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Il est généralement admis qu’à partir de 1801 Fichte est passé d’une philosophie du Moi et de son essence pratique à une philosophie de l’Être entraînant une réhabilitation de la spéculation[1]. À la terminologie plus ancienne du Moi et du Non-Moi s’est en effet substituée la terminologie de l’Être absolu et de son existence (Existenz ou Dasein, selon les textes), et même de l’Absolu tout court, terme dorénavant substantivé, alors qu’il était employé auparavant comme adjectif [2].

On sait aussi qu’après 1801, année qui consomme la rupture avec Schelling suite à la publication par ce dernier de la Darstellung meines Systems der Philosophie[3], les écrits de Fichte sont de plus en plus souvent des répliques, au moins indirectes, à son ancien disciple, dont il emprunte le vocabulaire de la philosophie de l’identité pour en quelque sorte l’affronter sur son propre terrain. Il s’agira entre autres pour Fichte de combattre la rechute dans le dogmatisme que constitue à ses yeux la conception schellingienne d’un Absolu d’indifférence, antérieur à sa révélation dans l’élément du savoir, et qui par là rend inexplicable sa relation au fini, c’est-à-dire sa manifestation dans le monde.

Aussi, loin d’abandonner la perspective de la philosophie transcendantale qui gît au coeur de la Grundlage de 1794, les textes plus tardifs de Fichte (au moins jusqu’à la période intermédiaire 1801-1806), veulent-ils pousser jusqu’au bout, à l’encontre du nouvel idéalisme schellingien, le pari d’immanence qui définit à l’origine la Doctrine de la science[4], en pensant l’Absolu non pas comme un transcendens incommunicable, dont toute notre expérience serait le signe irrémédiable de la perte, mais à partir de sa manifestation nécessaire et de sa « phénoménologisation » dans le savoir, sans pour autant qu’aucun des deux termes (l’Absolu, le savoir) ne puisse passer complètement l’un dans l’autre.

C’est cet enjeu qui est au coeur de l’Anweisung zum seligen Leben[5], l’écrit qui nous intéressera plus particulièrement ici, et qui renferme les intuitions fondamentales de Fichte sur le lien intime unissant la religion et la Doctrine de la science, autrement dit la philosophie. Dans ce cycle de conférences prononcées à Berlin de janvier à mars 1806, Fichte oppose en effet les développements récents de sa pensée, issus principalement de la Wissenschaftslehre (WL) de 1804/2 et de 1805[6], à la thèse de l’impossibilité du passage de l’Absolu dans le fini réaffirmée par Schelling dans son petit écrit de 1804, Philosophie und Religion[7]. L’Anweisung constitue en ce sens l’un des documents les plus précieux de la compréhension élargie de la philosophie transcendantale par Fichte, laquelle cherche dorénavant à se décliner sous le signe d’une philosophie de l’Absolu, mais contre la conception chosifiante de l’Absolu que Fichte aperçoit dans la philosophie de l’identité de Schelling.

I. Le fini comme chute (Abfall) hors de l’Absolu selon Schelling

Pour Schelling comme pour Fichte, le rapport entre philosophie et religion ne peut être qu’un rapport d’identité. Les deux expriment en effet l’Absolu, et comme il ne saurait y avoir deux Absolus, l’Absolu de la religion et l’Absolu de la philosophie, ou la réalité de l’Absolu et l’idée de l’Absolu que pense la philosophie, les deux doivent être appréhendés en leur unité primitive. Mais alors que Fichte va soutenir dans l’Anweisung la complète immanence de l’Absolu et de sa révélation dans le savoir, Schelling avancera que seule la philosophie « non déchue » dans les divisions et les déterminations de la réflexion peut être l’expression primordiale du divin. Une telle philosophie est identique pour Schelling à la religion grecque des Mystères, cet antique feu sacré en lequel philosophie et religion formaient à l’origine un sanctuaire commun, avant que la foi populaire et ses superstitions ne viennent défaire cette unité première[8].

Reprenant le schéma de la philosophie de l’identité, dont l’opuscule de 1804 porte encore la trace[9], Schelling s’en remet simplement ici à l’intuition intellectuelle, à l’appréhension immédiate de l’indifférenciation originaire du sujet et de l’objet (S = O). Cet Absolu n’est pas, pour Schelling, assimilable à une dialectique de l’infini et du fini, à leur infinie relation réciproque, mais il est, dans son enfermement sur soi, une origine entièrement inaffectée par la dramaturgie de la scission du Moi et de l’univers[10]. La question est dès lors de savoir s’il peut y avoir un lien entre cet Absolu et la conscience, car si celle-ci ne le rejoignait jamais, égarée qu’elle est dans les déterminations du monde, celui-là ne saurait d’aucune façon être pour elle le moment fondamental de la vérité et serait un pur rien dépourvu de signification pour la conscience.

La réponse de Schelling à ce dilemme est aussi fascinante que complexe. Elle va consister à affirmer que Dieu ne se révèle qu’en s’opposant à lui-même et en se redoublant. En effet, l’intuition intellectuelle renvoie à un Absolu idéal, qui est une identité non affectée par la différence (S-O) et qui ne sort pas de son éternité. Or cet Absolu idéal ne serait pas véritablement absolu s’il ne s’objectivait pas comme Absolu réel, en quelque sorte dans un autre Absolu, dans la sphère de l’objet, du monde et de l’univers, qui en est en cela la parfaite image (Bild) et représentation, et si par ailleurs il ne se révélait pas dans la forme de l’absoluité, seule médiation concevable entre l’Absolu idéal et l’Absolu réel[11]. La forme ou l’absoluité est la connaissance de soi (Selbsterkennen) de l’Absolu, qui fait passer l’idéal dans le réel, en recueillant le système en ses trois termes constitutifs que sont le sujet (S), l’objet (O), et la copule qui les rassemble (=).

Dès lors, de la différence est introduite dans l’Absolu, une double différence en fait[12] : d’une part, une différence au sein de l’Absolu lui-même, lors du passage de l’Absolu idéal à l’Absolu réel qui en est la réplique, la réduplication comme image ; d’autre part, une différence entre l’Absolu et le fini, car en s’objectivant dans l’univers, l’Absolu idéal se perd aussi du même coup dans le réel fini qui s’y oppose et qui tombe sous la coupe de la puissance de division de la réflexion.

Cette perte de l’Absolu dans le monde sensible et dans la réflexion est une rupture, non seulement parce que l’image introduit un rapport au sein de l’Absolu (comme image de celui-ci, justement, ce qui compromet son immédiateté), mais aussi parce qu’elle va permettre l’affirmation d’un Moi orgueilleux qui tendra à faire de ses concepts et de ses images la mesure de la vérité. Cette perte est assimilable pour Schelling à une chute (Abfall) du fini hors de l’infini, qu’il serait tentant de rapprocher de la notion judéo-chrétienne du péché originel, mais que Schelling comprend plutôt à partir de la religion des Mystères, comme itinérance de l’âme dans le monde et perte de sa pureté originaire. La thèse de Schelling est ainsi qu’il n’y a aucun passage continu de l’Absolu vers le fini (contrairement par exemple à la conception néoplatonicienne de l’émanation, qu’il réprouve sans ambages), mais coupure complète entre les deux[13]. Ce qui disparaît en effet dans l’Abfall, c’est l’aséité de l’Absolu idéal et réel au profit de l’égocentrisme du Moi enfermant tout dans la perspective de son savoir et de sa réflexion. Depuis cette chute, l’ego erre dans la vie apparente du monde phénoménal, dont les manifestations finies n’ont aucune réalité et ne sont que de purs produits subjectifs de réflexion.

Schelling ne conçoit pas d’explication à cette chute ; elle est en vérité la conséquence fatale du redoublement de l’Absolu. Or tout irrémédiable qu’elle soit du point de vue de la finitude, Schelling évoque néanmoins la possibilité d’un rachat, qui va supposer une ascèse, un effort de purification du fini cherchant à remonter jusqu’à son principe ineffable, par le sacrifice des déterminations et des particularités du Moi, du corps, de la sensibilité, etc. Rechercher le point de vue premier de l’indifférence, cet état, antérieur à toute image de l’Absolu, tel est l’effort moral auquel doit tendre le Moi fini et qu’il doit accomplir par cela même qui l’a séparé du divin : par l’autonomie de sa volonté, dont le signe doit cependant pour ainsi dire être renversé pour correspondre désormais à l’aspiration d’une vie en Dieu. Dans cet effort moral, le Moi doit se déprendre de lui-même pour rejoindre l’aséité du principe — sans qu’on sache trop comment cela peut s’accomplir —, ce qui est pour Schelling l’essence de la vie religieuse comme initiation à la vie bienheureuse (SW, I, 6, 17).

II. La révélation de Dieu dans le savoir ; l’immanence du logos et de l’Absolu selon Fichte

C’est donc dans l’opuscule de 1804 de Schelling que Fichte a trouvé le titre et le programme de son propre écrit sur la religion : Anweisung zum seligen Leben oder auch die Religionslehre. Or s’il partage la prémisse de Schelling sur l’unité de la philosophie et de la religion, Fichte l’explique d’une tout autre manière que celui-ci. Son point de départ consistera en effet à reconnaître en Dieu à la fois un Être absolu, clos sur lui-même et auquel rien n’est extérieur, et le principe de la Vie transcendantale à la source du savoir véritable : il est l’Être vivant dans l’élément du savoir, et qui n’ex-siste que dans cet élément et cette forme du savoir. La perspective de Fichte sera donc d’entrée de jeu indissolublement ontologique et transcendantale. Alors que dans la conception schellingienne de l’Absolu ces deux dimensions ontologique et transcendantale s’annulent dans l’indifférenciation première du sujet et de l’objet, chez Fichte, elles sont pensées dans leur corrélation originaire, ce qui signifie pour lui que la perspective de l’Être (ou de Dieu) et du savoir (ou de la pensée) ne peuvent pas être disjointes. Il faudra donc penser en même temps comme donnée première du problème l’absolue transcendance de Dieu et sa révélation transcendantale dans le savoir.

On peut bien sûr se demander si ce pari de Fichte n’est pas d’avance condamné à l’échec et s’il n’est pas foncièrement contradictoire, considérant que depuis Kant, le transcendantal et l’ontologique désignent une opposition apparemment indépassable. Mais pour en décider, il faut aborder tour à tour les deux dimensions du problème affronté par Fichte.

1. La signification transcendantale du principe : la lumière comme révélation de l’Être

Fichte comprend la philosophie transcendantale comme une connaissance de la connaissance a priori, c’est-à-dire comme une réflexion non transitive portant sur le principe même du savoir, qui distingue la connaissance de soi de la connaissance des objets. Or ce principe n’est tel que parce qu’il précède la scission du Moi et du monde, en laquelle se meut toute conscience finie. Il ne peut être saisi pour Fichte que dans une vue ou vision immédiate, dans une Einsicht (terme qu’il préfère désormais à l’ancienne appellation d’intuition intellectuelle[14]), qui est une auto-affection primordiale du Moi, pavant la voie à la Doctrine de la science. Ce qui se révèle dans cette Einsicht, c’est que l’opposition du Moi et du monde, du sujet et de l’objet, n’est possible que parce que l’Être absolu, qui est tout en soi, est essentiellement aussi une sortie hors de soi comme existence et Dasein, c’est-à-dire comme auto-révélation dans le logos. L’unité originaire du principe signifie dès lors que l’Absolu est indissociablement Être autosuffisant et vie transcendantale dans le logos. Il est l’Être absolu qui s’extériorise en révélation, car sans cette extériorisation, il serait un obscur en soi antérieur à la pensée, ce que toute la démonstration de Fichte dans la WL1804/2 va s’employer à réfuter.

Or cette autodifférenciation de l’Être absolu dans le logos ne peut pas expliquer immédiatement la possibilité de la conscience finie, puisque celle-ci, immanquablement, est une connaissance dispersée dans la multitude de l’expérience phénoménale, en sorte qu’elle ne saurait trouver dans cette expérience aucun lieu où se recueillir et apercevoir son intimité avec la vie divine une et infinie. Dès lors, pour que le principe puisse se manifester à la conscience naïve qui peut néanmoins en avoir l’Einsicht (et non lui demeurer à jamais transcendant et étranger), Fichte précise que celle-ci devra s’adonner à une Selbstvernichtung, à un anéantissement d’elle-même par lequel elle peut seul s’affranchir de son itinérance dans le multiple phénoménal et faire retraite en soi-même[15]. Ce geste de conversion — Fichte n’emploie cependant pas lui-même le terme — entraîne en fait une double Vernichtung : celle de la conscience finie constamment déportée sur la multiplicité sensible du monde, et celle de la multiplicité phénoménale elle-même, dans la mesure où elle se déploie comme une série infinie d’événements, comme une objectivité étrangère à sa genèse absolue dans le savoir. La vie, au contraire de cette dispersion dans le multiple, est une et unitotalité (hen kai pan). Ce qui veut dire que la conscience finie et le phénomène doivent d’abord être posés pour pouvoir être ensuite supprimés et renvoyés à leur principe génétique commun, qui est le principe de la vie en Dieu. La pensée de Fichte est manifestement inspirée sur ce point du langage évangélique de la mort à soi-même et de la renaissance à la vie nouvelle (voir par exemple Jn 12,24 ; 3,3-8, pour ne citer que quelques passages de l’Évangile johannique, texte décisif pour Fichte)[16]. C’est par ce geste d’anéantissement de soi que la conscience peut seule renaître à soi dans la vie en Dieu, qui est pour elle une initiation à la vie bienheureuse.

On est cependant en droit de s’interroger si l’on peut encore parler de conscience à ce niveau supérieur qui n’est plus celui de la conscience « quotidienne » mais de la vision immédiate du principe unitaire de toute conscience, de la relation interne de l’Être et de la pensée. Comment la conscience peut-elle assumer ce recul en deçà de toute division pour se saisir immédiatement en elle-même avant tout rapport à un objet ? Pour expliquer cette structure d’intellection, Fichte va recourir à partir de 1804 à la métaphore complexe de la lumière, laquelle a pu laisser croire à certains que le projet réflexif de la Wissenschaftslehre avait été abandonné au profit d’une forme de mysticisme transcendant. Or rien n’est plus faux. Dans les textes de 1804-1805, qui constituent l’ossature conceptuelle de l’Anweisung de 1806, la lumière se présente en effet comme l’instance médiatrice permettant de penser ensemble et dans leur parfaite continuité l’Être et sa révélation, révélation qui n’a de sens que parce qu’elle est immanente à la conscience dans l’élément du savoir. Autrement dit, la métaphore de la lumière rompt avec l’idée d’une conscience inéluctablement transitive, dont le voir subjectif serait distinct du vu objectif. Au contraire, la lumière renferme les conditions de son propre voir, en tant qu’être hors de soi de l’Absolu ; elle est cette unité première du voir et du vu, qui est la condition de toute conscience et constitue la forme idéale de l’extériorisation de l’Être absolu. L’Être absolu ne peut se penser et être pensé — et il n’est rien sans cette relation interne de la pensée et de l’être — que s’il est engendrement de la lumière, donc principe et source de toute intelligibilité. C’est dans cet engendrement de la lumière que résident pour Fichte le fond ontologique et la possibilité transcendantale de la conscience, l’unité de l’ontologique et du transcendantal.

2. La signification ontologique du principe : l’Être absolu comme engendrement de la lumière

En fait, il serait plus exact de dire que le point de départ de Fichte n’est pas tant l’unité (parménidienne) de l’Être et de la pensée que le passage de l’unité dans la diversité et de la diversité dans l’unité, par le savoir. Celui-ci part de l’intuition irréfragable qu’aucune objectivité de l’être n’est en soi concevable qui ne soit en même temps pour une subjectivité qui lui est opposée[17]. C’est là toute la gageure de l’idéalisme, lequel est aussi pour Fichte un réalisme bien compris.

Il y a donc pour Fichte immanence de l’Être et du savoir, en ce que l’Être absolu n’existe qu’en tant que lumière dans sa manifestation et révélation dans la vie du logos. La Doctrine de la science ne peut plus alors être accusée de n’être qu’un idéalisme subjectif, car son principe est à la fois ce qui dépasse infiniment et rend possible la conscience. Elle ne réduit pas — elle ne l’a jamais fait ! — la réalité à une pure production du Moi, à moins d’entendre par là l’extériorisation de l’Être absolu comme origine de la distinction du monde et de la conscience. En soi, l’Être et l’existence de Dieu — le véritable sens de la différence ontologique selon Fichte — coïncident, et ce n’est que pour nous, pour la conscience finie, que l’Être de Dieu est séparé de son existence et est saisi comme révélation de lui-même. C’est dans le savoir que l’Être divin, clos sur lui-même, sort de lui-même, ex-siste, tout en restant identique à soi. La différence de l’Être et de l’existence peut alors être entièrement recueillie dans la forme du savoir, dont la conscience n’est toujours que la préfiguration et la visée. C’est dire qu’il n’y a rien de prélogique dans l’Absolu, car ce prélogique entraînerait la présupposition contradictoire d’un transcendens en soi impensable : comment en effet un tel transcendens pourrait-il même être posé ou intuitionné ? C’est bien là le nerf du différend qui oppose Fichte à Schelling, à qui celui-là reproche sa compréhension strictement chosale de l’Absolu, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler le fantôme de la chose en soi kantienne. Il s’agira pour Fichte d’expliquer que l’Être absolu, l’un originaire, est un principe dynamique d’autodifférenciation, par lequel l’être parfaitement clos sur lui-même et n’ayant rien d’extérieur à lui n’existe pas comme un en soi différent de la pensée, mais uniquement dans l’engendrement de la lumière, dans le passage infini du réel dans l’idéal, c’est-à-dire dans la vie infinie du savoir[18].

Si l’Être absolu ou Dieu était un Grund ou un fond ontologiquement antérieur à sa manifestation dans le logos (comme le sera en certains textes la figure obscure et impénétrable du Père chez Schelling, opposée à la lumière du Fils et à leur réconciliation dans le Saint-Esprit[19]), il y aurait en quelque sorte de la mort en Dieu (comme refus et retenue en soi-même, opposé à sa donation dans la vie) et Dieu ne serait pas tout entier sa révélation dans le logos, mais un en soi incommunicable. En revanche, on ne peut pas dire non plus que Dieu est dans la lumière, comme si la lumière nimbait tout son être et en était la condition, mais qu’il est, existe, en tant que lumière, dans la projection de sa révélation.

Fichte tirera une conséquence décisive de cette pensée du passage de l’Être à l’existence, qui est que le monde ne peut pas avoir été créé. L’idée d’une creatio ex nihilo est un non-sens pour Fichte, car elle revient à introduire un hiatus irrationalis entre l’Être absolument par soi et l’être fini qui seraient essentiellement et ontologiquement différents l’un de l’autre. Aussi l’existence du monde ne saurait être distinguée de l’existence même de Dieu comme lumière, puisque l’extériorité apparente (phénoménale) du monde par rapport à sa source n’est que le signe de l’expérience finie de la conscience humaine, d’un dualisme qu’il lui faut précisément surmonter pour accéder à la conscience d’une expérience une et entièrement fondée.

III. Le savoir comme image de l’Absolu ; les cinq façons de voir le monde dans l’Anweisung

Nous avons vu plus tôt que le redoublement de l’Absolu idéal dans l’Absolu réel, c’est-à-dire dans la sphère objective de l’univers, inaugurait chez Schelling un décalage de l’Absolu dans l’image. Bien qu’elle en soit la réplique, la réduplication exacte dans la sphère de l’objet (rien de plus, rien de moins), l’image n’est pas identique à l’origine, mais trahit forcément une différence par rapport à celle-ci. Une différence qui va s’accentuer de façon dramatique dans le rapport de l’infini au fini, que Schelling associe à une chute et à une perte, justement parce que l’image sera toujours seconde par rapport à l’indifférenciation originaire et préfigurative du sujet et de l’objet, et parce que la réflexion finie tend à lui attribuer une réalité en soi qu’elle ne saurait posséder.

Ce sera tout le contraire chez Fichte, pour qui l’image est le processus de configuration continue de l’Absolu dans le savoir. Cette thèse, il la puise dans la symbolique du Nouveau Testament, plus précisément — et exclusivement — dans le Prologue de Jean. La sixième conférence de l’Anweisung trouvera de fait dans le Prologue son véritable centre de gravité, à partir duquel va se déployer toute la phénoménologie de la vie religieuse[20], mais on peut affirmer que cette inspiration johannique traverse tout le travail spéculatif de Fichte durant cette période, et qu’elle a peut-être même animé depuis le début le projet de la Doctrine de la science[21]. Dès ses premiers mots (« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu » [Jn 1,1]), le texte de Jean prend selon Fichte ses distances face à l’idée judaïque de la Création à laquelle les autres Évangiles font écho, pour affirmer plutôt la corrélation inaugurale de l’Absolu et du logos, c’est-à-dire la pleine immanence de Dieu et de la lumière, du savoir et du concept. Le divin n’existe ainsi que dans l’engendrement de la lumière qui est l’unique forme de sa manifestation[22].

Or dire que la lumière est la forme et le mode d’existence nécessaire de Dieu, c’est affirmer aussi, en d’autres termes, que Dieu est amour. De fait, l’Anweisung privilégiera cette terminologie de l’amour à celle de la lumière (préconisée surtout dans la WL-1805), mais il n’y a guère de doute que l’idée de Fichte est la même : l’Être absolu de Dieu est vie infinie en tant qu’elle s’extériorise dans un dehors de son Être qui est le produit même de son Être, son image sans cesse redéployée et recueillie dans le savoir. Qu’on appelle lumière ou amour cette productivité ou ce devenir dynamique de l’Être absolu (qui est tout sauf une substance séparée du monde), cela ne change rien et exprime la même idée de l’autodifférenciation de l’Être dans sa manifestation. Dans le langage plus manifestement religieux de l’Anweisung, le savoir, le logos et le concept sont à chaque fois, comme la lumière, l’image de l’amour de Dieu (génitif qu’il faut entendre à la fois comme un génitif subjectif et un génitif objectif).

Cette compénétration de l’Être absolu et du logos proclamée dans l’amor dei ne se réalise, ne devient effective pour la conscience finie que si celle-ci intègre l’essence de son savoir et en rejoint le principe. La conscience ne peut y parvenir que par une ascèse réflexive, foncièrement déstabilisante, parce qu’elle remet en cause toutes ses assurances et façons de voir le monde, à commencer par le point de vue naïf de l’opposition du monde et de l’Absolu, du sensible et du suprasensible, auquel se substitue le point de vue transcendantal de la vie en Dieu, archè et télos de la Doctrine de la science.

Selon la synthèse quintuple qui traverse toute l’organisation de sa pensée (mais que nous ne faisons ici qu’évoquer[23]), Fichte conçoit l’aventure philosophico-religieuse de la conscience comme un approfondissement en cinq temps de son être un avec le divin. On présentera ici brièvement ces étapes pour revenir ensuite à notre thème du savoir comme image de l’être.

Partons de la suggestion de Fichte selon laquelle « l’amour est l’affect de l’Être[24] ». L’amour est en ce sens le sentiment de la parfaite autosuffisance de l’Être, c’est-à-dire le sentiment de l’être en tant qu’être (l’amour = le « en tant que »). Pour l’être fini par contre, qui est un être de devenir, donc un être de réflexion et de divisions, ce rapport à l’Absolu passe immanquablement par la différence de l’image — de l’image de l’être vrai qui est l’objet de son amour et avec laquelle il cherche à s’accorder. Cet accord, cette union avec l’aimé au-delà de toute séparation de l’être et de la conscience est l’expression même du souverain Bien. Ce qui nous éloigne de cette union est une souffrance et une douleur, mais c’est aussi l’aiguillon qui pousse la conscience finie à dépasser son aliénation quotidienne dans le monde des objets ; c’est en quelque sorte la conscience d’un manque ou d’une faille au coeur même de la conscience.

Dans la première façon de voir le monde, toute la réalité s’épuise dans l’être sensible, et tout l’accomplissement de la conscience réside dans l’attachement au monde sensible. Celui-ci se fonde sur un affect de l’être, mais en est en même temps l’expression la plus pauvre, celle d’une conscience absorbée dans le monde de l’apparence (goûts, couleurs, textures, sons, etc.), et qui est éparpillée dans cette multiplicité. Cette position est intenable pour la conscience qui s’avise que sa mesure de valeur n’est pas extérieure, dans un en soi du monde, mais qu’elle est un principe intérieur d’activité : la liberté. Aussi la seconde façon de voir le monde sera celle — critique — de la conscience qui se découvre comme libre dans l’autonomie de sa volonté. C’est le moment kantien de la morale et de l’impératif catégorique qui impose sa loi formelle à la sensibilité. Dans la conscience morale, l’affect de l’être est celui d’une loi vivante qui doit s’imposer au monde et qui se manifeste comme légalité et pur devoir. Or cet affect de la loi est pour la conscience le signe d’une opposition du sensible et du suprasensible, d’une tension perpétuelle entre la liberté et la sensibilité, qui laisse croire que le bonheur et la vertu seront toujours en ce monde irréconciliables. Le point de vue de l’impératif catégorique demandera donc à être dépassé dans ce que Fichte appelle la morale supérieure, troisième façon de voir le monde, qui est celle de la béatitude et de l’union de la conscience avec la vie divine. En celle-ci, la liberté n’est plus réductible à la loi du devoir, mais exprime le principe transcendantal par lequel la conscience se ressaisit comme immanente à la vie divine infinie, à laquelle elle s’abandonne, dans un effort d’anéantissement de soi, de déconstruction de sa particularité opposée à la vie divine. Le Moi n’est plus alors une loi du devoir, mais sa liberté se confond avec la forme même de l’Être divin comme vie, mouvement et révélation de soi. Cette ascèse suppose que le Moi fini s’abandonne à cette vie divine qui est déjà en ce monde (et non dans un au-delà) la source de toute béatitude.

Il n’est pas aisé de comprendre en quoi le point de vue de la morale supérieure se distingue de la religion proprement dite, qui est pour Fichte le quatrième point de vue et affect de la vie spirituelle. Il y a pourtant une spécificité de la religiosité pour Fichte, qui consiste dans le fait que l’agir humain au nom de l’Idée est désormais affranchi de tout désir de succès dans le monde, et dans le fait que le talent de chacun ne trouve plus sa satisfaction dans la production de tel ou tel effet dans le monde extérieur, mais immédiatement dans la vie en Dieu. Non pas que la religion soit une forme de quiétisme ou de contemplation passive devenue indifférente au cours du monde ; bien au contraire, la vie religieuse est bel et bien agissante et projetée dans l’horizon du monde, mais sans plus se préoccuper des aléas des événements extérieurs, dans son intimité confiante avec la vie divine, dont l’essence, nous dit maintenant Fichte, se révèle comme beauté, comme ce qui plaît absolument par soi-même et au degré suprême[25].

Nous avons vu que l’amour est la manière dont l’Être s’affecte lui-même. Cette auto-affection se répercute dans la conscience selon les degrés ascendants d’une vie qui devient de plus en plus claire à elle-même. Or comment cet amour peut-il trouver dans le savoir son expression parfaite ? Fichte va en effet faire de la science, entendons de la Doctrine de la science elle-même (comme cinquième façon de voir le monde), le niveau supérieur de la vie spirituelle et de la béatitude, ce qui veut dire que l’amour, qui est le lien de l’Être absolu et de toute existence s’accomplit, se manifeste ultimement comme logos. Mais comment expliquer ce passage de la dimension affective de la vie religieuse à la dimension logique de la science ? Si l’Être absolu est amour de soi, et si notre être est, dans ce lien de l’amour, l’être de l’être[26], il reste que le savoir du Moi n’est jamais identique à l’Être en soi, mais n’appréhende celui-ci que dans son essence ou dans sa forme, qui pourrait bien être éternellement seconde par rapport à cet Être premier. Le savoir, dès lors, n’est-il pas condamné, contrairement peut-être à l’affect plus immédiat du sentiment religieux, à être un simple enchaînement de déterminations interrompant à chaque fois le mouvement interne de la vie ? Si elle s’avérait, il va de soi que cette conclusion entraînerait la ruine de la Doctrine de la science elle-même, mais aussi de toute sa conception des phases de la vie bienheureuse.

Fichte répond que cette conclusion malheureuse peut être évitée si le Moi s’avise que le lien, qui unit l’Être et sa manifestation est un lien plus haut, plus originaire que celui de la réflexion, mais que le savoir perçoit dans l’Einsicht primordiale de l’unité de l’infini et du fini dans l’amour. Dans ce lien de l’amour, on peut affirmer que Dieu et l’homme ne font qu’un, au-delà de tout être déterminé isolé dans la réflexion. C’est donc l’amour (ou la lumière) qui sera la source de toute vérité et de toute réalité pour quiconque s’est hissé au point de vue de la Doctrine de la science, dans la mesure où il n’y a de vérité et de réalité que dans le rapport de l’Être absolu et de son Dasein. Lorsque Fichte affirme, dans l’Anweisung, que l’amour est plus élevé que toute raison[27], qu’il est lui-même la source de la vie et de la réalité, ce n’est pas pour disqualifier la raison, mais pour invoquer la raison supérieure d’un logos unifiant, qui à la fois transcende et est la condition de possibilité de la conscience. Cela signifie que le concept de Dieu n’est rien d’autre pour Fichte que l’amour absolu, qui est tout le contraire d’une substance séparée, ce qui permet de considérer le savoir comme l’image et la configuration continue de la vie divine.

La seule communicabilité possible de l’Absolu pour la conscience finie, qui par ailleurs a fait l’effort de s’élever au point de vue de la Doctrine de la science, est celle de l’image (du Bild) en tant que productivité de l’Être. Il est en ce sens capital de ne pas assimiler l’image à une simple copie (Nachbild) d’un modèle originaire (Urbild), ou bien d’en faire une simple imitation (mimesis), seconde par rapport au principe qu’elle tente de reproduire. Dans un contexte un peu différent de celui que nous avons rappelé ici, Fichte avait déjà abordé dans la Doctrine de la science Nova methodo cette question de l’image, à la recherche qu’il était d’un savoir qui ne soit pas simple reproduction (Nachbild), mais production de modèles (Vorbild), afin d’expliquer comment le savoir du Moi comme absolue liberté échappait à toute objectivation préalable[28]. Il en va de même, mutatis mutandis, dans l’Anweisung. Le savoir comme image de l’Être ne doit jamais en effet être interprété comme une reproduction d’un modèle en soi, mais toujours comme la production même de l’origine, qui n’a d’existence (Dasein, Existenz) que dans l’image et qui à ce titre est vie et être hors-de-soi. Cette productivité essentielle de l’Être comme processus de figuration dans l’image conjure dans la pensée de Fichte à la fois le spectre dogmatique d’un en soi étranger à la manifestation et la conception d’une réflexion foncièrement extérieure à la mobilité de la vie.

Mais en même temps que Fichte affirme cette immanence de l’Être et de son Dasein, de l’Être et du logos, on ne peut manquer d’associer sa pensée à une forme de théologie négative, manifeste dans les textes tardifs. C’est que la plénitude de la vie bienheureuse, de l’unité de la vie divine et de la conscience finie, restera toujours inaccessible à la réflexion (au concept, au savoir), si bien que le concept ne pourra toujours l’exprimer que négativement et provisoirement[29], comme effort de la science pour rejoindre l’unité de son principe. Certes, dans le Verbe et la figure du Christ se trouve pour Fichte toute la révélation de Dieu. Mais comment ne pas voir que pour la conscience qui projette avec énergie sa pensée vers son principe, cette révélation restera toujours pour elle un chemin plutôt qu’une possession, une quête de sens plutôt qu’une assurance inébranlable ? C’est reconnaître qu’il n’y a pas de terme pour Fichte à cet effort de la conscience finie vers la vie bienheureuse, et que toute existence est une itinérance, mais une itinérance sensée.