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Le débat sur la « validité » des décisions collectives en démocratie, sur la façon dont ces dernières peuvent éventuellement honorer une quelconque prétention à la vérité est aussi vieux que la démocratie elle-même. Néanmoins, si elle a parfois pu puiser ses sources dans l’héritage aristotélicien, la formalisation de la problématique de la démocratie épistémique est récente. On peut, entre autres, la relier aux travaux de Joshua Cohen (1986) et à la réponse que ce dernier a tenté d’apporter aux théories du choix social et particulièrement à la critique par William Riker des conceptions « populistes » de la démocratie. À celles-ci, Riker reprochait, sur la base d’une mise en relief du phénomène des majorités cycliques et de la sensibilité des résultats des procédures démocratiques à des facteurs « arbitraires » comme l’ordre d’expression des préférences, de laisser croire que le vote exprimait une volonté du peuple. Cohen oppose à cela l’idée que le vote est moins l’expression d’une volonté préexistant aux procédures qu’un effort de découverte de la volonté générale. Le vote est alors appréhendé comme un acte cognitif et la prise de décision comme un processus d’ajustement des croyances (et non de simple agrégation des préférences). La volonté générale est l’exemple type pris par Cohen pour illustrer l’importance d’un critère substantiel et indépendant des procédures dès lors qu’il s’agit d’évaluer les résultats de celles-ci.

Une telle démarche a donc d’emblée inscrit la problématique de la démocratie épistémique dans une prise de distance avec le procéduralisme strict. Le travail de David Estlund est l’un des principaux prolongements, au cours des dernières années, du travail de Cohen. Il s’inscrit également dans le développement plus large des débats sur la démocratie délibérative initiés dans les années 1980. Dès cette époque, les optiques délibératives ont proposé, contre les conceptions agrégatives de la démocratie, de faire reposer la légitimité politique sur la poursuite discursive du bien commun : contre la théorie du choix social, elles ont entrepris de mettre en lumière la dimension dynamique de la formation des préférences politiques, et c’est sur cette base qu’elles ont proposé de revisiter la notion de démocratie comme autogouvernement à l’aune du motif délibératif. Cependant, par-delà ces orientations communes, les optiques délibératives ont d’emblée été marquées par le clivage entre les optiques procédurales qui rapportent la légitimité des décisions aux procédures qui les produisent et les optiques substantielles qui la font reposer sur la conformité des résultats produits à des critères substantiels, indépendants de la procédure.

Une partie des premiers débats sur la démocratie délibérative a ainsi été orchestrée autour du dilemme entre des conceptions substantielles qui, au nom de la protection des droits individuels contre toute forme de majoritarisme, risquent de délimiter drastiquement l’auto-gouvernement du peuple et des conceptions procédurales qui refusent une telle délimitation au détriment — potentiellement — de la protection des libertés fondamentales. Si le dilemme est resté au coeur des débats, il met pourtant en jeu une opposition artificielle : en effet, toute justification des procédures elles-mêmes en appelle nécessairement à des considérations substantielles, sauf à considérer le choix des procédures comme totalement arbitraire ; et réciproquement, même les optiques les plus substantielles intègrent des critères procéduraux dans leur évaluation de la légitimité des décisions. Cela explique sans doute la prédominance croissante, dans le cadre de ces débats, de démarches tentant de dialectiser procédure et substance et de définir un procéduralisme limité (Girard et Le Goff, 2010).

La définition par Estlund d’un procéduralisme épistémique s’inscrit dans cette tendance de fond. Elle s’est inscrite dans un rapport polémique avec une autre forme de procéduralisme, défendu par des auteurs comme Thomas Christiano (1997) ou Gérald Gaus (1997), et structuré autour de la norme d’équité : suivant cette optique, la légitimité des procédures délibératives ne peut dépendre de leur aptitude à produire des jugements vrais mais seulement de l’égal respect qu’elles expriment ou promeuvent. La valeur des procédures tiendrait dans ce cas à la norme d’équité qui les structure.

Mais il est douteux, souligne d’emblée David Estlund dans L’autorité de la démocratie, que l’on puisse rendre ainsi compte des institutions démocratiques : en effet, si l’équité est le fondement principal de l’importance des procédures démocratiques, pourquoi passer tant de temps à délibérer ou à procéder au vote ? Pourquoi ne pas prendre les décisions en tirant à pile ou face ou en tirant au sort l’avis ou le bulletin d’un individu ? Autrement dit, pourquoi ne pas privilégier des procédures aléatoires qui protègent la norme d’équité au moins autant que les procédures majoritaires classiques : « Une hypothèse naturelle de la raison pour laquelle nous voulons, de fait, que les opinions des gens soient prises en considération dans le processus est que nous attendons des opinions des gens qu’elles soient intelligentes — peut-être pas intelligentes au regard des critères très exigeants, mais plus en tout cas qu’une pièce qu’on lance en l’air » (Estlund, 2011, 21). La défense des procédures majoritaires implique dès lors une sensibilité aux opinions des électeurs, laquelle renvoie à un critère minimalement substantiel d’évaluation des résultats des procédures.

Le procéduralisme épistémique d’Estlund entreprend de mettre en relief ce critère en rendant compte des raisons pour lesquelles une discussion publique informée aboutissant au vote est plus attractive qu’une procédure aléatoire. L’enjeu est in fine de cerner l’autorité de la démocratie, l’autorité désignant ici le « pouvoir moral » qu’a un agent d’exiger ou d’interdire moralement, par les ordres qu’il donne, que certaines actions soient effectuées (2011, 13). Une telle autorité ne peut, selon lui, dériver, on l’a déjà compris, d’une conformité des procédures à la norme d’équité, mais elle ne peut pas non plus avoir sa source dans un principe d’expertise. En effet, tout l’enjeu est dès lors, dans un tel cadre, d’intégrer la connaissance, la vérité dans la conception de l’autorité démocratique sans justifier pour autant ce qu’il désigne comme l’« épistocratie » (le règne des experts).

La démarche d’Estlund est particulièrement emblématique des conceptions épistémiques qui ont émergé au cours des dernières années et qui semblent participer de l’émergence d’un nouveau paradigme démocratique, dans le domaine de la théorie normative. Mais si modèle épistémique il y a, il ne se réduit pas au procéduralisme épistémique : la démarche d’Estlund s’inscrit dans un mouvement plus large de réflexion sur l’articulation entre autorité démocratique et capacité des institutions à produire des décisions bonnes, pas seulement au sens où elles seraient équitables, mais au sens où elles pourraient prétendre à une certaine validité sur le plan épistémique. De ce mouvement participent notamment le nombre important de travaux qui ont entrepris, sur le plan formel, de revisiter le théorème de Condorcet[1], mais aussi le travail d’un « délibérativiste » comme Robert Goodin (2003) sur les modalités de la réflexivité démocratique, ou encore le travail d’un historien comme Josiah Ober (2008) sur la façon dont l’organisation de la démocratie athénienne a pu parvenir à favoriser à la fois l’agrégation et la distribution de la connaissance parmi les citoyens. La question de savoir jusqu’à quel point et suivant quelles modalités il est envisageable de produire une justification épistémique de la démocratie a également été beaucoup discutée, au cours des dernières années, par les acteurs du renouveau pragmatiste.

Il ne s’agit dès lors pas ici de prétendre proposer un tour d’horizon exhaustif des enjeux et implications de l’idée de démocratie épistémique. Notre objectif, dans ce dossier et dans ce texte, sera plus modeste : il s’agira, d’une part, de mettre en relief certaines des questions soulevées par cette idée, en nous concentrant plus spécifiquement sur l’apport et les limites du procéduralisme épistémique, ainsi que sur la façon dont les pragmatistes contemporaines discutent l’articulation complexe entre décision démocratique et vérité. Mais il s’agira aussi, d’autre part, d’amorcer une réflexion sur les effets théoriques de croisements entre la problématique de la démocratie épistémique et d’autres problématiques qui sont au coeur des débats contemporains sur la décision démocratique et ses modalités de légitimation : on pense évidemment ici à la problématique délibérative mais aussi à la problématique, portée par le néo-républicanisme, de la démocratie de contestation qui insiste sur l’idée qu’une décision démocratique ne se légitime pas uniquement par le fait qu’elle émane des citoyens, mais aussi et surtout par le fait qu’elle est susceptible d’être institutionnellement contestée — l’enjeu étant ici de neutraliser l’écueil « classique » de la « tyrannie » de la majorité.

Le texte qui suit propose donc une cartographie conceptuelle, forcément partielle, à la fois des enjeux associés à la notion de démocratie épistémique et des enjeux du croisement de cette notion avec celle de démocratie de contestation. Au final, il pose aussi les bases d’un regard plus critique sur la problématique même de la démocratie épistémique et sur ses difficultés potentielles. C’est dans un tel cadre que s’inscrivent les contributions rassemblées dans ce dossier : chemin faisant, nous en présenterons les principaux objectifs en mettant l’accent sur le dialogue qui se tisse entre elles.

Le procéduralisme épistémique : apport et limites

L’un des enjeux du dossier proposé ici au lecteur est notamment de revenir sur l’apport et les limites du procéduralisme épistémique élaboré par Estlund. Nous venons de rappeler quel en est le fil conducteur. Et d’emblée une question s’impose : ce que Estlund désigne par le vocable de procéduralisme épistémique ne recouvre-t-il pas un compromis foncièrement instable entre un libéralisme procédural et un libéralisme plus substantiel ? Estlund n’oscille-t-il pas constamment entre la volonté d’amender le procéduralisme en introduisant des critères extra-procéduraux d’évaluation des décisions collectives et une approche déflationniste des prétentions épistémiques de ces mêmes décisions ?

Estlund entend montrer comment la démocratie génère des raisons morales d’obéir à la loi, en quoi elle est porteuse d’une force morale proche de celle du procès par jury car elle tient à des vertus épistémiques :

Les systèmes élaborés de recherche des preuves et de recueil des témoignages, les contre-interrogatoires, le traitement égalitaire des parties et la délibération collective par un jury contribuent tous à la capacité — assurément très imparfaite — qu’ont les procès à ne condamner les gens que s’ils sont coupables et à ne pas laisser trop de criminels en liberté.

2011, 23

L’idée clé du procéduralisme épistémique est précisément que « les lois produites démocratiquement sont légitimes et font autorité parce qu’elles sont produites suivant une procédure dont la tendance est de produire des décisions correctes » (2011, 23). Estlund invoque l’exemple de lois fiscales qui m’imposeraient plus qu’il n’est juste de le faire mais qui auraient été adoptées dans un système démocratique fonctionnant correctement avec des possibilités importantes de discussion et de débat : dans ce cadre, les objections qui sont les miennes ont été diffusées, discutées et on y a apporté des réponses, même si celles-ci paraissent inadéquates. Selon le procéduralisme épistémique, les lois en question sont légitimes bien qu’injustes en raison du fait que la procédure a une « valeur épistémique publiquement identifiable » (2011, 24). L’autorité dans un tel cadre repose bien sur une forme de consentement, mais il ne s’agit pas d’un consentement actuel, effectif (un tel critère est irréaliste), ni d’un consentement tacite lié au simple fait de bénéficier des avantages liés à l’existence de l’État, le problème étant dans ce cas qu’on peut se retrouver accorder son consentement sans s’en rendre compte. Estlund préfère invoquer un consentement normatif tenant au fait que « vous consentiriez si vous agissiez correctement d’un point de vue moral quand l’occasion vous serait donnée de consentir » (2011, 26-27).

Il s’agit ici pour Estlund de défendre la référence à la vérité dans l’évaluation des décisions collectives, mais tout en ayant pour objectif de rendre la vérité « inoffensive » pour la démocratie. La formulation d’un tel objectif vise l’idée arendtienne d’un caractère « despotique » des vérités normatives qui risqueraient d’étouffer la possibilité même du conflit, au coeur même du politique[2]. Mais elle vise aussi l’idée opposée, formulée par Rawls, qui identifie dans la prétention à formuler des vérités ultimes l’une des principales sources de conflit. De son côté, Estlund défend la référence à la vérité tout en la dissociant de l’idée que les plus savants doivent être obéis. Une telle idée est au coeur de l’écueil de l’épistocratie qu’Estlund définit au prisme de trois principes : un principe de vérité suivant lequel on reconnaît l’existence de critères normatifs extra-procéduraux qui sont vrais et servent à juger les décisions politiques, un principe de savoir suivant lequel certaines personnes connaissent mieux ces critères que d’autres, et un principe autoritaire stipulant que le savoir normatif des plus savants justifie le fait qu’ils exercent une autorité sur les autres (2011, 63). Contre un tel écueil, Estlund fait jouer un principe central pour lui, l’exigence d’acceptabilité qualifiée : suivant ce principe, la valeur épistémique des organisations politiques doit être évaluée dans des termes acceptables par le large éventail des points de vue qualifiés : « une approche épistémique de la politique, contrainte sur le plan moral par l’exigence d’acceptabilité générale, permet de construire un fondement pertinent et distinctivement démocratique pour l’autorité politique » (2011, 78).

Sur ce point, Estlund distingue l’autorité — c.-à-d. les conditions dans lesquelles un commandement est émis par un agent à l’endroit d’un autre, de sorte que ce commandement crée une exigence morale d’obéissance (2011, 82) — et la légitimité qui s’applique aux actes et aux menaces de coercition pratiqués par l’État. La légitimité requiert une justification dans des termes qui soient acceptables, même si elle ne requiert pas qu’ils soient acceptables par tous les points de vue : elle n’a besoin d’être acceptable que par les points de vue « qualifiés ». Il y a légitimité d’un État ou d’un mode de gouvernement s’il n’y a pas d’objection qualifiée possible contre lui.

L’épistocratie conduit à valider des comparaisons « blessantes » qu’elle ne peut espérer justifier auprès de tous les points de vue qualifiés, alors que la démocratie fait l’économie de telles comparaisons qui disqualifient des groupes au profit d’autres groupes. Éviter cet écueil de l’épistocratie passe par une démarcation claire entre procéduralisme épistémique et théorie de la correction : Estlund entend par là prendre ses distances avec toutes les théories ne reconnaissant comme légitimes que des décisions substantiellement justes. De telles théories rabattent la légitimité sur la validité et se heurtent au problème de la « déférence » au sens où elles semblent impliquer que des électeurs mis en minorité par une décision collective légitime doivent considérer que leur jugement est faux. Le procéduralisme épistémique se démarque d’une telle conception qui contrevient au respect des points de vue minoritaires et évite ainsi le problème de la déférence. Ainsi, les lois ne sont pas légitimes uniquement quand elles sont « correctes » : le procéduralisme épistémique implique qu’une procédure « modestement » épistémique donne légitimité et autorité aux lois en général, y compris à celles qui sont inadéquates. Ainsi comparé à la théorie de la justesse, « le procéduralisme épistémique génère une légitimité et une autorité plus importantes à partir de prétentions épistémiques moins exigeantes. Tout ce que cette théorie prétend, c’est que le processus démocratique a une certaine valeur épistémique relativement modeste. Comme le processus peut conserver cette valeur épistémique même quand il fait erreur, cette théorie permet d’obtenir une légitimité et une autorité plus importantes pour un degré donné de valeurs épistémiques des procédures » (2011, 199-200).

Le procéduralisme épistémique dessine une solution de rechange à deux approches du libéralisme politique, c.-à-d. à l’approche intégralement procédurale qui refuse d’en appeler à un critère de vérité au-delà de l’acceptabilité par des citoyens raisonnables, aussi bien qu’à l’approche substantielle dogmatique qui en appelle à la vérité du critère d’acceptation, indépendamment de la procédure. La position d’Estlund vise à rien de moins qu’à dessiner les contours d’une version substantielle mais non dogmatique du libéralisme politique suivant laquelle aucune doctrine ne peut être invoquée dans des justifications si elle n’est pas acceptable par tous les citoyens raisonnables (2011, 109). Une telle position reste procédurale, car elle attribue une autorité aux décisions démocratiques en vertu de la tendance des procédures délibératives à produire de bons résultats plutôt qu’en raison de la « correction » de ces décisions. Mais le procéduralisme reste limité en ce qu’il intègre l’idée que la justification politique doit reposer au moins en partie sur la validité substantielle des décisions démocratiques.

L’approche ainsi dessinée par Estlund a de nombreux mérites. Elle a notamment celui de chercher à dénouer le dilemme souvent soulevé en ce qui concerne les optiques délibératives, de la validité et de l’inclusion. La position d’Estlund consiste à chercher un point d’équilibre entre ces deux critères d’évaluation de la décision collective. Reste que la perspective d’Estlund se heurte à tout un ensemble de questions critiques. La première question qu’on peut envisager a été soulevée par les défenseurs du procéduralisme équitable, Gerald Gaus et Thomas Christiano (1997) : ces derniers ont insisté de manière pertinente sur le fait qu’on se heurte à des problèmes épineux dès lors qu’on s’interroge sur la définition de critères indépendants d’évaluation des résultats des procédures démocratiques. Comment définir de tels critères dans un contexte social et politique caractérisé par un pluralisme de valeurs morales et politiques ? Or force est de constater qu’Estlund nous donne peu d’éléments pour répondre à une telle question tant la définition des critères extra-procéduraux, qu’il estime pourtant nécessaire, reste floue.

Mais d’autres questions « moins externes » peuvent également être adressées à la perspective de Estlund. En particulier, l’équilibre visé par Estlund entre justification épistémique de la démocratie et justification non épistémique n’est pas aussi stable qu’il y paraît. En effet, pour établir que la démocratie a une tendance modeste à produire de bonnes décisions, Estlund mobilise deux arguments : celui selon lequel les décisions démocratiques permettent d’éviter les « maux premiers » ; et un argument plus formel selon lequel l’auteur défend la valeur d’une délibération idéale, tout en mettant en relief les traits généraux des procédures démocratiques qui permettent de dégager les résultats d’une telle délibération. Or la mise en relief des bases empiriques sur lesquels asseoir le premier argument est faiblement développée chez Estlund : celui-ci se borne à donner à ce même argument le statut de conjecture probable, au lieu d’explorer l’apport potentiel de travaux empiriques existant sur le sujet (Anderson, 2008) et de se livrer à un comparatif des performances des régimes politiques à l’aune du critère de l’évitement des maux premiers. L’essentiel de l’argumentation de Estlund repose dès lors sur une approche formelle qui l’amène à faire reposer sa défense du procéduralisme épistémique sur l’exigence d’acceptabilité qualifiée. Ce principe pourtant faiblement défini par Estlund devient alors l’épine dorsale de son approche. Mais on peut s’interroger à juste titre sur la dimension épistémique de cette exigence d’acceptabilité qualifiée. Pour lui donner un sens, ne convient-il pas de rapporter son fondement à la norme civique de respect mutuel ou de considération égale des citoyens dans un contexte pluraliste ? Au fond, comme l’a souligné E. Anderson, si l’optique d’Estlund est instable, c’est qu’elle est à la fois trop épistémique et pas assez : elle est trop épistémique parce qu’elle néglige l’articulation de la légitimité démocratique aux valeurs non épistémiques d’égalité et surtout d’autonomie collective ; et elle ne l’est pas assez en ce qu’elle s’appuie de façon centrale sur un principe non épistémique comme l’exigence d’acceptabilité qualifiée.

En outre, la position d’Estlund se caractérise par une certaine étroitesse lorsqu’elle s’appuie constamment sur une analogie problématique, celle du tribunal et de la démocratie : il existe pourtant un fossé entre la situation d’un jury confronté à un ensemble fini d’options (coupable ou non ? circonstances atténuantes ou non ?) et le contexte démocratique dans lequel la collectivité doit se livrer à un travail de construction des options elles-mêmes. Des modalités d’effectuation d’une telle construction par des processus de délibération ou de négociation, Estlund ne rend pas compte. De même, s’il insiste bien sur le fait que la dimension épistémique des procédures démocratiques tient à ce qu’elles se font le vecteur de processus d’apprentissage collectif, Estlund ne propose pas une description compréhensive des modalités d’un tel apprentissage. Plus largement, Estlund ne répond ni à la question de la portée de la vérité visée par les décisions collectives — il oscille entre une visée large de la vérité normative sur le bien ou le juste, une visée plus étroite du juste et une vérité appréhendée, encore plus étroitement, en termes d’évitement des « maux premiers » — ni à la question concrète des mécanismes démocratiques par lesquels les prétentions épistémiques de ces mêmes décisions peuvent ou non être validées (Gaus, 2011). Cela explique sans doute la modestie avec laquelle Estlund finit par caractériser l’exigence épistémique censée animer les procédures démocratiques, l’exigence d’acceptabilité l’emportant au fond toujours sur celle de validité.

Corrélativement, un autre problème tient à la difficulté à préciser le statut normatif du procéduralisme épistémique. D’un côté, Estlund ne s’engage pas dans une démarche de design institutionnel permettant de préciser à quelles conditions les prétentions épistémiques des procédures démocratiques peuvent être effectives, ce qui laisse croire que les procédures existantes le satisfont. Mais de l’autre, Estlund insiste aussi sur la dimension idéale de la démocratie épistémique : s’il s’écarte de la notion habermassienne d’une situation idéale de parole constituant la vérité sur ce qui est bon et juste, il insiste sur la nécessaire référence à une situation épistémique « modèle »[3]. Cette situation n’a rien d’une utopie mais pose des exigences qui ne sont en général pas satisfaites. Déclarant ainsi refuser l’« utopophobie » portée par de nombreux courants de science politique — comme le courant élitiste —, Estlund défend sur cette base une théorie de l’aspiration qui assume d’imposer au monde réel des exigences plus élevées que celles qu’il satisfait, car seule une telle orientation peut, selon lui, déboucher sur une théorie critique des institutions : il s’agit d’éviter de formuler des exigences impossibles à satisfaire sans s’interdire de mettre en avant des exigences dont il est probable qu’elles ne seront pas satisfaites (2011, 492).

La posture de Estlund est intéressante sur ce point, car la situation modèle ne constitue pas un modèle à imiter dans la pratique : en effet, lorsque l’on est confronté à des cas de distorsion épistémique, par exemple quand un groupe cherche à imposer un rapport de force, il vaut mieux non pas persister dans la délibération rationnelle mais introduire un rapport de force compensatoire afin de revenir à une situation plus valable sur le plan épistémique. Estlund récuse ainsi la doctrine du reflet suivant laquelle nous devrions tenter de réaliser de façon approximative la situation épistémique modèle dans nos pratiques, et il donne à cette situation le rôle d’un outil en lui-même épistémique : elle constitue un point de référence à mettre en regard des délibérations réelles pour identifier les dérives. Après avoir donné aux exigences épistémiques un statut largement idéal, Estlund finit par conclure que « les délibérations démocratiques réelles seront, et devront être, très différentes de la délibération modèle, mais ce que nous voulons, c’est une raison de penser que, moyennant la réalisation de quelques conditions non utopiques (qui ont peut-être de bonnes chances d’être vérifiées, et peut-être pas), elles tendraient à aboutir à peu près aux mêmes conclusions, malgré les différences majeures qui les opposent » (2011, 337). Le moins que l’on puisse dire est que la position d’Estlund est sur ce point formulée de façon assez floue et que la façon d’envisager les médiations entre délibérations réelles et situation épistémique modèle reste peu claire. On peut relier cette difficulté à celle que pose l’exigence d’acceptabilité qualifiée. Outre l’absence d’analyse solide de ce qui compte comme « qualifié », on peut s’interroger sur la possibilité de trouver un système légal contre lequel il n’y a pas d’objection qualifiée. Comme l’a souligné David Copp (2011), Estlund traduit, au travers de cette exigence, l’idéal d’un certain type de libéralisme qui entend justifier l’autorité politique sur des bases qu’aucune personne raisonnable ne peut rejeter mais, dans le même temps, il semble avoir tendance à confondre l’idéal et la condition nécessaire d’application des décisions collectives.

Si l’apport de la réflexion de Estlund est indéniable, les difficultés posées par sa théorie sont donc nombreuses. Les contributions rassemblées dans le dossier mettent en lumière non seulement cet apport, mais aussi les questions soulevées par le travail d’Estlund : ainsi la contribution de Jessy Giroux propose une défense épistémique de la démocratie délibérative, clairement inscrite dans le sillage de Estlund ; celle d’Hélène Landemore propose de prolonger, d’approfondir et sur certains points d’amender et compléter l’argument procédural d’Estlund par un argument centré sur la notion de raison démocratique et qui met l’accent sur la notion d’intelligence collective. Les contributions de Charles Girard et Juliette Roussin croisent la lecture du procéduralisme épistémique avec celle du modèle de la démocratie de contestation, et par ce biais éclairent certains points aveugles de la démarche d’Estlund. Enfin, la contribution de Soumaya Mestiri part elle aussi de la mise en lumière des points aveugles du procéduralisme épistémique afin d’en proposer une déconstruction.

Le pragmatisme et la défense épistémique de la démocratie : jusqu’à quel point avons-nous besoin d’une justification épistémique de la démocratie ?

La question de l’apport et des limites du procéduralisme épistémique défini par Estlund n’est cependant la seule question traitée dans le cadre de dossier tant il est vrai que la problématique même de la démocratie épistémique ne se réduit pas, on l’a déjà compris, à une telle perspective. Elle a notamment été au coeur de développements récents du pragmatisme, structurés autour de la comparaison de formes diverses de justification épistémique de la démocratie. Sur ce point se sont notamment opposés deux grands types d’approches : les approches ancrées dans la tradition deweyenne et les approches se réclamant de la tradition peircienne. Un retour succinct sur ces débats mène à une réflexion plus approfondie d’une part sur le rôle épistémique des procédures délibératives, mais d’autre part, et plus radicalement, sur notre besoin d’une justification épistémique de la démocratie : jusqu’à quel point avons-nous besoin d’une telle justification ?

Si les implications politiques de l’optique deweyenne ont été explicitées par Dewey lui-même et sont donc bien connues, celles de la démarche de C.S. Peirce sont moins aisées à cerner. En quoi néanmoins Peirce peut-il être vu comme l’inspirateur d’une approche épistémique de la démocratie ? Les contributions de Cheryl Misak (2000 ; 2008) et de Robert Talisse (2005 ; 2007) permettent d’apporter quelques éléments de réponse sur ce point. C’est en effet sur la base d’une reprise du legs peircien que Misak a entrepris de défendre la nécessité d’une réarticulation entre vérité et décision politique. Ses adversaires théoriques sur ce point sont nombreux, du décisionnisme schmittien au libéralisme politique de Rawls en passant par le contextualisme radical de Rorty. Misak défend pour sa part la thèse selon laquelle l’adoption d’une approche pragmatiste de la croyance permet de redonner un sens à l’idée de vérité en politique. Le pragmatisme peircien part de l’abandon de la théorie réaliste de la vérité comme correspondance entre représentations et monde extérieur : elle débouche sur une optique naturaliste qui consiste à appréhender la vérité à partir de nos pratiques d’enquête, d’offre de raisons et de délibération. Sur une telle base, soutient Misak (2008), on peut renverser l’argument selon lequel la volonté de mettre l’accent sur l’articulation vérité-politique est dangereuse dans un contexte pluraliste, car elle risque d’aboutir à une profonde division du corps social. Il faut au contraire souligner que non seulement le pragmatisme encourage le développement d’une « culture de la justification », mais encore qu’il le fait sans jamais introduire la visée d’un consensus, le but de la délibération n’étant pas l’accord mais le dégagement d’une perspective susceptible de correspondre à des raisons et des preuves.

La perspective de Misak a été prolongée, déployée et approfondie par R. Talisse. Ce dernier a notamment eu à coeur de montrer en quoi la revitalisation d’un modèle peircien selon les axes proposés par Misak aboutit à des conclusions qui contredisent la défense libérale du principe de neutralité. Par là, il a soutenu que la défense d’un modèle peircien implique l’adhésion à une forme de « perfectionnisme épistémique ». Pour ce faire, il s’est appuyé en particulier sur une relecture de l’essai de Peirce intitulé The Fixation of Belief (1877) afin de montrer qu’on peut en faire dériver une conception à la fois épistémique, substantielle et susceptible de s’accorder avec un pluralisme raisonnable. Dans cet essai, Peirce établit une typologie des modes d’établissement de la croyance afin de montrer que la seule méthode qui puisse nous aider à éviter le doute est la méthode scientifique dans la mesure où elle ne se contente pas de l’isoler et de l’évacuer. Corrélativement, Talisse relit l’essai sur la fixation de la croyance comme une réflexion sur le statut d’agent épistémique (epistemic agency). En effet Peirce part du constat que nous sommes des créatures dotées de la capacité à raisonner. Nous nous engageons spontanément dans des actes d’inférence, de déduction, de formulation d’hypothèses, d’expérimentation afin d’anticiper sur l’avenir, de le prévoir et de nous y préparer. Quand des événements nous surprennent, nous sommes perturbés, la croyance est interrompue, l’action paralysée et nous expérimentons le doute. Dès lors qu’une croyance est remise en cause, nous tentons d’en façonner une nouvelle.

L’épistémologie est donc envisagée sous l’angle des comportements, d’une étude des conduites, et les processus d’établissement de la croyance doivent être envisagés sous un angle non pas passif mais actif. Dans un tel cadre, la méthode scientifique ne peut être appréhendée simplement comme une bonne stratégie. Il faut plutôt y voir la seule méthode que nous pouvons délibérément adopter dans la mesure où la correspondance à une offre de raisons est une norme constitutive de la croyance. Les méthodes non scientifiques sont telles parce qu’elles transgressent cette norme constitutive. La distinction entre méthodes scientifiques et méthodes non scientifiques correspond donc à une distinction entre des types d’agents épistémiques : seuls ceux qui adoptent la première peuvent être considérés comme des agents épistémiques lucides et responsables.

De plus, l’accès au statut d’agent épistémique responsable ne doit pas être appréhendé uniquement sous un angle cognitif, mais aussi sous un angle social et politique. En effet, certains pré-requis sociaux et politiques doivent être satisfaits pour que nous puissions devenir des agents responsables sur le plan épistémique. Il ne faut ainsi pas négliger la manière dont Peirce articule les quatre méthodes d’enquête qu’il distingue à des contextes politiques. Peirce souligne bien que la méthode de la ténacité échoue la plupart du temps dans la mesure où elle se heurte aux pressions liées à l’interaction sociale. La ténacité ne pourrait « réussir » que dans un contexte asocial et apolitique, dans un contexte d’isolement. La méthode de l’autorité a, elle, l’inconvénient de recouvrir une simple extension de la ténacité du niveau individuel au niveau étatique. La méthode a priori n’est pas plus satisfaisante, car elle se contente de remplacer la contrainte institutionnelle par la pression plus diffuse de la société. Talisse suggère sur ce point que la méthode a priori correspond à une forme d’aristocratie épistémique, de même que la ténacité correspond à une forme d’anarchisme et la méthode d’autorité à une forme d’autoritarisme politique. Chacun de ces modes d’organisation politique paraît dès lors rigoureusement incompatible avec la méthode scientifique qui, elle, ne peut être en phase qu’avec un contexte démocratique. La méthode scientifique présuppose une communauté de chercheurs qui ne vise pas à promouvoir un corps de croyances spécifiques mais s’engage plutôt à prolonger indéfiniment l’enquête. Le but n’est pas la préservation des croyances mais leur correction par une méthode d’enquête pouvant produire des opinions plus stables. L’enquête implique que les chercheurs soient en permanence prêts à réviser leurs croyances en fonction de nouvelles informations. Et surtout elle présuppose un ensemble de conditions sociales et politiques propres à un contexte démocratique (Talisse, 2007). Une telle perspective est explicitement présentée comme susceptible de compléter la réflexion entamée par Estlund sur l’épistocratie : en effet, la défense épistémique de la démocratie est ici ancrée dans la nécessité — validée selon Talisse (2009) par ce qu’il appelle l’épistémologie du sens commun (« folk epistemology ») — pour tout un chacun à accéder à l’« agency » sur le plan épistémique. Or un règne des experts serait clairement un obstacle à un tel accès.

La défense de la méthode scientifique constitue donc le vecteur d’une défense de la démocratie. La perspective peircienne implique, selon Talisse, la promotion de certaines pratiques démocratiques conditionnant la formation de certaines dispositions épistémiques chez les citoyens. En ce sens elle recouvre une conception substantielle de la démocratie. Talisse mobilise la notion d’un « perfectionnisme épistémique » pour traduire le fait que cette dimension substantielle peut être directement dérivée des engagements épistémiques liés à la défense de la méthode scientifique. L’optique peircienne implique le rejet des contraintes ex ante qui, selon la perspective du neutralisme libéral, sont censées devoir peser sur le débat public, et elle promeut un modèle spécifique de démocratie et de citoyenneté afin de favoriser des pratiques épistémiques adéquates. On peut également parler, selon Talisse, de perfectionnisme au sens où le déploiement de l’optique de Peirce aboutit à une remise en cause du primat du juste sur le bien — ou, pour le dire autrement, au sens où elle est articulée autour d’une mise en exergue du bien épistémique que constitue une enquête adaptée.

L’argument peircien peut donc être résumé ainsi : tous les acteurs politiques ont des croyances qui, par définition, prétendent à la validité ; la vérité est l’horizon idéal de toute enquête ; le meilleur moyen de conduire une enquête est d’avoir recours à la méthode expérimentale ; or la méthode expérimentale est en elle-même démocratique car elle implique de prendre en considération tous les arguments possibles sur un problème ; ainsi, il est essentiel de travailler à l’édification d’une communauté scientifique afin de satisfaire notre intérêt fondamental à la recherche de la vérité (MacGilvray, 2013, 5). Sur cette base, Talisse défend la supériorité du perfectionnisme épistémique inspiré par Peirce sur l’approche deweyenne de la démocratie qu’il caractérise par son substantialisme. Talisse critique ainsi l’idée deweyenne de démocratie comme « mode de vie » afin d’établir que la perspective de Dewey repose sur une conception substantielle de la démocratie qui ne peut intégrer de manière satisfaisante le fait du pluralisme raisonnable. Talisse vise plus spécifiquement l’idée mise en avant par Dewey selon laquelle seule une communauté démocratique peut cultiver les habitudes, dispositions et pratiques constituant une vie humaine et épanouie, la démocratie étant ainsi présentée comme un idéal éthique. Il s’agit de pointer la double dimension à la fois sociale et morale de l’idéal démocratique qui implique la possession et l’usage continuel de tout un ensemble de dispositions, le plus grand des biens étant défini comme l’expérience partagée. Cet idéal gouverne tous les modes d’association humaine, de la famille à la religion en passant par l’industrie et les institutions scolaires. Dans la mesure où l’idéal démocratique se définit sur la base d’une visée du développement humain, la politique est dès lors tenue pour morale de part en part, dans ses fondements, ses méthodes, ses fins. Talisse oppose à une telle approche qu’il juge trop substantielle, le perfectionnisme strictement épistémique censé découler de la tradition peircienne. In fine, l’enjeu est ici de montrer que les approches peircienne et deweyenne correspondent à deux types bien distincts d’« espoir démocratique ». L’ordre social démocratique est défendu dans une optique deweyenne comme un idéal de perfection morale articulé à la notion de « croissance » ou de développement, alors qu’à l’inverse l’optique peircienne ne s’appuie sur aucune optique morale substantielle en ce qu’elle n’en appelle qu’aux « engagements » épistémiques que nous contractons en vertu du simple fait que nous avons de croyances ou des opinions. Le pragmatiste peircien ne propose pas un idéal moral pour la société, mais plutôt une analyse des pratiques épistémiques les plus appropriées, indépendamment de l’idéal moral auquel on adhère. Autant dire, si l’on suit Talisse (2007), que le modèle deweyen est inspiré par l’« espoir » de promouvoir un certain idéal éthique alors que l’« espoir » qui commande le modèle peircien est plutôt orienté vers la promotion d’une certaine forme de « responsabilité » épistémique.

Mais de leur côté, les tenants d’une lecture deweyenne de l’argument épistémologique (Bacon, 2010 ; Festenstein, 2004) assument précisément d’appréhender les vertus épistémiques de l’enquête comme des éléments constitutifs d’une certaine conception de l’auto-réalisation humaine. S’ils s’écartent de l’approche peircienne, c’est qu’une telle approche ne parvient pas à articuler de façon équilibrée les critères d’évaluation des décisions démocratiques que sont la validité et l’inclusion. L’optique peircienne met l’accent sur la validité bien plus que sur la visée d’inclusion : en effet, les exigences de l’enquête, telle qu’elle est conçue par Peirce, n’impliquent qu’une forme d’inclusion minimale. La seule norme d’inclusion qu’il est possible d’en dériver recouvre l’idée que celui qui mène l’enquête doit être ouvert aux contributions de tous, mais elle n’implique pas en elle-même l’idée que tous devraient avoir accès à la parole. À l’inverse, l’optique deweyenne semble offrir une justification plus interne et plus étroite de la recherche d’une inclusion démocratique en ce que cette dernière est impliquée par des valeurs qui ne sont pas indépendantes des vertus épistémiques de la délibération mais, au contraire, en dérivent de façon très directe. De ce point de vue, l’optique deweyenne permet, selon Festenstein, de penser une intrication profonde des vertus épistémiques et de la visée d’inclusion des procédures démocratiques. À la différence de ce que l’on a pu désigner par le vocable de procéduralisme de l’équité, l’approche deweyenne se structure autour d’une mise en relief de la valeur épistémique des procédures démocratiques. Mais elle se démarque aussi des autres optiques épistémiques : de par le lien interne qu’elle établit entre validité et inclusion, elle tente de parvenir à un équilibre entre ces deux termes en développant une approche compréhensive de la dimension constructive des processus démocratiques de prise de décision, ce qui lui permet de rendre compte de la valeur épistémique de la diversité des points de vue d’une façon plus satisfaisante que les autres approches épistémiques.

En effet, ces dernières ont tendance à accorder un tel poids normatif aux critères de validité ou de correction extérieurs aux procédures que tout désaccord est interprété en termes d’opposition à une perspective valide, et donc en termes d’erreur. Elles ne rendent donc pas compte de la valeur épistémique potentielle d’une confrontation soutenue avec des perspectives différentes. Par l’idée d’une dimension constructive des procédures démocratiques, nous renvoyons, avec Fabienne Peter (2008), à l’idée que de telles procédures sont le vecteur de processus d’apprentissage collectif. Toutes les approches épistémiques prennent en considération cette dimension constructive des processus démocratiques. Mais on peut estimer, là encore avec Peter, que l’approche deweyenne constitue l’une des approches épistémiques les plus complètes sur ce point. Estlund traite bien des processus démocratiques comme de processus d’apprentissage, mais sa perspective ne rend pas compte de la valeur épistémique potentielle de délibérations démocratiques marquée par des controverses et des désaccords profonds et persistants. Il a recours à des arguments épistémiques en tant qu’instruments de sélection des procédures, mais ne produit pas une défense authentique et directe des procédures démocratiques sur le plan épistémique (celles-ci semblent le plus souvent défendues par défaut). De ce point de vue, il ne montre pas suffisamment en quoi la valeur des procédures démocratiques peut s’articuler à leur valeur en tant que procédures d’apprentissage.

L’un des atouts de la perspective deweyenne tient à l’inverse à la façon dont elle rend compte de cet aspect et, corrélativement, dont elle permet de concevoir la valeur épistémique des désaccords. Ainsi que l’a souligné E. Anderson (2006) l’approche deweyenne permet de concevoir le désaccord, même une fois qu’une décision a été prise, comme potentiellement fécond sur le plan épistémique et pas seulement comme relevant d’une erreur. Un tel désaccord peut par exemple nous alerter sur les défauts d’une politique choisie et nous pousser à définir des politiques plus adaptées. Pour que l’enquête sociale produise de bons résultats, elle doit, selon Dewey, être ouverte à une diversité de points de vue et d’expériences. Ainsi, l’approche deweyenne rend bien compte de la dimension épistémique de trois caractéristiques de la démocratie : la diversité, la discussion et le dynamisme ressaisit cette dimension du dynamisme à travers la notion de « feedback »). L’optique deweyenne met en relief l’apport épistémique de la diversité, une inclusion maximale étant seule à même de nous permettre de tirer parti de la dimension située de toute connaissance et de la distribution inégale des informations. Mais Dewey met aussi l’accent, en cohérence avec son optique expérimentale, sur la nécessité d’institutions permettant de maintenir le dynamisme ou la capacité à évoluer (élections à intervalles réguliers, médias libres et indépendants, implication active du public dans l’examen des politiques publiques, etc.). Comme le souligne Anderson, Dewey accorde une grande importance à tout ce qui pourra institutionnaliser une forme de faillibilisme et d’attitude expérimentale en poussant les gouvernements à réviser leurs politiques à la lumière des « retours » qu’ils en ont de la part des citoyens. C’est en ce sens notamment que Dewey intègre l’apport épistémique du désaccord à tous les niveaux de la prise de décision : pendant la délibération, au moment de la décision et après que la décision ait été prise.

On touche ici à un autre aspect qui ressort de la comparaison à la fois avec la perspective d’Estlund et avec l’approche peircienne. À la différence de ces deux approches, la perspective deweyenne rend compte de la dimension épistémique de la démocratie délibérative et de la participation démocratique, mais sans jamais les réduire à cette seule dimension. De ce point de vue, la perspective deweyenne ne risque pas de verser dans l’écueil d’une réduction de l’engagement civique au seul aspect épistémique que représenterait la recherche de vérité (Bacon, 2010 ; Festenstein, 2004). Les objections visant la dimension substantielle de l’optique pèsent ici de peu de poids. Elles ne doivent pas nous amener à négliger les atouts d’une optique susceptible de déboucher sur une appréciation équilibrée et nuancée des diverses facettes, épistémiques et non épistémiques, de la légitimité démocratique. En apparence, il y a accord entre d’un côté Misak et Talisse et, de l’autre, des auteurs plus inscrits dans le courant deweyen, comme Knight et Johnson (2011), dès lors qu’il s’agit d’affirmer que la démocratie est la meilleure méthode pour évaluer correctement les performances des diverses institutions qui servent à coordonner nos interactions. Mais, dans l’optique deweyenne, si de telles institutions doivent être inclusives, ce n’est pas prioritairement pour maximiser nos chances de développer des croyances vraies, mais d’abord et avant tout pour éviter des formes d’oppression. Autrement dit, elles doivent être inclusives d’abord et avant tout pour garantir la prise en considération des intérêts de tous ceux qui en dépendent (Knight et Johnson, 2011 ; MacGilvray, 2013). De ce point de vue, l’optique deweyenne se démarque de la perspective de Misak ou Talisse mais converge avec celle de Estlund dès lors qu’il s’agit de montrer que la légitimité démocratique articule indissociablement une facette épistémique et une facette morale. Mais, à distance de la démarche d’Estlund, la perspective deweyenne est marquée par le renoncement à l’idée de fonder les conditions de la légitimité et de l’autorité démocratiques une fois pour toutes. Et elle se concentre dès lors sur la recherche d’un point d’équilibre, toujours mouvant en fonction des contextes, entre critères épistémiques et exigences morales d’égal respect. Une telle recherche ne s’aveugle pas sur les tensions persistantes qui peuvent demeurer entre ces critères et ces exigences (MacGilvray, 2013).

Dans le cadre du présent dossier, c’est la contribution de Yann Allard-Tremblay qui apporte un éclairage sur ces débats bien spécifiques. En effet, elle s’inscrit explicitement dans le sillage des approches pragmatistes que nous venons d’aborder. Elle illustre ainsi les ressources de telles approches dès lors qu’il s’agit d’illustrer la dimension constructive, sur le plan épistémique, des procédures spécifiquement délibératives et la façon dont ces dernières peuvent faciliter l’émergence de désaccords tout en évitant qu’ils ne deviennent politiquement insoutenables.

Modèle épistémique et modèle contestataire : les enjeux d’un dialogue

Mais les contributions rassemblées dans ce dossier ne se bornent pas à explorer les conceptions épistémiques de la démocratie afin d’en déterminer l’apport et les limites. Outre la question déjà évoquée de l’apport épistémique du désaccord est abordée, dans le cadre du présent dossier, la question de la portée d’une approche épistémique des formes de contestation démocratique. Une partie des contributions examinent cette question au prisme d’une exploration de la piste — inédite — d’un dialogue entre le modèle épistémique et le modèle contestataire tel qu’il a été formulé par P. Pettit (2004).

La question du statut de la contestation est un enjeu central des débats autour du modèle démocratique épistémique — cet enjeu a d’ailleurs affleuré dans les développements qui précèdent. Les défenseurs d’un tel modèle ont ainsi eu à coeur de mettre en relief la façon dont leurs optiques respectives échappaient à l’écueil du consensualisme. Il s’agissait par là de montrer que ces mêmes optiques étaient susceptibles de prendre en considération les critiques classiquement adressées au modèle délibératif par des auteurs comme Iris Young (2000).

Ainsi Talisse (2007) estime pouvoir défendre, sur la base d’une reprise du legs peircien, un « agonisme épistémique » reposant sur une norme de confrontation continuelle aux opinions d’autrui et sur une prise en considération des objections adressées au consensualisme délibératif. L’optique peircienne aurait donc la force d’éviter les pièges du consensualisme mais elle échapperait aussi, selon Talisse, à l’objection fréquemment mise en avant selon laquelle une politique peircienne de l’enquête serait élitiste sur un plan épistémique. Les arguments que présente Talisse sont les suivants : dans le cadre peircien, la position d’expert ne correspond à aucun moment à un statut que l’on pourrait détacher de l’enquête ; l’expertise est inséparable de l’enquête, laquelle correspond en elle-même à un processus obéissant à des normes d’inclusion qui prescrivent des pratiques épistémiques impliquant la recherche d’une confrontation avec des voix, des soucis, des arguments non orthodoxes. Les arguments d’inspiration deweyenne d’Anderson (2006) sur l’apport épistémique de la diversité vont dans le même sens, de même d’ailleurs que l’insistance de cette dernière sur la nécessité d’institutions permettant un « feedback » des citoyens et favorisant une révision, par les gouvernements, de leurs politiques à la lumière des « retours » des citoyens semble susceptible d’entrer en consonance avec le thème néorépublicain de la contestabilité, sur lequel nous allons revenir.

Rappelons-nous également la façon dont Estlund refuse la doctrine du reflet : les délibérations réelles ne sont pas supposées chez lui se calquer, même de façon approximative, sur le modèle épistémique ; et, au cas où ces délibérations se caractériseraient par des distorsions épistémiques, Estlund reconnaît la nécessité d’introduire des rapports de force compensatoire — afin de rétablir une situation plus satisfaisante sur le plan épistémique. De ce point de vue, Estlund défend un modèle de civilité élargie, répondant ainsi directement aux objections adressées aux optiques délibératives sur leur éviction des formes d’action contestataire. Malgré cela, le statut de la contestation pose problème chez Estlund : en effet, ou bien une décision est jugée bonne et il n’y a pas de raison de la contester ; ou bien elle ne l’est pas et la contestation reste problématique, car c’est la procédure elle-même qui est censée être dotée d’une autorité morale fondant un devoir d’obéissance — en vertu de sa tendance à produire des décisions correctes (voir Mestiri dans ce dossier).

Si le statut de la contestation est ainsi resté problématique au sein des optiques épistémiques, cela tient au fait que, malgré leur prétention à mieux intégrer la conflictualité que les modèles délibératifs rationalistes classiques, aucune de ces optiques ne s’est réellement confrontée directement et de façon approfondie aux divers enjeux d’une articulation entre démocratie épistémique et démocratie de contestation. Pensons ici, à titre d’exemple, aux enjeux associés à la question de la confiance.

Les optiques épistémiques se bornent le plus souvent à envisager la question sous l’angle des désaccords internes aux procédures délibératives mais peine à envisager, en un sens plus large, le statut de la contestation — qu’elle prenne une forme institutionnelle ou extra-institutionnelle, voire anti-institutionnelle. Pour pallier ce déficit, ce dossier propose donc de problématiser les modes d’articulation possibles entre modèle épistémique et modèle néo-républicain de la démocratie de contestation. Ce modèle a été formulé par Pettit dans le but de cerner les contours d’une politique démocratique susceptible de promouvoir l’idéal de liberté comme absence de domination. Dans ce cadre, Pettit estime ne pouvoir s’en tenir au modèle électoral classique de la démocratie du vote. Non seulement il prend ses distances avec le modèle démocratique agrégatif, auquel il reproche de réduire les échanges politiques à des marchandages, et défend l’adoption d’un modèle démocratique délibératif, mais encore, il oppose au modèle électoral un modèle contestataire mieux susceptible, selon lui, de contourner l’écueil d’un majoritarisme problématique, qui rendrait les minorités trop vulnérables à la domination. De ce point de vue, Pettit marque son refus d’articuler la légitimité des décisions collectives à la référence à une quelconque volonté populaire : l’enjeu est ici de souligner le caractère primordial de la « contestabilité » institutionnelle des décisions démocratiques. Pour qu’une décision soit légitime, il ne s’agit pas tant que le peuple en soit l’auteur mais que les citoyens puissent exercer sur elle une forme de contrôle éditorial ex post — nous reprenons ici l’une des métaphores favorites de Pettit — sur le sujet, en la contestant par des canaux institutionnels dédiés.

On peut soutenir l’intérêt d’une articulation entre modèle épistémique et modèle contestataire sans s’aveugler sur les limites du point de vue normatif ainsi produit. L’intérêt d’une telle articulation est lié au fait que la contestabilité mise en relief par Pettit est en elle-même une propriété épistémique des procédures. Néanmoins, les difficultés ne tiennent-elles pas précisément au fait que le souci épistémique tend à dominer le modèle de la contestabilité de telle sorte que, souligne Girard dans sa contribution à notre dossier, « le gouvernement pour le peuple en vient à menacer le gouvernement par le peuple » ? Girard fait ici référence à la défense explicite par Pettit d’une dépolitisation des procédures contestataires. Non seulement Pettit aborde constamment la contestation sous un angle strictement institutionnel, mais en outre, il défend l’idée d’accorder à des comités indépendants d’experts un rôle central dans les procédures contestataires. Un tel point de vue est justifié par une méfiance explicite dans les compétences épistémiques du jugement populaire et de l’opinion publique. La contribution de Roussin converge avec celle de Girard dans la critique de la « pente dépolitisante » de l’approche de Pettit. D’un tel point de vue, la démocratie de contestation défendue par Pettit partage avec les procédures de la démocratie épistémique un même travers potentiel : elle justifie en effet qu’on accroisse la qualité des décisions démocratiques au prix de la démocratie elle-même.

La mise en dialogue entre modèle épistémique et modèle contestataire contribue donc à une mise en lumière des points aveugles de ces deux modèles. Elle semble bel et bien déboucher sur la nécessité de réviser et d’amender en profondeur le modèle contestataire. Néanmoins, il ne s’agit pas nécessairement de l’abandonner pour autant. Deux pistes sont ici proposées : d’un côté, il semble possible de maintenir le principe d’institutions contestataires à condition de repenser le fondement démocratique de leur autorité — dans ce cas, il s’agit alors de tempérer la dimension épistémique de la « contestabilité » en pensant sa pertinence au prisme de raisons plus proprement démocratiques (Roussin) ; de l’autre, il semble également intéressant, sans rompre avec les axes fondateurs du modèle contestataire, de repenser les conditions de rationalité du jugement des citoyens tel qu’il s’exprime au travers de la communication de masse — dans ce cas précis, il s’agit alors de déterminer dans quelle mesure un système médiatique réformé pourrait satisfaire aux conditions de la « contestabilité » en examinant la façon dont il pourrait offrir au public les moyens d’un jugement informé sur les politiques publiques (Girard). Alors que la première piste s’oriente davantage vers une critique du motif épistémique appliqué à la contestation, la seconde maintient plus fortement ce motif. Dans les deux cas cependant, il s’agit à nouveau de poser les bases d’un modèle contestataire susceptible de déboucher sur un équilibre satisfaisant entre validité et inclusion, entre les facettes épistémique et morale de la légitimité démocratique.

Pour conclure

D’autres pistes auraient certainement pu être abordées dans le cadre d’un tel dossier. À titre d’exemple, il aurait pu être intéressant de s’interroger sur la façon dont il serait éventuellement possible d’évaluer les institutions démocratiques au prisme des « injustices épistémiques » dont elles sont susceptibles d’être le vecteur, et sur les modalités possibles de contestation de telles injustices. Le travail de Miranda Fricker (2007) a contribué à ouvrir une telle piste en théorisant la notion d’injustice épistémique, à la charnière des théories de la justice et de l’épistémologie sociale : une telle notion recouvre les processus de disqualification des contributions épistémiques et de la crédibilité de certaines personnes ou certains groupes en raison notamment de leur identité sociale. Anderson (2012) a prolongé le travail de Fricker en insistant sur la nécessité de ne pas s’en tenir, comme cette dernière, à une éthique de la vertu définissant des remèdes trop strictement individuels à ces formes d’injustice, mais plutôt d’envisager la question de leur contestation et de leur réduction sous un angle systémique et institutionnel. En cela, de telles contributions ouvrent la voie de nouvelles investigations susceptibles, par une articulation étroite entre épistémologie sociale et théorie démocratique, d’enrichir la réflexion sur la démocratie épistémique.

Mais il n’était donc pas question ici de prétendre à un questionnement exhaustif sur l’apport des approches épistémiques et sur le statut qu’elles peuvent accorder la contestation. Notre but était plus modestement d’apporter un éclairage sur certains enjeux importants de l’articulation entre autorité démocratique et contestation au prisme des optiques épistémiques. Nous sommes partis de la nécessité de prendre au sérieux le motif épistémique en repensant les rapports entre vérité et décision démocratique. Néanmoins, et sans pour autant rejoindre la posture d’un Richard Rorty (1994), nous avons aussi eu tendance à mettre en relief la nécessité de toujours garder en mémoire la « priorité de la démocratie sur la philosophie » : il s’agissait en cela de mettre en relief les limites de la démarche prétendant « fonder » l’autorité démocratique, et surtout les limites de toute démarche prétendant « fonder » ou « justifier » la démocratie en accordant une priorité trop exclusive au motif épistémique. Si elles évaluent certainement l’apport des optiques épistémiques, les diverses contributions réunies ici font pour la plupart droit à l’idée que la légitimité démocratique répond à des critères multiples et a des facettes diverses, entre autres morale et épistémique, entre lesquelles il s’agit de toujours chercher un point d’équilibre adapté, mais sans doute impossible à définir une fois pour toutes. Corrélativement, notre souci a été de mettre en dialogue des contributions résolument inscrites dans le cadre de la théorie normative et d’autres, comme celle notamment de S. Mestiri, qui en questionnent les frontières. Sur la base d’une telle pluralité, notre espoir est d’avoir posé les bases d’une réflexion plus approfondie sur l’articulation entre autorité démocratique et contestation, telle qu’elle peut être appréhendée au prisme des optiques épistémiques.

Résumé et parcours du dossier

On l’a compris, il n’a pas été question dans le cadre de ce dossier d’aborder, de façon approfondie et systématique, l’ensemble des questions soulevées par l’émergence d’approches épistémiques de la démocratie et par le statut que peut avoir, dans ce système, la contestation démocratique. Les contributions réunies dans ce dossier mettent cependant en lumière certaines de ces questions, parmi les plus primordiales. Elles dessinent un parcours qui tend à souligner les limites inhérentes aux approches épistémiques dès lors qu’elles entreprennent de se confronter à la question de la contestation.

Les trois premières contributions du présent dossier se concentrent sur un examen des enjeux internes aux débats sur la démocratie épistémique. La contribution de Jessy Giroux qui ouvre le dossier propose une défense résolue de l’optique épistémique, inscrite dans le sillage de David Estlund. Dans « Le spectre épistocratique », Jessy Giroux part de l’idée qu’il existe bel et bien des vérités politiques et, sur cette base, il entend montrer qu’il est possible de faire de l’atteinte de ces vérités un objectif central de notre système politique sans pour autant verser dans l’écueil de l’épistocratie. Pour ce faire, Giroux adopte une stratégie argumentative consistant dans la défense de l’idée qu’une démocratie délibérative bien organisée démontre un potentiel épistémique supérieur à tout autre système politique. C’est sur cette base que Giroux esquisse une problématisation de la contestation : il met bien en relief le fait que si l’on adopte la démarche de la théorie idéale dont relève par exemple le procéduralisme épistémique, alors la contestation ne peut pas être conçue comme un reflet des failles institutionnelles. C’est pourquoi Giroux met à distance la théorie idéale et propose de déterminer le type de contribution épistémique auquel peut correspondre la contestation.

Le texte suivant, signé par H. Landemore, fait également le point de façon éclairante sur l’émergence des optiques épistémiques, mais dans le cadre d’une réflexion critique sur les limites du procéduralisme épistémique. Sans récuser la pertinence de cette perspective, Landemore insiste sur la nécessité de la compléter en articulant à l’argument procédural l’argument de la raison démocratique : cet argument appréhende l’autorité des décisions collectives en prenant appui sur la raison démocratique qui est fonction de la diversité cognitive des individus prenant part aux décisions plus que de leur capacité individuelle. Il s’agit notamment de mettre l’accent sur la diversité cognitive au coeur de l’intelligence collective. Si les décisions démocratiques sont légitimes, c’est notamment parce que les procédures démocratiques facilitent nos chances collectives de faire de bons choix. De ce point de vue, il s’agit d’enrichir et d’amender le procéduralisme épistémique, en dépassant certaines de ces limites : ainsi Landemore défend l’idée que, si l’épistocratie n’est pas une option tentante, ce n’est pas que nous ne pouvons savoir qui sont les experts, ce n’est pas non plus parce qu’il n’y a pas d’expert dont l’expertise ne soit immunisée contre les objections, mais parce que l’expert le plus fiable est le groupe pris comme un tout.

La contribution d’Allard-Tremblay s’inscrit elle aussi dans le cadre d’une approche épistémique de l’évaluation des décisions et de l’autorité démocratiques. Elle apporte cependant sur ces questions un éclairage différent des deux précédentes contributions en ce qu’elle s’inscrit moins dans le sillage du procéduralisme épistémique que dans celui des approches pragmatistes de la démocratie épistémique. Allard-Tremblay retient notamment de Misak et de Talisse l’insistance sur la façon dont le fait d’avoir une croyance engage tout agent dans une démarche épistémique. La prétention à la validité qui va de pair avec toute affirmation d’une croyance implique un engagement délibératif. Sur cette base, Allard-Tremblay entreprend de mettre en relief les vertus épistémiques de la délibération eu égard à leur influence sur nos désaccords politiques. Il s’agit d’éclairer la façon dont la délibération peut identifier et cadrer les problèmes de justice, la façon dont elle peut faire émerger les désaccords, mais aussi éviter que ceux-ci ne deviennent insurmontables et ne contribuent à favoriser un affaiblissement du corps politique. Allard-Tremblay examine ainsi la dimension « constructive » de la délibération, dimension qui tiendrait notamment au fait qu’elle nous permet de mieux comprendre ceux avec qui nous sommes en désaccord et de les considérer malgré tout comme des pairs épistémiques : c’est ainsi qu’elle peut éviter que des désaccords persistants ne deviennent politiquement insoutenables.

Dans le cadre de ces contributions, la contestation est donc principalement envisagée sous la forme de désaccords se manifestant au sein des procédures démocratiques, et elle est appréhendée à l’aune de sa portée épistémique. Les trois contributions suivantes mettent, chacune à sa manière et sous des angles différents, l’accent sur la nécessité d’élargir quelque peu l’approche du phénomène contestataire. Elles posent les bases d’une problématisation de l’apport et des limites des approches épistémiques de la contestation, à travers une mise en dialogue entre modèle contestataire et modèle épistémique. Le texte de Philip Pettit revient sur les axes structurant de la réflexion néo-républicaine sur la notion de démocratie de contestation. Selon Pettit, nous devons prendre garde à une énigme inhérente à toute démarche démocratique, ce qui exige de repenser les fondements normatifs de cette dernière.

Il y a trois affirmations plausibles que l’on fait communément au sujet de la démocratie, et qu’il paraîtrait problématique de rejeter : elles constituent, pour ainsi dire, les axiomes de la discussion lorsque l’on s’intéresse à l’essence de la démocratie. Cependant, ces affirmations sont incompatibles les unes avec les autres, et cela constitue une énigme pour la théorie de la démocratie. Cet article présente et justifie chacune de ces affirmations et montre que les approches classiques de la démocratie ne résolvent pas cette énigme de manière satisfaisante parce qu’elles n’y apportent qu’une solution adhoc et ne parviennent à rétablir la cohérence de l’ensemble qu’en rejetant tout simplement l’un ou l’autre des axiomes en question. On esquissera alors une stratégie de résolution différente, qui impliquera de réinterpréter et non de rejeter l’une des affirmations. Cela permettra de proposer une nouvelle manière de conceptualiser la démocratie en termes de régime de régulation délibérative. Selon Pettit, seule une approche délibérative permet de résoudre des tensions internes propres aux conceptions classiques de la démocratie.

Une telle réflexion permet de bien ressaisir l’importance du motif épistémique gouvernant l’élaboration de la contestabilité, motif épistémique souligné par ailleurs à la fois par la contribution de Juliette Roussin et par celle de Charles Girard. L’article de Juliette Roussin propose une lecture croisée des modèles épistémique et contestataire afin de mieux interroger la tendance des démocraties contemporaines à s’entourer d’institutions indépendantes ayant pour fonction de limiter et corriger les défaillances des corps démocratiques élus et représentatifs. L’auteure entend questionner le caractère démocratique de ces formes institutionnelles de contestation et défend la nécessité d’un contrôle démocratique plus étroit de celles-ci : si certaines autorités compétentes doivent exercer un contrôle sur les décisions publiques, alors, insiste Roussin, nous devons recevoir l’assurance que l’action de ces autorités est elle-même soumise à notre contrôle. C’est de ce point de vue que l’auteure explore la pertinence et les limites de la critique de l’épistocratie proposée par Estlund. Sa contribution aboutit également à mettre en lumière la réduction que risque de produire toute approche trop exclusivement épistémique des formes institutionnelles de contestation.

S’il part également d’une lecture croisée des modèles épistémique et contestataire et si, comme Roussin, il insiste sur les limites posées par un modèle de la contestatibilité trop dominé par un motif épistémique, Girard s’attaque cependant à un objet différent — la communication de masse et sa capacité à se faire le vecteur de formes de contestation — et adopte une démarche quelque peu différente qui reste plus proche d’une optique épistémique. Il ne s’agit pas ici de poser des limites à la légitimation des institutions de la contestation en termes épistémiques, mais de déterminer comment répondre à la critique classique selon laquelle le jugement populaire façonné par la communication de masse est nécessairement incompétent : l’enjeu est dès lors de déterminer ce qui est requis pour que la communication de masse contribue à assurer la compétence du peuple. Girard soutient que l’équilibre entre prétention à la validité et dimension inclusive des décisions démocratiques implique un espace public médiatisé susceptible de fournir le contexte adapté à la formation du jugement critique des citoyens sur les politiques publiques — ce jugement critique étant susceptible dans certains cas de déboucher sur une contestation de ces mêmes politiques. Girard conteste qu’un tel contexte puisse émerger spontanément des actions des agents médiatiques, y compris lorsque sont assurées les conditions juridiques garantissant la liberté de la presse ainsi que le maintien de la diversité et de la pluralité des médias. Si un espace médiatique de la contestation doit émerger, il doit être institué, et une telle institution ne peut passer que par une régulation démocratique des médias puisant dans les ressources offertes par l’éthique professionnelle journalistique, la critique sociale des médias et le droit de la communication. La réflexion sur la façon dont l’espace public médiatisé peut être porteur de formes authentiques de contestation est ainsi l’occasion in fine de repenser l’articulation possible entre modèle épistémique et modèle contestataire, dans le constant souci de trouver un point d’équilibre entre l’exigence d’inclusion et la prétention à la validité des procédures démocratiques.

La contribution de Soumaya Mestiri clôt le dossier en revenant plus largement sur la notion de démocratie épistémique et en en proposant une véritable déconstruction. La démarche vise ici le procéduralisme épistémique tel qu’il a été formulé par Estlund et radicalise le regard critique porté sur ce dernier par une grande partie des contributions rassemblées dans ce dossier. Mestiri réinscrit le débat sur la démocratie épistémique dans une réflexion sur les évolutions récentes du libéralisme. Il s’agit, au travers du procéduralisme épistémique, de cerner les limites de certaines stratégies d’hybridation conceptuelle visant, dans ce cas précis, à laisser croire que le libéralisme pourrait être substantiel sans être dogmatique. Mestiri interprète ainsi ce qu’elle considère comme l’échec du procéduralisme épistémique à l’aune des échecs successifs d’autres tentatives d’hybridation (multiculturalisme libéral et libéralisme postcolonial en particulier). Si échec il y a, il repose sur le caractère instable des compromis auxquels le procéduralisme épistémique tente constamment de parvenir dans la mesure où il est pris en étau entre une tendance à la substantialité et la tentation, afin de pallier les excès d’une telle tendance, de sans cesse réviser toute prétention épistémique à la baisse. Si échec il y a, il tient aussi à une difficulté avérée à penser la contestation, comme on l’a signalé un peu plus tôt. Un tel échec tient, selon Mestiri, au processus de « (faux) meaculpa dans lequel le paradigme libéralo-procédural est entré depuis une vingtaine d’années » afin de garder sa place dans ce que Mestiri nomme « la course aux paradigmes » et ce qu’on serait tenté d’appeler le « marché des modèles académiques de la démocratie ». Soucieux de répondre aux objections visant sa neutralité soupçonnée de n’être qu’une neutralité de façade, le libéralisme se serait engagé dans une stratégie problématique de brouillage des frontières et d’hybridation conceptuelle dont le procéduralisme épistémique serait emblématique dans son souci d’élaborer une « situation-idéale-de-parole-qui-ne-l’est-pas-vraiment », entre le procédé heuristique et l’« utopie réaliste », et de présenter Rawls comme un « fondationniste juste ce qu’il faut » (nous reprenons ici les formules de S. Mestiri). En définitive, les limites du procéduralisme épistémique tiendraient au refus d’Estlund de choisir entre une défense résolue des principes du libéralisme politique et la reconnaissance de la dimension métaphysique du libéralisme rawlsien et de ce qui en découle. Elles tiendraient dès lors à l’occultation de l’impossibilité qu’il y a à parvenir à un point d’équilibre stable entre procédure et substance.