, de l'État: il est l'arme avec laquelle la collectivité fortifie la partie qui, dans le conflit, est conforme à sa loi, c'est-à-dire à l'intérêt général dont cette loi est l'expression, et réduit à l'impuissance quiconque, en niant les droits publiquement reconnus, s'oppose à des intérêts légitimés par la conformité certifiée à l'intérêt général. La maxime "veux-tu la paix, sois prêt à la guerre," valable pour la justice entre les nations, l'est aussi pour le rapport entre les privés: dans un cas comme dans l'autre, la justice n'est pas le contraire de la guerre, mais la victoire du meilleur parti, celui de l'intérêt général, sur le parti adverse (H 263, note 26).43

4. conclusion

Pour conclure, il me semble que c'est à partir du caractère permanent de ce conflit entre "le plus grand nombre" et les particularismes, aussi bien que des rapports de pouvoir censés garantir le succès du premier parti, qu'il faut comprendre la définition inédite de la démocratie présentée par De l'homme et les termes nouveaux dans lesquels l'ouvrage posthume réactualise un noyau théorique déjà présenté—mais tout de suite refoulé—dans De l'esprit. Selon le Helvétius de 1758 c'est "dans le plus grand nombre que réside essentiellement la force," et par cela même la justice est "toujours armée du pouvoir nécessaire pour réprimer le vice et nécessiter les hommes à la vertu." Cependant, le philosophe évitait soigneusement de tirer la conclusion logique de cet argument, c'est-à-dire que la démocratie est la forme de pouvoir la plus cohérente avec la justice: au-delà de la crainte de la censure, l'idéal de la diffusion des lumières lui imposait de garder une certaine équanimité entre monarchie éclairée et république, possiblement indifférentes quant à la capacité d'expression de l'intérêt général. Encore moins pouvait-il admettre la possibilité d'un pouvoir populaire absolu, tout pouvoir absolu étant despotique et par cela même corrompu.

Au contraire, De l'homme affirme que dans un État où "le pouvoir suprême est . . . également réparti entre tous les ordres de citoyens . . . la nation est le despote"; qu'elle ne désire rien d'autre que "le bien du plus grand nombre"; [End Page 72] qu'elle obtient ce bien par les services qu'on est obligé de lui rendre (H 230).44 Bien sûr, ce despotisme démocratique—le pouvoir d'un "peuple" ou "nation" qui n'est pas, de façon simplement juridique, la totalité compacte des citoyens, mais, de façon désormais politique et polémique, le plus grand nombre—ne partage avec le despotisme communément compris que le nom, et le caractère absolu du pouvoir. C'est au fond seulement grâce à cette absoluité, inséparable de son orientation immanente au bien public et à la juste redistribution des pouvoirs qui en constitue le moyen, que "l'amour du pouvoir, principe moteur des citoyens, [peut] les nécessiter à l'amour de la justice et des talents," et produire ainsi "la félicité publique" (H 230). Ici, "la puissance suprême . . . est l'âme qui, répandue également dans tous les membres d'un État, le vivifie, le rend sain et robuste" (H 230).45

Helvétius se rapproche ici du hobbisme démocratique du Contrat social,46 avec la différence essentielle que l'unanimisme de la volonté générale est remplacé par la partialité paradoxale de cet intérêt général qui n'est pas l'intérêt pacifié de tous, mais l'intérêt toujours encore conflictuel "du plus grand nombre" des "faibles" et des "opprimés," tel qu'il s'exprime dans la lutte constante contre les intérêts du plus petit nombre des "forts" ou des "oppresseurs" (H 525, 230). Si pour Rousseau la démocratie est la forme de gouvernement d'un peuple de dieux, où la vertu républicaine permettrait de se passer de la force, chez l'Helvétius de L'homme la mutation du rôle du pouvoir et du désir de pouvoir engendre cette mutation assez radicale: non plus l'éclipse du pouvoir, mais un despotisme démocratique où le pouvoir absolu et arbitraire non pas de tous, mais du plus grand nombre, s'avère le garant en dernière instance de la liberté, de la vertu, de la justice, et du bonheur public.47 [End Page 73]

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Footnotes

1. Helvétius, De l'esprit (dorénavant: E), 238.

2. Sur le matérialisme de Helvétius, voir Bourdin, "Helvétius," 169; et Longué, Le système d'Helvétius, 167–70.

3. Toto, "L'Impensée."

4. Voir Audidière, "Nature humaine et diversité"; Gianformaggio, Diritto e felicità, 157; Punzi, L'ordine giuridico, 190.

5. Sur l'amour de soi, voir Maruyama, A moral e a filosofia política, 145–61. Sur les complications du rapport entre amour des plaisirs, amour de soi et amour du pouvoir voir Audidière, "L'épuisement matérialiste," 91; et Voegelin, From Enlightenment to Revolution, 46–47.

6. Voir Damiron, Mémoire, 158–59.

7. Voir Longué, Le système d'Helvétius, 262.

8. Sur la distinction entre 'estime sentie' et 'estime sur parole,' sur le rapport entre estime et vertu et sur les conditions institutionnelles de ce rapport, voir Blank, "Helvétius's Challenge," 339.

9. C'est bien la conclusion de Voegelin, From Enlightenment to Revolution, 48–49. Voegelin généralise cette conclusion à l'ensemble de la pensée helvétienne, mais les passages qu'il cite sont tous issus de De l'homme. Voir aussi Maruyama, A moral e a filosofia política, 252.

10. Voir Toto, "L'Impensée," 174–75.

11. Voir Longué, Le système d'Helvétius, 152–53.

12. Cette idéalisation des États libres constitue l'arrière-fond du traitement du marché de l'estime et du pouvoir. Dans le chapitre 10 du Leviathan de Hobbes, ce marché constitue la forme générale des rapports humains, et c'est bien lui qui explique même les phénomènes qui semblent le contredire, comme le martyre politique ou religieux. Dans De l'esprit, ce marché devrait être, de façon hobbésienne, une catégorie universelle, et il est souvent décrit comme tel. Cependant, il tend à disparaître dans la description des républiques, où font parfois leur apparition un public "exempt de tout intérêt" et des héros encouragés à devenir "magnanimes et désintéressés" par la recherche de l'estime de ce public (E 124, 153). Sur Hobbes voir Toto, "Hobbes e il riconoscimento."

13. Voir Spitz, "L'éloge paradoxal," 423–44, 436–37.

14. Sur cette autonomisation de l'ambition par rapport aux plaisirs physiques, voire des moyens par rapport aux fins, voir Lough, "Helvétius and d'Holbach," 367.

15. Sur l'idée de justice et sur son lien avec le principe de l'utilité, voir Force, "Helvétius," 109, 115–16; et Gianformaggio, Diritto e felicità, 153–63.

16. Gianformaggio, Diritto e felicità, 105, réduit la démocratie au rang d'un mythe irréalisable projeté dans un passé éloigné, et conclut que l'élaboration helvétienne de la notion d'intérêt général ne comprend aucun élément démocratique. Une lecture de la pensée politique d'Helvétius contraire à celle de Gianformaggio, mais convergente dans la négation de sa vocation démocratique, est celle proposée par Roggerone, Illuminismo e democrazia, 81–86. L'aspect démocratique de la pensée d'Helvétius est au centre du livre de Horowitz, Helvetius, et a été aussi—d'une façon polémique—relevé par Talmon, Totalitarian Democracy, 35.

17. On pourrait imaginer que dans un système matérialiste, la force serait la base de tout pouvoir. Cependant, elle n'apparait de fait que dans le discours sur les formes politiques dégénérées, en particulier le despotisme, tandis qu'elle (et avec elle le pouvoir) tend à disparaître dans le discours sur les États libres.

18. Sur l'adéquation—vertueuse—de l'intérêt personnel à l'intérêt général, voir Ferland, "Entre vertu et bonheur."

19. Cousin, dans son Cours, 144, réduit le héros helvétien à un marchand. Toute distinction entre les deux figures serait éliminée par le fait que l'action héroïque est enracinée par Helvétius dans un intérêt: le héros qui l'accomplit serait un égoïste qui essaye de tromper les autres. Afin de parvenir à cette conclusion, il doit effacer la différence entre la conformité et la disparité de l'intérêt particulier avec l'intérêt général: le premier peut être poursuivi non seulement de façon "égoïste," mais aussi de façon "généreuse" ou "désintéressée." Voir Postigliola, La città della ragione, 179–81.

20. Sur la censure chez Helvétius, la façon dont le philosophe lui-même reconnaît ses effets sur la pratique de l'écriture, et sa défense de la liberté de presse, voir Tortarolo, Invention of Free Press, 73–76.

21. Sur cette corruption, voir Toto, "L'impensée," 188–90. Sur la corruption intellectuelle et morale déterminée par le despotisme, voir O'Neal, "La sensibilité physique," 122–24.

22. Sur les pathologies de cette forme de sélection de la classe dirigeante, voir Spitz, "L'éloge paradoxal," 442–43.

23. Postigliola, La città della ragione, 185, a décrit l'éthique helvétienne comme une sorte d'éthique de la vérité, où le vrai et le bon sont inséparables. C'est donc bien le bouleversement de la vérité opéré par le despotisme qui amène à l'inversion de la "politique de la rémunération des vertus" ou de "distribution de l'estime publique," dont l'importance est reconnue par Audidière, "Philosophie moniste de l'intérêt," 157.

24. Sur l'incompatibilité entre despotisme et vertu, voir Recchia, "Dispotismo," 283.

25. Sozzi, Virtuoso e felice, 59–60, 149, remarque non seulement les présupposés politiques de cette "passion thérapeutique" de la gloire, mais aussi la circularité vicieuse qui risque d'accompagner ces présupposés: les hommes exceptionnels sont le produit de la recherche de la gloire permise et encouragé par les conditions politiques, mais quand ces dernières ne sont pas données, elles doivent être posées par des hommes exceptionnels. Voir aussi Bourdin, "Helvétius," 185.

26. Le lien entre le refoulement de l'idée de la force toujours juste du plus grand nombre et ses implications révolutionnaires est confirmé par une "fable" qu'Helvétius (E 426–27) attribue aux Indiens mahométans, dont les protagonistes sont des hommes "privés de tout," dépouillés "du nécessaire" par une "loi injuste" pour "augmenter le superflu de quelques rajhas." Ce que ce passage évoque dans une forme oblique et défigurée est précisément la conséquence de l'idée refoulée de la force toujours juste du plus grand nombre. Certes, le récit est une fable noire: ces hommes choisissent de suivre le conseil des "moins hardis" et de s'emparer des richesses et des plaisirs qu'elles entrainent à travers l'imposture, en se revêtant "du nom et de l'habit de bonzes ou de bramines." Pourtant, qu'en aurait-il été de ce groupe s'il avait décidé de suivre le conseil des "plus braves" en s'opposant aux tyrans et défendre leurs droits avec "force," "valeur," et "vertu"?

27. Sur le rapport entre éthique et politique, voir Domenech, L'éthique des Lumières, 99–100; Ladd, "Helvétius and D'Holbach"; Postigliola, La città della ragione, 186–87; Punzi, L'ordine giuridico, 272–73.

28. Il s'agit d'un point essentiel des réflexions de Rosen, Classical Utilitarianism, 83–91.

29. Cette nécessité spontanée et indépendante de la contrainte me semble montrer ce qui fait défaut dans une lecture comme celle proposée par Campbell, "Helvétius," 165, où on lit que chez Helvétius "l'individu doit être socialisé au prix de toute spontanéité ou individualité."

30. Il est tout à fait vrai que chez Helvétius "l'existence humaine est intégralement d'éducation," qu'il "se pose le problème de la présence immédiate du politique" dans la détermination de cette éducation ou de cette existence (Bourdin, "Helvétius," 173): la législation, les institutions, sont un facteur fondamental de l'éducation, de la formation des identités individuelles et collectives. Bien qu'une mauvaise éducation puisse recourir à la coercition (c'est bien le cas de l'"éducation . . . propre à former des fanatiques"), "l'art de l'éducation," la "bonne éducation [qui] répandrait de lumières, de vertus, et par conséquent de bonheur" n'est jamais qualifiée, même dans son aspect politique, comme un rapport de pouvoir (E 323, 340–50, 451). Dans la mesure où elle n'asservit pas l'individu à un intérêt qui lui serait étranger, mais à cet intérêt général qui est son propre intérêt, elle ne relève pas de l'ordre de la contrainte (y compris cette forme spécifique de contrainte qui consiste dans la déception).

31. Voir Roger, "La lumière," 171.

32. Voir Smith, "Stratégies de publication."

33. À propos de cette critique, voir Stefanski, "The Regulatory Function," 209–12. Je doute pourtant qu'on puisse conclure, avec l'auteur, qu'Helvétius "n'avait pas du tout l'intention de se débarrasser de la religion," mais seulement de remplacer "la religion néfaste . . . par une nouvelle." Voir Horowitz, Helvetius, 58–59; Longué, Le système d'Helvétius, 351, 354; Momdjian, La philosophie d'Helvétius, 194; Toto, "Au tribunal de la raison" et "Intolleranza e fanatismo."

34. En ces contextes, Helvétius républicanise l'idée hobbésienne d'une politique de la reconnaissance publique des mérites civils. Voir par ex. Hobbes, Leviathan, 136, 276, 490.

35. Sur cette critique voir Maruyama, A Moral e a filosofia política, 251–53; Recchia, "Dispotismo," 292–94; Wootton, "Helvétius," 312–15.

36. Voir Recchia, "Dispotismo," 290–91.

37. Ici Helvétius attribue au despote le rôle que Hobbes, Leviathan, 280, avait attribué au souverain en général.

38. Cette idée est reprise de façon presque littérale de Hobbes, Questions, 185–87.

39. Ce point a été largement reconnu par les commentateurs. Pourtant, cette thèse (absente dans De l'esprit) est attribuée à Helvétius en général, et non pas à De l'homme en particulier. Voir par ex. Longué, Le système d'Helvétius, 447–48; Punzi, L'ordine giuridico, 266; Recchia, "Dispotismo," 293.

40. Voir Punzi, L'ordine giuridico, 266.

41. Cette proximité fut reconnue déjà par de Beaumont, Mandement, 318, où l'archevêque affirme que "les principes [d'Helvétius] sont les mêmes de Hobbes." Voir aussi Gianformaggio, Diritto e felicità, 163–67; Glaziou, Hobbes en France, 202–13; Longué, Le système d'Helvétius, 425–33 ; Smith, "Helvétius."

42. Le règlement des rapports internationaux par la force est reconnu par Voegelin, From Enlightenment to Revolution, 63–65. Cependant, l'auteur ne voit pas la façon dont l'analogie entre procès et rapports internationaux rétroagit sur la conception de ces derniers. Pour Helvétius il n'y a (encore) aucune instance supranationale à laquelle on puisse faire appel, mais il y a néanmoins des rapports de coopération possibles.

43. En ce sens, on peut bien affirmer que le droit se réduit à l'"instrument de la volonté politique dominante, qui de fait confère une détermination concrète au principe de l'utilité sociale," et par cela est une expression des rapports de force donnés (Punzi, L'ordine giuridico, 327). En même temps, il est difficile d'être d'accord avec Punzi sur les implications anti-démocratiques de cette réduction. Premièrement, on peut certes supposer une "détermination concrète du principe de l'utilité sociale" contraire à l'intérêt du plus grand nombre; néanmoins, cette détermination n'est possible que grâce à une hégémonie qui manipule le consentement populaire sans pourtant le nier. En outre, la publicité (l'exposition au contrôle public) est conçue comme un instrument de démocratisation du procès, de garantie de sa conformité à l'intérêt que le public conçoit comme le sien.

44. Gianformaggio, Diritto e felicità, 185–89, interprète la conception helvétienne du despotisme comme convergente avec la conception de Montesquieu. Cette opération a pourtant un prix. En effet, l'auteure se trouve à devoir réduire le passage éloquent sur le despotisme de la nation (qui est de la plume d'Helvétius lui-même et dans lequel le despotisme assume une valeur clairement positive) à un simple témoignage de l'incohérence du lexique helvétien. Au contraire, Imbruglia, L'invenzione del Paraguay, 300–303, voit bien la valeur symptomatique de cet hapax quand il affirme que, pour Helvétius, "le pouvoir était, de façon hobbésienne, toujours le même. Le pouvoir était despotique, quelle qu'en ait été sa forme extérieure." Voir aussi Recchia, "Dispotismo," 295–96.

45. L'identification de la souveraineté à l'âme de l'État était déjà présente chez Hobbes, dont la théorie présente à mes yeux des implications clairement démocratiques. Voir Hobbes, Leviathan, 344; Toto, "Vim suam."

46. Voir Toto, "Le peuple contre l'État?"

47. Je remercie Sophie Audidière pour ses remarques, Julie Henry, Charles T. Wolfe et Jacques-Louis Lantoine pour la correction de mon français.

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