Des privilèges d'une grammatologie
«Imaginez un territoire grand comme la France et aux trois quarts inexploré ; parcouru seulement par de petites bandes d'indigènes nomades qui sont parmi les plus primitifs qu'on puisse rencontrer dans le monde ; et traversé de bout en bout par une ligne télégraphique. La piste sommairement défrichée qui l'accompagne — la jricada — fournit l'unique point de repère ... L'inconnu commence aux deux bords de la picada, à supposer que son tracé ne soit pas lui-même indiscernable de la brousse. Il est vrai qu'il y a le fil; mais celui-ci, devenu inutile aussitôt posé, se détend sur des poteaux qu'on ne remplace pas ... Par endroits, le fil traîne à terre; ou bien il a été négligemment accroché aux arbrisseaux voisins. Si surprenant que cela puisse paraître, la ligne ajoute à la désolation ambiante plutôt qu'elle ne la dément (2). »
Cette image de la « ligne » ou de la picada, empruntée à un passage des Tristes tropiques, symbolise pour Derrida l'aporie que pose la question de l'écriture. Désireux d'approcher cette peuplade à l'état naturel, de retrouver le « bon sauvage » de son ancêtre Jean- Jacques Kousseau, Lévi-Strauss déplore l'introduction de l'écriture. Incarnation du mal, de la violence, de l'oppression, elle vient déranger l'état de nature, d'innocence heureuse, de libre disposition de soi de ces Nambi- kwara, dont il décrit plus loin, dans son carnet de notes, « l'immense gentillesse, la profonde insouciance ... quelque chose comme l'expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine » (3).
Mais cette « ligne », cette « route », en tant qu'elle dérange, en tant qu'elle vient rompre la nature (route = via rupta) n'est-elle pas aussi ce qui a pu faire naître le mythe d'une innocence originaire,
(*) J. Débrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967. (2) Cf. Cl. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, septième partie, « Nambikwara », Paris, Pion, 1955, pp. 236-237. (8) Ibidem, p. 260.