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Publicly Available Published by De Gruyter Mouton January 10, 2017

Inédit 1 (1964): Réflexions sur les possibilités d’une description de l’histoire de la linguistique

  • Algirdas J. Greimas
From the journal Semiotica

Abstract

The Wenner-Gren Foundation symposium “Revolution vs. Continuity in the Study of Language” invites speakers to discuss the applicability of Thomas Kuhn’s 1962 essay to linguistics. Kuhn does well to posit an autonomous epistemological plane, to take account of the sociology of knowledge, and to focus on the history of structures rather than of fleeting events. On the other hand, he presents each science as essentially stagnant throughout most of time, and offers an atemporal and harmonious view of how one “paradigm” replaces its predecessor; Kuhnian history emerges as a succession of synchronies. The portrayal ignores that if paradigms emerge at successive moments, old and new overlap and coexist in tension. Constructing each science as an independent system, it also neglects dynamics that cross or connect disciplines, including generalized systems of thought, and outlooks common to an entire society at a given era.

Whereas sciences today are familiar with synchronic systems, effective models of those structures’ diachronic transformation are lacking. Rather than Kuhn’s or Hegel’s a priori and overly general schemas, inductive approaches based on the linguistic analysis of scholarship or researchers’ autobiographical testimonies could provide better results. In the interim, adopting Braudel’s concept of history as encompassing events belonging to three distinct chronological orders ranging from quotidian to multi-secular, we can see that a Kuhnian revolution alters views characteristic of a discipline during a given period, but only changes portions of the overall field as it has developed throughout time. This conception reconciles synchrony and diachrony. Rather than prolonged periods of inactivity, we observe a constant scientific praxis which transforms paradigms defined as open, their possibilities always exceeding their extant realizations. Such paradigmatic variations cannot account for exceptional scientific revolutions which exceed their scale, such as the invention of writing, and which represent instead breakthroughs in a model’s effectiveness, in its ability to transform reality and human experience. The contemporary project for a structural semantics aims to achieve a second linguistic revolution by constructing a new language which can serve as the science of humanity, an anthropology comparable to the mathematics used in the life sciences.

1 Introduction

1.1. Le choix du thème de ce symposium me paraît pertinent. En effet, la façon dont M. Thomas S. Kuhn pose les problèmes dans son ouvrage The structure of scientific revolutions n’est pas très éloignée de nos modes de réflexion sur les questions de ce genre en linguistique. Tout en opérant avec les concepts qui nous paraissent familiers, nous pouvons plus facilement transposer la problématique qui est la sienne dans notre propre domaine. C’est donc un sujet qui provoque à la réflexion, et seul le grand nombre d’interrogations qu’il soulève risque peut-être de submerger le symposium en y introduisant quelque confusion.

1.2. On ne peut qu’apprécier l’effort de Th. S. Kuhn qui cherche à dégager et à affirmer un plan épistémologique cohérent et automne sur lequel se situent les « paradigmes », c’est-à-dire les structures fondamentales de chaque science.

a) C’est ainsi que, par une sorte de consensus d’une classe relativement fermée de savants et par l’apprentissage des « paradigmes » permettant l’intégration des jeunes générations de chercheurs dans ces clubs fermés, Th. S. Kuhn essaie de ménager la transition entre deux niveaux de réalité différents: la micromorphologie des groupes sociaux et la macrosociologie de la connaissance.

b) C’est aussi en intégrant l’événement (the finding fact) dans la structure de recherche (the inventing theory) qu’il essaie de dépasser le plan de l’histoire événementielle pour atteindre l’histoire structurelle.

Voilà déjà deux distinctions capitales qui méritent d’être retenues.

1.3. Cependant, on a le droit de se demander où se situe exactement et par quels moyens est constitué ce plan épistémologique autonome. S’agit-il d’un survol « structurant » de l’histoire totale, cher à la philosophie de l’histoire et qui n’ajoute qu’une nouvelle conception du déroulement historique à tant d’autres philosophies de l’histoire ? Ou bien la formulation de Kuhn est-elle le résultat d’une description systématique de plusieurs sciences saisies dans le développement ? Nous autres linguistes, nous nous sommes résignés à reconnaître que notre objet d’études – le langage – est de la même nature que les instruments d’étude, à savoir les concepts méthodologiques dont nous nous servons. L’idée que notre propre méthodologie, que notre épistémologie, considérées comme objets linguistiques, soient soumises à une description en règle, si elle n’est pas toujours familière, ne nous choque plus. Voilà donc le troisième point sur lequel on pourrait s’interroger.

1.4. Ceux qui ont eu l’occasion de fréquenter les historiens des sciences ou de feuilleter les histoires des sciences particulières ont dû remarquer que leur défaut assez commun et difficile à corriger consiste à traiter toute histoire de science à une époque quelconque en fonction de l’état actuel de la science étudiée. Même un Lucien Febvre, dont le nom est attaché au renouvellement de la science historique en France, ne s’aperçoit pas de ce défaut méthodologique, lorsque, en traitant le Problème de l’incroyance au XVIème siècle, il consacre un chapitre entier de son ouvrage à énumérer les principaux concepts-mots qui manquaient à l’homme du XVIème siècle par rapport à nous. M. Th. S. Kuhn ne commet certainement par une telle erreur. Cependant, on peut se demander si les concepts fondamentaux qu’il utilise, et qui ont donné lieu à la formulation du thème de ce symposium, ne sont justement pas trop marqués du sceau épistémologique du XXème siècle et – pourquoi ne pas le dire, puisque cela ne peut que nous faire plaisir – ne sont pas tributaires de cette linguistique qui, un peu malgré elle, apparaît aujourd’hui comme science-pilote parmi les sciences humaines. Ce n’est pas un reproche, mais plutôt une constatation dont on peut tirer un certain nombre de conséquences:

a) Si tel est le cas, un pas de plus pourrait facilement être fait en se décidant à appliquer intégralement les méthodes linguistiques à la description des langages scientifiques.

b) Même sans aller aussi loin, sans exiger que les « paradigmes » de Kuhn soient décrits selon les méthodes linguistiques, cette intrusion de la linguistique nous permet de dire que, le modèle selon lequel sont traités les « paradigmes scientifiques », n’est à son tour qu’un « paradigme » de l’histoire des sciences, c’est-à-dire le paradigme des paradigmes.

1.5. Ce « paradigme » qui correspond mutatis mutandis au thème du symposium, pourrait être articulé de la façon suivante:

a) Chaque science constitue, à un moment donné de l’histoire, un paradigme synchronique.

b) Ce paradigme synchronique est ensuite placé sur la ligne du temps qui apparaît comme la dimension diachronique linéaire.

c) Cette diachronie possède deux propriétés contradictoires: la continuité et la discontinuité (cf. ligne vs. point). La continuité est le temps pur, pendant lequel il ne se passe rien: ce n’est pas la continuité pleine du XIXème siècle à l’intérieur de laquelle se situaient, par exemple, toutes les transformations linguistiques. La discontinuité, par contre, est atemporelle: elle est le point de rencontre de deux synchronies, de deux « paradigmes », le moment de leur substitution.

Tel est, ce nous semble, le « paradigme » des changements historiques qui est soumis à notre réflexion. Il nous appartient à dire si – non pas par l’attirance que peut exercer sur nous telle ou telle conception de l’histoire, mais à la lumière de nos réflexions sur les problèmes similaires dans l’étude du langage – le « paradigme » qui veut expliquer le développement des sciences en général, peut rendre compte également des transformations observées dans notre propre domaine.

2 Les hommes et les événements

2.1. Personnellement, j’ai peur que l’utilisation de la diachronie, considérée comme temps linéaire et uniforme et, en tant que tel, comme une donnée première, apriorique du « paradigme », n’introduise par une porte dérobée cette histoire événementielle dont on essaie de se débarrasser sans d’ailleurs savoir très bien comment. En effet, qui parle du temps linéaire, présuppose qu’il est mesurable – que les temps morts de l’histoire de la science « normale » sont mesurables – et que par conséquent une Periodisierung de l’histoire est possible et valable. La durée des structures est-elle vraiment la même que celle des événements ? La simple observation de n’importe quelle structure métalinguistique montre qu’il n’en est rien. Ainsi, en prenant le temps de l’histoire littéraire française et en voulant disposer sur sa ligne les structures littéraires successives, nous obtiendrons le schéma approximatif suivant:

On voit que dans ce tableau, dont les dates et les dénominations sont choisies arbitrairement, les lignes verticales représentent les limites de l’histoire périodisant, tandis que les lignes en diagonales délimitent les dispositions des structures par rapport à leur durée.

Prenons un autre exemple. Il est incontestable qu’à l’heure actuelle tout linguiste qui réfléchit tant soit peu sur les démarches et les procédures de sa propre science, est conscient de la coexistence d’au moins trois « paradigmes » linguistiques qui représentent les états « survivant », « normal » et « avancé » de sa discipline. En essayant de résumer « paradigmes » sous forme de slogans, et en se limitant à la situation telle qu’elle existe en France, on pourrait dire qu’il y a actuellement une linguistique du type, « la langue est un phénomène social », une linguistique « tout se tient » et finalement peut-être une linguistique « tout est significatif ». (Il est évidemment très hasardeux de parler de ce qui sera).

2.2. Ce dernier exemple nous rapproche d’une nouvelle forme de la périodisation qui a connu un certain succès dans les différents domaines de l’histoire: c’est le découpage de l’histoire en une succession de générations. On pourrait ainsi concevoir l’histoire de la linguistique française de ces soixante dernières années comme une succession d’une génération de philologues barbus, d’une génération de moustachus qui cède petit à petit sa place aux linguistes imberbes. Si nous avons choisi cet exemple, qui n’est peut-être pas très sérieux, c’est pour mieux montrer que tout effort de périodisation, toute référence à l’histoire événementielle, loin de proposer une solution, ne fait que reposer le problème dans un autre domaine historique.

2.3. On ne voit pas, en effet, ce qui pourra empêcher un historien persévérant de dissoudre les générations de savants ainsi constitués en individus et les progrès de la science en une succession d’événements pathétiques. Le rôle de l’individu dans l’histoire, problème si préoccupant pour les révolutionnaires russes de la fin du XIXème siècle, réapparaît ainsi. Ce rôle, bien qu’incontestable, est en fin de compte impossible à évaluer, et une telle conception de l’histoire ne peut qu’aboutir à une exaltation de la contingence: elle est dramatisée au niveau de la rencontre du savant avec un grand esprit ou une idée géniale, elle est mythifiante au niveau de l’événement hypostasié où la découverte de l’oxygène tout comme la publication du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure apparaissent aussi lourds de sens historique que la Prise de la Bastille.

2.4. Cela évidemment ne veut pas dire que l’histoire d’un chercheur soit impossible à retracer, ni qu’elle ne puisse apporter de précieuses indications à l’histoire d’une science. L’auteur de ces lignes, par exemple, a le sentiment très net que sa propre « conversion » de la linguistique historique à la linguistique structurale est due à des causes extérieures à la linguistique elle-même, et se situe au niveau des attitudes fondamentales du chercheur par rapport à sa science: la confiance tranquille du savant du XIXème siècle qui « cultive son jardin », s’est trouvé détruite par la nécessité impérieuse, propre à la génération des Européens de l’après-guerre, d’intégrer son activité dans une vision du monde globale. Il est également conscient du fait que, très probablement, ses nouvelles convictions doivent davantage, au niveau de la « foi », à l’efficacité des méthodes linguistiques en anthropologie, telles qu’elles lui sont apparues dans les premières œuvres de Claude Lévi-Strauss, qu’à la valeur de vérité de l’enseignement d’un Jakobson ou d’un Hjelmslev. Ces sentiments et ces convictions intimes ne peuvent cependant être utilisés comme des faits, mais tout au plus comme des hypothèses. Ils tendraient, dans ces cas précis, à montrer l’importance des références à l’épistémologie générale de l’époque et des extrapolations de toutes sortes dans le déroulement d’une science particulière. Ce genre de pressentiments considérés comme hypothèses de travail, pourrait pourtant donner lieu à des recherches précises relevant des méthodes de psychologies sociales: une enquête résumant toute la problématique des transformations structurelles de la linguistiques telle quelle surgira, nous l’espérons, à la suite des discussions de ce symposium, et comportant des questions sur les attitudes fondamentales des linguistiques par rapport à leur discipline, sur la place de la linguistique à l’intérieur des sciences humaines, sur les problèmes méthodologiques qu’ils considèrent comme les plus actuels, sur les positions qu’ils jugent comme les plus inadmissibles chez leurs adversaires, etc., réalisée auprès des savants représentant plusieurs générations et diverses tendances, donnerait certainement une masse de documents qui perdraient, de ce fait, leur caractère « impressionniste » et transformeraient des interrogations individuelles en un corpus de propositions linguistiques analysable selon les méthodes, dont on peut espérer une rapide amélioration, dites de « l’analyse du contenu ».

2.5. La portée de ce genre de recherches, quoique incontestable, n’en serait pas moins limitée. Les résultats en seraient importants, parce que, au lieu de les postuler a priori, une telle description permettrait au contraire d’établir les « paradigmes » kuhniens. Ils seraient nécessairement limités, parce que celle-ci n’engloberait qu’une courte durée historique. Aussi, pour rester toujours au niveau de l’exploration individuelle ou interindividuelle, pourrait-on concevoir, toujours grâce aux méthodes d’analyse sémantique, des descriptions de caractère monographique, c’est-à-dire, faites à partir des corpus constitués par la totalité des écrits d’un certain nombre de linguistes choisis comme « représentatifs ». Les structures paradigmatiques qui en ressortiraient, donneraient déjà les premiers éléments d’appréciation et de comparaison en vue de l’élaboration d’une histoire de la linguistique.

2.6. Nous croyons avoir dégagé ainsi, presque malgré nous, le sens de notre intervention dans le débat proposé: il nous importe peu de savoir si telle ou telle conception de l’histoire de la linguistique peut paraître plus ou moins plausible, plus ou moins vraie. Il nous paraît, par contre, primordial de chercher les moyens permettant la construction des « paradigmes » de la science linguistique: le seul fait de savoir qu’on opère avec les structures décrites avec le souci constant de leur adéquation à la « réalité » linguistique permettrait, nous le croyons, de voir plus clair dans le problème de leur « mise en diachronie ».

3 Les modèles diachroniques

3.1. Car si, grâce aux descriptions structurales de plus en plus nombreuses des langues « naturelles », grâce aussi aux constructions de plus en plus variées des langues « artificielles », nous nous sommes suffisamment familiarisés avec les structures synchroniques (et les paradigmes de Kuhn ne sont qu’un exemple de ces procédures qui dépassent les frontières de la linguistiques), les modèles de structuration diachroniques font largement défaut en linguistique. Le seul modèle – qui n’est même pas un modèle mais bien plutôt une façon d’opérer implicitement admise – couramment utilisé pour approcher les faits diachroniques est la conception de 2 états de langue successifs et comparables. Cela ne nous mène pas très loin: les états de langue sont en effet choisis arbitrairement, ce ne sont pas des durées, mais des moments du devenir historique.

Il n’est pas étonnant dès lors que le modèle diachronique choisi par Kuhn, contrairement à son concept de « paradigme », ne peut pas être considéré comme une extrapolation linguistique, que ses origines doivent être plutôt recherchées dans le domaine de la philosophie de l’histoire. Vu sous cet angle, il paraît relever à la fois des deux conceptions – cyclique et linéaire – de l’histoire. Il s’agit en somme d’un modèle binaire se réalisant en deux temps, où à une période de repos succède nécessairement une époque (au sens étymologique) de transformation radicale. Ce modèle ressemble d’assez près aux conceptions préromantiques de l’histoire telles qu’elles s’expriment dans la pensée des « réactionnaires » français et qui précèdent et inspirent le modèle « romantique » ternaire, que ce soit celui de Marx ou d’Auguste Comte. La différence réside peut-être dans cette absence de tension dramatique à laquelle correspond le repos, la continuité stérile de Kuhn, l’absence aussi de caractère spasmodique de la révolution qui devient une révolution de palais. Ce modèle binaire, considéré comme un tout, se trouve par la suite soumis à un déroulement cyclique. L’histoire de la science, si nous avons bien compris Kuhn, est du point de vue formel, une redondance.

3.2. Notre propos n’est pas d’étudier les divers modèles qu’a pu se proposer, dans sa propre histoire, la philosophie de l’histoire. Une telle histoire – qui est faite ou qui reste à faire – pourrait de nouveau être conçu comme une paradigmatique kuhnienne de modèles diachroniques et de leur substitution.

Par contre, on pourrait arguer sur la valeur explicative de tel ou tel paradigme diachronique dans la mesure où ils peuvent être appliqués à la linguistique. De ce point de vue et dans un domaine limité, on pourrait, par exemple, penser que le modèle hégélien ternaire rend peut-être tout aussi bien compte de l’évolution de certaines catégories épistémologiques. Ainsi:

pourraient bien représenter les étapes successives des préoccupations linguistiques du dernier demi-siècle qui, refusant la grammaire historique, s’étaient presque exclusivement concentrées sur les phénomènes synchroniques pour chercher actuellement à surmonter, à dépasser cette dichotomie saussurienne.

On voit bien qu’il n’est pas raisonnable de dire que les modèles diachroniques – qu’ils soient kuhniens ou hégéliens – sont faux. Ils sont simplement trop généraux pour avoir prise sur la réalité linguistique qui nous préoccupe. Dans l’état actuel de nos connaissances concernant ce plan métalinguistique autonome que les promoteurs du symposium ont modestement intitulé « études du langage », ces modèles sont inadaptés et, de ce fait, d’un rendement scientifique douteux.

4 Le modèle transformationnel

4.1. Nous avons en effet l’impression qu’une réflexion approfondie sur le mode d’existence des structures – non plus au niveau des microstructures auxquelles nos exercices de morphologie ou de syntaxe nous ont habitués, mais au niveau des macrostructures qui sont des façons d’être des vastes ensembles métalinguistiques ou plus généralement sémiologiques – telle qu’elle se répand de plus en plus dans les milieux « structuralistes », amènera bientôt à neutraliser, sinon à supprimer, l’opposition longtemps dogmatique de la synchronie et de la diachronie. L’habitude de considérer que la langue est plus qu’un système morphosyntaxique, qu’elle recouvre le vaste ensemble des signes culturels et rend compte de la totalité des messages échangés est presque une chose acquise actuellement. L’identification de la langue avec ce qu’on appelle par ailleurs la structure sociale pose le problème des ensembles signifiants structurés et en même temps ancrés à la réalité sociale. Ce que T. S. Kuhn désigne sous le nom de « paradigme » des sciences, apparaît plutôt comme des cas particuliers – aussi importants soient-ils – de ces « ordres de pensée » manifestés au niveau du langage et pour lesquels le nom de taxinomies serait peut-être plus approprié.

On voit d’ailleurs, grâce aux travaux d’un Lévi-Strauss, par exemple, que les taxinomies de ce genre, loin de caractériser nos seules sociétés industrielles, sont au contraire essentielles, c’est–à–dire, constitutives de la définition même de toute société humaine. Mais qui dit taxonomie, implique par là même une hiérarchie des valeurs. L’on peut se demander dès lors si le terme de paradigme, qui laisse entendre que les concepts constitutifs d’une science se situent sur un plan oppositionnel unique et ne s’ordonnent pas en un hypotaxe, est propre à désigner la structure globale d’une science.

4.2. Un débat instauré il y a quelques années par F. Braudel, maître reconnu de la science historique en France, et portant sur l’incompatibilité de la science historique et du structuralisme, permet de cerner davantage le problème. L’histoire opère avec des durées, dit pour l’essentiel F. Braudel: longues durées, durées moyennes, courtes durées; le structuralisme, par contre, est insensible à cette toile de fond de l’histoire. Cependant, un coup d’œil même superficiel sur une langue quelconque possédant une dimension historique suffisamment connue, fait apparaître les structures linguistiques, les unes durables, les autres soumises à des transformations plus ou moins rapides. On a le droit de se demander s’il n’en est pas de même de cette superstructure étalée dans le temps qu’est la linguistique, si d’autre part, à la hiérarchie qui la constitue, ne correspondent pas les durées variables. Car si tel est le cas, ce qu’on nous propose de considérer comme une révolution à l’intérieur d’une science ne serait pas une transformation radicale, c’est-à-dire n’impliquerait pas une différence de nature entre deux états successifs d’une science, mais seulement une différence de degré, les transformations s’opérant à l’intérieur et à un certain niveau d’une structure donnée.

Une telle vue paraît, évidemment, hypothétique et demande à être vérifiée par une description exhaustive. Elle a cependant l’avantage de réconcilier la synchronie avec la diachronie, en proposant un modèle transformationnel d’une science donnée et non plus une succession de synchronies se détruisant les unes les autres. Elle permet également de rendre compte du fait, communément observé, que « tout se trouve déjà dans Aristote », que, d’un autre côté, rien n’est jamais complètement perdu dans l’histoire d’une science, que les théories et les constatations les plus baroques sont récupérables et souvent récupérées, que, tout compte fait, « la poubelle de l’histoire » n’existe peut-être pas.

4.3. L’opposition de la continuité et de la discontinuité qui est proposée comme la catégorie explicative du développement des sciences ne nous paraît donc pas pertinente. L’histoire ne connaît pas de temps morts ni, dans un certain sens, de mutations brusques. Elle est une praxis, une action insistante sur les structures d’ensemble qui provoque à tout moment des variations à l’intérieur des classes paradigmatiques. Mais la science est aussi une hiérarchie de paradigmes. Toute variation, quel que soit le niveau où elle se réalise, provoque par conséquent une réaction en chaîne allant du bas en haut ou de haut en bas de l’échelle. Il n’empêche que toutes ces variations se situent à l’intérieur d’un modèle global dont l’économie générale ne s’en trouve pas bouleversée.

Une objection de poids – elle a d’ailleurs été faite à Lévi-Strauss par la critique marxiste – peut être opposée à une telle conception. L’histoire est donc fermée, dira-t-on, rien ne peut arriver qui ne soit déjà prévu dans l’économie d’une telle structure.

On pourrait répondre à ceci que l’homme est peut-être trop ambitieux dans ses projets, que la liberté humaine, pour paraphraser la fameuse formule de Sartre, n’est tout au plus que le choix d’une nécessité. Sans aller aussi loin, on doit cependant introduire un certain nombre de remarques. Toute science possède des paradigmes qui, situés à un niveau hiérarchique très élevé, sont d’une grande généralité épistémologique et qu’elle partage avec les autres sciences ou même avec les sémiologies non scientifiques telles que l’art ou la fabulation sous toutes ses formes. Étant donné le rythme souvent inégal du développement scientifique dans les domaines autonomes, les sciences constituent des sortes de vases communicants où les trop-pleins épistémologiques se déversent d’un récipient à l’autre. Les transformations paradigmatiques situées à un niveau aussi élevé doivent nécessairement constituer des occasions de bouleversements structurels importants.

D’un autre côté, les paradigmes stylistiques qui se trouvent au bas de l’échelle et qui sont des objets de préoccupations quotidiennes des savants, peuvent, à leur tour, provoquer le jeu paradigmatique aux échelons supérieurs. Les paradigmes eux-mêmes, finalement, sont ouverts; les termes qui les constituent ne sont pas nécessairement tous déjà utilisés au cours de l’histoire. Les possibilités dépassent presque toujours les réalisations.

5 Les révolutions

5.1. Les révolutions scientifiques existent cependant, mais leur problématique se situe ailleurs. En effet M. Gillispie ne les mentionne pas, et probablement T. S. Kuhn ne doit pas les considérer comme extraordinaires, ces révolutions que nous connaissons de longue date et qui portent les noms du « miracle grec » et de « la révolution scientifique du XVIIème siècle », et auxquelles on ajoute de plus en plus souvent la « révolution du néolithique ». Il nous semble pourtant que ces révolutions qui sont autant de points culminants de l’histoire de l’humanité (bien qu’on puisse se demander si le « miracle grec » n’est pas à considérer à part) ne rentrent pas dans les cadres proposés par Kuhn; bien plus, on a nettement l’impression que ni les substitutions ni les transformations paradigmatiques ne sont suffisantes pour rendre compte de leur nature particulière.

Dans le domaine linguistique, nous avons connu la première de ces révolutions sous forme de l’invention de l’écriture, tandis que la seconde, commencée dès le XIXème siècle, pourrait bien se réaliser dans le courant du XXème siècle. Sans prétendre à la définition de ce genre de révolutions scientifiques, on pourrait cependant dire qu’elles ne résident pas tant, ou pas seulement, dans la valeur des modèles proposés que dans une certaine adéquation entre les modèles et la « réalité ». Le fait est que les théories linguistiques du XVIIIème siècle apparaissent sur beaucoup de points comme structuralistes avant la lettre, tant leurs « paradigmes » fondamentaux sont proches des nôtres. On a l’impression que les théories (scientifiques; para- ou pseudo-scientifiques, par quels critères les distinguera-t-on ?) tournent souvent et longtemps en rond; pendant que l’histoire procède à des tests de commutation sur les paradigmes qui les constituent et que, à un moment donné, d’un seul coup, telle théorie se met à mordre sur la réalité.

5.2. Cette transformation « de la nature par la culture » est difficile à définir, surtout lorsque, comme c’est notre cas, il s’agit de la transformation de la « nature sociale ». Essayons, malgré tout, de cerner tant soit peu le problème.

Dans le cas de l’invention de l’écriture, on ne peut nier, tout d’abord, le rôle du modèle choisi. On dirait que, du point de vue « paradigmatique », le problème s’est situé essentiellement au niveau du choix des « unités constitutives »: ce n’est que par une série d’approximations qui s’échelonnent sur une « période » assez longue – en passant par les unités idéogrammatiques, syllabiques et phonologiques – qu’on a réussi à obtenir finalement les unités optimales en vue de la traduction du signifiant phonématique en signifiant graphématique.

On ne peut nier non plus le rôle de la stratégie, c’est-à-dire, du choix du signifiant (et non du signifié) comme champ de la bataille décisive. On ne peut parler de l’instauration définitive de l’écriture que du moment où, après de longs tâtonnements, en amorçant ainsi l’analyse phonologique, on définit le phonème comme unité de traduction. De ce point de vue, on pourrait dire que la réussite de la linguistique historique du XIXème siècle et sa supériorité par rapport aux siècles précédents réside essentiellement dans le choix stratégique du plan phonétique pour ses exercices d’application comparative.

Ceci posé, on peut se demander si la transformation de la « nature sociale » qui s’est produite avec l’invention de l’écriture ne consiste pas dans la construction d’un nouveau signifiant, dans l’élaboration d’une nouvelle dimension sociale qui permet non seulement d’accroître quantitativement la mémoire collective, mais qui rend surtout possible la création des « institutions » sociales écrites d’une nature originale.

5.3. Une telle articulation de la première révolution linguistique, si elle est correcte, laisse déjà deviner notre désir de donner le nom de révolution au mouvement linguistique actuel. Car, si la révolution linguistique – et peut-être même toute révolution scientifique – peut se définir par la constitution d’un nouveau signifiant, on pourrait prétendre, non sans quelque présomption peut-être, que l’effort de construction consciente de nouveaux langages – langages descriptifs, « intermédiaires », documentaires, etc. – tel qu’il se manifeste par une activité à la fois théorique et expérimentale dans presque dans tous les domaines de la linguistique – vise, en dernière analyse, l’établissement d’un nouveau langage, permettant de formuler, sur un plan de réalité symbolique original, de nouvelles couches de l’expérience humaine.

Nous nous rendons compte que tout ce qu’on vient de dire peut s’appliquer, avec certains changements de vocabulaire, à la révolution scientifique des temps modernes qui, elle aussi, peut se définir comme la construction du langage scientifique. Cependant, contrairement aux sciences qui visent la description de la « nature », l’ambition de la linguistique est de construire le langage permettant de décrire la signification, le monde humain défini comme signifiant. Que cherche-t-on en somme, quand on s’interroge sur les possibilités d’une sémantique structurale, que veulent les constructeurs des langages documentaires ou « intermédiaires », si ce n’est de poser les fondements d’un langage unique – cohérent et uniforme – dans lequel pourraient être traduites toutes les significations inhérentes aux langues « naturelles ». Peu importe que de tels langages apparaissent comme des signifiés postulés aux langues « naturelles » qu’il s’agit de décrire, et non, ainsi que nous l’avons précisé précédemment, comme de nouveaux signifiants. À différents niveaux métalinguistiques, comme le montre bien Louis Hjelmslev, les termes de signifiant et de signifié deviennent conventionnels: le langage dans lequel se trouve décrite la mythologie d’une société donnée, à condition que la description soit un système clos, peut être considéré comme le signifiant par lequel s’exprime la mythologie en question.

La deuxième révolution linguistique – si elle se fait jamais - tendrait donc à la construction d’un langage qui serait celui de l’anthropologie considérée comme la science de l’homme.

6 Conclusion

6.1. Si l’on accepte nos prémisses qui consistent à dire

a) que le domaine de la signification que l’on a désigné, pour les besoins de ce symposium, comme « étude du langage » est un ensemble métalinguistique,

b) que, par conséquent, étant de nature linguistique, il peut être soumis à une description sémantique,

on voit que le débat à instaurer ne devrait pas se situer au niveau de la philosophie de l’histoire, mais s’occuper essentiellement des méthodes de description des « paradigmes », c’est-à-dire des modèles à la fois synchroniques et diachroniques de la linguistique.

Si, d’autre part, on reconnaît quelque valeur à la formulation que nous venons de proposer du concept de « révolution linguistique », et notamment, à l’interprétation que nous nous sommes permis de suggérer des tendances et des développements de la linguistique actuelle, on voit l’intérêt heuristique que pourrait présenter une mise à jour, réalisée grâce à une description exhaustive de l’épistémologie linguistique des trois derniers siècles, des modèles paradigmatiques déjà utilisées, en vue de la construction d’un langage de plus en plus adéquat à traduire les significations humaines, comparable, par exemple, au langage mathématique dont se font prévaloir les sciences de la nature.

Références

Braudel, Fernand. 1958. Histoire et sciences sociales: la longue durée. Annales 13(4). 725–753.10.3406/ahess.1958.2781Search in Google Scholar

Febvre, Lucien. 1942. Le problème de l’incroyance au XVIe siècle: la religion de Rabelais (L’évolution de l’humanité 53). Paris: A. Michel.Search in Google Scholar

Gillispie, Charles Coulston. 1960. The edge of objectivity: An essay in the history of scientific ideas. Princeton, NJ: Princeton University Press.Search in Google Scholar

Hjelmslev, Louis. 1971 [1943]. Prolégomènes à une théorie du langage, Una Canger & Annick Wewer (trads.). Paris: Minuit.Search in Google Scholar

Kuhn, Thomas. 1983 [1962]. La structure des révolutions scientifiques (Champs 115). Paris: Flammarion.Search in Google Scholar

Saussure, Ferdinand de. 1916. Cours de linguistique générale, Charles Bally & Albert Sechehaye (éds.) avec la collaboration d’Albert Riedlinger. Paris & Lausanne: Payot.Search in Google Scholar


Note

Texte distribué aux participants à « Revolution vs. Continuity in the Study of Language », Symposium no. 25 de la Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research à Burg Wartenstein, Autriche, 15–25 août 1964. T. Broden a édité l'article pour Semiotica et a rédigé le résumé. Nous remercions Justyna Czader pour son aide.


Published Online: 2017-1-10
Published in Print: 2017-1-1

©2017 by De Gruyter Mouton

Downloaded on 3.5.2024 from https://www.degruyter.com/document/doi/10.1515/sem-2016-0218/html
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