L'Æsthetica de Baumgarten est restée depuis plus de deux cents ans dans l'ombre de la «révolution» au moins nominale qu'elle a représentée pour l'histoire de la philosophic moderne. Et de fait, Baumgarten doit moins son importance historique à l'évaluation rigoureuse qu'on a pu faire des concepts qu'il a contribué à développer, qu'à l'ouverture d'un champ théorique et philosophique particulier. Car quelles que soient les limites et les lacunes historiques de son projet théorique, il n'en reste pas moins qu'une grande partie (...) de la tradition philosophique de l'esthétique, en particulier dans le contexte de la philosophie allemande, y a trouvé la possibilité d'une unification et comme la marque d'une «origine». C'est Baumgarten qui, le premier en Allemagne, a réuni les conditions nécessaires pour assurer à la théorie de l'art et du beau une cohérence systématique qui lui avait été auparavant refusée et, par voie de conséquence, pour lui permettre de former un champ théorique et philosophique distinct. On a souvent fait remarquer que Baumgarten avait «inventé» très peu de thèmes nouveaux en esthétique; et il est indéniable qu'il s'est contenté la plupart du temps de réorganiser, dans ses observations, un matériau à la fois ancien et restreint, qu'il tire presque exclusivement de la rhétorique et de la poétique traditionnelles. Mais la pertinence historique de sa pensée tient plutôt au fait qu'il crée une nouvelle perspective unifiée, un nouveau centre de gravité qui permet d'organiser de façon neuve un ensemble de phénomènes qui avaient été traités avant lui de façon indépendante. (shrink)
Les disciplines historiques, littéraires et philosophiques font un emploi abondant des catégories historiographiques. Parmi celles-ci, les termes en ismes sont très fréquents pour référer à une doctrine, un courant artistique, une idéologie ou des événements spécifiques. On fait cependant remarquer que ces désignations posent de nombreux problèmes d’interprétation. En particulier, que l’origine exacte d’une catégorie est souvent méconnue et que sa signification est plus équivoque qu’on ne le croit habituellement. La formation d’un terme en isme s’explique souvent dans un contexte (...) polémique et sert à condamner ou critiquer plutôt qu’à comprendre une pensée, un mouvement ou des faits historiques. Les catégories d’athéisme, de classicisme ou de féminisme en sont de bons exemples. Le présent volume vise à contribuer à l’étude critique des catégories historiographiques et des notions en isme en s’attardant à l’époque moderne (XVI e XVIII e siècles). Il s’agit d’un moment clef de l’histoire européenne pendant laquelle nombre de ces notions apparaissent ou pour laquelle l’historiographie en a fait un emploi abondant. Les chapitres en examinent la valeur théorique par rapport à une origine ou des usages, et déterminent de quelles manières elles contribuent à l’interprétation de l’histoire, de la littérature ou de la philosophie, de la Renaissance jusqu’à la Révolution française. (shrink)
La parution d'un ouvrage entièrement consacré à la théorie kantienne du sublime mérite d'être saluée avec un certain enthousiasme, a fortiori lorsqu'il provient de la tradition anglo-saxonne, où la question du sublime est généralement considérée comme une «erreur» dont la théorie esthétique de Kant gagnerait à être expurgée. Paul Crowther remarque d'entrée de jeu que le regain d'intérêt pour l'esthétique de Kant qui s'est fait sentir dans le monde anglo-saxon depuis les années soixante-dix s'est concentré presque exclusivement sur les questions (...) de la beauté et de l'art, au détriment du sublime. Paul Guyer avait prétendu fixer les raisons de cet ostracisme: d'abord, le sentiment du sublime est selon lui inconciliable avec l'explication fondamentale que donne Kant de la «réponse esthétique» en général en termes d'harmonie de l'imagination et de l'entendement; ensuite, la discussion du sublime minimiserait l'importance de 1'intersubjectivité esthétique, qui constitue selon lui l'essentiel de la théorie esthétique kantienne comprise comme une théorie du «goût»; et finalement, la discussion kantienne du sublime ne posséderait plus qu'un intérêt historique, qui ne saurait rencontrer nos sensibilités esthétiques modernes, tandis que nous aurions au contraire beaucoup à apprendre de la discussion des jugements sur la beauté. Or, c'est précisément d'une nouvelle sensibilité à l'endroit du sublime, qui se ferait sentir depuis les années quatre-vingt, que se réclame Crowther pour justifier son entreprise théorique. (shrink)
Daniel Dumouchel | : Le nom de Johann Georg Sulzer reste attaché à la naissance de l’esthétique philosophique en Allemagne, principalement à travers son oeuvre majeure, la Théorie générale des beaux-arts. Il s’agira de montrer ici comment ce membre influent de la classe de philosophie spéculative de l’Académie de Berlin, fortement influencé par la pensée de Leibniz et de Wolff, mais également très attentif aux particularités psychopathologiques de l’esprit humain et aux composantes corporelles de l’activité psychique, prétend fournir une assise (...) métaphysique à la théorie du beau en la fondant sur ce que, depuis Wolff, on appelle la psychologie. À partir de l’étude d’une série de Mémoires dont la rédaction s’étend de 1751 à 1763, on portera une attention particulière au projet de déduction des sentiments agréables et désagréables, que Sulzer entend opérer à partir du principe d’activité de l’âme, pour mieux saisir la nature des plaisirs que nous procure la beauté. Sur cette base, on reviendra en fin de parcours à la question de la fonction des beaux-arts dans la pensée de Sulzer, pour soutenir l’idée que l’énergie de l’art ne peut être réduite à la question de la beauté. | : Johann Georg Sulzer’s name is associated with the birth of philosophical aesthetics in Germany, above all through his major work, General Theory of the Fine Arts. The paper will show how this influential member of the division of speculative philosophy at the Berlin Academy, who was deeply influenced by the thought of Leibniz and Wolff but who was also attentive to psychopathological particularities of the human mind and to the corporeal components of psychic activity, claims to present a metaphysical foundation for the theory of beauty, by basing it on what, since Wolff, was called psychology. Starting from a study of a series of ‘Mémoires’ composed between 1751 and 1763, we will focus our attention on the project of the deduction of pleasant and unpleasant feelings, something that Sulzer understands to proceed from the principle of activity of the soul, in order better to grasp the nature of the pleasures that beauty affords us. On this basis, we will return at the end to the question of the function of the fine arts in Sulzer’s thought, in order to defend the idea that the energy of art cannot be reduced to the question of beauty. (shrink)
In this paper, I show that Maupertuis and Euler offer a contrasting conception of metaphysics of nature. It consists mainly for them in repositioning cosmology in relation to natural sciences. Instead of considering metaphysics to be at the foundation of scientific theories, as was assumed by Descartes, Wolff, and, in a certain way, Kant, or simply prohibiting the very idea of a cosmology, as d’Alembert would stipulate at the same period, Maupertuis and Euler invert the order of disciplines to give (...) priority to physical sciences over metaphysics. This repositioning leads of course to several questions : first, how does scientific theories validate or deny metaphysical principles? Even more important, which role falls to metaphysics of nature given that sciences not only possess a theoretical autonomy, but also a priority over ontological reflections? Besides, it seems that metaphysics would be reduced, for these two philosophers, to the realm of cosmology alone, in particular to questions concerning force and the principle of least action, the ontological status of space and time, and the first constituents of matter, such as extension, inertia, impenetrability, and motion. (shrink)
Jean Bernard Mérian is one of the main representatives of empiricism at the Academy of Berlin. This article seeks to show how Mérian articulates both his critique of systematic metaphysics, which is based on a synthetic method borrowed from mathematics, and his defence of a new philosophical ethos: an academic or eclectic spirit. I point out a relation of interdependence between terms like “empirical,” “academic” and “eclectic” in Mérian, and I examine how the eclectic approach to philosophy provides him with (...) a method for comparing and critiquing the pretensions of philosophical systems, opening up the possibility of an eclectic conception of the history of philosophical debates. (shrink)
L’article se veut l’esquisse d’une généalogie de l’authenticité esthétique et artistique à l’époque des Lumières. L’authenticité expressive qui va investir l’art et la poésie dans la seconde moitié du xviiie siècle résulte d’une transformation des valeurs, qui fait de l’individu lui-même, irréductible à la société où il vit et aux conventions qui le portent, la source et la motivation de l’autorité de l’œuvre artistique et littéraire. Les Conjectures on Original Composition d’Edward Young permettront d’illustrer cette transformation profonde de l’ethos de (...) l’artiste et de l’écrivain que représente l’émergence d’une valeur d’authenticité créatrice. (shrink)
Cet article examine la traduction qu'opère T. W. Adorno, dans sa Théorie esthétique, des concepts kantiens de beau et de sublime. On verra que selon Adorno, dans l'art moderne, le sublime cesse de caractériser une forme subjective spécifique d'expérience esthétique, distincte de l'expérience du beau et essentiellement tournée vers la nature, pour en venir à désigner la structure constitutive de l'oeuvre d'art elle-même. Toutefois, la caractérisation adornienne de l'art moderne n'est vraiment compréhensible que si l'on rappelle qu'elle est inséparable de (...) l'horizon d'une pensée de la « réconciliation », dont l'échec inévitable confère à l'oeuvre d'art sa structure « sublime ».This paper discusses Adorno's version of Kant's categories of the beautiful and the sublime. According to Adorno, in modern art the sublime ceases to designate a specific form of subjective aesthetic experience ; rather, it characterizes the essential structure of the work of art itself However, this characterization of modern art can be fully understood only in terms of a metaphysics of "reconciliation", to which Adorno's Aesthetic Theory pays an important tribute. (shrink)