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BY 4.0 license Open Access Published online by De Gruyter November 25, 2023

La pensée de l’éternel retour : du discours à la doctrine

  • Alexandre Fillon EMAIL logo
From the journal Nietzsche-Studien

Abstract

The Thought of Eternal Recurrence: From Discourse to Doctrine. This article gives a new interpretation of eternal recurrence, based on the observation that the central debate about this idea in Nietzsche studies is quite unique in the history of philosophy. This debate is based on a rather radical conflict between Lehre and Rede, doctrine and discourse. Purely doctrinal interpretations tend to underestimate the significance of the discursive form chosen by Nietzsche to express his thought in favor of the Nachlass, whereas discursive readings are generally characterized by an anti-doctrinal, parodic and purely critical function. However, it is possible to reconcile the specificity of the discourse of the eternal recurrence in Nietzsche’s published works with his attempt to establish a real philosophical doctrine. By considering the fictional structure of eternal recurrence in Nietzsche’s published works, we can reinterpret the meaning of Nietzsche’s philosophy of affirmation, which implies a new relationship with life, reality, and values, as well as a new kind of belief. Indeed, we find in fiction a paradigm for such an affirmation of life, which Nietzsche discusses in his analyses of appearance and Greek tragedy.

Première section : le discours contre la doctrine

1. Introduction : un débat entre deux types d’interprétations

La pensée de l’éternel retour est sans doute, avec la volonté de puissance, l’énoncé qui a suscité la plus grande diversité d’interprétations au sein des études nietzschéennes. La richesse impressionnante de ces débats se comprend en partie par le fait qu’il existe, dans le corpus nietzschéen, différents textes sur cette pensée qui semblent autoriser une variété d’orientations philosophiques possibles. Sans les exposer en détail, rappelons succinctement les grands choix interprétatifs qui ont durablement influencé l’histoire des études nietzschéennes : la doctrine de l’éternel retour du même se comprendrait comme une interprétation métaphysique, dont le contenu reposerait notamment sur un lien intime avec l’autre grand énoncé nietzschéen, la volonté de puissance.[1] En un autre sens, cette doctrine impliquerait une cosmologie scientifique, confortée notamment par l’évolution des sciences de la nature au XIXème siècle.[2] Elle serait encore un énoncé d’ordre religieux,[3] témoignant d’une expérience que l’on peut qualifier de mystique, qui aurait pour enjeu primordial de surmonter le nihilisme moderne. Dans une perspective bien différente des précédentes, et certes moins spéculative, la pensée de l’éternel retour a également été lue comme un critère éthique, que cette éthique nouvelle ait une portée normative et collective ou bien une dimension strictement existentielle.[4] Cette classification, métaphysique, cosmologie scientifique, religion nouvelle, morale ou éthique existentielle, demeure bien entendu schématique : il existe des métaphysiques de l’éternel retour considérablement différentes les unes des autres, comme il existe différentes interprétations scientifiques ou éthiques. Mais malgré leurs divergences, parfois même leurs incompatibilités, ces lectures ont pour présupposé commun de chercher à exposer la pensée de l’éternel retour comme doctrine (Lehre), de tenir cette pensée pour un savoir à enseigner, que ce savoir se fonde sur une représentation métaphysique ou pseudo-scientifique de la réalité et du temps, ou bien sur une expérience de pensée possible, d’ordre religieux ou d’ordre éthique.

À côté de ces différentes lectures, il faut distinguer un autre groupe d’études qui a cette fois-ci pour orientation commune de privilégier et d’analyser minutieusement le mode discursif spécifique que Nietzsche choisit pour exprimer sa pensée dans son œuvre publiée.[5] L’étude de Claus Zittel, par sa rigueur analytique appliquée aux textes, nous paraît de ce point de vue un modèle exemplaire qui doit inspirer toute démarche soucieuse d’interpréter philosophiquement la pensée nietzschéenne en prenant considération la singularité de son discours.[6] Or, ces différentes études sur le discours nietzschéen aboutissent à une conséquence capitale, sur laquelle il convient de s’arrêter : l’analyse de la forme discursive de la pensée de l’éternel retour choisie par Nietzsche tend à rejeter toute interprétation doctrinale, en particulier les lectures métaphysiques et cosmologiques.

En s’appuyant sur la structure narrative d’Ainsi parlait Zarathoustra (1883–85), sur la dimension prophétique du personnage de Zarathoustra, ses rapports parodiques envers les dialogues platoniciens et les évangiles chrétiens, Werner Stegmaier s’efforce ainsi de montrer comment le récit se structure de manière à mettre en échec l’enseignement de Zarathoustra, à propos de l’éternel retour comme d’autres thèmes récurrents dans ses discours, ce qui l’autorise à parler, à propos de cet ouvrage, d’« Anti-Lehren ».[7] Même si la conclusion n’est pas aussi radicale pour Alexander Nehamas – car son étude propose une interprétation du contenu même de la pensée du retour –, ce dernier fait également part d’un certain scepticisme envers une conception cosmologique, en reprenant notamment des objections classiques depuis Georg Simmel.[8] Si doctrine de l’éternel retour il y a, celle-ci devrait se fonder sur son expression littéraire patiemment élaborée par Nietzsche, et se comprendre avant tout comme une éthique existentielle, une affirmation de soi dont le paradigme se trouverait essentiellement dans la littérature.[9]

La tendance anti-doctrinale de l’interprétation discursive nous semble toutefois argumentée de la manière la plus explicite et la plus claire dans l’étude de Claus Zittel. Au terme de son analyse des différents passages d’Ainsi parlait Zarathoustra où la pensée de l’éternel retour est présente, il conclut effectivement à une « destruction esthétique des mythes et des doctrines ».[10] L’éternel retour ne serait jamais exprimé comme une doctrine en raison d’« une prépondérance de l’auto-parodie ».[11] Le dispositif narratif et esthétique si complexe d’Ainsi parlait Zarathoustra, par sa puissance parodique, interdirait d’interpréter de manière classique le contenu de la pensée du retour, encore moins de proclamer avec démesure « eines heiligen Ja-Sagens zur Ewigen Wiederkehr », « un dire-oui sacré à l’éternel retour ». En un certain sens, le discours l’emporte sur le contenu possible de la pensée, sur son éventuelle doctrine, et ne peut être compris que de manière critique, comme la destruction de tout mythe religieux et de toute doctrine au sens traditionnel, que celle-ci soit métaphysique, cosmologique, ou même morale.[12] Toute tentative, de la part du commentateur de Nietzsche, pour reconstruire une doctrine consistante de la pensée du retour, reposerait nécessairement sur une superposition des textes du Nachlass sur les écrits publiés de Nietzsche, et commettrait une erreur philologique impardonnable. C’est pourquoi Zittel conclut que l’aspect mythique et la recherche d’une véritable doctrine de l’éternel retour ne serait, somme toute, qu’un « Problem der Nietzsche-Historiographie ».[13]

2. Le problème philologique des interprétations doctrinales

Il existe ainsi un débat interprétatif sur la pensée de l’éternel retour tout à fait singulier dans les travaux d’histoire de la philosophie, peut-être unique, qui repose sur une opposition plus ou moins radicale entre Lehre et Rede, entre doctrine et discours. Précisons les raisons de ce débat. Ou bien l’éternel retour du même recèle un savoir qu’il s’agit d’enseigner, que la vérité de ce savoir soit de nature métaphysique, qu’elle possède une plausibilité scientifique, voire qu’elle se fonde sur une expérience quasi religieuse, mais il faudrait dans ce cas minorer la spécificité de son mode d’expression dans l’œuvre publiée, et expliciter le discours à l’aide des notes de travail et des analyses non publiées par Nietzsche. Il s’agirait certes d’un travail d’exégèse extrêmement difficile à mener à bien, mais relativement classique en histoire de la philosophie, en ce sens qu’il s’agirait d’exposer de manière plus systématique et ordonnée une thèse philosophique que l’auteur ne l’a fait lui-même. Ces études se heurtent néanmoins à un redoutable problème de méthode relatif aux textes de Nietzsche. Ainsi que l’ont déjà souligné Nehamas, Zittel et bien d’autres études, elles superposent les fragments posthumes les plus approfondis consacrés à l’éternel retour sur les textes publiés, en y ajoutant parfois la correspondance de Nietzsche et les sources, directes ou indirectes, auxquelles il a pu puiser pour son élaboration. Une telle démarche n’a, à vrai dire, rien de choquant concernant la plupart des analyses de Nietzsche, car elle présuppose l’unité et la cohérence de sa pensée, et il existe, fort heureusement, une continuité chronologique et argumentative globale entre le Nachlass et l’œuvre, sur laquelle les commentaires peuvent s’appuyer. Seulement, ce principe de continuité est mis à rude épreuve en ce qui concerne le cas si singulier de la pensée du retour.

En effet, par un art de la dramatisation qui n’appartient qu’à lui, Nietzsche confère une importance cruciale à l’éternel retour et, pour cette raison même, ne l’exprime véritablement que dans deux passages au sein de l’œuvre publiée, deux passages célèbres et facilement repérables : FW 341 et le livre III d’Ainsi parlait Zarathoustra. Tous les autres textes mentionnant l’éternel retour dans l’œuvre sont soit des récits rétrospectifs sur cette pensée, soit des allusions discrètes à elle, dont la fonction principale est d’attirer l’attention du lecteur sur celle-ci et de lui conférer une valeur primordiale.[14] Le « mythe » de l’éternel retour doit beaucoup à ces textes rétrospectifs et ces allusions énigmatiques, mais bien plus encore à l’extrême rareté des textes publiés à son sujet, ce qui signifie que Nietzsche a soigneusement songé à la meilleure forme possible pour exprimer cette pensée. La situation est bien différente dans les fragments posthumes. À partir de l’été 1881, il existe une masse considérable de textes autour de cette pensée, parfois très détaillés et approfondis, qui s’étalent sur de nombreux mois de travail, que l’on retrouve même de manière relativement récurrente pendant les dernières années de l’œuvre, signe d’une recherche intense et féconde. Nous avons ainsi affaire à trois strates textuelles distinctes à propos de l’éternel retour : l’expression véritable de la pensée, que l’on ne trouve véritablement que dans FW 341 et différents passages d’Ainsi parlait Zarathoustra ; les références allusives à cette pensée, qui parsèment par exemple le livre IV du Gai Savoir (1882–87) afin de préparer le lecteur à son annonce, ainsi que les récits ou allusions rétrospectifs qui en sont faits dans les textes ultérieurs, tout particulièrement dans Ecce homo (1888) ; enfin, toutes les analyses dont nous disposons dans les fragments posthumes. Entre la richesse débordante de la pensée de l’éternel retour dans les fragments posthumes et son expression soigneusement choisie dans l’œuvre publiée, il y a un contraste saisissant qui est un fait textuel très significatif, lequel ne peut s’expliquer qu’en tentant d’interpréter les raisons philosophiques qui conduisent Nietzsche à choisir délibérément une certaine forme discursive que nous retrouvons dans les deux textes du Gai savoir et d’Ainsi parlait Zarathoustra, parmi d’autres possibles qui se trouvent développées dans les posthumes. De manière générale, il ne semble pas y avoir de continuité totale entre les différentes versions qui dessinent les contours d’une doctrine de l’éternel retour, que nous retrouvons uniquement dans les fragments posthumes, et le discours de cette pensée choisi par Nietzsche dans son œuvre, discours qui répugne volontairement, nous le verrons, à se constituer comme doctrine. Cette discontinuité entre les textes posthumes et les textes publiés est tout à fait singulière, même si elle ne signifie pas nécessairement un manque de cohérence. À titre de comparaison, nous ne la retrouvons pas à propos de la volonté de puissance, malgré des différences non négligeables entre ces mêmes strates textuelles.

Dans les limites de cette étude, nous n’examinerons pas ici la genèse et le développement de l’éternel retour dans les fragments posthumes,[15] mais nous pouvons rappeler brièvement les directions principales de ces analyses. Peu après l’apparition de l’éternel retour dans le fragment Nachlass 1881, 11[141], KSA 9.494, Nietzsche s’efforce tout d’abord d’en donner un argumentaire détaillé d’ordre cosmologique pour renforcer sa plausibilité scientifique, en s’inspirant des théories physiques de son temps et discutant avec elles. Ces textes témoignent d’une certaine maîtrise, de la part de Nietzsche, de la littérature scientifique contemporaine sur la cosmologie, et d’un effort considérable pour proposer des arguments d’ordre à la fois scientifiques et métaphysiques, sur la conservation de l’énergie dans l’univers, sur la nature du temps, de l’espace et de la matière, afin de montrer qu’une répétition infinie de tout ce qui arrive est l’hypothèse la plus pertinente pour décrire l’univers physique.[16] Toujours en relation avec la connaissance, mais cette fois-ci en fonction du pessimisme fondamental qu’elle entretient vis-à-vis de l’existence, Nietzsche situe également la pensée du retour dans la logique du nihilisme contemporain, afin de le radicaliser et de le renverser. Il affine progressivement les différents effets sélectifs qu’elle peut engendrer si elle s’avère durablement incorporée à la culture, et s’efforce de montrer en quoi elle peut être un instrument efficace pour une hiérarchie nouvelle des valeurs, favorisant l’auto-suppression progressive du type nihiliste et décadent, en même temps que l’apparition possible du type surhumain. Parfois même, Nietzsche la rapproche des métaphysiques et des religions, en envisageant sa Lehre comme un moyen d’éducation et d’élevage.[17] Dans le laboratoire des notes posthumes et personnelles, nous voyons littéralement à l’œuvre le philosophe Versucher expérimenter les différents effets qu’il peut tirer de sa pensée, tester différentes formes pour communiquer celle-ci de la meilleure façon, pour favoriser son incorporation, car cela seul rendra possible la doctrine de l’affirmation et la hiérarchie des valeurs. Il arrêtera finalement son choix sur une forme qui ne relève pourtant ni du discours scientifique, si présent dans les textes posthumes, ni du discours métaphysique ou religieux.

La volonté de reconstituer une doctrine consistante de l’éternel retour tendrait ainsi à négliger les variations entre ces textes, voire à refuser de prendre en considération l’originalité du discours de la pensée de l’éternel retour. Elle argumente comme si celui-ci était secondaire et n’entretenait aucun véritable rapport avec le contenu de la pensée ni ses enjeux. Pourtant, il ne s’agit pas de n’importe quelle forme discursive ou d’un aphorisme parmi d’autres. Avec la pensée de l’éternel retour, nous assistons au contraire à la métamorphose la plus radicale du discours nietzschéen vers la littérature. Nietzsche choisit en effet sans ambiguïté la fiction pour exprimer sa « pensée abyssale » (Za III, Vom Gesicht und Räthsel 2),[18] dans FW 341 d’abord, puis dans Ainsi parlait Zarathoustra de manière bien plus explicite, plus déroutante aussi. Si « cette œuvre est tout à fait à part » (EH, Za 6), ainsi que Nietzsche aime le rappeler, c’est peut-être moins en raison des thèses philosophiques des discours de Zarathoustra, que par sa forme littéraire si singulière. Cet ouvrage ne doit pas occulter tous les autres aspects littéraires de l’œuvre de Nietzsche, certes. Mais il constitue sa tentative littéraire la plus affirmée, par la poésie de son dithyrambe dont il s’enorgueillit sans mesure, par son symbolisme exacerbé, et surtout par sa conception narrative et fictionnelle, autrement dit, par le simple fait qu’il s’agit d’un récit fictif.[19] Si l’opposition entre doctrine et discours à propos de la pensée du retour est si tendue, si problématique, c’est notamment parce que le discours de la pensée du retour est d’ordre littéraire, et qu’il semble, pour cette raison même, résister à toute constitution de doctrine philosophique. De ce point de vue, cette pensée fameuse, et avec elle Ainsi parlait Zarathoustra, nous place dans la situation délicate, pleine de confusions, où la présence de la littérature dans la philosophie se mêle à leurs résistances réciproques. La limite d’une interprétation strictement doctrinale de la pensée du retour résiderait ainsi dans ce refus de prendre en considération la singularité de sa forme, dans le fait de nier ou de banaliser la transformation singulière du discours nietzschéen durant cette période, laquelle doit pourtant nous interroger. En effet, avec la pensée du retour et Ainsi parlait Zarathoustra, le discours philosophique se transforme radicalement au point de prendre une forme littéraire. Quelles peuvent être les raisons d’une telle métamorphose du discours ? Que pourrait donc la littérature dont le discours philosophique est fondamentalement incapable, y compris l’aphorisme nietzschéen ?

3. Le problème d’une interprétation strictement parodique : la revendication d’une Lehre

Il faudrait, semble-t-il, suivre ainsi le modèle d’une analyse discursive. Seulement, et c’est là le second écueil qui structure le problème d’une interprétation cohérente de l’éternel retour, nous avons vu qu’une telle méthode tendait à nier, avec plus ou moins de force, plus ou moins de nuances également, tout contenu doctrinal, en raison de la structure narrative et fictionnelle du discours que nous examinerons en détail. L’éternel retour serait pour l’essentiel une stratégie discursive ayant une fonction critique. Nous retrouvons la résistance présupposée de la forme littéraire à la constitution d’une véritable doctrine. Cette résistance s’accroît par le fait que cette forme recèlerait une logique parodique et ironique, et qu’en un certain sens, ceux qui croient en une doctrine de l’éternel retour seraient dupes du piège tendu par le dispositif textuel de Nietzsche.

Pourtant, si Nietzsche a choisi consciemment une forme discursive bien particulière pour cette pensée, il est tout autant indéniable qu’il n’a cessé, dans les textes posthumes comme dans l’œuvre publiée, de la qualifier explicitement de Lehre. Cette caractérisation apparaît dès la première mention de l’éternel retour en août 1881 et demeure une constante dans les fragments posthumes. Dans ce texte bien connu, il écrit :

Que faisons-nous du reste de notre vie – nous qui avons passé la plus grande partie de celle-ci dans l’ignorance la plus essentielle ? Nous enseignons la doctrine – c’est le moyen le plus puissant pour nous l’incorporer à nous-même. Notre genre de béatitude, en tant que professeur de la plus grande doctrine

Was machen wir mit dem Reste unseres Lebens – wir, die wir den grössten Theil desselben in der wesentlichsten Unwissenheit verbracht haben? Wir lehren die Lehre – es ist das stärkste Mittel, sie uns selber einzuverleiben. Unsere Art Seligkeit, als Lehrer der grössten Lehre (Nachlass 1881, 11[141], KSA 9.494, notre traduction).

Suivant ce passage, la pensée du retour semble devoir impérativement faire l’objet d’un enseignement, car seul le fait d’être enseigné à un public garantira son incorporation qui semble être la condition de l’inoculation effective à la culture. Nietzsche la définit ailleurs comme le « marteau dans les mains des plus puissants hommes » (Nachlass 1884, 27[80], KSA 11.295),[20] dans la perspective de sélection de nouveaux types de vie humaine, et précise là encore : « die Lehre der ewigen Wiederkunft », « la doctrine de l’éternel retour ». De même, dans les textes rétrospectifs consacrés à cette pensée en 1888, nous retrouvons cette insistance sur la doctrine de l’éternel retour et l’exigence de son enseignement. Dans un passage d’Ecce homo consacré à l’explicitation du dionysiaque et de la philosophie tragique depuis la Naissance de la tragédie (1872), Nietzsche souligne encore une fois le caractère doctrinal de la pensée du retour :

L’affirmation de l’écoulement et de la destruction, élément décisif dans une philosophie dionysiaque, le dire-oui à la contradiction et à la guerre, le devenir, avec une radicale récusation du concept même d’« être » – c’est là qu’il me faut en tout cas reconnaître ce qui m’est le plus proche dans ce qui a été pensé jusqu’à présent. La doctrine de l’« éternel retour », c’est-à-dire du cycle absolument et indéfiniment répété de toutes choses – cette doctrine de Zarathoustra pourrait en fin de compte déjà avoir été enseignée par Héraclite.

Die Bejahung des Vergehens und Vernichtens, das Entscheidende in einer dionysischen Philosophie, das Jasagen zu Gegensatz und Krieg, das Werden, mit radikaler Ablehnung auch selbst des Begriffs „Sein“ – darin muss ich unter allen Umständen das mir Verwandteste anerkennen, was bisher gedacht worden ist. Die Lehre von der „ewigen Wiederkunft“, das heisst vom unbedingten und unendlich wiederholten Kreislauf aller Dinge – diese Lehre Zarathustra’s könnte zuletzt auch schon von Heraklit gelehrt worden sein (EH, GT 3).[21]

Comment résoudre la tension évidente entre ce double statut de la pensée de l’éternel retour, à la fois doctrine et fiction, enseignement décisif pour la transvaluation nietzschéenne et discours littéraire, que l’on a pu interpréter comme parodique ? Il nous semble possible d’accorder réellement ces différents textes, de concilier la spécificité du discours de la pensée du retour et sa prétention à constituer une véritable Lehre. Précisons cependant que ce dernier terme ne possède plus, avec Nietzsche, les titres de noblesse qu’il avait acquis au sein de l’idéalisme allemand, de Kant à Hegel. Lehre ne renvoie pas spécifiquement à l’exposition de la connaissance spéculative propre à la philosophie, mais, de manière plus usuelle et familière, à son aptitude à dispenser un enseignement, à éduquer par son savoir. Nietzsche utilise en ce sens aussi bien le verbe lehren que le substantif. La formule « wir lehren die Lehre », proche du polyptote, est très significative de la dimension pédagogique et pratique de la doctrine.[22] Si Lehre signifie davantage « enseignement » que « doctrine » au sens spéculatif, cela implique que sa forme discursive devra être susceptible d’exprimer adéquatement le contenu de ce qui est enseigné, mais aussi de le communiquer de manière à en garantir la bonne réception, à favoriser son incorporation, afin qu’il puisse véritablement devenir la grande pensée éducatrice.

Dans ce cas, quel peut être le cœur de l’enseignement de l’éternel retour du même ? Nous défendrons dans les pages qui suivent une interprétation qui pourrait sembler déflationniste, car nous ne chercherons pas dans l’énoncé même de cette pensée une connaissance spéculative de la réalité et du temps, mais qui n’en demeure pas moins consistante et, au sens propre, doctrinale. La doctrine de l’éternel retour s’exprimerait fondamentalement dans les effets pratiques visés par ce discours sur le temps. Son contenu résiderait alors dans la philosophie de l’affirmation, ainsi qu’en témoigne son association récurrente avec le dionysiaque et la possibilité d’une joie tragique, ce qui nous semble par ailleurs être le seul véritable point de convergence des commentateurs de Nietzsche. En d’autres termes, c’est en tant qu’il constitue un instrument de sélection favorisant l’affirmation de la vie et rendant possible le développement d’un type affirmateur, que l’éternel retour peut être considéré comme la grande doctrine. Il est évident, en tout cas assez peu contestable que l’éternel retour du même ne prenne sens qu’en vue de l’affirmation, que celle-ci s’exprime sous la formule de l’amor fati ou du Ja-sagen de Zarathoustra. Ce qu’il faut approfondir en revanche, c’est la manière dont la pensée du retour détermine et précise la signification de cette philosophie de l’affirmation, laquelle joue un rôle essentiel dans le projet de création de valeurs nouvelles. Or, la prise en considération de sa forme discursive, la fiction, loin de détruire toute possibilité spéculative, nous semble au contraire un guide précieux pour interpréter dans toutes ses conséquences la doctrine nietzschéenne de l’affirmation.

Seconde section : la logique de la fiction dans Le Gai Savoir et Ainsi parlait Zarathoustra

1. La fiction dans « Le Gai Savoir »

Procédons d’abord à un examen minutieux de ce texte célèbre, FW 341. Nous avons affaire à une fiction au sens d’une hypothèse possible. La pensée de l’éternel retour est présentée comme un énoncé relevant de la modalité du possible, disqualifiant d’emblée l’alternative du vrai et du faux. À proprement parler, la question de savoir si l’éternel retour du même décrit la réalité de l’univers ne se pose même pas. Nous pénétrons plutôt dans le monde possible de l’éternel retour, d’où l’importance cruciale de son caractère hypothétique. Quelle est la singularité de cette hypothèse ? Elle ne vaut qu’en fonction des réactions contraires qu’elle peut produire chez les individus, et que Nietzsche présente comme une alternative. Comment réagirais-tu si un démon t’annonçait le retour éternel du même ? Ou bien tu tomberais dans une crise de désespoir qui confine à la folie, qui « t’anéantirait » ; ou bien tu parviendrais à éprouver la plus grande joie de ton existence et à l’accueillir comme une bénédiction. Le texte insiste particulièrement sur l’alternative entre ces réactions toutes deux excessives, puisqu’il la répète deux fois et l’exprime d’une manière dramatique. Nous retrouvons ici la logique de sélection des types humains qu’est censée produire la pensée du retour.[23] L’hypothèse est adressée comme un défi, une épreuve suprême et dangereuse qui ne tolère pas de demi-mesure, en ce qu’elle radicalise notre rapport à l’action et l’existence. Soit elle radicalise notre incapacité à supporter la vie dans ses conditions effectives, et dès lors, sous l’hypothèse de l’éternel retour, celle-ci nous apparaît proprement insupportable. Soit elle renforce les rares individus qui sont capables non seulement d’accepter et de supporter sa dimension tragique, mais encore de l’aimer, d’éprouver de la joie devant ce spectacle, ce qui traduit une intensification de leur sentiment de puissance. Elle détruit ou elle libère le vouloir vivre, et elle n’est proposée par Nietzsche qu’à cette fin. Il ne s’agit donc pas d’une fiction théorique à laquelle ont recours de nombreux philosophes, mais d’une pensée qui, si elle exerce son emprise sur les individus, vise la transformation de l’action et de la vie. C’est une pensée qui, même à titre de pure possibilité, agit radicalement et en profondeur.

Refusant une abstraction théorique, ce texte donne certains indices signifiants qui colorent la pensée du retour d’une allure fantastique, et c’est en ce sens également qu’il faut parler de fiction à propos de l’éternel retour. C’est la nuit, un démon se glisse dans « ta plus solitaire solitude », peut-être tout simplement une chambre, une araignée passe, on voit entre les arbres un clair de lune. Le décor fait songer à un récit de rêve, ou plutôt à un cauchemar saisissant. L’irruption du surnaturel intervient avec l’apparition du démon,[24] mais il imprègne également sa prophétie, comme si la pensée du retour, en elle-même surnaturelle, irréelle pour le vécu psychologique d’une conscience humaine, ne pouvait être énoncée que sur un mode fantastique. Même si elle est discrète, cette dimension est importante car elle montre la volonté délibérée de Nietzsche de ne pas en donner une représentation réaliste et vraisemblable. Avec cet aphorisme, nous sommes d’emblée situés dans un monde résolument hypothétique et imaginaire. Il y a toutefois un point étonnant. Étant donné le jeu opéré avec le récit de rêve, on aurait pu s’attendre au récit d’une personne faisant, ou même rêvant de faire, l’expérience de l’éternel retour, explorant dans ses moindres détails la répétition d’une même vie, ce qui aurait sans doute produit un texte résolument plus saisissant. Au lieu de quoi nous n’avons que sa seule énonciation par un démon, proférée comme une malédiction ou une bénédiction. L’objet du texte n’est pas ici l’événement de l’éternel retour, mais sa seule énonciation envisagée comme une possibilité. Enfin, ce texte est d’emblée rattaché au sort d’Ainsi parlait Zarathoustra, ce que Nietzsche indique en donnant juste après lui la première version du prologue, reliant ainsi les deux ouvrages autour de la pensée du retour. Nous avons l’hypothèse de la pensée du retour, avec les réactions qu’elle peut engendrer, puis la première version du prologue du Zarathoustra. Nous passons de la simple hypothèse à sa mise en récit : que se passerait-il si l’on faisait l’épreuve de la pensée de l’éternel retour ? Je vais vous raconter l’histoire d’un personnage dont le destin est d’éprouver cette pensée.

2. Le récit de l’incorporation de la pensée dans « Ainsi parlait Zarathoustra »

Avec Ainsi parlait Zarathoustra, la pensée du retour est une fiction au sens littéraire le plus classique, au sens d’un récit imaginaire.[25] Il faut souligner que Nietzsche exploite dans cet ouvrage les deux modalités principales qui définissent dans l’histoire des cultures humaines la création littéraire : le lyrisme, ou, pour le dire en des termes plus contemporains, la fonction poétique du langage, et la création fictionnelle.[26] Une œuvre littéraire est bien souvent à la fois création fictionnelle et création poétique, même si la fiction prend parfois le pas sur la nature poétique du langage, et réciproquement. Pour Ainsi parlait Zarathoustra, c’est bien évidemment le lyrisme poétique du langage qui l’emporte sur le dispositif fictionnel, relativement pauvre et manquant de consistance. Toutefois, c’est bien du côté de ce dispositif fictionnel que se trouve finalement l’expression de la pensée du retour.

En effet, cet ouvrage se compose selon deux structures qui se succèdent et parfois se superposent.[27] On peut considérer que tout le premier livre ainsi que la première partie du deuxième, jusqu’au discours sur les poètes, sont composés en immense majorité des discours de Zarathoustra. Ces discours s’inscrivent dans un univers diégétique : Zarathoustra est un personnage vivant dans un univers relativement défini, quoique le récit refuse tout réalisme au profit d’une esthétique extrêmement symbolique et atopique : entre les montagnes et la mer, avec des villages, une ville multicolore. Ces discours s’inscrivent dans un cadre narratif donné dès le prologue : Zarathoustra vécut seul dans ses montagnes durant dix années, puis il éprouve le besoin impérieux de communiquer sa sagesse, d’enseigner son idéal, le surhumain, et descend parmi les hommes. Cette structure d’aller et retour, inscrite dans le prologue, organise l’ensemble de l’ouvrage. À la fin du livre I, Zarathoustra chasse ses disciples pour retourner à sa solitude ; puis il redescend parmi les hommes pour enseigner de nouveau, tout en voyageant dans les îles bienheureuses. À la fin de ce livre, il éprouve une nouvelle fois la nécessité de retourner à sa solitude. Le livre III raconte alors son retour vers ses montagnes ; le livre IV reprend cette structure d’aller et retour sur une seule journée. Ce thème narratif incarne tout à la fois le désir constant de Zarathoustra de communiquer sa doctrine, de former une communauté, « d’aspirer à son œuvre » (Za IV, Das Zeichen), et l’échec plus ou moins constant de son enseignement. Cette structure s’efface néanmoins pendant une première partie au profit des discours directs de Zarathoustra où se délivre son enseignement, lequel porte, pour l’essentiel, sur le surhumain et la Selbstüberwindung. Durant cette première partie, le récit n’a qu’une fonction relativement symbolique à côté des discours zarathoustriens.

En revanche, à partir du chapitre « Des grands événements » jusqu’à la fin du livre III, on remarque une inflexion de l’œuvre : la logique des discours directs s’efface de plus en plus devant l’importance de la narration, même s’ils continuent d’être présents et importants sous la forme de monologues, comme dans le chapitre « Des vieilles et des nouvelles tables ». Peu à peu, c’est moins l’enseignement de Zarathoustra qui importe, que ce qui arrive à Zarathoustra, sa propre histoire. Or, si nous retraçons brièvement les étapes de ce récit, quelle est l’histoire de Zarathoustra ? Qu’est-ce qui lui arrive ? Zarathoustra va sur une île, près des îles bienheureuses, affronter un chien de feu et revient auprès des voyageurs d’un bateau pour en rapporter toute la petitesse. Les voyageurs lui racontent alors qu’ils ont vu, quelques jours auparavant, une silhouette voler au-dessus du bateau, un fantôme ressemblant fort à Zarathoustra crier : « il est temps ! il est grand temps ! » (Za II, Von grossen Ereignissen) Cet épisode oriente le récit vers l’attente d’un grand événement dont on décèle les présages. Le chapitre suivant, « Le devin », est d’une importance capitale pour l’ensemble de l’ouvrage. Ce personnage fait une prophétie qui annonce le nihilisme, la grande fatigue des hommes, et qui se résume dans sa formule : « tout est vide, tout est pareil, tout a été [Alles ist leer, Alles ist gleich, Alles war] » (Za II, Der Wahrsager). Cette prophétie transforme profondément Zarathoustra : « il déambulait, triste et fatigué ; et il devint semblable à ceux dont avait parlé le devin ». Zarathoustra devine la vérité à venir de ce discours, car il la diagnostique également, et celle-ci l’affecte profondément. Il devient malade, connaît une première crise et tombe dans une sorte de coma. Qu’est-ce qui le tire de sa torpeur ? Un rêve effrayant, fantastique, qu’il propose en énigme à ses disciples, à propos de quelqu’un qui porte des cendres à la montagne. Le chapitre suivant, « De la rédemption », est un discours de Zarathoustra inséré dans cette histoire, adressé d’abord à la foule, puis à ses disciples, où Zarathoustra tente de répondre à la prophétie du nihilisme, et annonce déjà la pensée du retour comme seule réponse adéquate. Il s’agit d’abord de changer le rapport au temps qui réside dans la volonté de vengeance caractéristique de cette grande fatigue. Au « es war » qui exprime l’impuissance de la volonté devant le caractère irréversible, donc linéaire, du temps et de toute action, il faut répondre par un « je le voulais ainsi », par une capacité de la volonté à affirmer la vie, et à faire de toute action une création, ôtant la dimension du hasard. Dans ce discours, le lecteur avisé reconnaît, de façon disséminée, des présages, des anticipations de la pensée du retour : le rapport au temps mis en évidence, le grincement de dents de la volonté impuissante,[28] l’affirmation : « mais je l’ai voulu ainsi ! je le veux ainsi ! je le voudrai ainsi » (Za II, Von der Erlösung), qui formule presque le vouloir libéré issu de la pensée du retour : « c’était ça, la vie ? Allons, encore une fois ! » (Za III, Vom Gesicht und Räthsel 1). Le retour en arrière (zurück) évoquant la répétition circulaire des choses est également suggéré. Seulement il y a deux retours en arrière : celui ascétique et négateur, puis un autre évoqué à la fin du discours, qui suggère à demi-mots la pensée du retour :

« La volonté a-t-elle déjà été son propre libérateur ? […] Et qui lui a appris à se réconcilier avec le temps et qui lui a appris quelque chose de plus haut que l’est toute réconciliation ? Il faut que la volonté veuille quelque chose de plus élevé que l’est toute réconciliation, cette volonté qui est volonté de puissance – : comment pourtant ? – Qui lui a en outre appris à vouloir revenir en arrière ? » Mais en cet endroit de son discours, Zarathoustra tout à coup s’interrompit et ressembla en tous points à quelqu’un d’extrêmement effrayé (Za II, Von der Erlösung).

Zarathoustra s’interrompt, conscient d’avoir dévié de son discours, d’avoir été trop loin en évoquant la pensée du retour. Il est lui-même terrorisé par ce qu’il dit. D’où l’importance de la réflexion du bossu qui souligne à quel point Zarathoustra parle différemment à ses disciples qu’à lui-même, ce qui signifie que la pensée du retour concerne avant tout Zarathoustra en personne, lui et lui seul. C’est son histoire. Le chapitre suivant marquant la fin du livre, « L’heure la plus silencieuse », met en scène le nouvel adieu de Zarathoustra à ses disciples, mais cette fois contre son cœur, car il est contraint de retourner à sa solitude justement pour éprouver la pensée du retour. Or, que dit la voix la plus silencieuse en rêve à Zarathoustra ? Qu’il a un savoir, mais qu’il n’a pas la volonté de ce savoir, encore moins la force pour l’enseigner et pour commander. Ceci est un point capital : Zarathoustra subit la pensée du retour, il ne l’enseigne pas.[29] Il n’a aucune maîtrise sur elle, contrairement à son enseignement du surhumain. Précédemment, il ne comprend pas son présage, ou il n’ose l’assumer ; quand il évoque à demi-mot cette pensée, il en a peur. La valeur de la pensée du retour, encore une fois, est moins dans le savoir de celle-ci que dans le rapport de notre vouloir, de notre désir à elle, et des effets qu’elle provoque. Cela indique encore une fois qu’il ne s’agit pas d’une représentation théorique et abstraite, et qu’elle n’a de sens qu’en tant qu’on en fait l’expérience au sens propre et que l’on est affecté par elle. Que Zarathoustra craigne sa pensée, qu’il sache mais qu’il ne veuille pas, cela souligne tout à la fois la difficulté de l’épreuve et le processus d’incorporation sous-terrain à l’œuvre.

Dans le livre III, qui raconte le retour et les détours de Zarathoustra vers ses montagnes, la pensée du retour occupe deux chapitres décisifs, où elle est enfin « dite ». Dans le premier, « De la vision et de l’énigme », Zarathoustra propose aux voyageurs une nouvelle énigme, en leur racontant une vision qu’il a eue et qui a encore tout d’un rêve. Zarathoustra gravit la montagne et, par une syllepse typique du style de ce livre, passe de la métaphore de la chute à une lutte intérieure contre son ennemi, l’esprit de pesanteur, associé à la connaissance,[30] qui se matérialise aussitôt en créature étrange, « mi-nain, mi taupe » (Za III, Vom Gesicht und Räthsel 1). Mais ce combat est avant tout un combat intérieur entre Zarathoustra et lui-même, contre tout ce qui empêche la libération de son vouloir. Cet affrontement spirituel s’inscrit dans la logique du surmontement de soi-même et témoigne de la difficulté réelle de cet effort. Ici la pensée de l’éternel retour est convoquée par Zarathoustra pour se surmonter lui-même et se libérer de l’esprit de pesanteur. Ce qui est très singulier dans ce passage, c’est la matérialisation fantastique de la pensée sous ses yeux, au moment même où l’exprime Zarathoustra, avec l’apparition d’une porte au milieu des deux chemins. Nietzsche joue avec la représentation classique de la flèche du temps pour la transformer en anneau. Mais le fait le plus intéressant de ce passage est le suivant : c’est bien l’adversaire, l’esprit de pesanteur, qui exprime le plus clairement, sous un mode assertif, la pensée du temps : « le temps lui-même est un cercle ». Ce que Zarathoustra refuse avec énergie : « Toi, esprit de pesanteur : dis-je, plein d'irritation, ne te rends pas les choses trop faciles ! Ou bien je te laisse accroupi où tu es, lambin, moi qui t'ai porté si haut ! » Puis Zarathoustra explique de nouveau la pensée du retour de l’identique, en montrant les limites de la représentation classique du temps, comme pour indiquer que sa valeur ne réside nullement dans cet aspect. Ce refus par le récit souligne encore la spécificité et la difficulté de la pensée du retour, qui ne vaut nullement dans la vérité qu’elle recèle, mais dans la capacité à vouloir la réalité et à l’affirmer. Après quoi cette vision disparaît pour une autre bien plus énigmatique, celle d’un berger étouffant d’un serpent noir qui entre dans sa bouche, dont le sens doit justement être deviné.

Cette énigme se dissipe dans l’autre chapitre décisif, « Le convalescent », qui raconte enfin l’événement dont tout notre récit n’était que le pressentiment et l’annonce. Zarathoustra, revenu dans ses montagnes, trouve enfin le courage d’appeler sa pensée abyssale et de l’éprouver. Mais celle-ci le submerge par le dégoût et le désespoir qu’elle apporte, et il sombre dans un coma inquiétant pendant sept jours. Le récit dramatise à outrance le grand danger qui menace Zarathoustra au moment de l’incorporation de la pensée. Le lecteur apprend alors que le berger étouffant du serpent noir était une prémonition de Zarathoustra lui-même, devant surmonter le dégoût dont était porteuse la pensée du retour et qui était sa grande épreuve. Quel était ce serpent noir ? C’était le dégoût devant l’éternel retour de l’homme petit, la répétition de l’homme incapable de se fixer des buts, incapable de s’orienter vers le surhumain, incapable de se surmonter. Couper la tête à ce serpent, à ce grand dégoût qui est l’épreuve ultime de Zarathoustra, exprime symboliquement l’orientation affirmatrice de la pensée du retour : il faut affirmer tout de la vie telle qu’elle est, dans sa contradiction, même ceux qui la nient et la fuient. Ce n’est qu’à partir de cet acte que la pensée commence à avoir un effet transvaluateur. Néanmoins, et contrairement à sa prémonition, Zarathoustra n’est pas soudainement transfiguré. La métamorphose n’est pas immédiate, au contraire il est convalescent, encore faible et malade ; ce n’est qu’en chantant, pour se consoler et s’alléger, que cette métamorphose est peu à peu suggérée. Là encore, la pensée du retour n’est pas exprimée comme une vérité. À ses animaux qui en font un chant pour le consoler et le bercer, celui-ci leur coupe la parole : « Ô vous, bouffons-plaisantins, orgues à rengaines que vous êtes ! répondit Zarathoustra, vous savez si bien ce qui devait s'accomplir en sept jours : […] et vous, – vous en avez déjà fait une rengaine ? » (Za III, Der Genesende 2) Lorsque de nouveau ses animaux l’encensent comme celui qui enseigne de l’éternel retour, le récit censure à nouveau le discours par le silence absent de Zarathoustra : il ne leur répond plus, il ne les écoute plus.

Troisième section : de la fiction à l’affirmation : une doctrine nouvelle

1. Conjectures sur l’usage nietzschéen de la fiction

Que pouvons-nous tirer de ce parcours qui puisse nous permettre de mieux comprendre les raisons du choix de la fiction pour exprimer l’éternel retour ? À ce stade, nous ne pouvons que faire des conjectures avec prudence, étant donné le peu d’indices textuels. Dans tous les fragments ou témoignages de la période d’élaboration de l’ouvrage, Nietzsche ne thématise jamais explicitement les raisons de son choix pour la forme littéraire. Mais cette absence de justification, au fond bien compréhensible dans des notes de travail, ne doit pas annuler la valeur même d’une telle métamorphose du discours philosophique. L’hypothèse que nous proposons se fonde en ce sens sur une méthode que l’on peut résumer ainsi : interpréter non seulement ce qu’un philosophe dit, mais encore ce qu’il fait dans son discours.

La forme poétique et narrative d’Ainsi parlait Zarathoustra peut d’abord paraître étonnante car les analyses généalogiques ne semblent guère avoir mis en avant la littérature comme un instrument véritablement efficace dans la perspective d’une transformation des valeurs. Les instruments d’élevage (Züchtung) de l’homme les plus influents identifiés par Nietzsche sont plutôt les mœurs sociales, les dogmes religieux, la politique, voire le discours scientifique. Même si Nietzsche fait toujours une place à l’art dans cette typologie des instruments de la culture, nous pensons souvent, peut-être à tort, à d’autres formes d’art que la littérature, tout particulièrement à la musique. La littérature semble jugée comme un instrument de culture plus fragile que les discours scientifiques ou religieux pour propager des croyances en des valeurs nouvelles – même si un tel jugement est discutable suivant les textes, et minore l’influence culturelle immense que Nietzsche reconnaît par exemple à un Goethe ou un Homère.

Prenons le cas du rapprochement avec la religion. Indéniablement, de nombreux aspects stylistiques d’Ainsi parlait Zarathoustra sont empruntés aux textes sacrés et à la littérature religieuse, qu’il s’agisse du choix du personnage éponyme, un prophète fondateur de religion, de la reprise parodique de certaines scènes, de l’importance du modèle du sermon pour les discours de Zarathoustra, ou encore des évidents accents bibliques de son verset poétique. Un certain nombre d’études extrêmement éclairantes mettent par ailleurs en évidence un intertexte précis avec la Bible de Luther.[31] Mais cet intertexte ne doit pas pour autant nous autoriser à suggérer, plus ou moins explicitement, que Nietzsche ait été chrétien, luthérien malgré lui, quand bien même il était familier du protestantisme allemand de son temps. Certes, il présente Ainsi parlait Zarathoustra à son éditeur comme un « cinquième Évangile » (à Ernst Schmeitzner, 13 février 1883, Nr. 375, KSB 6.327), même s’il le présente surtout comme un poème, dans cette lettre et dans d’autres. Mais il est difficile de soutenir jusqu’au bout que Nietzsche ait voulu que nous nous rapportions à son livre comme à une nouvelle Bible, dans un rapport de croyance, ou même qu’il en ait laissé la possibilité à ses lecteurs, pour la simple raison que le jeu constant avec le discours religieux est parodique. Zarathoustra dissipe lui-même symboliquement ce malentendu à la fin du premier livre, lorsqu’il quitte ses « disciples » :

Vous me vénérez ? Mais qu’arrivera-t-il si votre vénération, un jour, tombe et se renverse ? Méfiez-vous de ne pas vous faire écraser par une statue !

Vous dites que vous croyez en Zarathoustra ? Mais qu’importe Zarathoustra ? Vous êtes mes croyants : mais qu’importent tous les croyants !

Vous ne vous étiez pas encore cherchés : alors vous m’avez trouvé. C’est ce que font tous les croyants ; c’est pourquoi toute foi compte si peu.

Maintenant, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver ; et ce n’est que quand vous m’aurez tous renié, que je veux revenir parmi vous (Za I, Von der schenkenden Tugend 3).

Zarathoustra ne veut pas de croyants, il rejette ici avec vigueur une telle attitude parmi ses disciples. Il veut des compagnons à l’esprit libre, ayant la même probité, la même passion de la connaissance que lui. Se rapporter à son enseignement du surhumain avec une foi religieuse détruirait le contenu de cet enseignement, ce que les dernières lignes de ce chapitre mettent en évidence : il faut que tous les dieux meurent pour que vive le surhumain. On voit ici à l’œuvre l’hésitation constante de Zarathoustra, peut-être son refus à se muer en un législateur efficace, qui gagnerait en autorité et en influence autant qu’il perdrait en liberté d’esprit. Or Nietzsche a toujours compris l’esprit libre comme le type le plus diamétralement opposé au type du croyant.[32] Il ne veut pas de lecteurs croyants, pas davantage pour son Zarathoustra que pour ses autres écrits. Il le dira sans fard dans Ecce homo, avec un certain sens de l’auto-dérision, en préférant être un bouffon qu’un fondateur de religion.[33]

Le choix de la fiction littéraire pour exprimer l’éternel retour doit surtout nous étonner par rapport à la possibilité de l’exprimer sous une forme argumentative qui s’appuierait sur des travaux et des hypothèses scientifiques. On peut en effet songer que pour imposer de manière efficace cet instrument de sélection des formes de vie, pour en favoriser l’incorporation dans l’histoire de la culture, Nietzsche aurait dû se servir de la contrainte de la vérité dans son discours. Si on veut faire croire en une pensée, quoi de plus stratégique que de la rendre plausible, probable, d’en révéler publiquement l’aspect scientifique, surtout après avoir diagnostiqué l’hypertrophie de notre instinct de connaître et notre attachement à la science dans la culture contemporaine ? Dans M 429, Nietzsche montrait en effet avec précision la prédominance tyrannique de cet instinct dans la configuration pulsionnelle de l’homme moderne. Peu avant l’apparition de l’éternel retour, il indiquait que pour agir sur la culture de son temps, pour s’ajuster à sa configuration physiologique spécifique, il devait faire des expériences avec les « préjugés fondamentaux de la science actuelle » (Nachlass 1880/81, 8[63], KSA 9.396). Nous avons en outre rappelé, sans les analyser en détail, que de nombreuses notes posthumes consacrées à l’éternel retour s’efforcent précisément de démontrer la plausibilité de cette hypothèse cosmologique par rapport aux débats des sciences de la nature de son temps. Pourquoi Nietzsche a finalement décidé de ne pas s’appuyer sur le matériau scientifique relativement abouti qu’il possédait et de ne pas avancer explicitement, dans son œuvre, les différents arguments qui iraient en faveur d’une « preuve » de la vérité de l’éternel retour, quand bien même il pouvait avoir conscience de leur fragilité ? Tout le scandale du choix de la fiction et du projet d’Ainsi parlait Zarathoustra est là : Nietzsche a préféré volontairement un mode d’expression diamétralement opposé à des arguments scientifiques et métaphysiques, qui se complaît même à censurer la pertinence de tels procédés.

Nous avons en effet vu que la pensée de l’éternel retour faisait l’objet d’un récit et répugnait systématiquement à être un discours théorique. Zarathoustra s’oppose à l’esprit de pesanteur comme à ses animaux lorsque ceux-ci déploient, sur un mode assertif, son contenu, comme si le fait d’en rester simplement à son énonciation risquait d’amoindrir sa puissance de transformation pratique. En faisant d’elle un récit, Nietzsche refuse d’en faire une doctrine théorique pour mettre en évidence le fait que sa valeur essentielle se révèle lorsqu’elle provoque des effets sur la manière de juger, de sentir, lorsqu’elle métamorphose profondément l’individu. Il s’agit moins d’une théorie que d’une expérience vécue et d’un événement soigneusement mis en scène. Ainsi, le point culminant du récit n’est sans doute pas le chapitre « De la vision et de l’énigme », qui nous renseigne pourtant le plus sur le contenu de la pensée, mais bien « Le convalescent », qui narre l’incorporation progressive de la pensée du retour par Zarathoustra. L’événement vers lequel le livre III est tout entier tendu est le dépassement d’un rapport distancié, d’abstraction, vers une véritable incorporation de la pensée, dont nous voyons les effets foudroyants sur sa santé. Ce processus d’incorporation, à propos de Zarathoustra lui-même et pas de n’importe quel décadent, révèle l’extrême dureté des effets que produit l’éternel retour, et que Nietzsche ne cesse de mettre en évidence : la transformation qu’elle recèle est périlleuse. En tentant de placer son existence sous le signe de l’éternel retour, Zarathoustra s’effondre d’abord dans une violente crise, et manque d’en périr, avant de guérir lentement et d’accéder à une santé nouvelle qui n’est que suggérée dans les chants qui achèvent le livre III. L’épreuve qu’elle constitue pour faire apparaître une forme de vie affirmatrice est sans cesse présentée comme pratiquement insupportable, comme une tentative fondamentalement désespérante.

Que peut donc le récit fictionnel que ne peut le discours théorique ? Où se situe son possible avantage ? D’abord dans le fait de créer et montrer des événements. Une des fonctions principales du récit dans Ainsi parlait Zarathoustra consiste à montrer l’événement d’une grande pensée qui transforme profondément un individu qui s’attelle à la tâche d’une législation nouvelle des valeurs. On peut légitimement y voir une limite d’un point de vue philosophique : la pensée du retour ne concerne que Zarathoustra comme personnage, d’une façon absolument individuelle, quand bien même il veut s’en faire le prophète. N’est-ce pas un recours trop singularisant dans la perspective de la transvaluation et l’échelle collective d’une transformation de la culture ? Il est en tout cas difficile de nier que la stratégie même de la pensée du retour s’inscrit dans la logique de la Selbstüberwindung, et ne prend sens que d’un point de vue individuel. Si la valeur de cette pensée, en tant qu’instrument de création de valeurs, repose moins sur son contenu théorique que sur les effets qu’elle peut provoquer une fois incorporée, si elle ne se révèle efficace que pour autant qu’elle est expérimentée, alors seul l’exemple d’une trajectoire individuelle s’avère pertinente. La pensée ne peut être véritablement voulue et expérimentée que si moi, en tant qu’individualité, je tente l’expérience. On ne fait d’expérience de la pensée qu’à la première personne, à la lumière de son propre vécu, c’est un choix qui repose essentiellement sur l’indépendance d’esprit.

Nous pouvons également mettre en évidence, comme autre ressource de la fiction qui puisse motiver le choix de Nietzsche, la puissance affective de l’imaginaire. Cette dimension s’exprime dans la coloration fantastique de l’introduction de l’éternel retour, sur laquelle nous avons déjà insisté, et qui apparaît dans la présence envahissante du rêve dans le récit. C’était déjà le cas dans le Gai savoir, où le texte esquissait le récit d’un rêve terrifiant, dont les mêmes détails sont repris dans « De la vision et de l’énigme ». Le rêve joue de plus un rôle original dans le Zarathoustra.[34] Tous les événements qui décident du sort de Zarathoustra sont des rêves prémonitoires. Rêve de l’enfant au miroir qui le pousse à défendre son enseignement ; rêve de celui qui porte ses cendres à la montagne ; rêve de l’heure la plus silencieuse. La vision que Zarathoustra propose aux voyageurs a tout d’un rêve, par les matérialisations surnaturelles, les brusques changements spatio-temporels. Zarathoustra ne comprend pas ses propres rêves : ce sont des énigmes pour lui-même, qu’il propose à ses disciples, et en même temps ils concernent son existence. Lorsqu’il s’adresse pour la dernière fois aux hommes supérieurs, Zarathoustra leur chante ainsi : « Suis-je un devin ? Un rêveur ? Un homme ivre ? Un homme qui explique les rêves ? Une cloche de minuit ? » (Za IV, Das Nachtwandler-Lied 10).

Le rêve fait office d’oracle : il s’exprime toujours de façon énigmatique, révèle la vérité de manière oblique, et en même temps annonce le destin du héros. Qui a porté ses cendres à la montagne, qui a été le premier meurtrier de Dieu ? Zarathoustra. Qui est le berger qui étouffe de son savoir ? Zarathoustra. La vie de Zarathoustra est hantée par son propre destin, dont il voit des signes précurseurs partout et dont il a des prémonitions en rêve. Ces rêves oraculaires produisent dans le récit un effet destinal remarquable. C’est là encore une des ressources de la narration. Par la temporalité du récit, tous les événements, infimes comme majeurs, ont leur raison et leur importance, s’imbriquent ensemble pour former un tout. Nietzsche se souviendra de cette allure destinale que peut conférer le récit dans Ecce homo. Le récit donne à chaque action son agencement et sa nécessité invisible dans la réalité contingente. Même lorsqu’il éprouve véritablement la pensée du retour, Zarathoustra est endormi, en tout cas dans un état inconscient. Cet état traduit sans doute mieux le processus d’incorporation que celui de la pensée consciente et réfléchie. L’aspect franchement cauchemardesque que Nietzsche prête à sa pensée suggère sans doute qu’il veut lui donner des couleurs, du poids. Le rêve doit hanter les esprits, et son contenu, la répétition éternelle, a quelque chose de terrifiant, de maudit. Elle saisit l’imagination, et possède sous cet aspect une force affective considérable, qui fait qu’il suffit que l’on pense à sa seule possibilité, indépendamment de la question de savoir si elle est vraie, pour en ressentir des réactions violentes. Peut-être la pensée du retour n’a-t-elle jamais été à l’origine qu’une vision fantastique, un rêve saisissant, dont Nietzsche aurait eu l’audace de se servir pour sa tâche philosophique. Après tout, comme il le souligne dans un fragment posthume peu après son apparition, on a bien cru et craint pendant des millénaires une vision aussi fantastique que l’enfer.[35]

Il est possible de mettre en évidence d’autres aspects de la fiction nietzschéenne associés à la pensée de l’éternel retour, d’étudier en détail les textes en exploitant une conceptualité narratologique et critique plus affinée.[36] Tel n’est pas l’objet de cette étude. Nous n’avons voulu ici que mettre en évidence les caractéristiques principales du discours choisi par Nietzsche pour exprimer sa pensée, notamment par différence avec d’autres possibilités qui se présentaient à lui, et qu’il a esquissé dans ses notes de travail. Il nous reste cependant, pour finir, à expliciter, la valeur du discours pour la doctrine.

1. Affirmation et apparence : une joie tragique

Nous faisons l’hypothèse que la doctrine de l’éternel retour dépasse la cosmologie qu’elle recèle pourtant, que son enseignement va plus loin, non dans la complexité d’une théorie sur le temps, mais dans sa volonté de créer grâce à elle de nouvelles valeurs. Une formule d’Ecce homo dit parfaitement le cœur de cet enseignement. La pensée de l’éternel retour, « die Grundconception » d’Ainsi parlait Zarathoustra, serait « diese höchste Formel der Bejahung, die überhaupt erreicht werden kann », « la formule de l’affirmation la plus haute qui puisse être atteinte » (EH, Za 1). Suivant cette perspective, la valeur de l’éternel retour résiderait avant tout dans son aptitude à favoriser le développement d’une forme de vie humaine capable de dire pleinement oui à la vie pour ce qu’elle est, de l’aimer dans ses simples conditions. L’Übermensch que veut créer et élever Zarathoustra est un type « qui affirme la vie » (Nachlass 1882/83, 4[81], KSA 10.137) et qui se réjouirait intensément de la perspective d’un éternel retour de l’identique. Ce n’est que grâce à la création et l’enseignement de l’idéal du surhumain, d’un type qui verrait cette pensée comme une bénédiction, que le retour éternel de l’existence peut par ailleurs apparaître supportable pour Zarathoustra lui-même.[37]

On a souvent tendance à réduire la pensée nietzschéenne de l’affirmation à une dimension existentielle et individuelle, où il s’agirait avant tout de dire oui à sa propre existence, de devenir ce que l’on est.[38] Si indéniablement nous avons affaire à la recherche d’une certaine manière de vivre, l’affirmation visée ici par Nietzsche concerne l’ensemble de ce qui existe, ainsi que le précise le FW 276 :

Je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l’un de ceux qui embellissent les choses. Amor fati : que ce soit dorénavant mon amour ! Je ne veux pas faire la guerre au laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux pas même accuser les accusateurs. Que regarder ailleurs soit mon unique négation ! Et somme toute, en grand : je veux même, en toutes circonstances, n’être plus qu’un homme qui dit oui.

Ich will immer mehr lernen, das Nothwendige an den Dingen als das Schöne sehen: – so werde ich Einer von Denen sein, welche die Dinge schön machen. Amor fati: das sei von nun an meine Liebe! Ich will keinen Krieg gegen das Hässliche führen. Ich will nicht anklagen, ich will nicht einmal die Ankläger anklagen. Wegsehen sei meine einzige Verneinung! Und, Alles in Allem und Grossen: ich will irgendwann einmal nur noch ein Ja-sagender sein (FW 276).

Ce passage met en évidence un aspect capital : aspirer à de nouvelles valeurs, vouloir une forme de vie qui dise oui à tout ce qui arrive, c’est s’opposer axiologiquement à d’autres formes de vie ascétiques, aux « accusateurs » de la vie. Il y a un antagonisme entre l’idéal de l’homme bon selon les idéaux ascétiques, qui nie la vie dans ses conditions, et l’idéal du surhumain affirmateur, néanmoins il est impossible pour une telle affirmation de s’opposer à ces idéaux sur un mode dialectique ou agonal, de chercher à les nier, car elle ne serait alors pas totale. L’affirmation serait encore secrètement animée par un esprit de vengeance et de ressentiment. De même, dans l’épreuve de l’éternel retour, c’est bien la difficulté à accepter et se réjouir de l’existence de l’homme éternellement petit qui étouffe Zarathoustra. La spécificité de cet idéal d’affirmation de la vie réside donc dans un effort constant de surmontement de soi vis-à-vis des différents rapports à la vie qui se sont avérés, dans l’analyse généalogique, l’expression de valeurs ascétiques et nihilistes.

Mais cet effort de surpassement vers l’affirmation pose un problème redoutable sur le plan pratique de l’incorporation de la pensée, un problème qui fait longuement hésiter Nietzsche dans ses travaux préparatoires : comment le type affirmateur devrait se rapporter lui-même à la pensée de l’éternel retour ? Doit-il la recevoir sous la forme d’une révélation religieuse, demeurer prisonnier de sa croyance et s’exposer au risque du dogmatisme ? Doit-il la tenir pour vraie, afin que celle-ci puisse véritablement exercer sa force de métamorphose ? Il y aurait alors une inadéquation entre le discours choisi et la doctrine. Nietzsche ne peut avoir recours ni à l’autorité de la foi religieuse, ni à la normativité de la vérité et de la démonstration scientifique, car ce serait entretenir un rapport à la vie qui serait encore conditionné par des valeurs ascétiques. Comment une forme de vie pourrait être affirmatrice si elle se fondait encore sur la valeur de vérité, dont Nietzsche ne cesse de nous dire qu’elle se révèle une négation et une haine des conditions sensibles de la vie ? Une véritable affirmation de la vie doit pouvoir entretenir un rapport à la réalité délivré de la valeur de vérité et de la transcendance religieuse. Mais de quelle nature peut être ce rapport ? Nous saisissons ici le lien profond entre cette doctrine et d’autres thèses de Nietzsche, tout particulièrement le perspectivisme de l’esprit libre. Dire oui à la vie, c’est conserver la probité intellectuelle que la condition de tout vivant est d’évaluer et d’interpréter, que nous ne pouvons nous rapporter à la réalité qu’en l’interprétant librement, qu’en créant « le monde éternellement en croissance des appréciations, des couleurs, des poids, des perspectives, des gradations, des acquiescements et des négations » (FW 301). Le type véritablement affirmateur serait ainsi celui qui sait que le réel est apparence¸ qui n’oublie pas que « c’est nous seuls qui avons d’abord créé le monde qui intéresse l’homme en quelque manière », mais qui serait capable de se réjouir de ce savoir. Dans le même sens, Nietzsche affirme que le degré d’incroyance de l’esprit libre est l’expression d’un accroissement de puissance, « une manière divine de penser », « que c’est une mesure de force, du degré où nous pouvons nous avouer à nous-même l’apparence, la nécessité du mensonge, sans en périr » (Nachlass 1887, 9[41], KSA 12.354).

L’incorporation de la pensée de l’éternel retour pour un type affirmateur se révèle en fait un cas exemplaire pour comprendre la difficulté redoutable à laquelle est confrontée la tâche nietzschéenne de création de valeurs nouvelles. D’un côté, il faut préserver la probité de l’esprit libre ; de l’autre, cette probité ne doit pas se muer en un scepticisme impuissant, détruisant à la racine le désir de continuer à créer de nouvelles interprétations. Une telle attitude serait au contraire l’expression d’un désespoir nihiliste.[39] Pour cela, Nietzsche ne cesse également de l’indiquer, il faut respecter une condition essentielle pour l’incorporation de toute interprétation : les instincts doivent croire en elle, la « tenir pour vraie », pour que celle-ci métamorphose véritablement les individus. Il faut en passer par le corps, et ce dernier semble exiger, pour vivre suivant des valeurs, une solide force de croyance, ce qu’identifie clairement le texte suivant :

il faut qu’il y ait une quantité de croyances, à partir desquelles l’on soit en droit de juger, que le doute eu égard à toutes les valeurs essentielles fasse défaut : –

voilà la condition préalable à tout vivant et à sa vie. Donc il est nécessaire que quelque chose soit tenu pour vrai ; non pas que quelque chose soit vrai.

Daß eine Menge Glauben da sein muß, daß geurtheilt werden darf, daß der Zweifel in Hinsicht auf alle wesentlichen Werthe fehlt: –

das ist Voraussetzung alles Lebendigen und seines Lebens. Also daß etwas für wahr gehalten werden muß, ist nothwendig; nicht, daß etwas wahr ist (Nachlass 1887, 9[38], KSA 12.352).

Or, tout le problème est que la probité de l’esprit libre se caractérise essentiellement par une lutte constante contre les croyances qui se transforment en convictions. Dans ces conditions, comment concilier le développement de la probité de l’esprit libre, sa sagesse nouvelle à l’égard de la vie, avec le besoin de croyance qui s’impose aussi à lui pour s’incorporer durablement de nouvelles valeurs ? En d’autres termes, comment se rapporter à la réalité sous la modalité de l’interprétation, de l’apparence, et néanmoins parvenir à « croire » en ces mêmes interprétations, ces mêmes fictions dont nous savons désormais que nous sommes les créateurs ? Et pour en revenir à notre problème initial, quelle peut être l’attitude du type affirmateur à l’égard de la pensée de l’éternel retour ?

C’est ici que le discours éclaire de manière inattendue et profonde la doctrine. Quel est, de ce point de vue, l’avantage suprême de la fiction, qu’exploitent les plus grands écrivains et qu’a peut-être senti Nietzsche en se décidant pour elle ? Justement de ne pas craindre de se présenter comme une pure fiction, de reconnaître son propre statut fictionnel et même parfois d’oser le mettre en avant, comme le fait par exemple avec génie Shakespeare dans le prologue d’Henry V (1600). L’audace de la fiction, qui fait son plaisir unique, tient à ce que nous restons parfaitement conscients du caractère fictionnel, ce qui ne nous empêche jamais de nous immerger dans son univers diégétique. Nous croyons pleinement en les événements de cet univers, nous les vivons tout en sachant parfaitement qu’ils sont fictifs, et nous nous en réjouissons – pour autant que notre rapport à la fiction n’est pas pathologique. La conscience d’assister à une fiction, quel qu’en soit le genre, n’entrave aucunement l’empire intellectuel et affectif que celle-ci exerce sur nous, bien au contraire, il semblerait même qu’elle le renforce intensément par la distance qu’elle instaure. En elle, le degré de croyance nécessaire à l’incorporation et la probité ne s’excluent nullement, elles opèrent harmonieusement, ce qui peut se comprendre par le fait que la fiction suspend d’elle-même la valeur de vérité. Précisons que le type de croyance du spectateur ou du lecteur n’a ici rien à voir avec une foi inconsciente. Elle est, pour reprendre la formule profonde de Samuel Taylor Coleridge, « willing suspension of disbelief »,[40] une suspension délibérée de l’incrédulité partagée par l’auteur et les lecteurs ou spectateurs. Il n’y a, dans la nature de l’œuvre fictionnelle, aucune intention de tromper, tout au contraire un jeu de feintise partagé, pleinement volontaire.

Le choix du discours fictionnel pour la pensée de l’éternel retour permettrait ainsi de concilier, sans contradiction réelle ou vécue, une certaine forme de croyance, nécessaire aux besoins du corps, avec le maintien de notre probité intellectuelle. En d’autres termes, si nous suivons la logique du discours, cela signifie qu’il faudrait entretenir envers cette pensée le même rapport que nous entretenons avec la fiction en général, à savoir reconnaître avec lucidité le caractère fictionnel de l’hypothèse de l’éternel retour, et en même temps se laisser affecter par les conséquences terribles d’une telle interprétation de l’existence et de l’univers. Même sous cette modalité, une pensée peut être effroyable et affecter véritablement la vie du corps : Nietzsche ne cesse en effet d’attirer notre attention sur les effets profonds, potentiellement dévastateurs de sa pensée abyssale.

Il nous semble que Nietzsche n’est nullement ignorant de cette intelligence de la fiction. Il la thématise en réalité dès La Naissance de la tragédie comme la sagesse de la pulsion artistique apollinienne et l’exprime analogiquement avec le rêve. Le rêve manifeste en tout individu sa puissance d’artiste, capable de produire des représentations imaginaires, plus ou moins vraisemblables, plus ou moins fantastiques, et capable de les ressentir, de vivre entièrement dans ce monde onirique. Cette immersion dans le rêve et la représentation artistique présuppose contre toute attente la lucidité de vivre dans un monde d’apparence :

La belle apparence des mondes oniriques [Der schöne Schein der Traumwelten], que chaque homme engendre en artiste accompli, est la condition de l’ensemble des arts plastiques, comme aussi, nous le verrons d’une importante moitié de la poésie. Là, nous jouissons d’une compréhension immédiate des figures, toutes les formes nous parlent, il n’y a rien qui soit indifférent ou superflu. Mais même lorsque cette réalité du rêve est à son degré de vivacité suprême, transparaît pourtant encore en nous le sentiment qu’elle n’est qu’apparence [Scheins] : telle est du moins mon expérience, et je pourrais citer en faveur de son caractère fréquent, et même normal, nombre de témoignages, et les paroles des poètes (GT 1, KSA 1.26).

Même dans le rêve le plus saisissant, – Nietzsche insiste ici étonnamment sur son vécu personnel – la conscience de sa déréalisation, ou plutôt la conscience de vivre une réalité qui est une apparence n’est jamais abolie. Pris dans la fiction du rêve, nous ne croyons jamais que ce que nous vivons est réel, et pourtant cette conscience du rêve n’annule jamais son vécu effectif, ni l’empire qu’il exerce sur nous et qui laisse ses traces sur notre vie intérieure. Tout l’effort de Nietzsche est de montrer que ce type d’expérience est précisément ce qui se passe en art, tout du moins dans la représentation artistique, dans l’art apollinien. Ce que Nietzsche symbolise par le dieu olympien n’est en effet pas réductible à un art serein, doux, sans souffrance, pas plus que la vie du rêve n’est tranquille. Homère, incarnation du type d’ « artiste naïf », ne cesse de représenter dans ses poèmes épiques la condition tragique de l’existence humaine. Lorsque nous vivons dans cet univers, ou que nous assistons à une représentation particulièrement tragique, l’expérience de la souffrance est bien là, elle se caractérise même par son exacerbation. Seulement elle est transfigurée par la beauté de son apparence et par la conscience de son caractère apparent, ce que Nietzsche met en avant en rappelant, encore une fois, sa propre expérience onirique :

Et ce dont il fait l’expérience avec cette intelligence universelle, ce ne sont pas seulement des images agréables et avenantes : mais c’est aussi tout ce qui est grave, trouble, triste, sombre, les empêchements soudains, les ironies du hasard, les attentes inquiètes, bref, c’est toute la « divine comédie » de la vie, sans oublier son Inferno, qui passe devant ses yeux, non pas à la façon d’un simple jeu d’ombres – car ces scènes, il les vit et il en souffre –, mais pas non plus cependant sans qu’il éprouve le sentiment fugace que tout cela n’est qu’apparence ; et il se peut que plus d’un se rappelle, tout comme moi, s’être écrié parfois au beau milieu des dangers et des terreurs du rêve, réussissant par là à se donner du courage : « C’est un rêve ! Je veux continuer de rêver ! » (GT 1, KSA 1.27)[41]

Lorsque Nietzsche insiste sur la nécessité pour les Grecs tragiques d’interposer le voile de l’art apollinien sur l’expression immédiate de la souffrance issue de la pulsion dionysiaque, il ne s’agit pas d’estomper et de soulager cette souffrance comme une sorte de purgatif, en la rendant seulement belle. La sagesse apollinienne ne se caractérise pas seulement par la joie que l’on éprouve devant la beauté ; ce qui rend l’art représentatif beau, c’est aussi la lucidité de l’apparence, une lucidité qui ne bascule pas nécessairement dans l’éloignement du connaître objectif. Elle permet de rendre soutenable la représentation et l’immersion dans la souffrance, elle justifie d’un point de vue artistique l’existence sans l’amoindrir ou la mettre à distance. C’est surtout en ce sens que Dionysos a véritablement besoin d’Apollon, que leur union produit à la fois le sommet de l’art, la tragédie, et qu’elle révèle la sagesse tragique des Grecs. Dionysos révèle la souffrance et l’absurdité de l’existence à l’homme ; mais grâce au gai savoir de l’apparence d’Apollon, ainsi que le plaisir pris au beau, cette souffrance se justifie par elle-même. L’homme tragique accède ainsi à la réjouissance de sa propre condition, tout comme le spectateur d’une tragédie éprouve une joie unique devant le spectacle de la souffrance humaine.

En ce sens, il est tout à fait signifiant d’observer le retour du paradigme de l’art pour la philosophie dans cette période dédiée à la philosophie de l’affirmation, dans Le Gai Savoir et Ainsi parlait Zarathoustra. Si l’art peut donner des leçons pour la vie, si l’artiste se révèle un modèle pour une philosophie de l’affirmation, c’est fondamentalement en raison de sa sagesse tragique, de sa réjouissance à l’égard de l’apparence. Pour l’artiste, et somme toute pour le type affirmateur, l’apparence n’est « certainement pas le contraire d’une quelconque essence » :

certainement pas un masque mort que l’on pourrait plaquer sur un X inconnu, et tout aussi bien lui ôter ! L’apparence, c’est pour moi cela même qui agit et qui vit, qui pousse la dérision de soi-même jusqu’à me faire sentir que tout est ici apparence, feu follet, danse des esprits et rien de plus, – que parmi tous ces rêveurs, moi aussi, l’ « homme de connaissance », je danse ma propre danse, que l’homme de connaissance est un moyen de faire durer la danse terrestre, et qu’il fait partie en cela des grands intendants des fêtes de l’existence (FW 54).

Nous retrouvons ici le perspectivisme nietzschéen, envisagé non plus dans sa dimension critique à l’égard de la valeur de la vérité, non plus comme une forme de théorie de la connaissance, mais bien dans son contenu positif, dans ce qu’il peut apporter à la création de valeurs nouvelles et à la doctrine de l’affirmation. Tout comme l’artiste, dans son travail de création, est à la fois lucide sur la nature de l’apparence et aime celle-ci pour ce qu’elle est, le type affirmateur étend ce gai savoir de l’apparence à ses pensées, à ses valeurs, à la vie même, sans entraver sa puissance d’action, sa force affective et vitale. Il est ce type humain qui serait capable d’entretenir envers la vie le même rapport que l’on a envers la fiction, envers l’art, envers le rêve, et surtout de s’en réjouir, d’aimer la vie dans son apparence, quand bien même celle-ci se révèle ainsi tragique. Un fragment de cette période pose explicitement une telle analogie :

Cette terrible réalité, ce caractère terrifiant de la réalité est aussi visible dans les phénomènes moraux que dans les phénomènes physiques, et même plus nettement : comme tout ici n’est au fond que poésie [Dichtung] ! C’est là ce qu’il me faut prouver ! – C’est comme dans un rêve, cela exerce une puissance bien réelle, la croyance qu’il y a là quelque chose de réel (par ex. un meurtre, une exécution, un enterrement) (Nachlass 1881, 12[6], KSA 9.576, notre traduction)

Notre rapport au réel serait semblable à notre rapport au rêve. Le rêve semble bien réel au rêveur. Nous y croyons, il exerce sa puissance ; de même nous croyons à la réalité du réel, de la morale : mais ce ne sont que des projections imaginaires qui exercent leur puissance sur notre esprit. Dans cette analogie, nous voyons apparaître de nouveau la conciliation entre probité de l’esprit libre, la conscience de l’apparence avec la puissance affective de la croyance en elle qui rend possible l’incorporation, que nous avons décelé dans le discours fictionnel, dans l’art et dans le rêve. Nous pouvons ainsi transposer l’expérience singulière, révélée dans le choix de la fiction pour exposer l’éternel retour, au cœur de la doctrine de l’affirmation, et y voir un élément fondamental pour la transvaluation nietzschéenne. Celle-ci ne chercherait pas seulement à créer de nouvelles valeurs, plus affirmatrices à l’égard de la vie, une morale supplémentaire. Le contenu affirmateur de ces valeurs impliquerait également un nouveau rapport envers celles-ci, un rapport délivré de la valeur de vérité, fondé sur le gai savoir de l’apparence. Il deviendrait dès lors possible de reconnaître nos pensées, nos interprétations comme autant de fictions dont nous sommes les créateurs, sans entraver aucunement le besoin de croyance nécessaire à leur incorporation, pour qu’elles s’enracinent durablement en la culture. Sous cet aspect, n’était-il pas plus sage de faire de la pensée de l’éternel retour une fiction ?

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Published Online: 2023-11-25

© 2023 bei den Autorinnen und Autoren, publiziert von De Gruyter.

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