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À l’article « Sagesse » de son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, André Lalande citait la définition de Descartes : « Par la sagesse, on n’entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts[1] ». Le même ouvrage faisait un peu plus tôt remarquer que le terme « sage » avait toujours été en s’affaiblissant et tendait depuis le xviie siècle à perdre de sa valeur proprement philosophique et à ne s’employer qu’en parlant des hommes de l’Antiquité[2]. Il est vrai que le mot « sagesse[3] », que Le Littré qualifie simplement de « juste connaissance, naturelle ou acquise, des choses », renvoie souvent en français à une connaissance éthique plus large, plus profonde, plus englobante, que celle acquise par ces disciplines intellectuelles que l’on appelle des « sciences », et à l’attitude qui en découle tant sur le plan moral que religieux. C’est peut-être la raison pour laquelle, quand il s’agit de l’Inde, on parle de sagesse, comme si ce monde, encore incapable d’une science fondée sur l’expérimentation, s’était en quelque sorte réfugié dans un savoir acquis à force d’expérience du monde.

En effet, pour beaucoup d’Occidentaux, la sagesse de l’Inde est immédiatement associée au yoga et à la quête intérieure d’ascètes que l’on voit se promener sur les routes de l’Inde en vêtement blanc ou ocre, et parfois nus. L’impression est celle d’une sagesse conquise à force de virtuosité, de bizarreries, de comportements extrêmes. L’écrivain grec Plutarque (46-125) raconte que le grand conquérant Alexandre (356-323) a un jour rencontré dix « gymnosophistes », des sages nus. Ce récit a probablement contribué à biaiser le regard porté jusqu’à aujourd’hui sur la sagesse de l’Inde et à accréditer ce type de sagesse en Occident. C’est comme si l’Inde s’était ainsi soudainement muée en haut lieu de la sagesse. D’ailleurs, en quelques clics sur internet, l’Occidental pressé se verra confirmé dans ses convictions : il apprendra par exemple que le mot « Veda » voudrait justement dire « sagesse », et que la couleur bleue du corps de Kṛṣṇa symboliserait la sagesse, la connaissance, la victoire sur les sens. Mais est-ce vraiment cela que la sagesse en Inde ? Est-ce ce que dit la tradition indienne quand elle parle de sagesse ?

En fait, le terme « sagesse » a tellement été galvaudé que, pour se démarquer de la spiritualité à la mode, certains indianistes évitent de l’utiliser. Pourtant, les langues du nord de l’Inde, apparentées au sanskrit, connaissent certains mots que l’on traduit au mieux par « sagesse ». Il y a entre autres le mot medhā́[4], qui figure dans le Ṛgveda, la partie la plus ancienne du Veda, et le terme prajñā qui apparaît avec les Upaniṣad (vers les vie-ve siècles avant notre ère) au sens de « conscience » et devient plus tard en sanskrit classique un quasi-équivalent de medhā. Pour saisir ce que signifie cette « sagesse », il faudra nécessairement relire quelques textes particulièrement représentatifs, interroger les clichés qui circulent et prendre une certaine distance face aux sagesses rendues faciles que l’on découvre dans les librairies Nouvel Âge. Je me limiterai forcément ici à des exemples tirés de l’hindouisme classique. Ce faisant, je voudrais contribuer à cerner de plus près ce que l’on entend par sagesse sous ces latitudes et indirectement contribuer à démasquer la sagesse « prête-à-expérimenter » dont parlent abondamment les livres de spiritualité récents.

I. La notion de sagesse selon le Ṛgveda

Le terme qui rend le mieux l’idée de sagesse dans le Ṛgveda (-1500 à -1000 environ) est celui de medhā́. On retrouve en vieil iranien, une langue soeur du sanskrit, le mot mazdā, qui est un parfait équivalent du mot sanskrit. Ahura Mazdā, c’est le « Seigneur Sage », une divinité qui a pris la première place dans le panthéon du réformateur Zoroastre (deux millénaires et demi avant de se transformer en compagnie japonaise de véhicules automobiles !). Les linguistes expliquent que le mot medhā́ est composé de máns, l’esprit, et de dhā, poser, établir, fixer. L’expression mano dhā est restée courante en sanskrit classique et signifie « fixer l’esprit sur quelque chose, décider ». Selon le grand indianiste Louis Renou, l’ancien mot medhā́ désigne une sagesse bien concrète, plus précisément une « sagesse inventive[5] », une intelligence appliquée à la création. Les poètes antiques supplient les dieux de leur accorder toutes sortes de biens utiles, dont l’intelligence nécessaire pour s’exprimer poétiquement. Ils souhaitent obtenir la maîtrise spirituelle nécessaire pour créer des poèmes. Ils implorent le dieu Soma (la liqueur d’immortalité personnifiée) en disant : « Donne-nous grand renom, vache, cheval ; gagne (pour nous) la sagesse [medhā́][6] ». Aux Maruts, des guerriers accompagnant le grand dieu Indra, ils demandent soutien et force : « […] pour le barde (enfin) [donne] le gain (par excellence, à savoir) la sagesse [medhā́], force indestructible, insurpassable[7] ». Les « pensées-sages [medhā́] des poètes[8] » se concrétisent en leurs poèmes. Les brahmanes qui se laissent emporter par l’inspiration et inventent ces chefs-d’oeuvre n’hésitent pas à y implorer tel dieu de rendre généreux leur patron : « Puisse (le patron) faire largesse à celui qui utilise-selon-les-règles l’inspiration (medhā́)[9] ». Il ne faudrait pas imaginer un don purement spirituel. Cette sagesse éminemment pratique fait partie de la vaste gamme des bienfaits dont espèrent jouir les brahmanes, au même titre qu’un abondant troupeau et qu’un renom qui leur assure un avenir prospère.

Ceux qui, sans en être à proprement parler les auteurs, ont donné accès à ces poèmes, ce sont les fameux ṛṣi, évidemment des sages (ou encore des poètes, kavi) qui ont acquis la maîtrise de ce savoir rituel (veda), et dont il est parlé ultérieurement comme d’un groupe de sept « voyants » qui ont capté à l’origine une substance sonore, une sorte de vibration plénière, existant par elle-même, sans auteur humain pour la proclamer. Ce que le mot ṛ́ṣi évoquait dans la langue la plus ancienne, personne ne le sait exactement. Quoi qu’il en soit, la réflexion indienne a pris l’habitude d’interpréter ce mot à partir de la racine DṚŚ, au sens de voir, une racine linguistiquement difficile à réconcilier avec le mot ṛ́ṣi, et qui a plutôt l’air d’une sorte de subterfuge permettant d’inscrire dans le mot même la fonction de ces personnages. On en parle ainsi un peu plus tard, en particulier dans les Upaniṣad, qu’on appelle aussi le Vedānta (la fin [anta] du Veda). Les ṛṣi sont alors perçus comme des « voyants », parce qu’ils ont « vu » la Vérité, qu’ils l’ont visualisée avant les autres, qu’ils ont été les premiers à capter le Son primordial, à le décomposer en mots et en phrases pour le rendre accessible aux humains.

II. La notion de sagesse selon les Upaniṣad

On continue à utiliser le terme medhā dans les commentaires rituels ultérieurs que sont les Brāhmaṇa, où il s’agit plutôt de l’intelligence des rites, et de la capacité à les commenter correctement. Mais l’accent se déplace lentement. On passe du rituel à la recherche d’une connaissance immédiate du Soi qui réside dans le coeur de l’homme et du bráhman qui sous-tend le cosmos. Dans ces derniers textes du Veda que sont les Upaniṣad (-600 à -300 environ), le mot renvoie à une intelligence nouvelle, plus spirituelle. L’immortalité dont il s’agit n’est plus celle que confèrent les dieux, mais celle que procure la connaissance de l’ātman et du brahman. Dans la Taittirīya Upaniṣad, on supplie encore Indra de la façon suivante : « Que lui, Indra, me sauve par sa sagesse [medhā]. Puissé-je, ô dieu, devenir porteur de l’immortalité[10] ! » On reconnaît là l’héritage du Ṛgveda. Mais la Kaṭha Upaniṣad n’hésite pas à critiquer cette position et situe d’emblée la conquête du Soi (ātman) au-delà de la sagesse humaine, c’est-à-dire au-delà de la sagesse de la majorité des brahmanes qui inscrivent leurs réflexions dans le contexte de l’exécution des rites prescrits. « Cet ātman — peut-on y lire — ne peut être atteint par l’exégèse, ni par l’intelligence [medhā], ni par beaucoup d’étude [śruta]. Celui qu’Il élit peut seul l’atteindre : pour lui cet ātman découvre sa forme corporelle[11] ». Cette critique doit être située dans un contexte où se font entendre des voix nouvelles dont le point de vue diffère de celui des ritualistes. Au lieu de réclamer des divinités une sagesse qui leur conférait une éloquence à laquelle les dieux étaient sensibles, ces brahmanes n’hésitent pas à affirmer qu’il existe une autre forme d’intelligence, une sagesse supérieure, qui permet d’accéder au Soi suprême.

La Mahānārāyaṇa Upaniṣad (un texte védique datant peut-être de 400 avant notre ère) reprend à sa façon cette quête d’une sagesse nouvelle. Le poète s’adresse à Agni, le feu sacrificiel, dont il est dit qu’il est l’intime du dieu Indra, et lui demande d’abord d’accorder au suppliant une medhā, une sagesse, qui permet d’accéder au brahman et par là au « Miel », c’est-à-dire à l’immortalité :

Au maître secret de la place, à l’ami chéri d’Indra, j’ai demandé (ce) gain, la sagesse ! (l. 65-66).

OṀ ! c’est par la Sagesse (qu’on obtient) le bráhman ! par la Sagesse, le Miel ! par la Sagesse, en vérité, le bráhman et le Miel ! (l. 354 et 362).

Agréant (notre prière), la sagesse divine, est venue à nous, Viśvāscī [une déesse qui regarde de tous côtés], la bienveillante pleine de bonnes dispositions (à notre égard) (l. 374).

Agréé par toi, on trouve le trésor richement paré ! Agrée donc (notre prière), ô Sagesse, nous (comblant) de richesses ! Qu’Indra me donne la Sagesse ! Que Sarasvatī la divine (me donne) la Sagesse ! […] Puisse-t-elle venir à moi la Sagesse, dont le parfum est bénéfique, qui assume toutes les formes, qui a la couleur de l’or, la Mouvante ! Possédant la force, se gonflant de lait, qu’elle me soit favorable, la Sagesse au visage auspicieux ! Puisse Agni me donner la Sagesse, me (donner) la descendance, me (donner) sa lumière ! Puisse Indra me donner la Sagesse, me (donner) la descendance, me (donner) sa puissance ! Puisse Sūrya [le Soleil] me donner la Sagesse, me (donner) la descendance, me (donner) son éclat ! (l. 377-386).

Et plus loin, le poète fait le bilan des faveurs espérées :

Les vaches, l’or, la fortune, le boire et le manger ; pour la splendeur de toutes choses : svāhā [exclamation rituelle] ! La splendeur, le succès, la prospérité, le bon renom, et d’être libre de dette, la (gloire) brāhmaṇique et d’avoir beaucoup de fils, la confiance et la sagesse, la connaissance : que Jātavedas (Agni) (me) donne (tout cela) à la fois ! (l. 431-433)[12].

Cette supplication paraît typique d’une sagesse restée indissociable de la prospérité matérielle. Fortune, nourriture, descendance, renom et sagesse sont demandés ensemble. Celui qui s’exprime ainsi n’est probablement pas un brahmane qui a complètement renoncé à la famille, à ses vaches et à toute forme de gloire mondaine, mais un brahmane qui vit dans le monde et qui, comme malgré lui, rêve encore d’une sagesse qui le comblera de tout ce qu’il peut s’imaginer de plus merveilleux.

On désigne également cette sagesse avec des mots apparentés à la racine JÑĀ (équivalent du grec gnô) au sens de connaître, en particulier prajñā qui veut d’abord dire « intellect, intelligence » et qui a fini par prendre le sens plus large de « sagesse ». Le terme prajñā figure dans la Kauṣītakī Upaniṣad (3,6-7), mais au sens d’une conscience sans laquelle les sens seraient incapables d’appréhender les objets et n’auraient aucun pouvoir sur eux. La Maitry Upaniṣad parle également d’une intelligence (prajñā) qu’il faut libérer de la somnolence et de la distraction des sens pour pouvoir atteindre la demeure suprême (6,34). Mais ce ne sont là que les amorces d’une réflexion qui parviendra à sa maturité avec le Mahābhārata (MBh) et la Bhagavad Gītā (BhG) qui en fait partie.

III. La notion de sagesse dans le Mahābhārata

Pour bien saisir les harmoniques diversifiées des mots medhā et prajñā, dont le sens précis dépend en grande partie du contexte dans lequel on en parle, rien ne vaut un examen des premiers livres de la grande épopée du MBh[13]. Yudhiṣṭhira, l’aîné des frères Pāṇḍava, l’affirme clairement quand vient le temps de décider du sort à faire au méchant Jarāsaṃdha, qui cherche leur ruine : « Tout en acceptant de prendre appui sur Kṛṣṇa, il faut, pour réussir en n’importe laquelle affaire, y mettre de l’intelligence [prajñā], de la prudence [naya], de la force [bala], et prendre les moyens d’agir [kriyopāya][14] ». La sagesse est définie ici comme une intelligence des notions fondamentales reliées à l’ordonnancement du monde (dharma), mais il s’agit d’une intelligence pratique, applicable et appliquée. Autrement dit, il ne faut jamais dissocier sagesse et action.

Dans un passage qui clôt le troisième livre du MBh, on retrouve les cinq frères Pāṇḍava, condamnés à errer pendant douze années en forêt et enfin arrivés dans le Dvaitavana (la « Forêt de la dualité »). Ils atteignent un lac aux eaux duquel ils aimeraient bien se désaltérer. À l’invitation de leur aîné Yudhiṣṭhira, les deux cadets Nakula et Sahadeva boivent tour à tour de cette eau sans se préoccuper de la voix qui les prévient qu’ils doivent d’abord répondre à des questions et ils tombent immédiatement morts. Puis les deux autres frères, Arjuna et Bhīma, sont victimes du même sort. Au moment où Yudhiṣṭhira s’apprête lui aussi à boire, il entend la même voix, qui est celle d’un yakṣa (une sorte de divinité), l’avertir qu’il se trouve sur un domaine qui ne lui appartient pas et qu’il mourra lui aussi s’il est incapable de répondre à une série d’énigmes. Yudhiṣṭhira promet de le faire yathāprajñam, selon sa sagesse, ou tout simplement au meilleur de sa connaissance. Louis Renou, qui a traduit le chapitre[15], note que ce type de composition est connu de l’Inde ancienne depuis le Ṛgveda. De telles énigmes mettent à l’épreuve le savoir des brahmanes et c’est toujours à travers elles que les maîtres des Upaniṣad amènent leurs disciples à voir plus loin, à découvrir des corrélations susceptibles de rendre compte de la façon dont le monde est construit. Voici quelques exemples de la longue série d’énigmes auxquelles Yudhiṣṭhira répond avec brio.

Le yakṣa dit :
Qu’est-ce qui fait lever le soleil ? Quels sont ses compagnons ? Qui le fait se coucher ? Sur quoi repose-t-il ?

Yudhiṣṭhira dit :
C’est le brahman qui fait se lever le soleil ; les dieux qui sont ses compagnons ; la Loi [dharma] qui le fait se coucher ; sur la Vérité [satya] qu’il repose.

Le yakṣa dit :
Quelle est la divinité des brâhmanes ? Quelle est leur loi [dharma] s’ils sont justes ? Leur condition humaine ? Leur loi s’ils sont mauvais ?

Yudhiṣṭhira dit :
La lecture du Veda est leur divinité ; l’ascèse, s’ils sont justes ; la mort, leur condition humaine ; le scandale, s’ils sont mauvais.

Le yakṣa dit :
Que vaut-il mieux pour ceux qui labourent ? Qu’est-il de mieux pour ceux qui sèment ? Quoi, pour ceux qui s’installent ? Quoi de mieux, pour ceux qui procréent ?

Yudhiṣṭhira dit :
La pluie est le mieux pour ceux qui labourent ; la graine, le mieux pour ceux qui sèment ; les vaches, pour ceux qui s’installent ; un fils est le mieux, pour ceux qui procréent.

Le yakṣa dit :
Qu’est-ce qui circule seul ? Qui renaît après être né déjà ? Quel est le remède contre le froid ? Quel est le champ par excellence ?

Yudhiṣṭhira dit :
Le soleil circule seul ; c’est la lune qui renaît ; le feu est le remède contre le froid ; la terre est le champ par excellence[16].

Le MBh est longtemps resté un texte ouvert à tous les ajouts et certaines versions incorporent par exemple l’énigme suivante :

Le yakṣa dit :
Quel est l’hôte de tous les êtres ? Quelle est la Loi éternelle [sanātana dharma] ? Qu’est-ce que l’ambroisie ? En quoi consiste l’univers que voici ?

Yudhiṣṭhira dit :
Agni [le Feu] est l’hôte de tous les êtres ; l’ambroisie, c’est le lait des vaches ; l’Immortel est la Loi éternelle ; l’univers que voici consiste en vent [vāyu][17].

La sagesse dont témoigne Yudhiṣṭhira le sauve finalement de la mort, lui et tous ses frères. Le dieu déguisé en yakṣa n’est en fait qu’une manifestation du dieu Dharma lui-même, une personnification du bon ordre. L’exercice est un test pour vérifier si ce grand héros est un digne défenseur des principes et des croyances qui sous-tendent effectivement le bon ordre dont il se réclame.

L’aveugle Dhṛtarāṣṭra est considéré comme l’un des grands sages du MBh. Sa cécité proviendrait de ce que sa mère Ambikā aurait fermé les yeux d’épouvante au moment de faire l’amour avec l’ascète hirsute Kṛṣṇa Dvaipāyana et de ce que ce brahmane se serait ensuite mis en colère[18]. Cette infirmité l’excluait à tout jamais de la royauté. À la suite de la mort de son frère Pāṇḍu, Dhṛtarāṣṭra a tout de même accepté de devenir le chef de la lignée dynastique des Kuru, même si ce ne devait être que de façon illégitime. Il est devenu le père de Duryodhana et de ses quatre-vingt-dix-neuf frères qui incarnent ensemble l’hostilité au dharma et qui s’opposent en bloc aux cinq Pāṇḍava, les tenants du bon ordre. Malgré le sort qui s’est acharné sur lui, Dhṛtarāṣṭra apparaît toujours comme un grand ancêtre, au jugement duquel on fait ordinairement confiance. Même si sa cécité l’empêche de prendre directement part au combat, il a reçu l’oeil de sagesse (jñāna-cakṣuḥ) qui lui confère la clairvoyance. En fait, c’est comme si Dhṛtarāṣṭra condensait en sa personne deux choses contradictoires : il est le produit du destin (vidhi, daiva) tout en témoignant d’une grande sagesse.

C’est d’ailleurs par ce constat que s’ouvre le premier chapitre du premier livre du MBh. Sañjaya, un barde, aveugle lui aussi, à qui a été octroyé le don de voir tout ce qui se passe sur le territoire des Kuru transformé en champ de bataille et de le raconter à Dhṛtarāṣṭra, fait minute par minute le récit des événements à ce roi qui s’apitoie une dernière fois sur son malheureux sort. Il avoue franchement à Sañjaya qu’il est aveugle et que c’est par compassion et par amour pour ses chers fils qu’il accepte de vivre une situation aussi pénible.

Je ne souhaite pas de conflit [avec les Pāṇḍava], et je ne me réjouirais pas non plus de la ruine des Kaurava. Je n’ai aucune préférence entre mes fils [les Kaurava] et ceux de Pāṇḍu [les Pāṇḍava]. Possédés par la colère, mes fils me font porter le blâme, moi un vieil homme. Et dire que moi qui suis aveugle, je tolère cette situation par compassion et par amour pour mes fils[19].

Et un peu plus loin, Sañjaya tiendra franchement ces propos au roi Dhṛtarāṣṭra :

Tes fils sont méchants et se laissent dévorer par le feu de la colère. Ils sont cupides et se conduisent la plupart du temps de façon répréhensible. Il ne faut pas t’apitoyer sur leur sort. Tu es savant [śrutavān], sage [medhāvin], intelligent [buddhimān] ; ton jugement s’accorde avec celui des sages [prājña-saṃmata]. Ceux qui ont l’intelligence [buddhi] de suivre les traités ne sombrent pas dans la confusion, ô descendant de Bharata. Roi qui sait châtier aussi bien que gracier, tu ne dois trop exercer de ton influence pour protéger tes fils. Est arrivé ce qui devait arriver. Il ne faut pas t’en désoler. Même en usant de la plus grande sagesse, qui peut empêcher les forces divines [daiva] de s’acharner contre lui ? Personne ne dévie du chemin tracé par l’Ordonnateur de toutes choses. Tout, le fait d’exister ou de ne pas exister, le fait d’être heureux ou malheureux, s’enracine dans le Temps[20].

Dans un autre contexte, c’est une antilope qui rappelle au roi Pāṇḍu, encore vivant, les mêmes vérités élémentaires : « La sagesse [prajñā] n’éclipse pas le destin [vidhi, qui agit à la manière du démon Rāhu censé gober le soleil ou la lune et les faire disparaître] ; c’est plutôt le destin qui éclipse la sagesse ; aucun sage ne peut contrer les choses qui adviennent en raison du destin[21] ». Il est encore dit que « tout repose sur le destin, le malheur autant que le bonheur. Tout homme, arrivé ou non à la sagesse [prajñā], jeune ou vieux, avec ou sans alliés, croise de tout sur sa route et à tout moment[22] ». Les Pāṇḍava se voient finalement obligés d’accepter le défi que leur proposent les Kaurava. Ils jouent aux dés, mais comme malgré eux. Yudhiṣṭhira en convient : « Le destin escamote la sagesse [prajñā], comme la flamme masque la vue ; l’homme est au pouvoir de l’Ordonnateur, enchaîné comme un prisonnier[23] ». En fin de compte, et peu importe le degré de sagesse dont il fait preuve, l’être humain paraît toujours soumis au destin (vidhi), ou être victime du jeu des forces divines (daiva). La sagesse, y compris le don de clairvoyance, reste ici une forme d’intelligence humaine qui n’explique pas tout et dont il faut même apprendre à se méfier.

Un autre exemple d’une sagesse synonyme de conformité à la Loi : celui de Kuntī, la mère de Yudhiṣṭhira, d’Arjuna et de Bhīma, les trois aînés des Pāṇḍava, quand elle tente de sauver la vie d’un brahmane menacée par un terrible ogre du nom de Baka. Pour apaiser ce rākṣasa, cette courageuse femme n’hésite pas à offrir à ce monstre la vie de Bhīma, convaincue que celui-ci survivra à l’épreuve en raison de son immense force. Elle explique à l’aîné Yudhiṣṭhira la décision qu’elle a alors prise. « J’ai eu la sagesse [prajñā] de me souvenir que Bhīma possédait une telle force, ô fils de Pāṇḍu, et c’est la raison pour laquelle j’ai décidé de m’allier avec ce brahmane. Ce n’est ni par cupidité [lobha], ni par ignorance [ajñāna], ni par égarement [moha] que j’ai pris cette décision. C’est plutôt l’intelligence [buddhi] du dharma qui m’a fait prendre une telle résolution[24] ! » Kuntī plaide la sagesse, et la sagesse signifie dans son cas qu’elle comprend suffisamment le dharma pour en percevoir l’esprit et ne pas se sentir esclave de la lettre des prescriptions.

Avant la terrible partie de dés qui précipitera les frères Pāṇḍava et leur épouse Draupadī dans un exil de douze années plus une année d’incognito, le roi Dhṛtarāṣṭra envoie chercher son fils Duryodhana pour tenter de lui faire entendre raison. Il fait appel au jugement de Bṛhaspati, l’antique chapelain des dieux et un grand législateur, également à celui de grands sages de son entourage comme Uddhava et surtout Vidura, son conseiller personnel. Tous sont d’accord pour condamner le jeu de dés comme le pire de tous les vices.

Connaissant l’avis de Vidura, une fois seuls, Dhṛtarāṣṭra, le fils d’Ambikā, tint encore une fois à Duryodhana ce discours : « Fils de Gāndhārī, il faut cesser de t’adonner aux dés ! Vidura réprouve ce loisir. Ce très grand sage [mahā-buddhi] ne nous dit jamais rien de préjudiciable. Tout ce que Vidura te conseille d’extrêmement bénéfique, mon fils, il faut le faire ! À mon avis, il le fait pour ton bien. L’enseignement que le bienheureux Bṛhaspati, à l’esprit élevé [udāra-dhī], un ṛṣi pour les dieux et le guru des dieux vāsava, a [jadis] prodigué à Indra, le très avisé [dhīmat] roi des dieux, le grand poète [mahā-kavi] Vidura le connaît en totalité, avec ses secrets. Et moi aussi, je m’en tiens toujours à son jugement, mon fils. Le sage [medhāvin] Vidura est considéré comme le meilleur des Kuru, et le très intelligent [mahā-buddhi] Uddhava est également loué par le peuple des Vṛṣṇi, ô roi. Il faut cesser de t’adonner aux dés, mon fils, car ils sont source de division ! Et c’est la division qui cause la perte d’un royaume, ce qu’il faut à tout prix éviter, mon fils[25].

Peu importe le vocabulaire utilisé pour désigner la vertu que l’on invoque pour condamner le jeu de dés, que ce soit medhā, buddhi, ou dhī, c’est toujours de la même intelligence pratique, de la même sagesse, qu’il s’agit. Et une telle vertu s’avère particulièrement nécessaire au milieu d’une époque troublée et parmi des rois qui risquent de se laisser emporter par le Temps qui détruit tout.

D’ailleurs, selon le MBh, la sagesse n’intervient jamais seule. Elle est accompagnée d’un groupe de vertus ou de dispositions qui viennent l’épauler. Dans la salle de conseil de Brahmā, on rencontre entre autres la formule védique qui sauve de toutes les impasses (Gāyatrī), la sagesse (medhā), la persévérance (dhṛti), le savoir traditionnel (śruti), la compréhension (prajñā), l’intelligence (buddhi), la gloire (yaśas), la patience (kṣamā)[26]. De plus, la véritable sagesse n’est jamais éloignée de la maîtrise de soi. Du roi Saṃvaraṇa, il est dit qu’il a grandi en sagesse (prajñā), en âge (vayas), en renom (kīrti) et en maîtrise (dama)[27]. Duryodhana dira à Dhṛtarāṣṭra : « Ô roi, tu as acquis la sagesse, tu vénères les anciens, tu as vaincu tes sens, et tu nous tiens un discours qui nous confond totalement, nous qui sommes absorbés dans nos obligations[28] ». Pour que la sagesse se déploie complètement, il faut donc beaucoup de discipline, et c’est ce qui apparaît nettement dans la Bhagavad Gītā.

IV. La notion de sagesse dans la Bhagavad Gītā

Il fallait évoquer ces diverses façons de parler de la sagesse avant d’en arriver à la célèbre Bhagavad Gītā [BhG], dix-huit chapitres tirés du sixième livre du MBh, et un long discours où le cocher Kṛṣṇa parle d’entrée de jeu au guerrier Arjuna de sagesse (prajñā). On n’oubliera pas que, selon la symbolique indienne déjà bien explicitée par la Kaṭha Upaniṣad (3,3-7), l’être humain est comparé à un char : le principe spirituel ou l’ātman en est le possesseur ; le corps, c’est le char ; l’intelligence ou la raison (buddhi), c’est le cocher ; et les sens sont comme des chevaux sauvages qu’il faut discipliner (yuj). Kṛṣṇa représente donc l’intelligence la plus haute qui soit, et son intervention vise à éveiller (buddhi repose sur la racine BUDH) les virtualités qui somnolent dans le coeur du guerrier Arjuna[29].

À Arjuna angoissé et troublé à l’idée de s’attaquer à des parents et à des maîtres vénérables, Kṛṣṇa répond en posant d’emblée l’ambiguïté du mot prajñā. Arjuna s’imagine « parler le langage de la sagesse[30] », ou tout simplement il entend « parler raison[31] », alors qu’il s’apitoie en fait sur ce qui ne mérite aucune pitié et qu’il manifeste uniquement son ignorance. Il devrait même se méfier, précise Kṛṣṇa, des discours fleuris que répètent les avocats passionnés du Veda et qui ne manifestent en fait qu’un manque de sagesse ou de clairvoyance[32]. Ces gens sont des avipaścitaḥ, des personnes incapables de discernement, ce qui veut dire ici qu’ils n’ont pas accédé à une sagesse supérieure à celle que l’on trouve dans des textes relevant des rituels sacrificiels. Arjuna devrait savoir qu’au-delà des corps qui passent et renaissent, il y a le principe spirituel qui s’y dissimule et qui est éternel, fait encore remarquer Kṛṣṇa, citant presque mot pour mot la Kaṭha Upaniṣad (2,18-23), plus ancienne d’au moins quelques siècles. Il n’y a donc pas lieu de déplorer l’universelle destinée, surtout pas quand on est un guerrier et que c’est son devoir d’état que de se battre et de tuer. Contente-toi d’agir sans te préoccuper du résultat de l’action, dit-il à Arjuna. Agis dans le détachement sans te laisser vaincre par tes sens ; garde l’âme égale dans le succès comme dans l’insuccès. Voilà le propre du véritable ascète (yogin), car le yoga est « habile maîtrise dans les actions[33] ».

Arjuna demande alors à Kṛṣṇa ce que veut dire être « en possession de la sagesse[34] » ou « avoir atteint l’état de sagesse[35] ». Ballanfat explique d’ailleurs en note à sa traduction que ce composé signifie que l’adepte de l’ascèse « obtient par ses efforts de s’établir (sthita) durablement dans la clairvoyance, dans l’intuition discriminatrice, dans la vérité, ce que dénote le substantif féminin prajñā[36] ». Il ajoute immédiatement après que le mot « désigne un état de stabilité mentale qui permet à l’ascète de diriger ses pensées vers un objet sans subir les perturbations des sens ou du désir ». Kṛṣṇa décrit alors le véritable ascète de la façon suivante :

Quand il s’est libéré de tous les désirs forgés par son esprit, et qu’il se satisfait entièrement d’être soi, alors on dit qu’il atteint l’état de sagesse [sthita-prajña].

Les malheurs n’abattent plus son esprit, les plaisirs ne le séduisent plus ; de toute envie, crainte ou colère il est délivré : tel est le sage « maître de la pensée » [sthita-dhī].

Celui qui ne s’attache plus à rien ni personne, qui n’éprouve ni joie ni horreur devant le bien ou le mal qu’il rencontre, celui-là atteint la plénitude de la sagesse [tasya prajñā pratiṣṭhitā].

Celui qui dégage ses sens du monde sensible, telle la tortue qui se rétracte, gagne la pleine sagesse.

Maîtriser ses sens, en effet, c’est atteindre pleinement l’état de sagesse[37].

On voit immédiatement que prajñā est ici synonyme de buddhi ou de dhī, des mots qui désignent non pas le mental en général (manas) en tant qu’organe qui recueille les impressions des sens et dans lequel s’élabore la pensée, mais qui renvoie plus précisément à la conscience, à la fine pointe de l’intelligence, à l’ultime jugement, à la décision. Ces mots désignent la fonction la plus haute de la pensée, l’intelligence des choses, l’esprit dans son rôle de guide de l’être humain. C’est cette prajñā qu’il faut soustraire aux sens, rendre parfaitement ferme, et finalement transformer en véritable « sagesse ». Tout ce chapitre 2 de la BhG dénonce la simple érudition (pāṇḍitya) comme une vaine accumulation de connaissances. Il dénonce également l’attachement aux prescriptions du Veda (śruti) qui a seulement pour effet d’attiser les désirs et de convaincre celui qui en a les moyens financiers que l’accomplissement des rituels suffit à combler l’être humain. Kṛṣṇa l’avait dit à Arjuna : « Quand ton jugement [buddhi], sollicité de façon divergente par les prescriptions que font entendre les Veda [śruti], se fixera et se stabilisera, inébranlable dans la concentration équilibrée [samādhi], alors tu atteindras la possession de cette haute discipline [yoga][38] ». Ce qui veut dire qu’il faut prendre conscience qu’il n’y a pas de sagesse, c’est-à-dire d’esprit stable, sans maîtrise de soi, sans discipline (yoga).

On trouve dans la suite du texte encore d’autres façons d’exprimer l’idée de sagesse. « Les ignorants [avidvān] ne s’attachent qu’au résultat de leur acte. Que le sage [vidvān] agisse dans le détachement avec pour perspective le bien-être du monde[39] ». Vidvān, le participe parfait de la racine VID au sens de savoir, c’est « celui qui sait », le savant, le sage. Ce passage parle donc du « vrai savant », par opposition à l’ignorant qui ne sait pas se discipliner et qui s’attache aux impressions superficielles et ponctuelles en provenance des sens. Le mot jñānin, « celui qui possède la [véritable] connaissance[40] », permet d’exprimer une idée similaire. Ailleurs, on utilise le mot paṇḍita, qui désigne d’abord celui qui possède une connaissance approfondie de la tradition. « Celui dont toutes les entreprises sont affranchies du désir et de projets [intéressés], c’est lui que les gens avisés [budha] nomment un sage [paṇḍita], lui dont l’agir est brûlé par le feu de la connaissance[41] ». Ces sages (budha) réutilisent habilement le terme paṇḍita pour désigner non plus les érudits de la tradition, mais les « véritables érudits », ceux qui suivent la voie ici proposée. Kṛṣṇa affirme plus loin que ce sont les enfants (bāla) qui opposent le sāṃkhya, c’est-à-dire le dénombrement des principes de la réalité et donc l’approche théorique, et le yoga, c’est-à-dire l’utilisation des moyens appropriés pour parvenir à un résultat, et non pas les véritables érudits, les véritables savants (paṇḍita). « Ce sont les gens puérils, non les savants, qui professent la séparation [absolue] de la discipline spéculative et de la discipline pratique. Même si l’on ne s’adonne qu’à une seule, on obtient en plénitude le fruit des deux[42] ». Ou encore, c’est le mot muni, qui désigne habituellement l’ascète silencieux, que l’on traduit par « sage ». « Le sage [muni] qui, dompté dans ses sens, dans sa conscience [buddhi] et dans sa pensée [manas], uniquement tendu vers la délivrance, est toujours libre de désir, de crainte ou de colère, celui-là vraiment est affranchi[43] ». On aura compris que le vocabulaire importe finalement peu. Au-delà des mots, la BhG, et toute la tradition indienne, est incessante recherche de plus haute qualité d’expérience, et dans tous les domaines.

V. La notion de sagesse dans les contes à visée didactique

L’hindouisme connaît plusieurs collections de contes, dont les plus célèbres sont le Pañcatantra (« la doctrine en cinq sections ») de Viṣṇuśarman[44], le Vetālapañcaviṃśatikā[45], en fait un extrait de l’immense Kathāsaritsāgara de Somadeva[46], sans compter le Hitopadeśa (« l’instruction profitable ») attribué à Nārāyaṇa[47]. Il suffira d’évoquer ici le Pañcatantra. On y raconte que le roi Amaraśakti avait trois fils stupides à qui il souhaitait inculquer malgré tout quelques principes de politique. Il s’adresse pour cela au brahmane Viṣṇuśarman qui lui garantit un succès rapide. Chacune des cinq sections de son traité raconte des fables mettant en scène les animaux les plus divers concernant cinq grands thèmes : la discorde entre amis, l’acquisition d’amis, la guerre et la paix, la perte des biens acquis et la conduite irréfléchie. Tout en divertissant les jeunes princes, le brahmane émaille ses histoires de maximes où il est explicitement question de la sagesse dont doit se doter un jeune prince.

Dans la deuxième section du Pañcatantra, Viṣṇuśarman raconte comment un corbeau, se rendant compte, à la façon dont il avait libéré un pigeon d’un filet, de la force (bala) et de l’intelligence (buddhi) d’un rat présenté comme un savant politicien, s’éprit d’amitié pour l’animal. Tout le monde cherche en effet à s’allier à plus sage que soi. En effet, « les sages [budha], quand même ils sont dans l’abondance, doivent se faire des amis : l’océan, quoique plein, attend l’apparition de pleine lune [et de l’abondante marée qui s’y produit][48] ». Pourtant, le rat le sait bien, l’amitié ne peut exister entre un prédateur et sa proie : « Entre deux personnes dont la richesse est égale, entre deux personnes dont la famille est égale, il peut y avoir amitié et mariage, mais pas entre fort et faible[49] ». Et il ajoute aussitôt le verset suivant : « Le fou qui a la sottise de se faire un ami qui n’est pas son égal, qui est inférieur ou supérieur à lui, devient ridicule aux yeux du monde ». Le corbeau sait la fragilité d’une telle amitié et invoque pour sa défense le principe suivant : « Pour un motif on devient ami, pour un motif on devient ennemi ; aussi le sage [dhīmān] doit-il contracter à la fois l’amitié et l’inimitié[50] ». Le rat se rend vite compte que le corbeau est un beau parleur avec lequel il y a tout avantage à vivre en paix, et il accepte sa proposition, aussi incongrue soit-elle. Pendant un certain temps, les deux nouveaux amis ont ensemble des entretiens réguliers. Le rat devient si confiant qu’il accepte de se reposer entre les ailes de l’oiseau pour se livrer avec lui au plaisir de la conversation. Or un jour, le corbeau avoue à son ami qu’il a décidé de quitter la région, trop éprouvée par la disette et dont les habitants le menacent sans cesse de leurs filets, et de fuir dans le sud où réside une autre amie, la tortue. La stance suivante lui sert entre autres d’argument : « Sagesse [vidvattvam] et royauté ne sont certainement jamais égales : un roi est vénéré dans son pays, un sage [vidvān] est vénéré partout[51] ». Un rat aussi sage s’assure du respect de tous. Il s’accroche donc aux ailes du corbeau et se fait déposer dans un arbre près de l’étang de la tortue. Étonnée d’abord de la curieuse alliance, la tortue reprend vite confiance et les trois amis entament la conversation.

Plus tard, alors que les amis causent d’amitié, surgit devant eux une antilope nommée Citrāṅga (au corps bariolé). Poursuivie par des chasseurs, elle est entrée dans l’étang. Le rat se cache, la tortue disparaît sous l’eau, tandis que, perché au sommet d’un arbre, le corbeau analyse la situation. Encore sous le choc, Citrāṅga interroge le corbeau, qui lui conseille de fuir à toutes jambes tandis qu’il est encore temps et de se tapir dans l’épaisse forêt. Aussitôt que l’oiseau voit les chasseurs s’éloigner avec des quartiers de viande, il s’approche de l’antilope et tous quatre deviennent amis. Un jour, à l’heure de la réunion quotidienne, l’antilope est absente et les autres s’inquiètent. Ils délèguent le corbeau qui survole l’endroit et découvre l’animal pris dans un piège. Après quelques attendrissements, le corbeau dit à l’antilope de faire confiance à leur nouvelle amitié et il vole quérir les deux autres amis. On dit en effet que, « pour se sauver du malheur, les sages [vibudha] doivent se faire des amis purs ; quiconque ici-bas n’a pas d’amis ne surmonte pas le malheur[52] ». Le rat ne peut comprendre qu’un animal à l’esprit aussi délié (dakṣa-mati) que cette antilope ait pu tomber dans ce vil piège. Il exprime son dégoût pour une science politique impuissante à empêcher de telles catastrophes. L’antilope tente d’abord d’expliquer sa situation en faisant appel aux conséquences d’actes accomplis dans des vies passées : « Par l’action et ses conséquences, remarque-t-il, même l’intelligence est détruite [karmaṇā buddhir api hanyate] ». En effet, « des lettres ont été écrites sur notre front par l’Ordonnateur suprême ; le plus savant même, avec son intelligence, ne peut les effacer[53] ». La tortue s’approche alors imprudemment, ce qui inquiète le rat qui connaît sa proverbiale lenteur. Et de fait, pendant qu’ils conversent, le chasseur se pointe. Aussitôt, le rat coupe le filet et l’antilope s’enfuit. Le corbeau se perche au faîte d’un arbre et le rat se cache dans un trou. Déçu, le chasseur la ficelle et la monte sur ses épaules en se disant que sa famille devrait se contenter de ce repas. Mais tandis que la tortue se lamente sur son destin, le rat songe à un moyen de la libérer. « Le seul remède contre le malheur, disent les savants en politique [naya-paṇḍita], c’est de s’efforcer d’y mettre fin, et d’éviter le découragement[54] ». Puis, le corbeau explique la solution qu’il a concoctée pour que tous se sortent de l’impasse. Il suffira que l’antilope aille sur le chemin du chasseur, s’approche du bord de quelque petit étang et feigne de s’y écraser. Pendant ce temps, le corbeau montera sur la tête du chasseur, piquera la tortue à petits coups de becs de sorte que le chasseur s’imagine que celui-ci l’a tuée et s’en débarrasse. Le corbeau coupera les liens de la tortue qui fuira dans l’étang. Ainsi fut fait. L’antilope applaudit avec cette nouvelle stance : « Un effort de l’esprit [citta] peut faire connaître si une chose réussira ou ne réussira pas ; chez tous les êtres, c’est le sage [prājña] qui sait cela le premier, et pas un autre[55] ». La morale de cette histoire est que le sage (vivekin), c’est-à-dire celui qui est muni de discernement, par-delà toutes les conventions de la nature, est celui qui sait s’entourer d’amis fidèles qui le soutiendront en toutes circonstances.

Le premier livre du Pañcatantra, celui qui s’intitule « La désunion des amis », racontait comment un chacal ambitieux était parvenu à détruire la grande amitié qui unissait un lion et un taureau. On y découvre quantité de stances dont certaines parlent directement de sagesse et de la conception que l’on doit s’en faire pour réussir dans n’importe quelle entreprise. On retrouve encore ici le langage de la sagesse, et dans un contexte toujours aussi éloigné de la spiritualité. Voici quelques-unes de ces stances.

Que l’homme sensé [matimān, qui possède de l’esprit] ne sacrifie pas beaucoup à cause de peu : la sagesse [pāṇḍitya, l’érudition], ici-bas, c’est de conserver beaucoup au moyen de peu.

Il faut agir avec chacun selon son caractère ; en entrant dans les idées d’un autre, le sage [medhāvin, celui qui possède la sagesse] parvient bientôt à le dominer.

Le secret d’un avis donné entre six oreilles est violé ; entre quatre oreilles, il peut se conserver : que le sage [sudhī, qui a une bonne intelligence] mette donc tous ses soins à éviter les six oreilles.

L’homme sage [prājña, une épithète dérivée de prajñā] qui désire pour lui prospérité, longue vie et bonheur, ne doit pas se fier même à Bṛhaspati [le chapelain des dieux et un grand législateur].

Que le sage [prājña], s’il désire son bonheur, ne se fie pas à celui dont il ne connaît ni la manière d’agir, ni la famille, ni la force[56].

Ces fables et les stances qu’elles contiennent placent le lecteur dans un contexte où la sagesse (medhā) ou la véritable érudition (pāṇḍitya) se définit comme une qualité de l’esprit ou de l’intelligence (mati, dhī, prajñā, buddhi). Le sage (medhāvin, également vipaścit) est d’abord perçu comme un homme rempli d’esprit, plein d’intelligence vive : il est un matimān (qui possède de l’esprit), un sudhī (dont l’esprit est bon), un buddhimān (qui possède l’intelligence), un prājña (un être intelligent), un budha (un être intelligent, une épithète dérivée de la racine BUDH, au sens de s’éveiller). Il est un homme qui connaît sa propre culture, qui est capable d’interpréter la tradition familiale, de prendre position dans les débats publics. Il sait se conduire habilement, se faire des alliés, et même combattre des opposants. Mais quand la sagesse se fait ruse politique, est-on encore dans ce qu’il est convenu d’appeler la sagesse ? L’hindouisme a déjà très bien résolu cette sorte d’aporie et c’est ce qu’il nous reste à examiner.

VI. La sagesse ou l’art d’utiliser les moyens adéquats pour atteindre une fin dharmique

Le survol de quelques contextes dans lesquels interviennent des notions qui recoupent notre notion de sagesse a fait découvrir chez les poètes védiques (kavi, ṛṣi) une sagesse (medhā) qui inspire des poèmes susceptibles de séduire les forces divines en même temps que de convaincre de généreux patrons. D’autres sages sont ensuite apparus dans les derniers textes du Veda qui contestaient la validité d’une sagesse utilitaire et réorientaient la recherche en direction d’un Soi considéré comme identique au brahman que l’être humain demeure toujours impuissant à conquérir totalement. Cette sagesse, qu’on peut qualifier de spirituelle, requiert davantage de travail sur soi et d’offrande de tout son être que de compétence dans des rituels spécifiques accomplis pour séduire les divinités. L’épopée du MBh a révélé un hindouisme qui croit plus que jamais à l’intelligence avisée, mais qui prend conscience des limites quotidiennes d’un esprit humain qui tente vainement de s’opposer à la puissance des dieux. La sagesse signifie que l’homme s’efforce chaque jour de lutter contre l’ignorance, tout en acceptant de se soumettre à l’inéluctable. La véritable sagesse suppose que l’homme renonce à faire ses caprices pour s’insérer dans un ordre qui le dépasse (dharma). Le domaine des contes, qui est en même temps celui de la politique, fait entrer dans une sagesse quasi machiavélique où le roi ne craint pas de justifier sa domination.

L’idée qui me paraît réconcilier des interprétations aussi diverses, c’est que la sagesse, du moins dans le contexte de l’hindouisme classique, est d’abord une intelligence des moyens à prendre pour atteindre un objectif quelconque, à condition que celui-ci puisse s’insérer à l’intérieur du dharma. Les discussions qui sous-tendent le Pañcatantra, un livre censé servir à éduquer les jeunes princes à la politique, concernent les moyens (upāya) d’arriver à régner adéquatement. « Ni avec les armes, ni avec les éléphants, ni avec les chevaux, ni avec les fantassins, une affaire n’arrive à bonne fin [saṃsiddhi] comme quand elle est faite avec intelligence [buddhi, ou avec discernement][57] ». L’intelligence (buddhi, prajñā, etc.) est de l’ordre des moyens. C’est le meilleur outil dont dispose l’être humain pour réaliser son plein accomplissement (saṃsiddhi), ou ce qu’il souhaite réaliser (sādhya). Une armée tout entière avec ses chars, ses éléphants, ses chevaux et ses fantassins ne suffit pas à vaincre l’ennemi, il faut en plus une bonne dose de savoir-faire et d’ingéniosité. Le terme sanskrit que l’on traduit par politique c’est nīti, la conduite (nayana) des affaires publiques, et là encore ce que dévoilent les traités, ce sont des recettes de bon gouvernement à la disposition d’un habile politicien.

Ce qu’on découvre dans le Ṛgveda, ce sont des poètes (kavi, ṛṣi) qui possèdent la sagesse (medhā) nécessaire pour inventer des poèmes (kāvya) susceptibles de plaire aux patrons qui les commandent et aux dieux que ces patrons souhaitent infléchir. Les interprètes ultérieurs en font des voyants. Quoi qu’il en soit, la sagesse qu’ils réclament des dieux devient la force qui les anime et leur permet de jouer leur rôle à l’intérieur des rituels royaux. Cette sagesse ou cette intelligence n’est pas une fin, elle est de l’ordre des moyens.

Il n’en va pas autrement dans le domaine spirituel. Tous les conseils que donne Kṛṣṇa à Arjuna sont à la fois des avis éclairés par une juste connaissance des principes (sāṃkhya) et une discipline pratique (yoga). Le terme yoga vient de la racine verbale YUJ, au sens d’unir, de joindre, de réunir. Le substantif yoga a été utilisé dans la langue ancienne au sens général d’attelage, de lien, de connexion. Il a servi entre autres à désigner le « joug » (même racine indo-européenne) rudimentaire destiné à réunir des bêtes de trait et à les faire travailler ensemble. C’était aussi un instrument pour discipliner des animaux. En sanskrit, l’emploi du mot s’est généralisé et a fini par désigner toutes sortes d’outils spécifiques ou de disciplines particulières susceptibles de discipliner ces chevaux rétifs que sont les sens. Quand le Harivaṃśa (un long supplément au MBh) qualifie le roi Pṛthu de mahāyoga[58], c’est que celui-ci possède de grands moyens d’action ou dispose de grandes ressources et qu’il est capable de grands exploits. Pendant l’enfance, il vient à l’esprit de Kṛṣṇa de protéger les vaches et les bouviers d’un terrible orage, fruit de la colère du dieu Indra, en soulevant une montagne et en les y abritant. Il dit alors qu’il a vu pour les vaches un yoga, c’est-à-dire un « habile moyen » de les sauver[59]. Il suffit de citer une ligne du même texte qui dit de façon concise : nāsti yogaṃ vinā siddhiḥ, « il n’y a pas d’accomplissement (quelconque, spirituel ou autre) sans yoga, c’est-à-dire sans utilisation d’un habile moyen[60] ». On peut rapprocher ce texte du passage déjà cité de la BhG, selon lequel le yoga, c’est l’habilité dans les actes ou l’habile maîtrise dans les actions.

La question s’impose et il faut y insister. Il n’est évidemment pas faux de dire que, dans l’hindouisme, la sagesse commence par le yoga et la méditation. Mais il faut alors savoir ce que l’on dit. Il existe divers yoga, dont plusieurs ont été popularisés en Occident, entre autres un yoga qui utilise des postures (āsana), le contrôle de la respiration, des visualisations ; également un yoga de dévotion, le bhakti-yoga, qui consiste entre autres à honorer une divinité d’élection avec des offrandes de nourriture, des fleurs, des chants, des parfums, etc. Ces yoga, aussi divers soient-ils, ne peuvent avoir que le statut d’outils à utiliser avec intelligence (prajñā) et discernement (viveka), en un mot avec sagesse, à l’intérieur de n’importe quelle démarche religieuse ou spirituelle. Ce sont des moyens utilisés par des personnes qui souhaitent par une pratique régulière se rapprocher peu à peu du but qu’elles se sont proposé[61]. S’il est vrai que chacune des traditions internes à l’hindouisme a su sagement adapter le yoga à sa façon de définir la libération, il faut ajouter que les bouddhistes et les jaina l’ont fait eux aussi, même si leur façon de définir le but ultime rompt manifestement avec ce qui paraît acceptable pour les hindous. Un outil doit forcément rester un outil. Au-delà de discussions philosophiques, la sagesse est peut-être, d’une manière générale et pas seulement dans l’hindouisme, ce juste milieu qui empêche de sombrer aussi bien dans un intégrisme figé qui conserve les mots de la tradition tout en les privant du dynamisme qui leur permet de se renouveler que dans un libéralisme effréné qui se coupe de sa société et se contente de rêver de progrès et d’humanisme.

Conclusion

Si, comme le dit Descartes, il faut entendre par sagesse, non seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme doit savoir pour la conduite de sa vie, la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts, cette enquête montre clairement que l’on trouve dans les anciens textes hindous des conduites et des attitudes qui relèvent de ce que nous appelons sagesse comme l’intelligence, le discernement, la perspicacité, l’esprit d’à-propos, la maîtrise de soi, et d’autres encore, mais qu’il n’y a aucun terme équivalent et aussi englobant. On a constaté que les hindous, en s’appliquant à réfléchir aux conditions d’une action juste et féconde, ont été amenés à distinguer la conscience pure, dégagée des contraintes matérielles, de tout ce qui relève d’une intelligence appliquée à l’agir. En faisant peu à peu de la sagesse une science des moyens, il me semble que la réflexion hindoue accepte implicitement que l’interprétation de cette « sagesse » varie avec le point de vue adopté et que, par conséquent, il n’y a pas à proprement parler de sagesse éternelle définie une fois pour toutes. La sagesse vivante est une intelligence qui se vit dans la fluidité des circonstances et qui ne devrait jamais se figer en une possession même spirituelle. On a bien vu que le brahmane préoccupé de rituels développe un esprit de sagesse bien différent de celui du roi épique qui s’efforce d’acquérir l’habilité nécessaire pour soumettre ses adversaires et qui, comme le dit le Pañcatantra, doit en même temps traire de ses sujets ce lait que sont leurs richesses de façon à assurer sa propre subsistance[62]. S’il y a une chose que cette enquête a montrée, c’est que la sagesse est d’abord dans l’intelligence nécessaire pour découvrir des moyens (upāya, yoga, sādhana) aptes à réaliser le but ou les buts que l’on s’est fixés à l’intérieur du dharma. Les textes présentés ici témoignent en cela d’une quête originale et d’une expérience spécifique sur laquelle on a tous encore aujourd’hui avantage à réfléchir.

J’ajouterai que, dans l’hindouisme classique, encore plus qu’ailleurs, la sagesse constitue une préoccupation incessante qui débute inévitablement dans le doute. Arjuna a voulu se retirer du champ de bataille parce que son esprit, naturellement mobile, s’était laissé envahir par la pitié, l’angoisse, et finalement le doute. Ce qu’il demande à Kṛṣṇa, c’est de dissiper son incertitude[63]. Kṛṣṇa répond à son interlocuteur en l’invitant à stabiliser son esprit grâce à un esprit de sagesse qui lui permette de se rendre compte de sa situation personnelle dans le monde et de prendre la décision qui s’impose, compte tenu de son svadharma (son dharma personnel) de guerrier. Les penseurs de l’Inde finissent le plus souvent par apporter aux problèmes posés des suggestions précises qui sont autant de moyens propres à raffermir l’esprit et à l’orienter vers une solution. Par contre, le jainisme, une tradition qui est née à peu près à la même époque que le bouddhisme, a explicitement instauré une philosophie du doute selon laquelle il sera toujours impossible en ce monde de faire d’affirmation absolue, de sorte qu’il faut simplement accepter que la multiplicité des points de vue a toujours été et sera toujours la situation normale de l’être humain, et celle qu’impose la sagesse.