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Cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2017, traite de l’histoire des débuts de l’embryologie expérimentale dans la seconde moitié du xixe siècle. Cette histoire eut pour acteur principal Wilhelm Roux, dont les Entwicklungsmechanik der Organismen, parus en 1890, constituent un moment décisif dans la fondation de cette discipline. Le volume est composé de trois parties, de longueur inégale, pivotant autour de la figure axiale de Roux. La première est consacrée aux morphologistes germanophones de la génération précédente qui exercèrent une influence déterminante sur le jeune Roux et contribuèrent de façon décisive à sa formation épistémologique, aussi bien que théorique et philosophique : Rudolph Virchow, Anton Dohrn, Karl Ernst von Baer et surtout Ernst Haeckel, auquel l’auteur consacre un long exposé. La seconde se focalise d’abord sur les figures de Wilhelm His et de Haeckel encore, revisitant la célèbre querelle qui les vit s’opposer autour de la « question des embryons » et qui souligna les différences d’approches irréductibles entre l’Entwickelungsgeschichte haeckelienne et l’Entwicklungsmechanik en voie de constitution. Cette querelle renvoie à la controverse qui opposa, dans les années 1870 et au-delà, Haeckel à Ludwig Rütimeyer, Wilhelm His et Carl Semper notamment, autour des preuves embryologiques et paléontologiques de la loi de la récapitulation. La discussion scientifique portait sur la validité de certaines planches anatomiques dessinées par Haeckel et figurant dans la Natürliche Schöpfungsgeschighte (1868) et l’Anthropogénie (1874), qui suggéraient des homologies de structure systématiques entre embryons et formes fossiles d’espèces différentes. Mais l’enjeu de la polémique était également de nature idéologique et philosophique en ce qu’il s’interrogeait sur le principe même d’une Entwickelungsgeschichte[1]. Bolduc s’attache ensuite à la première partie de la carrière de Roux. Cette époque, qui se conclut au moment de la parution de la Lutte des parties dans l’organisme (1881), fait l’objet d’un large commentaire dans le livre. La troisième partie, la plus longue, revient sur les protagonistes de cette première période de l’histoire de l’embryologie expérimentale composant l’entourage scientifique immédiat de W. Roux et qui, par leurs innovations théoriques (karyokinèse, théorie idioplasmique, isotropie de l’oeuf, théorie mosaïciste) ou méthodologiques (tératologie expérimentale) ont contribué positivement dans les années 1880-1890 à son édification : Carl von Nägeli, August Weismann, Eduard Pflüger, Laurent Chabry, mais aussi Hans Driesch et Oscar Hertwig. Tous ces personnages gravitent en quelque sorte autour de la figure centrale de Wilhelm Roux et de son oeuvre princeps, l’Entwicklungsmechanik, pierre de touche de tout cet édifice et qui en synthétise les principaux aspects.

Une question domine la problématique de cet ouvrage, à savoir la nécessaire distinction entre deux problèmes mal démêlés par les historiens et dont la confusion ne laisse pas, selon Ghyslain Bolduc, d’obscurcir aujourd’hui encore les débats historiographiques autour de l’épigenèse et de la préformation : d’une part, le problème de la structure du germe, au regard duquel la préformation doit s’entendre comme une préstructuration, et l’épigenèse comme une épigenèse structurale ; et, d’autre part, le problème de la détermination causale du développement, dont les modalités ont pu être jugées, soit internes (néopréformationnisme), soit externes et multifactorielles (épigenèse causale). L’origine de cette confusion est ancienne et remonte selon Ghyslain Bolduc à Aristote ; elle court tout au long de l’histoire de l’embryologie, même si des savants comme Caspar Friedrich Wolff avaient cherché en leur temps à la dissiper (p. 14-16). Selon l’auteur, Roux se situerait à ce point de passage décisif du premier problème au second, où s’opère la transformation de la problématique de l’épigenèse et de la préformation dans un sens de moins en moins structural et de plus en plus causal. L’auteur soutient que l’occultation de cette distinction ne permet manifestement pas de comprendre l’évolution des débats scientifiques autour de l’épigenèse et de la préformation, et moins encore le tour pris ultérieurement par cette controverse depuis les travaux de Conrad Hal Waddington. En chemin, bien des aspects de l’histoire de la biologie allemande de cette période sont éclairés de façon intéressante et suggestive. Par exemple, sont l’objet d’une analyse très fine l’héritage kantien et l’articulation du néocriticisme avec une physiologie de type mécaniste et avec la théorie darwinienne de l’évolution. L’auteur a aussi le mérite de ne pas hésiter à entrer quand il le faut dans la polémique historiographique et à assumer des positions parfois non consensuelles. Par exemple, Ghyslain Bolduc souligne la continuité qu’entretient La lutte des parties dans l’organisme avec l’oeuvre ultérieure de Roux, contrairement à ce que soutient une historiographie trop sensible à la nouveauté que constituerait l’Entwicklungsmechanik (p. 161 et suiv.)

Sur le plan méthodologique et épistémologique, l’ouvrage emprunte largement au modèle d’Imre Lakatos d’une histoire des sciences gouvernée par des programmes de recherche, dans la lignée de ce que François Duchesneau, avec lequel Ghyslain Bolduc ne cache pas sa proximité théorique et méthodologique, avait déjà développé dans sa Genèse de la théorie cellulaire (1987). Il est toujours intéressant de voir si un modèle qui a trouvé primitivement (et magnifiquement) à s’illustrer dans un corpus, en l’occurrence la physique, parvient à s’appliquer dans un autre, comme la biologie. Il nous semble qu’en l’occurrence l’essai est concluant. Il s’agit aussi de toute évidence d’un travail d’histoire conceptuelle des sciences, un travail donc essentiellement d’analyse des contenus scientifiques. Sous ce rapport, l’étude de Ghyslain Bolduc s’inscrit aussi, nous semble-t-il, dans la filiation bachelardo-canguilhemienne de l’épistémologie historique. Les données et concepts de sociologie des sciences n’occupent qu’une place marginale dans l’ouvrage.

L’enquête de Ghyslain Bolduc, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, s’appuie par ailleurs sur une considérable documentation historique, souvent peu ou non étudiée. On ne peut que saluer le travail de lecture qu’un tel sujet a supposé. Même si le personnage de Roux est ici central, l’ouvrage ne tourne jamais à la monographie. Au contraire, l’étude récapitule à sa manière et sous un certain angle une bonne partie de l’histoire de la morphologie allemande (et pas seulement de l’embryologie) de la seconde moitié du xixe siècle, dans la lignée des travaux de Lynn Nyhart (Biology Takes Form, 1995). Elle montre également la force structurante et l’incessante réactivation des oppositions polaires au sein des controverses scientifiques les plus pointues et parfois chez un même auteur (dont Roux et Haeckel constituent des exemples paradigmatiques) : opposition entre vitalisme et mécanisme, entre réalisme et idéalisme, entre réductionnisme et organicisme — véritables topoï métaphysiques aux confins de l’histoire des idées et de celle des sciences. Enfin, comme le rappelle l’auteur, il n’existe pas, à ce jour, en langue anglaise ou française du moins, d’étude scientifique retraçant dans toute leur amplitude, y compris métaphysique, l’histoire de ces premiers épisodes fondateurs de l’embryologie expérimentale : « La naissance de l’embryologie expérimentale n’a, en général, pas su retenir l’attention des philosophes et des épistémologues. Il s’agissait donc pour nous d’une terre à défricher » (p. 22). Bien en a pris à l’auteur, qui a su relever le défi de belle manière. À cet égard encore, l’ouvrage vient utilement combler une lacune historiographique.

Nous aurions quelques réserves concernant certains exposés de doctrines qui nous semblent parfois non pas tant sujets à caution quant à leur interprétation, toujours bien argumentée, qu’insuffisamment articulés à l’ensemble, trop détachés de la problématique générale, celle de la transformation de la position du problème de l’épigenèse et de la préformation dans un sens de plus en plus franchement « développementaliste » (et de moins en moins structuraliste). C’est notamment le cas dans l’exposé sur Haeckel. L’auteur a aussi tendance, sans être abscons, à user d’une phraséologie par trop abstraite, ce qui rend la lecture de l’ouvrage parfois malaisée ; il est aussi attentif à défendre et à justifier sa position épistémologique, à reconnaître la tradition où il s’inscrit et celles dont il se détache, à théoriser peut-être excessivement sa construction. C’est très visible notamment dans l’introduction. Cette surthéorisation et cette tendance à l’abstraction sont d’autant plus surprenantes qu’elles contrastent avec le traitement de questions scientifiques et même factuelles requérant des connaissances empiriques précises, dont l’auteur s’acquitte également avec élégance et maîtrise tout au long de l’ouvrage. Mais ces faiblesses secondaires ne doivent pas dissimuler les évidentes qualités de ce travail sur tous les plans mentionnés plus haut et le remarquable apport historiographique qu’il constitue dans le champ de l’histoire des sciences de la vie. Nul doute qu’il devienne à l’avenir un outil de travail indispensable pour toutes celles et ceux qui s’intéressent à ce chapitre essentiel de l’histoire de la biologie, et à qui nous ne pouvons que recommander dès à présent la lecture.