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Encore aujourd’hui, le nom de Rudolf Carnap est communément associé au positivisme logique. Même ses oeuvres de jeunesse antérieures au Manifeste du Cercle de Vienne, tel l’Aufbau[1], ont été et sont trop souvent encore lues à la lumière rétrospective du programme phénoménaliste supposément canonique de ce mouvement (à savoir, pour le résumer rapidement, la réduction des énoncés théoriques de la science à des énoncés « protocolaires » portant sur les données sensibles (sense data) et l’adhésion à une théorie vérificationniste de la signification). Quine, le plus fameusement, a orienté la lecture des oeuvres de jeunesse de Carnap en ce sens. Les thèses de base du positivisme logique ont fait l’objet de critiques sévères (notamment de la part du même Quine), à la suite desquelles l’échec du programme de ce mouvement a été considéré comme avéré. Le problème est que le projet proprement carnapien, que l’on peut résumer par l’idéal d’une reconstruction rationnelle en un seul système unifié des concepts de la science au moyen des outils de la logique formelle — un projet que Carnap a pourtant envisagé puis poursuivi sous diverses formes avant et après le positivisme logique — a subi par contrecoup une dévaluation et une éclipse.

Cependant, depuis la fin des années 1980, une réévaluation des travaux de Carnap a été entreprise, à commencer par la relecture de ses oeuvres de jeunesse. Des auteurs comme Michael Friedman et Alan Richardson (pour ne citer que les plus connus) ont eu le souci de resituer le jeune Carnap dans le monde philosophique et scientifique de l’Allemagne des premières décennies du xxe siècle, afin d’offrir une lecture selon eux plus riche et plus juste de ses travaux à cette époque, et surtout, du projet qui l’animait. Ces auteurs se sont notamment intéressés à l’influence que le néo-kantisme, ou encore la phénoménologie husserlienne, ont pu avoir sur le premier Carnap[2].

Le riche ouvrage de Jean-Baptiste Fournier s’inscrit dans ce courant. L’auteur propose en effet une relecture minutieuse de trois oeuvres de jeunesse majeures de Carnap, à savoir sa dissertation sur l’espace intitulée Der Raum (1922)[3], l’article de transition intitulé « Dreidimensionalität des Raumes und Kausalität » (1924)[4] et enfin l’Aufbau (1928). Cette relecture a pour but de mettre en lumière la prégnance sur le jeune Carnap de la « question transcendantale ».

Comme le rappelle Fournier, la question transcendantale est d’abord une question kantienne, celle des conditions de possibilité de l’expérience, mais elle est aussi une question néo-kantienne, celle de la possibilité de la connaissance objective. Elle subit en outre une « reformulation phénoménaliste » (p. 12) sous l’influence du positivisme du tournant du siècle et notamment du phénoménalisme machien. Cette reformulation vise à ancrer la condition de possibilité de la connaissance objective dans l’expérience d’un sujet. La connaissance objective d’un objet « revient à reconduire cet objet à une configuration des vécus autopsychiques par laquelle cet objet peut être reconnu » (p. 12). Mais le problème se pose alors d’expliquer la manière d’atteindre une connaissance objective à partir d’une « reconnaissance » subjective individuelle. Comment rebâtir sur ces bases l’édifice du savoir ? Plus largement, la question transcendantale est une question de justification et de légitimation de l’application du langage au monde (et plus spécifiquement du formalisme logique et mathématique) et reçoit sa réponse dans l’Aufbau avec le projet de l’édification d’un système de (re)constitution rationnelle du monde des concepts et des objets de la science (l’objet et son concept étant, pour Carnap, une seule et même chose exprimée dans deux langages différents[5]). Fournier s’attache dans son ouvrage à retracer la manière dont le jeune Carnap s’efforce de répondre à la question transcendantale et la manière dont la formulation de ladite question en même temps que la réponse a évolué au fil des trois oeuvres abordées. Fournier insiste en outre, dès son introduction, sur l’éclectisme qui constitue le « fil directeur » (p. 10) de l’oeuvre carnapienne et qui est étroitement lié au conventionnalisme et au souci de neutralité dont Carnap fera toujours preuve, depuis sa thèse de doctorat sur l’espace jusqu’à la formulation du fameux « principe de tolérance » de La syntaxe logique du langage, sans oublier bien sûr son rejet de la métaphysique.

Le livre de Fournier est divisé en deux parties. La première porte sur le rapport entre « la constitution de l’espace et la question transcendantale ». Elle est composée de deux chapitres, portant respectivement sur Der Raum et sur Dreidimensionalität des Raumes und Kausalität. La deuxième partie est consacrée à l’Aufbau. Elle est composée de cinq chapitres, précédés d’une introduction. Mentionnons en outre que l’ouvrage de Fournier est tiré de sa thèse de doctorat, laquelle avait pour titre Du flux de vécus au monde objectif : le concept de constitution chez Edmund Husserl et Rudolf Carnap[6]. Il n’est donc pas étonnant de constater que la comparaison entre les systèmes de constitution carnapien et husserlien occupe une bonne place dans le présent ouvrage. Elle se fera plus systématique à partir du chapitre deux, jusqu’à prendre toute la place dans la partie portant sur l’Aufbau.

Der Raum est la thèse de doctorat de Carnap. Publiée en 1922, elle propose, comme son titre l’indique, une réflexion sur le concept d’espace et la connaissance de l’espace dans un monde postkantien. L’espace comme forme pure de l’intuition externe était pour Kant l’une des conditions de possibilité de l’expérience. Mais Kant concevait l’espace en termes classiques (euclidiens). L’introduction des géométries non euclidiennes et des géométries à n dimensions, qui ne sont rien moins qu’intuitives, ont bouleversé cette conception. Fournier montre comment Carnap se donne pour tâche, dans Der Raum, de « sauver » Kant en opérant « l’intégration du concept formel d’espace, défini notamment par Riemann, au modèle kantien » (p. 19). Comme le remarque Fournier (ainsi que Friedman et Richardson avant lui), Carnap s’inscrit en cela dans la mouvance néokantienne. Carnap avait déjà d’ailleurs reconnu l’influence des néokantiens, en particulier Paul Natorp et Ernst Cassirer, comme aussi de Kant lui-même, sur sa pensée à cette époque[7]. En effet, le problème de l’espace dans Der Raum demeure lié à celui de l’intuition. Mais il faut compter également, dans la manière qu’a Carnap de répondre audit problème, avec les influences scientifiques, positivistes, logicistes et phénoménalistes du xixe et du début du xxe siècle. Fournier propose une présentation fine et détaillée de la manière dont Carnap mène ce projet à bien. Cette démarche peut se résumer en deux étapes essentielles.

Selon Carnap, les apparentes contradictions des différents discours des mathématiciens et des philosophes sur l’espace tiennent en premier lieu au fait que les différents interlocuteurs utilisent non pas un seul, mais plusieurs concepts d’espace différents (de types formels, intuitifs ou physiques). Carnap s’efforce donc, dans un premier temps, de montrer comment il est possible d’intégrer les différents concepts d’espace en un seul système qui confère à chacun une place et un rôle, et dans lequel lesdits concepts entretiennent les uns avec les autres des relations déterminées. Fournier décrit la manière dont Carnap organise les divers concepts d’espace dans un tableau synoptique, en situant au premier niveau l’espace formel, au deuxième niveau l’espace intuitif et au troisième niveau l’espace physique, chaque type d’espace étant à son tour subdivisé en espace topologique, espace projectif et espace métrique, dotés chacun d’un nombre de dimensions 1, 2, 3 ou n. Fournier explique ensuite comment Carnap utilise les outils de la nouvelle logique des relations développée par Russell de manière à constituer un système logico-formel à partir de ce tableau, en montrant comment les niveaux supérieurs découlent logiquement des niveaux inférieurs qui se trouvent ainsi à les fonder, au sens transcendantal du terme, c’est-à-dire à en assurer la pensabilité et la connaissabilité. Ainsi Carnap, dans Der Raum, s’engage déjà dans une entreprise de constitution de l’espace qui préfigure l’entreprise de constitution du monde de l’Aufbau.

Dans un deuxième temps, Carnap s’attache plus particulièrement à la redéfinition de l’espace intuitif postkantien, auquel il assigne ce que Fournier décrit comme une « fonction nodale » (p. 25) entre l’espace formel et l’espace physique. Carnap s’appuie en premier lieu sur les travaux du physiologiste et physicien du xixe siècle, Hermann von Helmholtz, pour « élargir » le concept d’espace intuitif afin de démontrer que tout espace, même le plus formel, peut faire l’objet d’une intuition. L’objectif de von Helmhotz comme de Carnap après lui était de « sauver le schéma kantien » (p. 30) en dissociant le concept général d’espace des axiomes euclidiens que Kant lui associait, afin de rendre à l’espace sa fonction transcendantale de condition de l’expérience. Cette dissociation a permis à Helmholtz de montrer que la détermination du système d’axiomes appliqué à l’espace physique n’a pas une origine a priori mais empirique, dépendant de la nature dudit espace, du nombre de ses dimensions et de sa courbure (comme l’illustre la fameuse fiction des animaux plats, rappelée par Fournier, p. 32-34). Helmholtz s’est toutefois efforcé de préserver l’objectivité de la mesure en arguant que cette dernière repose sur l’adoption de présuppositions quant aux propriétés et au comportement des instruments de mesure, notamment la présupposition tenant pour effectives leur invariabilité et leur fixité. Cependant, si Carnap s’accorde avec Helmholtz pour n’attribuer « qu’à l’espace physique, et donc à l’expérience, la responsabilité du choix des systèmes d’axiomes » (p. 37), il revendiquera, contrairement à lui et à la suite de la prise en considération de la théorie de la relativité générale, la nature arbitraire dudit choix. En outre, le passage d’un type d’espace à un autre et des structures spatiales topologiques aux structures spatiales métriques est assuré par le biais de stipulations, dans un esprit proche du conventionnalisme néokantien.

La fonction transcendantale de « condition de possibilité de tout objet de l’expérience » est en définitive attribuée par Carnap à l’espace topologique intuitif en tant qu’il constitue un « cas particulier » de l’espace topologique formel, « cette structure relationnelle générale d’objets indéterminés » (Carnap, Der Raum, cité p. 40). Fournier décrit comment l’espace intuitif joue chez Carnap un rôle d’« intermédiaire » (p. 70) entre l’espace formel et l’espace physique, en dotant l’espace topologique purement formel d’« objets spatiaux » (p. 74) déterminés relevant d’une axiomatique géométrique (relative à l’« essence » des « figures spatiales ») plutôt que de la seule logique. L’espace peut ainsi « se constituer comme espace » (p. 55) à proprement parler. Carnap a recours à la notion de « vision d’essence » d’inspiration husserlienne pour décrire le mode de saisie de l’intuition des axiomes. Ceux-ci pourront ensuite être appliqués, encore une fois moyennant certaines stipulations, aux « faits spatiaux » de l’espace physique. Ce recours à Husserl témoigne bien de l’éclectisme et de l’« opportunisme philosophique » de Carnap, qui ne se soucie « en aucune façon de la fidélité à la pensée des auteurs auxquels il fait référence[8] ». Fournier s’attache à la fin du chapitre à exposer la manière dont Carnap « détourne volontairement la théorie husserlienne » (p. 70), en remplaçant notamment le modèle husserlien « de l’opposition entre essences formelles et essences matérielles » par un « modèle de la substitution d’une constante à une variable » (p. 73-74) pour décrire le passage de l’espace formel à l’espace intuitif.

Le deuxième chapitre de cette première partie est consacré à l’article « Dreidimensionalität des Raumes und Kausalität » et a pour titre « Le déplacement de la question transcendantale ». Selon Fournier, en effet, le projet de constitution de l’espace de Carnap subit en cette année 1924 « un tournant phénoménaliste ouvrant la voie à la théorie de la constitution de l’Aufbau » (p. 75). En ce sens, cet article peut être considéré comme un article de transition entre Der Raum et l’Aufbau. La référence à l’espace intuitif dans le système de constitution disparaît, et le rapport entre l’espace formel et l’espace physique y est désormais décrit en termes de relations entre un espace primaire bidimensionnel correspondant à l’espace des pures données sensorielles de l’expérience subjective et un espace secondaire tridimensionnel correspondant à l’espace de la connaissance objective, construit à partir de l’espace primaire. Alors que dans Der Raum, le système se construisait à partir du niveau formel, il semble qu’ici le rapport soit inversé et que ce soit désormais le niveau de l’empirie qui prime. Carnap semble donc s’éloigner du formalisme et du conventionnalisme néokantien de Der Raum pour se rapprocher du phénoménisme et même de la phénoménologie. Cependant, Fournier insiste bien sur le fait qu’il ne s’agit pas ici d’une rupture avec les orientations de Der Raum. Carnap continue dans l’article de 1924 à accorder la primauté à l’espace formel en concevant l’espace primaire des données brutes dans des termes de relation topologique et à affirmer que la constitution relève d’un « libre choix ». Fournier souligne néanmoins l’ambiguïté qui se profile au coeur de l’article. Selon lui, le simple fait de parler de « libre choix » plutôt que de « décision » semble ancrer la constitution dans « l’action d’une conscience effective » plutôt que de la situer, comme dans Der Raum, sur le plan impersonnel de l’application d’un système d’axiomes. Ainsi, d’une part, la constitution apparaît ici, comme dans Der Raum, comme une « simple reconstruction rationnelle », mais, d’autre part, elle semble se donner comme une « genèse psychologique effective » (p. 80) ; d’une part, l’espace constitué correspond à l’espace physique géométriquement structuré tel qu’il apparaît dans Der Raum, mais, d’autre part, cet espace physique est décrit dans l’article de 1924 comme un espace « manifeste », correspondant au monde tel que « nous le percevons effectivement et habituellement » (p. 79). Et, affirme Fournier, ce caractère double d’une constitution à la fois « transcendantale » et « tendanciellement idéaliste » persistera dans l’Aufbau. Fournier insiste sur le terme « tendanciellement » qu’il utilisera à plusieurs reprises. Il n’est certainement pas innocent que Carnap annonce d’entrée de jeu dans le sous-titre de son article que l’espace tridimensionnel « manifeste » est une « fiction » (voir note 4 ci-dessus). Mais s’agit-il ici d’une « vraie » fiction, au sens où l’espace tridimensionnel « est effectivement une “extension fictionnelle de l’espace sensoriel” » (p. 80, les italiques sont de Fournier) générée par une « conscience », ou s’agit-il d’une fiction utile pour servir l’entreprise de reconstruction rationnelle ?

Car il demeure que Carnap aborde la question de la constitution de l’espace manifeste secondaire à partir de l’espace sensoriel primaire, à l’aide des mêmes outils logico-mathématiques que dans Der Raum. L’espace sensoriel (subjectif) bidimensionnel qui sert de base à la constitution est conçu ici aussi comme un espace formel de relations topologiques, lesquelles se trouvent à faire l’objet d’une « projection » univoque sur l’espace secondaire de manière à constituer un espace tridimensionnel mesurable et objectif. Carnap soutiendrait ainsi dans son article une forme de réalisme structural. Cependant, comme le souligne Fournier, Carnap décrit également la constitution avec les termes d’expérience primaire et d’expérience secondaire. La position de Carnap se situerait donc « sur une ligne de crête entre [un] réalisme structural et [un] idéalisme transcendantal [selon lequel] la seule manière de légitimer la connaissance et de démontrer son objectivité consiste à exposer la manière dont l’expérience effective se constitue sur la base du pur vécu » (p. 82-83). En outre, il serait également possible d’interpréter en termes positivistes cette entreprise de constitution décrite comme la construction fictive du monde à partir des données brutes de l’expérience. En définitive, l’ambiguïté inhérente au projet de constitution qui apparaît ici doit être mise en rapport avec le souci de neutralité typique de la pensée carnapienne. Carnap refuse d’ailleurs (déjà) explicitement dans cet article d’adopter l’une ou l’autre de ces interprétations « métaphysiques » pour se cantonner dans la discussion au niveau strictement « immanent[9] ».

Le rapprochement avec la phénoménologie induit par le tournant phénoménaliste donne l’occasion à Fournier d’entreprendre dans ce chapitre une comparaison plus systématique du projet de constitution carnapien avec le projet husserlien. La comparaison permet notamment à Fournier de faire ressortir un point important, à savoir que Carnap et Husserl partagent une thèse commune, celle du « caractère non manifeste de la constitution » « qui donne tout son sens à l’idée d’une “reconstruction rationnelle” du monde » (p. 84). La constitution n’est pas manifeste chez Husserl, parce qu’elle ne peut être révélée que dans l’attitude phénoménologique, alors que le monde qui apparaît comme « manifeste » dans l’attitude naturelle est en fait un monde « toujours déjà constitué ». On retrouve chez Carnap le même paradoxe : le monde « manifeste » est le monde secondaire (construit), pas le monde primaire des données brutes. La constitution est toujours en fait une reconstitution, et ce, davantage chez Carnap que chez Husserl, du fait de l’accent qu’il met sur la nature arbitraire, ou disons plutôt optionnelle, de l’entreprise de constitution et sur la nature fictionnelle du monde secondaire comme aussi, en définitive, du monde primaire.

Dans le reste du chapitre, Fournier propose un examen détaillé du mode de construction mathématique de l’espace manifeste, c’est-à-dire du passage du monde bidimensionnel des sens pris séparément à un monde tridimensionnel auquel la « synthèse des sens » permet d’accéder. Ici aussi, la confrontation avec l’entreprise husserlienne permet de faire ressortir les ressemblances comme les différences entre la démarche et les motivations de Carnap et celles de Husserl. L’influence sur l’un comme sur l’autre des travaux en psychologie expérimentale d’un Helmholtz et d’un Mach fait également l’objet d’un examen.

Enfin, dans la relecture de l’oeuvre la plus achevée du jeune Carnap, qui occupe la deuxième partie de l’ouvrage de Fournier, c’est principalement Husserl (comme je l’ai indiqué plus haut) qui sert à l’auteur de point de comparaison privilégié en même temps que de repoussoir. Le Carnap de l’Aufbau et le Husserl des Ideen II, en particulier (p. 124)[10], semblent en effet entretenir un projet très similaire, celui de l’édification d’un système de constitution sur la base des « vécus auto-psychiques » subjectifs et dans le cas de Carnap, d’une unique relation de base, celle de « rappel de ressemblance », servant à constituer des « classes de qualités » en vue (après certaines étapes) de la constitution du « domaine auto-psychique » (Husserl faisant quant à lui appel à « l’équivalent d’une relation fondamentale carnapienne, la structure rétentionnelle/protentionnelle qui constitue le flux même des vécus » [p. 134]).

Dans l’introduction à cette étude (p. 119-122), Fournier commence par rappeler que la visée fondamentale de l’Aufbau est avant tout « l’édification effective du système de constitution, dans le but de démontrer l’unité de la science comme ensemble des énoncés structurels portant sur les objets du monde » (p. 119). Il relève ensuite la contradiction qu’il pourrait y avoir entre, d’un côté, le projet d’une entreprise réductionniste et positiviste visant à « rapporter toute expérience complexe du monde à une expérience immédiate considérée comme fondamentale » (p. 120) et, d’autre part, la préservation dans le système de la richesse ontologique du monde, contradiction évitée par Carnap grâce au recours à la théorie russellienne des types. Mais ce recours est justement ce qui fait, selon Fournier, que « tout parallèle strict avec la phénoménologie husserlienne se trouve ipso facto exclu » (p. 121), puisqu’elle introduit entre les différents niveaux d’objets une relativité qui rend arbitraire la distinction entre le niveau fondamental des vécus auto-psychiques et les autres niveaux d’objets (contrairement au caractère absolu que cet « abîme de sens entre la conscience et la réalité »[11] possède chez Husserl). À partir de ce constat, Fournier se donne néanmoins pour but, dans l’étude comparative qui suit, « d’établir […] la profondeur de l’aspiration phénoménologique de l’Aufbau » (p. 121). Qu’est-ce à dire ? Le point de départ de l’examen de Fournier est ici l’article de Jocelyn Benoist intitulé « L’Aufbau comme phénoménologie », dans lequel Benoist définit la phénoménologie comme « tentative de construire méthodiquement la prise du discours (logos) sur les phénomènes[12] ». Cette définition est, comme le remarque Fournier, très générale, la frontière demeurant floue entre la phénoménologie à proprement parler et le phénoménalisme. Le point important, selon Fournier, est qu’elle permet de mettre l’accent sur la « relation inextricable entre le phénoménalisme de l’Aufbau et sa dimension transcendantale, puisque c’est aux phénomènes qu’incombe la tâche de légitimer l’usage des concepts scientifiques » (p. 121). L’auteur se donne donc pour but, dans la suite de son ouvrage, de « préciser le sens du phénoménalisme carnapien ».

Les étapes de l’édification de chacun des deux systèmes sont retracées, et ceux-ci sont comparés de manière détaillée par Fournier dans les chapitres suivants. Je me bornerai dans le cadre de ce bref compte rendu à présenter certains des points clés concernant les différences entre les deux systèmes, que l’auteur s’efforce de faire ressortir.

Comme le souligne Fournier, c’est sur le plan de l’ontologie que la similarité entre les deux systèmes de constitution paraît la plus marquée. Fournier consacre le premier chapitre de cette deuxième partie (chapitre III) à la description du « feuilletage » du monde proposé dans les systèmes de constitution respectifs des deux philosophes, avec à la base le niveau « zéro » des vécus auto-psychiques, suivi du niveau des objets physiques, du niveau des objets hétéro-psychiques et en dernier lieu, du niveau des objets spirituels (p. 136-163). Mais au-delà de ces similarités, des différences majeures apparaissent dans les conceptions et les motivations qui président aux deux entreprises.

Dans le chapitre V, Fournier se penche sur le cas de la « phénoménologie naturelle » carnapienne. Si le système de constitution carnapien est une reconstruction véritable et non une simple création de l’esprit, il doit avoir un ancrage dans quelque chose de « pré-constitutif », c’est-à-dire dans « un ordre de phénomènes qui nous soit déjà donné et soit pour ainsi dire préconstitué » (p. 207). Cette « phénoménologie naturelle » permet la distinction des niveaux d’objets et leur « ordonnancement » dans un système où les objets « des niveaux les plus élevés [peuvent] toujours être constitués à partir des objets inférieurs, les premiers étant donc réductibles aux seconds »[13]. Mais, conclut Fournier après un exercice de comparaison détaillé, cette « phénoménologie naturelle » carnapienne ne peut en aucun cas être identifiée à la « véritable » phénoménologie (transcendantale) husserlienne. En particulier, « le système de constitution carnapien s’oppose en effet à la phénoménologie transcendantale husserlienne sur la question du sujet et de son rôle dans la constitution » (p. 229). Chez Carnap, le « moi » n’est pas le « fondement », mais le « résultat de la constitution » (p. 230-231).

Le chapitre VI est quant à lui intitulé « Les faux-amis phénoménologiques de la constitution carnapienne », un titre en soi révélateur. Fournier y examine les concepts clés de fondation, d’intentionnalité, de vécu et de donné qui apparaissent dans les deux systèmes pour en dégager les divergences profondes.

Enfin, le dernier chapitre (chapitre VII) porte sur le « phénoménalisme carnapien ». Le monde décrit par la « phénoménologie naturelle » n’est pas « préontologique » (p. 275) : c’est un monde discontinu qui nous est donné dans les différentes sciences, et que le système de constitution carnapien a pour objectif d’unifier « à partir de l’un quelconque de ses éléments » (p. 276), et d’ainsi démontrer l’unité du domaine de la science, plutôt que d’en « découvrir un fondement absolu » (et, ajoute Fournier, « c’est précisément cela qui le distingue du projet phénoménologique » [p. 278, les italiques sont de Fournier]). En définitive, l’étude comparative de Fournier permet de faire ressortir la grande divergence entre la constitution husserlienne et la constitution carnapienne : la première, « en tant que purement descriptive, possède le caractère de la nécessité, alors que [la seconde], en tant que définitoire et modélisante, comporte nécessairement une part d’arbitraire » (p. 287, les italiques sont de Fournier). Husserl a prétendu dégager, grâce à la phénoménologie, le véritable système de constitution du monde, alors que Carnap, de son côté, a insisté sur le fait que le système qu’il propose dans l’Aufbau n’est qu’un système parmi d’autres, relevant d’un simple « choix de langage » justifié par le respect de la « primauté de l’ordre cognitif » (signifiant que ce sont nos sensations internes qui nous apparaissent en premier dans l’ordre de la connaissance du monde), et qu’un système construit à partir d’une base physique plutôt que psychique, par exemple, pourrait convenir tout aussi bien, sinon mieux. Cette divergence renvoie comme on le voit à deux conceptions fort différentes de la philosophie.

Fournier conclut son ouvrage en exposant ce qu’il nomme dans sa brève conclusion la « tentation transcendantale » de Carnap. L’entreprise carnapienne, affirme Fournier, est « tendanciellement transcendantale » en ce qu’elle peut être décrite comme une entreprise phénoménologique au sens général défini par Benoist, c’est-à-dire comme « une prise du discours [progressive] (en l’occurrence : de la science) sur les phénomènes » (p. 297-298), et aussi parce qu’elle traite de la question éminemment transcendantale du monde, c’est-à-dire de la « question de la possibilité de la connaissance ou de l’expérience d’un monde ou du monde [à la fois] horizon et corrélat de la connaissance » (p. 298-299, les italiques sont de Fournier). Et ce, même si le monde de Carnap n’est qu’un « outil » (p. 300) dont la fonction est de permettre de légitimer les concepts de la science : car les concepts de la science n’acquièrent une légitimité que si leurs objets peuvent être intégrés à l’unité du monde au moyen du système de constitution qui leur assigne une place définie grâce aux chaînes de réductibilité des concepts d’un niveau supérieur aux concepts « fondamentaux du système » (p. 301). Si l’on ne peut parler ici que de « tentation transcendantale », c’est parce que l’unité du monde est réalisée par le système de constitution et n’est donc plus pensée comme le fait d’une « aperception transcendantale » (comme chez Kant) ou d’une conscience (comme chez Husserl). L’entreprise de Carnap demeure en cela une entreprise positiviste (p. 300). Cette constatation n’est pas étonnante : on connaît son rejet de la « métaphysique », sur lequel il n’est jamais revenu, et sa relégation au nombre des « pseudo-problèmes » des problèmes classiques de la philosophie, comme celui de la controverse entre le réalisme et l’idéalisme. L’espoir de Carnap avec l’Aufbau était plutôt de « révolutionner la pratique de la philosophie[14] » grâce aux apports de la science et aux outils de la nouvelle logique développée par Frege, Russell et Whitehead.

L’étude comparative entre Carnap et Husserl à laquelle Fournier se livre dans la deuxième partie de son ouvrage peut être lue comme une réponse aux affirmations de certains auteurs qui ont exagéré dans le débat récent l’importance de l’influence de Husserl sur le jeune Carnap, tel Guillermo E. Rosado Haddock[15], ou sont même allés jusqu’à accuser Carnap de plagiat[16]. Alan Richardson et André Carus, déjà, sans nier qu’il y ait pu y avoir une certaine influence, étant donné l’importance de Husserl dans le paysage philosophique à cette époque et l’éclectisme avoué de Carnap, se sont élevés avec force contre ce type d’affirmations[17]. Fournier apporte une contribution substantielle au débat en réalisant, en quelque sorte, l’étude fouillée que Richardson appelait de ses voeux[18]. (Il est à noter par ailleurs que Carnap ne cite à aucun moment Husserl au nombre de ses influences dans son autobiographie intellectuelle, et que les références à Husserl dans l’Aufbau sont très peu nombreuses.)

Plus généralement, l’ouvrage de Fournier en son entier présente assurément un grand intérêt pour quiconque s’intéresse au débat contemporain concernant la réévaluation des premières oeuvres de Carnap, et plus largement, à tout le contexte scientifique et philosophique si fécond des premières décennies du xxe siècle.