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L’idée d’Habermas selon laquelle nous serions « restés des contemporains des jeunes hégéliens[1] » semble faire de plus en plus son chemin dans le monde francophone, et l’on remarque, ces dernières années, un certain regain d’intérêt pour cette constellation de penseurs[2]. L’ouvrage d’Éric Dufour sur la pensée de Bruno Bauer s’inscrit résolument dans cette mouvance. Il s’agit de la première monographie de langue française consacrée à cet auteur. On peut résumer les visées de l’ouvrage en trois points.

Il y a, en premier lieu, une visée historique (p. 10). Il s’agit d’établir la place et le rôle de Bauer dans la genèse et le déclin du mouvement Jeune hégélien. Or, suivant Dufour, ce rôle n’est pas négligeable, dans la mesure où Bauer serait à la fois l’initiateur du mouvement et l’un de ses fossoyeurs. En effet, si Bauer n’est pas le premier à user de l’expression « Jeunes hégéliens », il est le premier à s’en revendiquer explicitement. D’abord utilisée par le critique Heinrich Leo pour dénoncer les disciples de Hegel qui voulaient faire de ce dernier un penseur de l’athéisme et de la révolution sociale, cette étiquette sera d’abord rejetée par les premiers Jeunes hégéliens, comme David Friedrich Strauss ou Arnold Ruge, soulignant la compatibilité de leur vue avec la foi protestante et l’État prussien. Bauer serait au contraire le premier, en 1841, à assumer pleinement cette étiquette et à opérer un « retournement du stigmate », suivant l’expression d’Emmanuel Renault, que Dufour reprend à son tour (p. 49). Mais la « très courte vie » (p. 60) du Jeune hégélianisme prendrait subitement fin en 1842, à la suite de la querelle des Freien, ces Jeunes hégéliens berlinois accusés de faire feu de tout bois et de critiquer sans vergogne, avec la volonté assumée de faire « scandale », à la fois l’État, la religion, la famille et la propriété. Là encore, le rôle de Bauer est, aux yeux de Dufour, central. Celui-ci « dissout l’unité du groupe » (p. 208) en refusant d’être le médiateur entre les tenants du compromis libéral (Marx et Ruge) qui, à l’époque, cherchent à promouvoir un message susceptible de parler à la bourgeoisie libérale, sans faire les frais de la censure, et les Freien auxquels Bauer appartient, sans pour autant partager leur position générale sur l’État ou la propriété, par exemple.

Cette dimension historique de l’ouvrage, en réhabilitant la figure de Bauer dans l’histoire du mouvement Jeune hégélien, fait certainement oeuvre utile. Elle peut cependant apparaître par moments comme passablement contraignante. C’est ainsi que Dufour écrit en conclusion qu’« on ne peut plus parler de « Jeune hégélianisme » après la querelle des Freien, du moins au sens fort et véritable du terme » (p. 208). Autrement dit, cette expression ne serait valable que pour la courte période allant de 1841 à 1842, puisque, par la suite, « l’expression disparaît complètement du champ lexical des représentants du groupe » (p. 71). Se pose dès lors un problème historiographique intéressant — et peut-être inédit dans l’histoire de la philosophie — que l’auteur discute (p. 51 ss), mais ne résout pas entièrement à nos yeux. Si le terme de « Jeunes hégéliens » tombe en effet rapidement en désuétude chez ceux-là mêmes qui s’en revendiquaient, il est néanmoins repris et son sens élargi par les historiens s’intéressant à cette époque et à cette constellation d’auteurs possédant trois foyers, à Berlin, Halle et Königsberg (p. 56-57). Doit-on dès lors délimiter le Jeune hégélianisme à la brève période où le terme est effectivement en usage chez les auteurs mêmes qu’il sert à désigner ? Selon un tel critère, bien des -ismes devraient être mis hors d’usage d’un point de vue historique. Ou bien doit-on concéder des limites plus larges au Jeune hégélianisme[3], au risque d’en donner un contour plus flou et potentiellement changeant selon le commentateur ou l’historien ? Il semble que c’est pour éviter un tel flou, voire un tel arbitraire, que Dufour a choisi sa posture. On peut malgré tout se demander si cette dernière ne crée pas, en fin de compte, autant de difficultés qu’elle n’en résout.

La deuxième visée de l’ouvrage est systématique. Dufour entend présenter la pensée bauerienne dans son ensemble et dans toute sa complexité, en explicitant ses concepts centraux comme celui de « conscience de soi » (p. 29, 73-74, 112, 185), de « masse » (p. 122-123) ou encore la distinction entre « praxis critique » et « action politique » (p. 97). Il faut ainsi saluer cette oeuvre magistrale qui traite à la fois des travaux théologiques, des textes proprement critiques et des analyses politiques de Bauer jusque dans les dernières années de sa vie, soit les années 1880. Dufour ne fait pas non plus l’impasse sur les aspects les plus controversés de l’oeuvre bauerienne, à savoir ses textes antisémites publiés à partir des années 1850-1860. L’auteur cherche avant tout à montrer que ces écrits abjects ne peuvent hypothéquer l’oeuvre critique que Bauer développe non seulement durant le Vormärz (c’est-à-dire jusqu’en mars 1848), mais aussi jusqu’à sa mort. En effet, on ne peut, aux yeux de Dufour (p. 208), trouver le fil d’Ariane permettant de lier de manière cohérente le « constructivisme » de Bauer (p. 82 ss, 96) selon lequel, d’un côté, l’organisation et la division de la société n’ont rien de naturel et sont plutôt le résultat de l’activité humaine dans l’histoire et, de l’autre côté, son « racisme » consistant à « naturaliser » de manière choquante la typologie ou la mentalité du « Juif ».

Cette tentative de sauvetage d’un auteur sulfureux ne convainc cependant qu’à moitié. Et ce, pour deux raisons. D’une part, Bauer a toujours vu dans l’orientation de l’individu vers l’universel le ferment du développement historique de la conscience de soi. Pour Bauer, une telle orientation doit se faire sous une forme républicaine et politique expressément opposée à toute forme religieuse. Il n’est dès lors pas surprenant que, dès l’ouvrage de 1843 sur la Question juive, Bauer s’adonne à une critique acerbe du judaïsme, perçu comme manifestation d’un communautarisme particulariste religieux considéré comme un frein au développement d’une éthicité proprement universelle fondée sur l’État démocratique et le statut commun de citoyenneté. À l’époque, il est vrai, comme le note justement Dufour (p. 189-190), son propos visait, plus largement, toute religion particulière, mais cette tendance à opposer l’universalisme politique et le particularisme religieux n’est pas totalement étrangère aux thèses résolument antisémites que développera Bauer par la suite. D’autre part, la posture critique que Bauer cherche à assumer reste constamment en équilibre précaire, engagée dans un « mouvement infini » (p. 112) visant à articuler l’universel et le particulier sans qu’un tel équilibre ne puisse jamais prendre une forme stable ou substantielle. Elle implique, en outre, non seulement une constante autoréflexivité critique difficile à satisfaire — ce que Karl Marx soulignera brutalement dans La Sainte famille[4] —, mais encore une position sociale, celle de l’intellectuel déclassé (p. 117-118) qui est difficilement tenable à terme. Incapable de maintenir ce numéro de funambule sur le fil de la critique, entre l’universel et le particulier, entre la critique et la critique de la critique, Bauer, comme l’écrit Dufour (p. 208), finit par tomber très bas. Mais n’est-ce pas en partie parce que les exigences de la critique et l’incapacité à l’asseoir sur des bases stables appelaient à un tel effondrement de l’entreprise ? L’effort nécessaire pour maintenir l’équilibre entre l’universalisme et le particulier a fini par échapper à Bauer. Sa condition d’intellectuel déclassé et isolé n’est pas totalement étrangère à son rapprochement des milieux conservateurs prussiens, ne serait-ce que pour des questions de conditions de vie matérielle (p. 187, 194-195, 204). La pratique d’une critique de plus en plus isolée de tout rapport dialogique ouvre la porte à de tels renversements, aberrants en apparence (Bauer nous montrant peut-être l’un des premiers exemples dans l’Histoire, des effets catastrophiques que peuvent avoir une chambre d’écho). Mais ces effets malheureux ne sont pas totalement étrangers à la manière dont Bauer concevait la praxis critique comme le point de vue d’un Je individuel devant jongler sans point d’appui avec les concepts de nature et d’histoire, d’universel et de particulier, etc.

Sans défendre l’idée grotesque que l’antisémitisme de Bauer était déjà dans le fruit de la critique, il nous semble qu’entre les positions extrêmes d’Hermann-Peter Eberlein, que Dufour critique à bon droit, lequel voit dans la philosophie de Bauer en général une pensée totalitaire avant la lettre, et celle de Dufour qui tente de marquer une coupure radicale entre les textes antisémites et le reste de l’oeuvre bauerienne (p. 156), une approche plus nuancée pourrait émerger. Sans qu’il y ait un passage nécessaire de la critique bauerienne à l’antisémitisme, l’analyse critique que l’on peut faire rétrospectivement de l’entreprise de Bauer peut nous aider à comprendre cette contingence historique. Cela n’enlève toutefois absolument rien à la qualité de la présentation et des analyses faites par Dufour, qui propose au contraire des thèses fortes et bien appuyées permettant d’ouvrir la réflexion sur des enjeux tant philologiques que philosophiques.

Enfin, la troisième visée de l’ouvrage, plus diffuse, mais particulièrement stimulante, est celle d’actualité. Il s’agit de montrer la pertinence du point de vue bauerien en s’attardant particulièrement au concept de « critique » dont Dufour montre bien ce qu’il doit tant à Kant qu’à Hegel, sans que l’originalité bauerienne ne soit passée sous silence. Les rapprochements avec le néokantisme (p. 75-76, 101), duquel Dufour est spécialiste, et la théorie critique de l’école de Francfort (p. 76, 95-96, 108, 115, 128, 163) sont particulièrement intéressants, même si l’auteur reste quelque peu flou quant à savoir si de tels rapprochements, particulièrement avec l’école de Francfort, doivent se comprendre sur le mode d’une influence — directe ou indirecte, consciente ou souterraine — ou simplement comme une anticipation que l’histoire aurait négligée, voire oubliée[5]. Il n’en reste pas moins que la posture critique développée par Bauer et les Jeunes hégéliens résonne manifestement avec notre époque, ne serait-ce que par la question du rapport entre théorie et pratique, d’une part, et entre critique sociale et action politique, d’autre part. Cette question était au coeur de la pensée Jeune hégélienne (et, comme aporie, contribua peut-être aussi à son éclatement) et demeure une problématique centrale de la critique sociale contemporaine : comment traduire la critique des pathologies sociales contemporaines (qu’il s’agisse d’enjeux liés à l’environnement, au capitalisme, au racisme, au sexisme ou au néo-colonialisme, etc.) par une transformation effective de la société ?

En cela, l’ouvrage de Dufour contribue grandement à renouveler l’intérêt pour les Jeunes hégéliens, et il est à se demander s’il ne serait pas plus juste de renverser la formule d’Habermas et de dire que ce sont aujourd’hui les Jeunes hégéliens qui sont (re)devenus nos contemporains, plutôt que nous soyons restés les leurs. À notre anachronisme qu’Habermas soulignait, comme Marx avait pu le faire avant lui pour les Allemands de son époque[6], il est peut-être temps d’opposer, à l’inverse, le caractère avant-gardiste des Jeunes hégéliens. Nous aimons à penser que l’ouvrage d’Éric Dufour est une contribution significative en ce sens.