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Introduction

Le mot français « porte » vient du latin porta, mais ce mot avait remplacé un autre mot latin plus ancien janua, à rattacher étymologiquement à la divinité romaine Janus. Janus, figure à deux visages, était le Dieu des portes, car il était le Dieu du passage : « Je garde la porte du ciel, en compagnie des douces Heures ; pour sortir et pour entrer Jupiter lui-même a besoin de mes services. » Janus était d’abord le portier, janitor, de l’Olympe : « […] comme votre portier, assis près du seuil de votre demeure, voit les sorties et les entrées, ainsi moi, portier de la céleste cour, je regarde à la fois l’Orient et l’Occident ». Mais il était aussi lui-même cette porte puisqu’il comportait une face visible et une face invisible, un devant et un derrière, pouvant voir des deux côtés à la fois : « Toute porte a deux faces, l’une d’un côté, l’autre de l’autre ; celle-ci regarde les passants, l’autre regarde le dieu Lare[1] ».

C’est bien en ce sens de divinité du passage que Heidegger reprend cette Januskopf, cerbère si l’on veut de l’être en son rapport avec le Gestell, ce dispositif déployé par la pensée technique moderne dont le rôle demeure ambivalent dans la pensée heideggérienne.

Entre les figures épochales de l’être et la métamorphose de l’être dans l’avènement (Ereignis), se tient le Ge-stell. Celui-ci est pour ainsi dire une station intermédiaire, il offre un double aspect : c’est si l’on peut dire une tête de Janus (Januskopf). Il peut être en effet en quelque sorte compris encore comme une continuation de la volonté de volonté et du même coup comme une forme tout à fait extérieure de l’être. Mais il est en même temps une préfiguration de l’avènement (Ereignisses) lui-même[2].

Ce passage nous indique d’abord que le Gestell est une étape épochale, c’est-à-dire liée à l’histoire de l’être même, qui précède celle de l’Ereignis. L’Ereignis, « avenance » selon la traduction de François Fédier, est donc présenté en tant qu’ouverture vers l’être[3], à la manière d’une porte ouverte, le Gestell étant une porte fermée. Le Gestell nous ferme à l’être, mais de lui nous pouvons anticiper une volte-face[4] par laquelle Janus nous offrira son autre visage. Janus, en tant que Gestell, est alors la porte même qui, regardant « le peuple », est un oubli de l’être parce que fermeture à celui-ci en tant qu’enfermement dans la domination de l’étant, mais qui en même temps est, cette fois regardant « Lare » qu’est l’être, signe avant-coureur de l’Ereignis[5]. Il ne faudrait pas croire cependant que l’être est une divinité : toute divinité est, Janus est, selon Heidegger, il est un étant à deux visages et dépend également de l’être pour jouer à ce jeu auquel ce dernier nous convie dans l’Ereignis. Tout ce jeu autour de la porte présuppose alors que l’Ereignis n’est pas le fin mot de la relation de l’être avec l’être humain, et que l’Ereignis porte lui-même son autre : l’Enteignis. L’Enteignis, ce que l’on pourrait traduire par « expropriation », est précisément ce qui marque chez Heidegger les limites du lien de l’être avec l’être humain puisqu’il marque l’expropriation de l’être humain hors de l’être, l’impossibilité de franchir le seuil. Le Gestell est donc, pour nous qui lui faisons face, Enteignis, mais, selon l’expérience du Dasein qui sait que la porte a un revers, il annonce l’Ereignis. Il faut déjà reconnaître que l’être, pièce maîtresse du jeu entre l’Ereignis et l’Enteignis auquel joue Janus, ou à quoi plus précisément Janus doit ses deux visages, excède sa relation à l’être humain.

Les critiques de Quentin Meillassoux avancées à l’égard de la philosophie de Heidegger principalement dans son Après la finitude[6] doivent donc être mesurées à cet antre de Janus. Ces critiques ont une grande importance : c’est par elles que Meillassoux tente de dépasser l’entièreté de l’héritage kantien[7]. Meillassoux est également un philosophe de la porte, même s’il n’utilise pas le mot, au sens où il cherche le chemin hors de la finitude kantienne vers ce qu’il appelle le Grand Dehors dans lequel se situe l’archifossile : « C’est bien à pister la pensée que l’archifossile nous convie, en nous invitant à découvrir le “passage dérobé” que celle-ci a emprunté pour réussir ce que la philosophie moderne nous enseigne depuis deux siècles comme l’impossible même : sortir de soi-même, s’emparer de l’en-soi, connaître ce qui est que nous soyons ou pas[8]. » L’archifossile pour Meillassoux « désigne donc le support matériel à partir duquel se fait l’expérimentation donnant lieu à l’estimation d’un phénomène ancestral », ce phénomène ancestral pouvant être défini comme « une réalité antérieure à l’apparition de l’espèce humaine — et même antérieure à toute forme recensée de vie sur la Terre[9] ». L’enjeu est de taille puisque la science, par un « réalisme spontané[10] », arrive à produire des énoncés sur des réalités qui sont antérieures à la donation elle-même[11], et ce à l’encontre de toute philosophie corrélationiste qui a adopté quelque variante possible du principe esse est percipi de Berkeley. Le Grand Dehors est « éternel en-soi, indifférent pour être, d’être pensé ou non[12] », et c’est de ce lieu que l’on peut enfin accéder à des qualités premières, qualités indifférentes au rapport entre les choses et la subjectivité. Pour retrouver ce qui échappe à toute donation, ou pour échapper aux qualités secondes, il faut trouver le « verrou[13] » de la « cage transparente » qui nous renvoie toujours à nous-mêmes depuis que les modernes nous ont condamnés à un « dehors claustral[14] », c’est-à-dire à une extériorité de la conscience qui finalement n’est toujours que et pour de la conscience. Les deux faces de Janus dans un tel monde que l’on peut qualifier de corrélationiste « demeure un face-à-face — telle une médaille qui ne connaîtrait que son revers[15] ».

Meillassoux définit le corrélationisme en tant que « croyance en la primauté de la relation sur les termes reliés, croyance en la puissance constitutive de la relation mutuelle[16] ». Meillassoux place Heidegger parmi les corrélationistes, puisqu’il ferait primer l’Ereignis sur les termes qu’il relie que sont l’être et l’être humain[17]. Mais non seulement il classe Heidegger dans le corrélationisme, il le classe dans le corrélationisme fort. Ce dernier est qualifié de fort précisément parce qu’il a hypostasié la facticité, facticité qui « est seulement l’ignorance du devoir-être-ainsi de la structure corrélationnelle[18] ». Heidegger, selon Meillassoux, a donc radicalisé la facticité elle-même à la manière d’un don qui ne peut être compris en lui-même, ayant alors coupé d’un quelconque absolu capable de rendre compte de ce don, tout en ouvrant la porte au fidéisme. Autrement dit, plutôt que d’absolutiser la contingence qui se trouve dans la facticité comme le fera Meillassoux lui-même, Heidegger ferait de l’Ereignis le fin mot de l’histoire, obligeant la raison à délaisser l’absolu comme un Tout-Autre[19] qu’elle expose à « la multiplicité devenue indifférenciée de croyances désormais également légitimes du point de vue du savoir, et cela par le seul fait de ne se vouloir que des croyances[20] ». Le fidéisme « consiste en effet toujours en un argumentaire sceptique contre la prétention de la métaphysique, et plus généralement de la raison, à accéder à une vérité absolue capable d’étayer (a fortiori de dénigrer) la valeur de la croyance[21] ». En se dépêtrant de la métaphysique, Heidegger aurait détruit toute croyance déterminée et raisonnée en un Dieu de la religion, ouvrant la porte, comme tous les « sceptico-fidéistes », au fanatisme dont le « caractère antimétaphysique a toujours eu pour sens de protéger la piété de toute intrusion du rationnel. […] Piété devenue sans contenu, désormais célébrée pour elle-même par une pensée qui ne se mêle plus de l’emplir[22]. » Il est vrai que Heidegger a distingué la foi de la pensée, ou la théologie de la philosophie, comme étant deux domaines distincts[23], mais cela voulait-il dire d’abandonner la foi à tous ses excès alors que l’on s’occupe philosophiquement et uniquement de l’Ereignis, ou si plutôt il s’agit de replacer la foi à l’intérieur de la pensée de l’être et repenser le rôle de la divinité elle-même ? Heidegger a traité philosophiquement du « Dieu à l’extrême » (der letzte Gott) pour comprendre la corrélation, ou non, de l’être et de l’être humain, et son nom propre est Janus. Plutôt que de penser que la « co-appropriation[24] » de l’être à l’être humain, par laquelle ils se seraient complètement donnés l’un à l’autre, serait, en tant qu’Ereignis, le seul lieu décisif de la pensée et laissant alors place à un Dieu à distance de la pensée par lequel serait célébrée une piété sans contenu déterminé, il faut plutôt penser que cette co-appropriation est rendue possible par Janus, une divinité désabsolutisée annonçant la destination de l’être en laquelle la foi prend son sens.

De manière générale, c’est par un oubli total du revers de l’Ereignis, l’Enteignis, que Meillassoux peut faire de Heidegger un corrélationiste, et par une incompréhension du rôle de Janus et des divinités dans ce jeu entre l’Ereignis et l’Enteignis qu’il peut en faire un corrélationiste fort et ouvrant la porte au fidéisme. Il s’agira donc dans cet article de le montrer d’abord en insistant sur toute la richesse de l’idée d’Enteignis avec l’Ereignis, puis sur le rôle que doit jouer le Dieu à l’extrême, Janus, dans ce jeu de porte tournante qui donne sens à la foi. Il sera ensuite question de vérifier si, en retour, l’idée de cet antre de Janus ne permet pas à Heidegger déjà d’anticiper sur ce Grand Dehors dont parle Meillassoux et d’en mesurer déjà les limites. En conclusion, il sera question de l’éthique de Heidegger, qui est sans contredit corrélationiste, mais qui pose surtout la question d’un séjour possible de l’être humain : préparer la venue de l’Ereignis n’est-il pas plus porteur que de se préparer à la venue du Dieu inexistant ?

I. L’Enteignis et le corrélationisme

Avant même d’entrer dans un développement plus à fond de l’Enteignis, il faut dire qu’elle a au moins deux sens chez Heidegger. Elle a d’abord la signification, moins radicale, du retrait de l’être, sa lèthè, lorsqu’il se donne en sa vérité, alètheia. Ce qui est révélé de l’être dans l’Ereignis nous cache en même temps ce que de l’être reste voilé : « L’avènement-appropriant (Ereignis) est en lui-même Enteignis, mot dans lequel est reçu conformément à l’Ereignis (au sens de réception-appropriante) le λήθη des présocratiques signifiant le voilement[25]. » Mais dans un sens plus radical, l’Enteignis signifie un voilement plus total, un moment de l’histoire de l’être qui jette l’être humain hors de son lieu propre. Ce voilement radical, cette insaisissabilité de l’être, ou ce que Heidegger appelait dans les Beiträge « l’abandonnement de l’être » qui martèle toujours plus durement les différentes étapes du développement de la métaphysique, a lieu aujourd’hui sous les traits du Gestell que l’on peut aussi nommer tout simplement nihilisme : « Dans l’histoire de la vérité de l’estre, l’abandonnement de l’être détermine une époque unique en son genre. C’est l’âge de l’estre où le temps est long, au cours duquel la vérité hésite à offrir sa pleine essence en toute clarté. […] En ce temps-là, l’“étant”, ce que l’on nomme “réel”, “vie” et “valeurs”, est tout simplement dépouillé d’estre — nul et non avenu[26]. » Pour montrer les limites du corrélationisme heideggérien, il faut donc présenter l’Enteignis en ces deux sens.

1. Enteignis comme lèthè

L’Enteignis comme lèthè suppose de réfléchir d’abord à l’a-lètheia elle-même, donc à l’Ereignis. Il est significatif que Meillassoux utilise les termes d’« appropriation » et de « co-appropriation[27] » pour parler de l’Ereignis. Non pas que ce ne soit pas là une traduction possible du terme, mais bien parce que cela tend à cacher le sens de l’Ereignis. Cette co-appropriation semble suggérer que l’être humain s’approprie l’être et que l’être s’approprie l’être humain, et cela dans une égale mesure, mesure qui elle-même devient l’étalon à partir duquel se pense la propriété[28]. Mais précisément dans cette page de Heidegger où Meillassoux pense apercevoir cette co-appropriation, on retrouve ce passage : « […] nous voyons plus facilement que, et comment, l’homme, dans ce qu’il a de propre, dépend de l’être, alors que l’être, dans ce qu’il a de propre, est tourné vers l’essence de l’homme[29] ». L’Ereignis est le lieu de rencontre de l’être et de l’être humain, mais cette rencontre n’a pas la même signification pour chacun des termes en présence : l’être humain y saisit que son être dépend de l’être, alors que l’être ne dépend pas de l’être humain, mais a plutôt besoin de l’attention de l’être humain pour qu’il puisse se montrer en sa vérité. Chercher à penser que l’être et l’être humain n’ont aucun sens indépendamment l’un de l’autre et qu’ils s’épuiseraient pleinement en cette relation a certes des conséquences épistémologiques intéressantes, mais il faut voir aussi qu’en découlent des conséquences ontologiques, car cela revient, comme l’a bien montré G. Anthony Bruno, à faire de l’être une chose et oublier la différence ontologique : le corrélationisme que souhaite voir Meillassoux chez Heidegger met justement l’être et l’être humain sur le même plan ontique[30]. Avant de traduire Ereignis par « avenance », François Fédier avait préalablement proposé le terme d’« appropriement » pour signifier « que (quel que soit ce qui est en question) quelque chose, par là, est rendu propre à être ce qu’il est[31] ». Ce qui veut dire que l’Ereignis est le lieu à partir duquel les termes apparaissent comme ils le sont en propre (Eigen)[32] : l’être humain comme dépendant de l’être, l’être comme demandant l’attention de l’être humain pour penser sa vérité. Plus précisément, « ce que l’avenance appareille, c’est l’entre-appartenance de l’être et de l’être humain[33] ». L’Ereignis, l’avenance, l’approche qui rapproche, permet de joindre ensemble l’être et l’être humain, en ce lieu qui leur est propre.

Il y a donc, pourrait-on dire, un corrélationisme chez Heidegger qui concerne la vérité, l’essence, de l’être, qui, effectivement, ne se réalise que dans l’Ereignis, donc avec l’être humain entendu comme Dasein, mais l’être excède ce corrélationisme puisqu’il se déploie dans le retrait le plus silencieux sans que l’être humain puisse le penser totalement. L’être semble bien pouvoir se consumer[34] sans l’attention de l’être humain : c’est bien d’ailleurs de cette façon qu’il se réalise le plus souvent, car il reste toujours l’ouvert mis à l’abri, ce que veut dire vérité entendue comme a-lètheia. C’est en prenant la décision de penser la vérité comme alètheia que l’être humain arrive à porter attention à l’être et saisir son propre mode d’être en tant que Dasein : il maintient ouverte la mise à l’abri de l’être et fonde l’assise de tous les phénomènes. Certes, on pourra arguer que cette mise à l’abri est encore pensée en corrélation avec la pensée, qu’en tant que la lèthè est le revers de l’alètheia, elle reste forcément rattachée à l’ouverture dans l’Ereignis, ce qui voudrait dire qu’il est possible d’approcher de cette lèthè phénoménologiquement. Cependant en la lèthè il n’y a rien à penser d’autre que le voile lui-même, jamais le voile ne peut être levé : le voile peut être approché comme phénomène, tout comme la porte fermée peut être pensée pour elle-même, mais le voilé, le scellé, et jusque dans le dévoilement et le descellement de lui-même dans l’Ereignis, ne peut être approché phénoménologiquement. Le mystère demeure entier, alors même qu’il est pensable seulement en sa vérité dans l’Ereignis. Il devient donc inapproprié de faire entrer Heidegger parmi les idéalistes[35] comme le fait Meillassoux en les identifiant aux corrélationistes : « […] tous les corrélationistes se révèlent comme des idéalismes extrêmes, incapable de se résoudre à admettre que ces événements d’une matière sans homme [l’ancestral] dont nous parle la science ont effectivement pu se produire tels que la science en parle[36] ». Nous reviendrons plus loin sur cette question de l’ancestralité, mais on peut déjà dire que le problème de l’idéalisme, selon Heidegger, est précisément de tout rapporter au sujet, donc de tout faire porter sur la corrélation : dans l’idéalisme, l’être est « représenté comme tel pour un je pense, lequel est lui-même un je me pense, je me présente devant moi-même, et suis certain ainsi de moi-même[37] ». L’échec de l’ontologie fondamentale de Heidegger provient de cette forme d’idéalisme : l’ontologie fondamentale ne devait-elle pas arriver à l’être par l’analyse existentiale du Dasein[38] ? Il serait donc étrange que Heidegger perpétue cette erreur après le Tournant qui se voulait justement une façon de quitter le terrain de la subjectivité et d’une trop grande emphase sur la corrélation, comme l’a bien vu Catherine Malabou : « À sa manière, Heidegger accomplit, avec la Kehre, la première critique du corrélationisme[39]. »

Si l’on reprend l’image de l’antre de Janus, Heidegger nous dit que l’être humain jamais ne peut franchir le seuil et entrer dans l’être même, même si Janus nous ouvre la porte. L’être humain reste un étant parmi les étants, mais dans le vestibule au moins il peut saisir la vérité de l’être et se réaliser comme Dasein : « […] l’homme est exclu de l’estre, et pourtant jeté au coeur de la vérité de l’estre[40] ». L’Ereignis apparaît donc ici comme la rencontre de l’être et de l’être humain, mais seulement dans une antichambre qui montre déjà pour nous un dehors de l’être, quelque chose qui toujours nous échappera, une sorte d’en-soi[41], puisque la vérité de l’être ne se donne que par le retrait de l’être. C’est pourquoi Heidegger écrit qu’en tant que Dasein, l’« homme se tient à la manière d’une arche dans l’entre-deux[42] », c’est-à-dire entre l’étant et l’être : jamais il ne pourra entrer totalement dans l’être, toujours il regardera l’être en provenance de l’étant et cela, bien sûr, si la porte est ouverte.

2. Enteignis comme moment historial

Il n’y a pas d’autre de l’être chez Heidegger, il n’y a rien dehors de l’être[43]. Par contre, pour l’être humain, il y a un dedans et un dehors : le dedans est l’Ereignis, le dehors l’Enteignis. L’Enteignis, en son sens plus radical, déproprie l’être humain en le dissociant de l’être ; l’être s’avère alors plus que mystérieux, il est dangereux, l’humain n’en saisit plus l’éclosion, l’être lui devient un réservoir de possibilités inaccomplies, la vérité elle-même semble s’effriter. Ce nihilisme technologique du Gestell — règne de l’absence de l’essence de la vérité et du « renoncement à mener la lutte pour de vrais étalons de mesure[44] » — est un moment dans l’histoire de l’être même. C’est pourquoi Heidegger posera cette question : « Mais l’Enteignis (die) retient en elle la question : vers où[45] ? » Vers où débouchera ce nihilisme et où trouve-t-on la raison de cette mise hors de notre être propre ? C’est toujours vers l’être qu’il faut se tourner, où dehors et dedans perdent leur sens en ce que l’être n’est, précisément, nulle part. Il va sans dire que l’être humain a sa part de responsabilité dans le Gestell, Heidegger parlant d’ailleurs d’un temps d’absence de décision, d’une absence de disposition de l’être humain à l’être qui lui-même est voilé de plus en plus sûrement, mais c’est bien l’être qui nous congédie et nous place au dehors. Comme le dit Gérard Guest :

La technique « n’est pas l’œuvre du diable ». Si son règne mondial tourne à la « catastrophe mondiale » (en un sens : à l’Apocalypse), l’aître de la technique, c’est-à-dire le Gestell, n’en est pas moins de l’ordre de la « révélation » de l’Être (c’est-à-dire encore de l’« Apocalypse ») — fût-ce sur le mode du retrait, de l’éclipse et de l’occultation. Le Gestell est en ce sens le « négatif de l’Ereignis » : il permet encore à qui veut l’entendre (fût-ce sur un mode paradoxal, inversé) un éventuel accès à la « Merveille »[46].

L’Enteignis est une destination de l’être même qui ne nous permet que difficilement d’anticiper ses autres destinations, mais qui nous rappelle néanmoins que nous sommes soumis à l’être. Là où nous pensions être le plus chez nous dans la technique mondiale, dans un monde fondé par la science et fabriqué par et pour l’humain, il appert plutôt que c’est là où nous sommes le plus hors de chez nous, coupés que nous sommes de la vérité de l’être. Il s’agit encore bel et bien d’un moment historial[47] : l’histoire, en tant qu’historiale, ne devient plus l’histoire des actions humaines, plutôt l’histoire du rapport (ou non) de l’être humain à l’être ou, autrement dit, l’histoire de la perte et de la reconquête de notre être propre, le Dasein, à partir de la vérité de l’être. C’est l’être qui détermine l’histoire et en elle se trouve toute l’urgence de la pensée de l’être. L’Enteignis radicale s’avère donc être un moment d’abandonnement historiquement inscrit dans la vérité de l’être même. En ce sens l’Enteignis plus radicale ne serait qu’une accentuation dans le temps de l’Enteignis moins radicale : la lèthè de l’être, qui se produit dans la vérité de l’être, aurait aussi une composante historique de retrait épochal comme annonce d’une révélation de l’être à venir. L’être humain, en période d’Enteignis, a donc à préparer des sites pour la réception de l’essence de l’être : « Ici, ceux qui sont tournés vers l’avenir doivent être préparés à créer les nouveaux sites au sein de l’être-même [c’est-à-dire l’étant], à partir d’où vient à soi de nouveau une constance dans le litige qui oppose la terre et le monde[48]. » L’Ereignis est cette constance à partir de laquelle seulement peut cesser le combat de l’être humain avec la nature.

Dans l’Enteignis plus radicale, pour reprendre à nouveau l’image de l’antre de Janus, seule la face technique et dominatrice de Janus nous est offerte, cette face qui bloque l’accès au vestibule de l’être. C’est ici que prend tout son sens cette énigmatique phrase de Heidegger : « Seulement un Dieu peut encore nous sauver[49]. » Ce n’est pas que Janus ait un contrôle sur l’être même, plutôt que si le Gestell est une tête de Janus, l’être ne peut se résumer à l’étant et cette continuation de la volonté dominatrice humaine existe précisément parce que nous profitons de cette porte fermée alors que nous devrions créer les sites de l’après-ruine. Janus peut nous sauver tout simplement parce qu’il n’est pas un mur : en tant que porte, nous savons qu’il y a un revers à son visage dominateur, mais Janus est lui aussi soumis au jeu de l’être.

II. Le Dieu à l’extrême et le fidéisme

Le Dieu à l’extrême chez Heidegger n’est pas le dernier Dieu au sens où il marquerait la fin ou la mort du divin, plutôt il est extrême au sens où c’est à son extrémité que l’on peut questionner la « pleine essence de ce qu’a d’unique la divinité[50] ». Le divin, sous toutes ses formes, s’explique à l’extrémité du Dieu Janus parce que le divin, en son essence vraie, est tributaire de l’ouverture, ou non, de la porte vers l’être. La mort des dieux religieux, comme on la voit se dessiner chez Nietzsche, se produit parce que la porte de l’être est fermée et que domine l’Enteignis sur l’Ereignis. La foi elle-même n’a alors plus de sens dans l’obscurité totale de cette porte fermée, pendant que l’étant brille de tous ses feux en tant que terrain de domination pour les humains. La domination technique de l’étant par l’humain est bien le résultat final de la pensée métaphysique onto-théo-logique avec laquelle les dieux occidentaux surtout entretiennent un lien précis, c’est pourquoi il est difficile de voir qu’avec cette domination meurent les dieux occidentaux qui avaient exacerbé la puissance humaine. L’insensé, annonçant la mort de Dieu, finit par le comprendre : « J’arrive trop tôt, mon temps n’est pas encore venu. Ce formidable événement est encore en marche et voyage […]. Il faut du temps à la foudre et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, après leur accomplissement pour être vus et entendus[51]. » Heidegger va reprocher à Nietzsche, placé en ligne directe avec la métaphysique de Platon, d’avoir contribué au mouvement d’exacerbation de la volonté et donc au voilement de l’être, mais ce message de l’insensé est bien ce qui peut être entendu si la pensée est attentive au Dieu à l’extrême. Les dieux meurent, car Janus est fermé, ou ils meurent du moins en leur vérité et en leur rapport à l’humain et à l’être, cela qui est un « choc » pour le Dasein mais qui est en même temps la réception d’un « appel lancé » à l’ouverture de la porte, qui se produira cependant en « retard[52] » : les dieux ne sont pas encore tout à fait morts, la porte n’étant pas encore complètement close, mais elle n’est pas encore suffisamment ouverte puisque le Dasein doit encore composer avec le Gestell. C’est pourquoi Heidegger écrit : « De combien est-il loin de nous, le Dieu, lui qui nous désigne comme fondateurs et créateurs, parce qu’il lui faut, pour que son être se déploie, de tels êtres ? Il est à ce point éloigné que nous sommes incapables de trancher s’il s’en vient vers nous, ou bien si son mouvement l’éloigne encore plus de nous[53]. » Il est difficile de savoir dans l’Enteignis si Janus se prépare à s’ouvrir vers l’être et ainsi laisser se déployer les dieux, ou s’il s’apprête à se sceller encore plus sûrement pour longtemps encore. Mais ce qui est clair ici c’est que l’essence même du Dieu religieux repose dans l’entre-ouverture de la porte par Janus en laquelle seule peut faire sens le mystère de la révélation. Ce mystère est permis par l’être, car il a cours au coeur de l’être, sans qu’il ne faille pour autant penser ce mystère à partir de l’être lui-même, car alors la foi n’est plus foi en étant regardée extérieurement à ce qu’elle est et seulement de biais. Nous ne pouvons développer sur la façon dont Heidegger vit ce mystère, mais seulement dire qu’il faille le comprendre selon lui en fonction de l’approche luthérienne[54]. Est-ce donc ici, avec cette foi luthérienne, que le fidéisme trouve son échappée pour se constituer dans ses excès ? Est-ce par ici que l’on entre dans un discours du Tout-Autre indémontrable en sa vérité et « préservé, en ce sens, des œuvres de la pensée et ouvert aux éventuelles offrandes de la piété[55] » ? Ou alors serait-ce par Janus, le Dieu à l’extrême par lequel s’explique le jeu de l’être lui-même entre Ereignis et Enteignis ? Ou, autre possibilité, peut-être le fidéisme a-t-il lieu précisément quand la porte est fermée, dans le Gestell par lequel l’humain est privé de ses dieux ? Voyons ce qu’il en est.

Lorsque Meillassoux traite du fidéisme permis par le corrélationisme fort, il affirme qu’il s’agit d’« un fidéisme de la croyance quelconque » puisqu’il provient de la « destruction de la rationalisation métaphysique de la théologie chrétienne[56] ». C’est pourtant à un fidéisme chrétien que nous convie Heidegger, et d’un fidéisme qui n’est pas fanatique. Luther, si l’on peut effectivement le classer dans le fidéisme, n’a jamais souhaité la disparition de la raison devant la foi, plutôt que la foi éclaire la raison. Il est difficile de comprendre pourquoi Heidegger en reste à ce fidéisme chrétien autrement qu’en l’expliquant par l’influence qu’il a eue dans son éducation, mais ce que cela signifie semble-t-il est que la foi est affaire d’étant, et non d’être. Le fidéisme chrétien entretient un lien avec la métaphysique et son histoire, la métaphysique qui n’a toujours eu comme objet que l’étant, c’est-à-dire l’être de l’étant et l’étant suprême qu’il faut articuler ensemble logiquement : onto-théo-logie. L’approche luthérienne a cet avantage de se dissocier le plus possible de la métaphysique et de sa raison dominatrice, mais elle reste toujours tributaire de la métaphysique en ce qu’elle a trait à l’étant. Se produit alors quelque chose de cette sorte chez Heidegger : la philosophie, pensée de l’être, a préséance sur la théologie, science ontique, bien que son objet, la foi, ne puisse être éclairé par l’être parce qu’il n’a pas trait à un étant pensé comme étant (en rapport à l’être) mais à un étant unique et mystérieux, ainsi la philosophie doit-elle laisser la théologie se produire indépendamment d’elle.

Il n’est donc pas possible d’affirmer chez Heidegger, comme le fait Meillassoux, que la philosophie est « la servante de la théologie[57] » ou qu’elle « aurait cédé de bout en bout à l’homme de foi[58] ». Meillassoux fait reposer sa lecture fidéiste de Heidegger sur une remarque faite en 1951 en réponse à une question à propos de l’identité de l’être et Dieu, le Dieu religieux : l’être et Dieu n’étant bien sûr pas la même chose, Heidegger ajoute s’« il m’arrivait encore d’avoir à mettre par écrit une théologie — ce à quoi je me sens parfois incité — alors le terme d’être ne saurait en aucun cas y intervenir. La foi n’a pas besoin de la pensée de l’être. Quand elle y a recours, elle n’est plus la foi[59]. » Meillassoux y voit ici « l’expression d’une aspiration vers une absoluité qui n’aurait plus rien en elle de métaphysique[60] », mais Heidegger ne veut-il pas plutôt montrer tout simplement que la foi concerne l’étant, et que l’être excède tout étant, même l’absolu par lequel est possible la révélation ? S’il ne faut pas mélanger l’être à la foi, était-ce par volonté de tomber dans le fidéisme du Tout-Autre, ou bien plutôt de distinguer l’être du mystère qui se produit en lui et qui n’est pas pensable comme un étant en tant qu’étant quelconque ? Les propos de Heidegger ne peuvent être plus clairs dans la suite : ayant rappelé l’importance de Luther dans la pensée de la foi, Heidegger dit : « Je crois que l’être ne peut au grand jamais être pensé à la racine et comme essence de Dieu, mais que pourtant l’expérience de Dieu et de sa manifesteté, en tant que celle-ci peut bien rencontrer l’homme, c’est dans la dimension de l’être qu’elle fulgure, ce qui ne signifie à aucun prix que l’être puisse avoir le sens d’un prédicat possible pour Dieu[61]. » Dieu ne s’explique pas par l’être, mais il « fulgure » dans l’être, l’être lui permet de se produire, sans devenir pour autant un de ses prédicats. Ne se trouve donc pas ici le fidéisme fanatique sans détermination précise que Meillassoux croyait voir dans le corrélationisme fort.

Peut-être alors se trouve-t-il dans Janus, Dieu à l’extrême ? S’il est difficile de penser ce Dieu du fait de son extrémité, il faut pourtant tout faire pour le penser pour toucher au lointain lui-même, l’être, par lequel est rendu possible le jeu de l’Ereignis et de l’Enteignis : « Et arriver pleinement à penser ce lointain en lui-même, dans tout le déferlement de sa pleine essence, comme espace-et-temps de la plus haute décision, cela nous signifie : questionner en quête de la vérité de l’estre, en quête de l’avenance (Ereignis) même, d’où résulte et s’élance toute histoire à venir, s’il doit encore y avoir histoire[62]. » Ce questionnement n’est pas l’œuvre de la raison certes, mais ce n’est pas non plus une condamnation au silence : la pensée doit tout faire pour toucher à la vérité de l’être et se réaliser comme Dasein. Au coeur de ce questionnement se trouve Janus, mais Janus n’est pas un absolu, c’est une divinité désabsolutisée. Janus n’est pas le troisième terme, absolu, de la relation entre l’être et l’être humain ; les explications précédentes ont bien montré que c’est l’être qui est le terme fondamental et originaire, il est le seul à se situer sur le plan ontologique et qui, de là, parvient à faire s’ouvrir Janus au Dasein et lui accorder, notamment, la foi en le Dieu religieux. « Le Dieu à l’extrême n’est pas l’avenance même, mais il a assurément besoin d’elle en tant que cela à quoi appartient celui qui fondamente le là[63] » : Janus a besoin de l’Ereignis, encore plus a-t-il « besoin de l’estre[64] », puisque c’est dans l’Ereignis que se produit « l’entrechoquement du Dieu et de l’homme au beau milieu de l’estre[65] ». Le Quadriparti[66] explique le découpage du monde dans l’Ereignis qui place les dieux en face-à-face avec l’humain dans une relation qui doit être au moins en partie celle de la foi, ce qui n’est rendu possible que parce que le Dieu à l’extrême, Dieu que l’on n’aperçoit pas dans le Quadriparti parce qu’il lui donne cours à partir de la décision de l’être, a permis aux quatre segments essentiels du monde de se rencontrer en l’être. Janus ne crée pas l’être, car il est dominé par l’être, non plus qu’il ne crée l’être humain même s’il le domine en puissance[67], il le désigne plutôt comme penseur de l’être et capable, dans l’entre-bâillement de sa porte et sous un rapport bien particulier, d’une foi en le Dieu religieux. Janus ne peut être l’objet d’aucune piété ou encore d’espérance ou de foi[68] en ce que son ouverture est régie par l’être en sa lèthè. L’essence de Janus comme divinité désabsolutisée est donc de permettre le jeu de l’être en s’assurant qu’il y ait des tours à la corrélation et au fidéisme (chrétien) : il est parfois le tour de l’Enteignis et de la fin de la foi, il est parfois le tour de l’Ereignis ce qui marque le retour de la foi, et comme cette divinité empêche l’être humain de franchir le seuil en le maintenant dans le vestibule de l’être, il s’assure que le jeu soit sans fin et que l’être ne révèle pas tous ses secrets d’un coup. L’être est cet enfant héraclitéen qui joue[69], il est l’archè de sa propre dispensation, Janus n’étant là que pour répondre à son commandement en traduisant son message pour le Dasein en lui permettant notamment d’entrer en relation de piété, sans fanatisme, avec les dieux.

La dernière possibilité donc de retrouver le fidéisme tel que décrit par Meillassoux se trouve dans l’Enteignis épochale, à la fermeture de la porte de Janus. Dans le Gestell, les dieux meurent de ne pouvoir plus se produire dans l’être et en relation avec l’humain. Dans le Gestell, c’est en l’humain que croit l’humain, ce qui n’est plus une foi au sens religieux du terme : plus rien ne se révèle autre que la volonté humaine de domination. Que les sectes pullulent sous le règne du Gestell n’est pas un hasard, parce que les sectes tiennent en la personnalité de leur chef et non dans la foi en un absolu. Ainsi pour ceux qui vivront dans l’Ereignis, ou qui ont peut-être déjà vécu l’Ereignis d’une certaine façon ou qui, au moins, se préparent à l’Ereignis, la foi est possible, mais dans l’Enteignis elle cesse. La foi semble bien rattachée à l’épochè de l’être, c’est-à-dire qu’elle a cours dans un certain rapport à l’étant selon qu’il est destiné par l’être en certaines époques d’ouverture à l’être qui ne peuvent être comprises que par le jeu de l’être permis par Janus. Il n’y a tout simplement plus d’absolu dans l’Enteignis, il n’y a que la divinité désabsolutisée qui nous fait face de sa porte close. La théologie n’a plus d’objet parce que la foi elle-même n’a plus rien d’absolu en quoi croire. La fin de la corrélation dans l’Enteignis entre l’être et l’être humain marque aussi la fin du rapport entre l’être humain et le Dieu religieux tout simplement parce que, selon le propos de Protagoras, « l’homme est la mesure de toute chose » : il n’y a plus de place pour la vérité de l’être, il n’y a plus de place pour l’unicité de la révélation étante. Près de la porte fermée, les philosophes, les « avant-coureurs[70] », attendent patiemment l’Ereignis, et les croyants[71] la fulguration de leur absolu.

Janus est le portier de l’être et, avec lui, le portier des dieux : le corrélationisme de l’Ereignis invite au fidéisme, mais à un fidéisme chrétien sans fanatisme, et dans la fin du corrélationisme, dans l’Enteignis comme époque de la destination de l’être, la foi elle-même devient impossible en ce que l’étant en son entièreté a perdu, ou n’a pas encore reçu, son sens.

III. Le Grand Dehors et le jeu de l’être

Maintenant qu’il a été démontré que Heidegger ne pouvait entrer que de force dans ces catégories de corrélationisme fort et de sceptico-fidéisme, il reste à se demander si la philosophie de la porte heideggérienne n’aurait pas quelque chose à dire de celle de Meillassoux. Précisons d’abord la pensée de Meillassoux.

Au risque de nous répéter, c’est l’ancestralité chez Meillassoux qui force la pensée à considérer l’existence d’un Grand Dehors. La science décrivant des événements pour lesquels il n’y a pas de « donation lacunaire », mais bien « lacune de donation », traite donc d’un passé ancestral : « Le passé ancestral devient en effet un passé qui ne s’est jamais passé, qui n’a jamais été présent, qui régresse du futur vers lui-même au lieu de progresser de lui-même vers le futur[72]. » La philosophie aura donc pour but de « donner sens à une description mathématisée de l’Univers ancestral[73] », en cassant avec le corrélationisme. Mais cela sans abandonner sa prétention à parvenir à l’absolu, car il s’agit bien de découvrir quelque chose qui subsiste « en soi-même, que nous existions ou non pour le concevoir tel. Et c’est un tel absolu qui permet seul de sauver la signification de la science en tant même qu’elle contient l’ancestral comme l’un de ses objets possibles[74] ». Ouvrir la porte vers le Grand Dehors consiste donc plus généralement à nous introduire à un absolu qui n’est pas un étant nécessaire qui proviendrait du principe de raison métaphysique. Car cet étant nécessaire est encore logiquement rattaché à ma capacité de le penser et garantirait ensuite une nécessité de la réalisation de l’étant comme tel. Mais ce à quoi une pensée spéculative non métaphysique[75] veut nous conduire, c’est au principe d’irraison[76], plus précisément à une reconnaissance de l’absolue nécessité de la contingence ou, autrement dit selon Meillassoux, de l’absolue factualité de la facticité[77]. En sortant du principe de raison métaphysique, on arrive à « transmuter l’absence de raison de ce qui est — qui définit la facticité —, transformer cette irraison d’une ignorance de la raison des choses en une propriété effective de ce qui est[78] ». Le Grand Dehors devient alors plus généralement le lieu de l’hyper-Chaos qui est « une Toute-Puissance non-normée, aveugle, extraite des autres perfections divines, et devenue autonome. Une puissance sans bonté ni sagesse, inapte à garantir à la pensée la vérité de ses idées distinctes. C’est bien quelque chose comme un Temps, mais un Temps impensable par la physique — puisque capable de détruire sans cause ni raison toute loi physique — comme par la métaphysique — puisque capable de détruire tout étant déterminé, fût-il un dieu, fût-il Dieu[79]. » La seule chose que ce Chaos ne peut produire est de la nécessité[80] même si, curieusement[81], il ne peut se dérouler sans « conditions non-quelconques[82] » sur fond desquelles peut apparaître la contingence. Mais c’est bien pour sauver la mission même de son réalisme/matérialisme spéculatif que Meillassoux a besoin de ces conditions non-quelconques, car elles permettent aux énoncés scientifiques sur l’ancestralité de ne pas basculer eux aussi dans la plus pure contingence : « C’est parce qu’il est nécessaire que les choses soient sans raison d’être et de demeurer ce qu’elles sont qu’elles doivent nécessairement être non-contradictoires, c’est-à-dire soumises à la prise du logique. L’irraison des choses, autrement dit, nous garde de la déraison du discours[83]. » Au Dehors, les choses se déroulent donc sans raison parce que provenant de l’absolu qu’est le Chaos qui assure la nécessité de la contingence, mais elles se déroulent selon des conditions non-quelconques soumises au principe de non-contradiction que la science peut faire ressortir mathématiquement et à travers un temps dérivé de celui de la physique.

Pour qu’un dialogue entre Heidegger et Meillassoux s’amorce, l’ancestralité et la capacité de la science de la penser sont un bon point de départ. La première difficulté réside bien sûr dans le fait que le Gestell heideggérien est lui-même scientifique, ou est porté par la pensée scientifique. Heidegger dit clairement que la science

n’est pas un avènement inaugural de la vérité, mais toujours l’exploitation d’une région du vrai déjà ouverte, ce qui se fait en concevant et en fondant (sur le mode de la preuve) comme exact ce qui, dans sa sphère, se montre comme tel d’une façon possible et nécessaire. Lorsque, et dans la mesure où une science arrive à dépasser la justesse de l’exact pour percer la vérité, c’est-à-dire pour arriver à un dévoilement essentiel de l’étant comme tel, elle est philosophie[84].

Si la science est l’exploitation d’une région du vrai déjà ouverte, c’est bien parce qu’elle n’a pas besoin que Janus s’ouvre sur l’être pour qu’elle parvienne à ses résultats : elle se situe clairement du côté de l’étant et rend compte de celui-ci à partir de sa relation à l’être humain non entendu comme Dasein mais comme maître et possesseur de la nature. Les conditions non-quelconques régies par le principe de non-contradiction de Meillassoux ne suggèrent-elles pas effectivement et une fois de plus que la science se situe dans une région du vrai déjà ouverte ? Certes, Meillassoux veut éviter la déraison, mais pour ce faire, et pour s’assurer que la contingence soit encore pensable, il revient à une certaine forme de corrélationisme ontique. Il en va ainsi pour le temps lui-même qui, s’il est plutôt ramené à l’être, est un lieu pleinement ouvert, c’est-à-dire un « “espace libre” […] de la présence de tout sujet. Il n’a rien à voir non plus avec le calcul des années et ne signifie pas, comme il continue de le faire chez Meillassoux, “l’écart entre deux points instantanés dans le temps calculé […]”[85] ». Meillassoux prend effectivement comme exemples de vérités ancestrales la datation de l’origine de l’Univers, de la Terre, de la vie terrestre et de l’humain[86], et cela a pour effet de conduire la pensée non pas vers l’irraison, mais plutôt vers le co-relatif entre le sujet scientifique et l’objet naturel[87]. Si la science parvient mathématiquement au passé ancestral, c’est parce qu’elle l’a ramené à la temporalité du Gestell, la temporalité de l’étant déjà ouvert, en oubliant que ce passé ancestral est un âge de l’être à comprendre selon sa vérité. Certes Meillassoux nous dit que ces événements n’ont pas eu lieu, qu’ils n’ont pas pu avoir lieu puisqu’ils se situent en deçà de la donation, d’où leur caractère d’archi-fossiles, mais de pouvoir les dater montre qu’ils ne peuvent renvoyer au temps de l’être même, à quelque chose de véritablement archique, à l’historial qui en lui-même fait chanceler les catégories de la datation[88] : peut-on dater les époques de l’être, peut-on dater ce qui scande l’advenue du temps lui-même ? Il est vrai que la temporalité en tant que telle devient quelque peu secondaire dans l’antre de Janus, alors qu’elle était décisive pour l’ontologie fondamentale du plus jeune Heidegger[89], mais cela simplement parce que la question du temps est devenue la question de l’être même après le Tournant : « […] dans le tour “Être en tant que l’Ereignis”, le “en tant que” signifie maintenant : être, laisser-entrer-en-présence destiné dans le faire advenir à soi — temps porrigé (gereicht) dans le faire advenir à soi. Temps et être advenus à eux-mêmes dans l’appropriement[90]. » Si Heidegger anticipe justement après le Tournant une percée hors de la corrélation, il fallait que la temporalité, sans plus être pensée comme une structure du Dasein par laquelle celui-ci pense l’être, soit attribuée à l’être même et cesse de signifier une simple datation à partir des limites mêmes de l’être humain dans son rapport à l’étant déjà ouvert. Le temps est procuré (gereicht) au moment où l’être est destiné, et l’être est destiné à partir de son retrait, ainsi le temps est procuré avec l’épochè de l’être, et c’est en lui ensuite qu’il se destinera dans l’Ereignis selon une époque en laquelle temps et être seront pleinement appropriés en leur vérité et en rapport avec le Dasein. Ce qui doit être pensé par l’être humain, c’est bien la vérité de cette temporalité de l’être, à partir donc de la vérité de l’être même qu’est l’Ereignis, l’être jouant son jeu librement à la manière de l’enfant héraclitéen, car pleinement archè-ique.

Mais Heidegger peut-il néanmoins donner sens à des événements qui ont eu lieu avant l’arrivée du Dasein, c’est-à-dire avant l’arrivée d’un être capable de recevoir la vérité de l’être et du temps ? A-t-il même réfléchi à une telle question ? Il a effectivement réfléchi à cette question, mais dans le cadre de la signification du « monde ». L’ancestralité dont parle Meillassoux et à laquelle parvient la science devrait être qualifiée plutôt de « pré-mondanéité » chez Heidegger, puisqu’elle est antérieure à l’apparition d’un monde, celui-ci qui présuppose l’Ereignis en tant qu’entente de l’être et de l’être humain[91]. La Terre n’est pas à l’origine de l’être, l’être l’a fait éclore selon sa propre destination épochale, mais la Terre est le terrain étant sur lequel peut advenir le monde, la Terre est à l’origine du monde[92] et elle explique aussi pourquoi l’humain doit toujours contempler l’être à partir de l’étant puisque l’humain a les deux pieds sur Terre. Il n’y a donc aucun problème à ce que l’étant advienne sans la présence de l’être humain : « Là où plante, bête, pierre et mer et le ciel deviennent étants sans sombrer dans l’objectivité, là, c’est le retrait (l’opposition du refus) de l’estre qui règne, l’estre en tant que ce retrait. Mais le retrait est celui d’être le là[93]. » Le retrait (et non l’absence) de l’être est en fait le retrait de son essence, en fonction de l’absence du Dasein. La physis, l’éclosion de l’étant lui-même et qui inclut plus que la vie sur Terre, « est au repos au sein du déferlement de la pleine essence de l’estre même[94] » sans la présence du Dasein : son essence est impensée alors que l’étant apparaît selon les lois déterminées par l’être même. En fait, on ne peut pas ici, comme chez Meillassoux, considérer que l’étant « apparaît », car il n’y a pas d’événement à proprement parler avant l’advenue du Dasein dans l’Ereignis. L’Ereignis, dont la traduction usuelle est « événement », marque justement l’avènement de l’événement, la possibilité même d’un événement, que la phénoménologie heideggérienne pourra enregistrer. Le dernier Heidegger dit bien que sa philosophie a toujours été une phénoménologie[95], phénoménologie de l’être ou, tout simplement, de l’Ereignis, car seul lieu de rencontre avec l’être. Cette phénoménologie devient tautologie dans cette formule bien connue : « Das Ereignis ereignet[96] ». « L’événement événemente » : ce qu’on pourrait expliquer ici en disant que l’événement fondamental de la rencontre de l’être humain et de l’être explique, ou permet, les événements de l’étant pour le Dasein qu’il peut penser en vertu de l’essence de l’être. En ce sens, Heidegger serait d’accord, à condition de changer le terme « événements », avec Meillassoux sur le fait que « l’être n’est pas cœxtensif à la manifestation puisqu’il s’est produit dans le passé des événements ne se manifestant pour personne[97] ». Avant l’Ereignis, qui suppose l’arrivée de l’être humain sur Terre, l’être ne s’est pas événementé même s’il s’est déployé dans l’étant, la Terre n’était pas encore dans le « venir en présence[98] » qui suppose son refuge dans le Dasein. L’ancestral s’est donné en toute lèthè, il s’est donné dans l’Enteignis, il ne nous arrive d’aucun monde se situant dans la « pré-mondanéité », alors qu’il vient en présence dans le monde seulement lorsqu’il est reçu par le Dasein et dans l’Ereignis. La datation scientifique permet d’enregistrer la « chute de l’arbre » dans cette « forêt » inhabitée par l’humain, mais seulement à partir des oreilles de l’humain actuel et sans questionner la « forêt » elle-même. Heidegger est un « onto-centriste[99] », comme le dit Vincent Blok : il est seulement préoccupé par la venue en présence des étants en ce qu’elle suppose la présence, toujours voilée par la lèthè, de l’être qui ne se comprend en vérité que dans l’Ereignis. Ainsi l’Enteignis, l’Enteignis ici qui n’est bien sûr pas le Gestell, car il se produit bien avant la machination humaine, demeure cette énigme qui devrait animer la science travaillant sur les archifossiles : comment l’être peut-il faire advenir de l’étant alors que Janus est fermé, ou, autrement dit, quelle est cette essence de l’être qui peut faire advenir de l’étant sans que ne soit pensée sa vérité ? Sans réponse à cette question, ou même sans même penser poser cette question, on en reste à ce problème, absurde, de savoir comment l’étant a pu précéder l’être : même si l’archifossile ne s’est produit pour personne et dans aucun monde, il reste néanmoins de l’étant dont la simple existence repose sur l’être et sa dispensation dans l’Enteignis, dans une lèthè où l’Ereignis était encore impossible[100]. Le discours scientifique accède bien sûr à l’archifossile, mais cela en oubliant que cet accès se fait sur fond du retrait de l’être[101]. C’est dans le jeu de l’Ereignis et de l’Enteignis que doit se trouver la façon de penser pourquoi la science arrive à dater ce qui a précédé l’être humain et lui succédera, puisque c’est l’être même qui porte en lui-même l’explication de l’étant, et de son retrait avant, pendant et après le Dasein.

Heidegger a également pu approcher cet hyper-Chaos dont parle Meillassoux. En fait, pas tout à fait comme Meillassoux, car la radicalité de la pensée de Heidegger ne tolère pas les conditions non-quelconques sur lesquelles repose la science, conditions qui, d’ailleurs, si elles existent, ne restent encore que du domaine de l’étant et n’ont pas trait directement à l’être. La porte ouverte par la science donne précisément sur la porte radicalement fermée de l’Enteignis. L’Enteignis complète est le lieu de la déraison technologique, une rationalisation réifiante, qui s’avère être de l’irraison pour le Dasein : l’être humain se retrouve comme étranger dans l’étant, sa pensée ne saisit plus le déroulement de l’être et, ne pouvant donc plus fondamenter le là, il se dissocie de lui-même comme Dasein. Il se produit alors un étrange rapprochement entre Heidegger et Meillassoux : c’est bien, pour les deux, la science qui nous fait éprouver le dehors. Mais la différence tient à ce que chez Meillassoux, la science nous ferait connaître quelque chose d’un autre monde que les corrélationistes nous auraient occulté, alors que chez Heidegger, la science présente dans le Gestell — celle qui assure une domination théorique de l’étant dont la fille, la technique, assure la domination réelle de celui-ci —, occulte de plus en plus sûrement la vérité de l’être. Comme nous avons perdu accès à l’être, il devient donc impossible de saisir son histoire et son développement, si bien que le nihilisme marque également une étape dans laquelle les êtres humains, croyant faussement pouvoir contrôler le monde par leurs machinations, se retrouvent plutôt à l’étape où l’être s’avère le plus imprévisible, le plus incontrôlable, le plus chaotique. L’être ici a tous les airs de cette « Toute-Puissance non-normée, aveugle, extraite des autres perfections divines, et devenue autonome. Une puissance sans bonté ni sagesse, inapte à garantir à la pensée la vérité de ses idées distinctes[102] ». L’Enteignis chez Heidegger, ou le moment où Janus nous montre seulement son visage de marbre, risque fort bien de révéler l’aberrance, la banalité, l’absurdité ou la structure ultra-logique de l’étant, sans que l’être humain puisse en saisir clairement la raison. Et même s’il pouvait saisir le Gestell comme signe avant-coureur à partir de la finitude de l’être donné au Dasein dans l’Ereignis, le jeu de l’être lui-même est « sans “pourquoi”. Il joue cependant qu’il joue. Le Jeu seul demeure : il est Ce qu’il y a de plus haut et de plus profond. […] L’être en tant qu’il fonde, n’a pas de fond. C’est comme sans-fond qu’il joue ce Jeu qui nous dispense, en jouant, l’être et de la raison[103]. » L’être en son Jeu d’Ereignis/Enteignis est l’unité du sens et du non-sens et par ce Jeu, pour reprendre les termes de Meillassoux, la pensée accède « à l’effective absence de raison d’être de ce qui est, et donc à l’effective possibilité pour toute entité de devenir-autre, d’émerger ou de disparaître sans raison aucune[104] ». Ce devenir-autre commandé par les renversements du jeu de l’être n’est précisément pas un cycle héraclitéen, comme chez Meillassoux, car le Temps au dehors « n’est pas la loi éternelle du devenir, mais l’éternel devenir possible, sans loi, de toute loi[105] ». Le Chaos de Meillassoux contient certes cette radicalité d’être éternellement sans loi (sauf dans les conditions non-quelconques), d’être une porte ouverte sans fermeture possible (ou, selon le point de vue de Heidegger, une porte fermée sans ouverture possible, une lèthè sans alètheia), alors que la nécessité de l’essence de l’être transparaît dans l’Ereignis, mais dans l’Enteignis, et surtout dans cette ouverture et fermeture de porte, il ne semble pas y avoir d’entente possible des lois qui régissent ce jeu entre l’Ereignis et l’Enteignis. Si Janus est un arbitre qui annonce les règles de l’être, il les découvre en même temps qu’il les annonce.

Conclusion

Là où par contre on peut retrouver un corrélationisme affirmé et assumé chez Heidegger, c’est précisément dans son éthique. On reproche souvent à Heidegger de ne pas avoir mis sur pied une éthique claire en lien avec l’être : on devrait plutôt être étonné que toute la pensée de Heidegger soit une pensée éthique parce qu’une pensée de l’être ! L’éthique pour Heidegger tire son origine du mot grec ἦθος qui « signifie séjour, lieu d’habitation. Ce mot désigne la région ouverte où l’homme habite. […] le terme d’éthique doit indiquer que cette discipline pense le séjour de l’homme[106]. » L’éthique a donc comme tâche de réfléchir au lieu propre de l’être humain, ce lieu propre qui est, comme cela fut montré à plusieurs reprises, l’Ereignis, le Milieu dans lequel l’être humain rencontre l’être. C’est le discours poétique qui permet de placer l’être humain dans ce « Milieu qui se découvre et s’établit soi-même, Milieu auquel d’emblée la pensée doit ramener tout le déferlement de la vérité de l’estre. Cette pensée rebroussant d’emblée chemin vers ce Milieu, telle est la pensée qui arrive à penser l’estre. Et tous les concepts de l’estre ont à être prononcés à partir de là[107]. » Comme le séjour de l’être humain advient pleinement dans la langue, ce Milieu commande une éthique du langage. Il n’est pas question ici d’une éthique de la discussion, puisque le langage, fondé dans l’être, dépasse les discussions humaines entre différentes agencéités. Il faut plutôt entendre cette éthique du langage comme une manière de parler à partir de l’Ereignis, de faire ressortir les concepts de l’être qui révèlent son essence à l’être humain. L’être humain doit (re)devenir soucieux de l’être en tant qu’il lui est soumis :

[…] devenir fondateur et gardien de la vérité de l’estre, être le là en tant que fond qu’il faut à la pleine essence de l’estre même : souci, non pas en tant que tracas mesquin à propos de n’importe quoi, ni comme rejet de l’allégresse et de la force, mais au contraire bien plus proche de l’origine que tout cela, parce qu’uniquement « pour l’amour de l’estre » — pas l’estre de l’homme, mais bien l’estre de l’étant en entier[108].

Cette éthique du langage, ce souci de l’être dans la langue, renvoie encore à l’historial qui se pense comme relation du langage à l’essence de l’être[109]. Éthique du langage doit donc signifier : être disposé, dans la langue, à prendre soin de l’être et à en connaître l’histoire par la relation que le Dasein entretient avec lui.

Mais la langue, dans l’Enteignis, s’effrite et perd sa relation à l’être. L’éthique, défrichant le lieu où séjourne l’être humain, sert alors également et négativement à montrer comment l’être humain est exproprié de ce lieu propre. Ce sont des réflexions éthiques qui permettent alors à Heidegger de dire : « Notre habitation est pressée et contrainte par la crise du logement. En fût-il même autrement, notre façon d’habiter est aujourd’hui bousculée par le travail, rendue instable par la course aux avantages et au succès, prise dans les sortilèges des plaisirs et des délassements organisés[110]. » Il y a crise du logement précisément parce qu’il ne semble plus y avoir d’adresse propre à l’être humain, il n’a plus accès à l’être, Janus a fermé la porte. Puisque « le langage est à la fois la maison de l’Être et l’abri de l’essence de l’homme[111] », puisque c’est par le langage que l’Ereignis advient, la crise du logement actuel est donc une crise du langage. Si l’être humain est enfermé dehors de chez lui, c’est bien précisément parce que son langage est usé n’ayant d’autre but que d’asservir l’étant : dans l’Enteignis, les êtres humains sont « sans abri dans leur propre langue, devenue pour eux l’habitacle de leurs machinations[112] ». C’est pourquoi nous « habitons vraisemblablement sans la moindre poésie[113] ». Il n’est pas possible de parler en provenance de l’Enteignis, comme il est possible de le faire en provenance de l’Ereignis à la manière de la parousie[114] ; en l’Enteignis on peut seulement insister sur le fait que la langue perpétue le nihilisme ambiant et qu’elle n’effectue plus sa tâche éthique, c’est-à-dire son rôle de séjour pour l’être humain. Il n’y a pas d’éthique dans l’Enteignis : l’être ne nous localise plus en propre, il nous laisse dériver dans une langue dont le sens est perdu.

Meillassoux souhaite, avec la dernière phrase de son livre, « que le problème de l’ancestralité nous réveille de notre sommeil corrélationnel, en nous engageant à réconcilier pensée et absolu[115] », absolu, faut-il le rappeler, qui est l’hyper-Chaos. Mais comment est-il possible de se réconcilier avec l’irréconciliable, c’est-à-dire comment s’installer là où nous n’avons pas de lieu, de site, de port d’attache, de monde ? Comment se réconcilier avec l’être quand Janus a fermé la porte et ne nous adresse plus la parole ? Ou, plus précisément, est-ce que la réconciliation de la pensée avec l’absolu suffit pour nous indiquer un séjour en propre ? Nous attendons toujours le livre qui devrait mettre sur pied l’éthique dans le Grand Dehors[116], mais il semble qu’avec un absolu comme le Chaos, même s’il est stabilisé par des conditions non-quelconques, on ne peut que postuler une éthique dont le fondement risque à chaque fois de nous échapper. En ce sens, le réalisme spéculatif conduirait au réalisme moral. Ce n’est pas ce que veut Meillassoux, car il suggère une éthique de l’espérance reposant sur l’attente d’une justice à venir, cette justice qui verra l’inscription des valeurs dans l’être à partir du changement présent à même la nécessité de la contingence[117]. Autrement dit, comme tout est possible, « l’apparition ex nihilo d’un Dieu, autosurgissement sans cause première » est possible et « si Dieu n’existe pas actuellement, il existe pourtant “virtuellement” ou il “in-existe”[118] » et sa venue sortira les êtres humains de leur détresse existentielle. Mais comment vivre au présent ? Ni Heidegger ni Meillassoux n’offrent d’éthique au présent : car nous vivons dans le Gestell selon Heidegger et car la nécessité de la contingence n’a pas fini de se réinventer selon Meillassoux. Mais pendant que Meillassoux veut nous faire accéder au Dehors qui n’est qu’une autre façon de célébrer l’Enteignis, Heidegger cherche quant à lui, par une éthique du langage, à préparer notre (r)entrée au-dedans de l’Ereignis. Cette éthique est corrélationnelle sans aucun doute, mais elle semble bien plus porteuse qu’une éthique axée sur la contingence de l’étant que nous avons déjà tellement exploitée.