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Introduction : adieu à la critique

1Le 11 mars 1976, quand il publie sa chronique hebdomadaire dans Rolling Stone, le critique musical Jon Landau est certainement le personnage le plus respecté du monde du rock. Il a contribué dès 1966 à la création de Crawdaddy![1], et de 1970 à 1975, il a été rédacteur en chef du magazine prescripteur absolu du bon goût, Rolling Stone. Enfin, l’album dont il est le producteur [2], Born to Run[3] de Bruce Springsteen, s’apprête à rencontrer un succès planétaire.

2Et pourtant, ce jour-là, la chronique de Jon Landau a un arrière-goût de fin de règne, voire de mea culpa. Son diagnostic est foudroyant : incapable de comprendre la révolution disco qui gronde dans les clubs de New York et s’apprête à conquérir le monde, la critique rock est impuissante. Muette, acrimonieuse ou perplexe, elle échoue à saisir l’intérêt de ce genre nouveau. « Je ne saurais dire combien de fois, se souvient Landau, un critique a refusé de traiter un disque de R&B ou de disco en disant “c’est sympa, mais qu’est-ce que tu veux que j’écrive là-dessus ?” [4]. » Ce refus condescendant est représentatif de l’incompréhension qui saisit la critique rock face au disco. Cette incompréhension, est, selon Landau, le symptôme d’une certaine indigence méthodologique, le signe de « l’absence de tout esprit critique dans la critique [5] ». Face à cette crise de légitimité, Jon Landau fait dans ce même texte ses adieux à la critique.

3D’où vient un tel échec ? Comment expliquer que le disco ait fait l’objet non pas d’une évaluation négative de la part de la critique rock, mais bien d’une incompréhension tournant au rejet ? L’hypothèse que nous souhaitons soutenir repose sur l’identification de trois postures critiques, qui engagent trois types de relations possibles entre le critique, l’artiste et le public (ici exposées dans un ordre décroissant d’évidence) : 1o) la critique comme évaluation (le critique est un juge s’appuyant sur des critères explicites et prétendant à l’objectivité pour hiérarchiser les œuvres d’art), 2o) la critique comme médiation (le critique est un passeur et un exégète censé faciliter l’accès à l’œuvre pour le public), 3o) la critique comme récit de soi (l’écriture critique est utilisée comme un lieu de subjectivation et d’affirmation éthique).

4Nous souhaiterions montrer que l’investissement par la critique rock des fonctions de médiation et de récit de soi s’est fait au détriment de la fonction évaluative. Cette dernière aurait été entravée par une dynamique de rejet faisant du disco une figure d’altérité absolue. En s’abîmant dans les postures de médiation et de récit de soi, la critique rock aurait renoncé à comprendre et à évaluer le disco.

5Dans les lignes qui suivent, nous nous appuierons sur l’étude d’un ensemble de critiques traitant du disco et d’interviews de critiques afin d’analyser cette incompréhension en décrivant ses manifestations rhétoriques et en identifiant ses ressorts idéologiques. À partir de ce cas particulier, nous aspirons à nourrir une réflexion générale sur la manière dont les valeurs et les méthodes propres à une certaine critique peuvent l’amener à mécomprendre une production artistique identifiée comme altérité. Si l’identification par la critique d’art d’altérités est partie prenante de stratégies d’affirmation d’identités, à partir de quel moment cette altérité première passe-t-elle de l’étonnement à l’incompréhension ? Qu’est-ce qui peut amener la critique à passer à côté de son objet, et donc à renoncer à l’évaluer de façon pertinente ?

6Nous étudierons successivement la critique rock dans ses postures de médiation et de subjectivation, avant de voir comment cela contribue à ériger le disco en figure d’altérité radicale. Enfin, nous verrons en quoi cela a entravé l’évaluation.

Portrait du critique en médiateur

7Dans un premier temps, il convient de tracer les contours d’un portrait du critique en médiateur, en « passeur [6] », en allié d’un art qu’il se donne pour tâche de défendre. Pour saisir cela, il convient d’abord de rappeler que le rock, au début des années 1960, est une contre-culture : s’érigeant contre une culture hégémonique identifiée comme oppressive et aliénante, le rock contribue à la formation (ou tout du moins à la représentation) de systèmes de valeurs alternatifs échappant aux modes capitalistes de vie, de production et de sociabilité [7].

8La dynamique contre-culturelle dans laquelle s’inscrit le rock fait de ce dernier ce que Pierre Bourdieu appelle un « champ de production restreinte [8] », c’est-à-dire un espace de production et de circulation des biens symboliques dans lequel les critères de légitimité et de réussite des œuvres sont fixés non pas par les lois du marché ou par des contraintes extérieures (politiques, religieuses), mais de manière autonome au sein d’un groupe de destinataires privilégiés reconnus comme « alter egos[9] » de l’artiste. Pour affirmer son autonomie, le champ de production restreinte refuse les instances d’évaluation qui sont celles de la culture de masse, et n’obéit qu’aux normes de production et aux critères d’évaluation formulés par « le groupe des pairs [10] » : « musiciens, fans et journalistes [définissent] les pratiques permettant de tracer un périmètre d’autonomie artistique séparant le rock de domaines commerciaux de la culture de masse [11]. » Fanzines confidentiels, couverture médiatique inexistante, labels minuscules et éphémères, scènes underground ultra-localisées, difficulté à se procurer des disques, manque de légitimité chronique, etc. : le monde du rock des années 1960 a beaucoup à voir avec les avant-gardes littéraires et picturales étudiées par Bourdieu.

9Or, dans un champ de production restreinte, le rôle de la critique d’art se caractérise par l’absence d’autonomie du critique, qui agit « inconditionnellement au service de l’artiste [12] » dont il partage les vues esthétiques. Le critique prend alors un rôle d’intermédiaire entre l’art et le public, avec pour tâche d’« expliciter le sens objectivement inscrit dans l’œuvre [13] » à l’attention du public. Allié de l’artiste, il assume une fonction de pédagogie et de valorisation visant à « montrer à l’auditeur comment trouver la porte d’entrée [14] », à « faire découvrir » et à « faire aimer [15] ». Si la culture dominante n’a besoin d’aucune autre médiation que la publicité, l’art autonome, appartenant à la contre-culture, a besoin du critique comme allié, dévoué à l’expansion d’une parole qui a besoin d’être portée justement parce qu’elle n’est pas dominante.

10La critique rock, contrairement à la critique littéraire décrite par Bourdieu, ne s’adresse pas prioritairement à un « public de pairs qui sont aussi des concurrents [16] » : les fans y ont pleinement leur rôle à jouer. Mais on y retrouve cette structure de « petites sectes fermées sur leur ésotérisme » et reposant sur un principe de « solidarité [17] ». Dans l’édito du premier numéro de Crawdaddy!, Paul Williams insiste largement sur cette solidarité en assignant à son magazine la tâche d’élaborer une communauté : « nous essayons d’attirer tous ceux qui s’intéressent au rock’n’roll [18] », et cela passe par un projet d’écriture qui diffère radicalement de la presse people pour adolescents et des magazines qui publient les charts. L’écriture critique enveloppe un projet utopique au sein duquel le critique se met au service de cette communauté, aux valeurs de laquelle il souscrit.

La critique comme récit de soi

11Dans le cadre d’un champ de production restreinte, le critique assume donc, par son travail de médiation entre le public et les artistes, de travailler au service d’une communauté. Dans le même temps, il poursuit un projet individuel : la critique n’est pas seulement au service de l’art qu’elle défend ; elle est aussi le lieu d’expression d’un positionnement subjectif qui inverse la relation critique. L’alliance entre le critique et l’artiste cesse ainsi d’être une relation de sujétion pour devenir le lieu d’une « subjectivité se construisant par la narration [19] ». Ce critique-narrateur cherche dans la parole propagée des outils d’affirmation de soi : reconnaître comme siennes les valeurs et l’esthétique d’un genre musical parmi d’autres (le rock plutôt que le disco), cela revient à se positionner en tant que sujet éthique, esthétique et politique.

12Cette posture critique nous enjoint à rappeler que la critique musicale est avant tout un genre littéraire. De fait, les critiques rock ont fréquemment souligné leurs ambitions littéraires, jusqu’à parfois minorer l’importance de leur objet. « On voulait écrire sur la musique, dit ainsi Lenny Kaye, et que l’écriture rende compte exactement de l’effet que cette musique avait eu sur nous. Le résultat pouvait […] n’avoir plus aucun rapport avec la musique elle-même – mais ça n’était pas réellement du journalisme, plutôt de la création littéraire pure [20]. » La musique n’est plus le sujet mais le prétexte d’une exploration introspective de sa propre sensibilité, faisant de la critique le lieu d’« apartés autobiographiques [qui] empiètent sur la place consacrée à la musique et font apparaître une mise en abyme de la figure du critique par lui-même [21] ».

13Le critique fait ainsi valoir une subjectivité d’auteur au sein d’un projet littéraire qui prend la musique comme écran sur lequel projeter ses propres valeurs, sa propre subjectivité. Mais le choix de cet écran n’est pas indifférent : prendre le rock pour lieu et objet d’un projet de subjectivation, cela revient à s’approprier la promesse contre-culturelle d’émancipation portée par ce genre musical. Conséquemment, s’identifier comme critique rock, c’est construire dans l’écriture un personnage de locuteur charriant les valeurs du rock.

14Cela nous permet de penser à nouveau frais le diagnostic de Jon Landau : la critique ne parle que de ce dans quoi elle se reconnaît déjà : « Tous les critiques, écrit-il, sont biaisés au profit de ce qui leur est le plus familier [22] », et ce car le rock est l’écran de projection des valeurs du sujet écrivant. Le rock devient ainsi, bien plus qu’un genre musical à défendre, une forme de vie dans laquelle s’insérer, avec ses valeurs, ses héros, ses adversaires, son lexique propre. L’exercice du goût, qui s’affirme dans l’écriture critique, est un positionnement littéraire, mais surtout éthique au sens foucaldien d’un travail de positionnement de soi [23]. Être un critique rock, ce n’est pas seulement être un critique de rock ; ce n’est pas tant une spécialisation musicale que l’affirmation d’une identité. Le discours critique est ainsi une mise en scène de la construction du sujet par l’intermédiaire de ses goûts et, surtout peut-être, de ses dégoûts. Cela n’est pas sans conséquences : l’écriture critique élabore un personnage dont on attend qu’il soit cohérent. Plus que le jugement critique formulé dans l’intimité, le jugement critique littérarisé exige un positionnement, qui engage pour sa propre affirmation l’identification d’altérités. Ce positionnement, selon nous, contribue à expliquer l’incompréhension dont le disco a été l’objet.

Rhétorique de l’altérité

15Élaborer une communauté et un positionnement éthique, cela implique nécessairement un travail de négation : toute identité se construit par identification, rejet de ce qu’elle n’est pas et de ce qu’elle refuse d’être. Ce qu’il convient maintenant de se demander, c’est pourquoi le disco a été identifié comme ce grand étranger, comme cette irréductible altérité ne provoquant que l’incompréhension. En nous attardant sur des textes critiques dans lesquels la critique rock justifie son mépris du disco, nous n’étudierons pas tant le disco en lui-même que l’image qui en a été construite de l’extérieur par cette critique. Nous verrons alors que la critique rock, en identifiant le disco comme une altérité, nourrit sa propre incompréhension à son égard. Cette rhétorique de l’altérité est alors une posture critique permettant de réaffirmer par opposition les valeurs du rock. Il est possible d’étudier cette construction de l’altérité sous deux angles : 1o) l’identification du disco comme mainstream là où le rock s’épanouit dans l’underground, et 2o) l’identification du public du disco comme avide de divertissement, quand le rock se voit assigner un rôle émancipateur.

16Tout d’abord, il faut souligner qu’un champ de production restreinte s’épanouit principiellement dans le rejet d’une culture de masse acceptant le succès commercial comme principale instance de valorisation de ses productions. Comme le souligne Bourdieu, les ressorts rhétoriques du champ de production restreinte « apparaissent comme autant de ripostes à la menace que les mécanismes du marché […] font peser sur la production [24] ». Riposter pour se distinguer : l’identité contre-culturelle se construit dans une logique d’opposition. Affirmer les valeurs du rock, cela passe par une constante accusation de compromission au commerce, dont le disco est la première victime. Il convient de souligner que cela est largement erroné dans la mesure où jusqu’en 1976, bien avant Barry White, Donna Summer et les Village People, le disco est plutôt une contre-culture [25]. Cette inexactitude historique commise par la critique rock est instructive puisqu’elle montre bien que l’identification d’une altérité est une dynamique de positionnement de sujet qui se satisfait très bien d’une certaine méconnaissance de l’objet. C’est ainsi que le disco n’aura de cesse d’être pointé par la critique rock comme un genre inauthentique et compromis. Cette rhétorique d’opposition entre deux instances de légitimation est très clairement à l’œuvre dans cette critique d’un album de Barry Manilow [26] : « Manilow excelle dans le commerce ; et à l’écoute de ce nouvel album, on voit bien qu’il ne se préoccupe de rien d’autre [27]. »

17Conséquence esthétique de cette compromission, le disco serait standardisé, par opposition au jaillissement expressif singulier censé émaner de l’artiste authentique. Parce qu’elle est commerciale, cette musique ne peut produire que des morceaux calibrés par une production industrielle. Ainsi les rythmes disco sont-ils qualifiés de « mécaniques » par opposition à l’épaisseur toute organique du rock. « Archie Bell a cessé d’être original, il n’est plus qu’un rouage dans la machine disco [28]. » Inversement, le rock serait le lieu de déploiement de « la singularité absolue […] et non [du] mimétisme [29] ».

18Le deuxième point d’achoppement, dans cette rhétorique de l’altérité, concerne le statut du public : le rock ambitionne de s’adresser à une communauté de pairs en quête d’émancipation, là où le disco ne rassemblerait qu’un agrégat de consommateurs cherchant à se divertir.

19Le texte de Lester Bangs consacré à Just Another Way to Say I Love You de Barry White [30] est intéressant en ce qu’il construit systématiquement le public du disco comme un lieu de totale altérité : musicale, raciale, sexuelle, générationnelle, idéologique. Le public de Barry White, c’est tout ce que Lester Bangs n’est pas et qu’il refuse d’être : « un public qui évoquait l’Afrique en coiffure de sport, avec un assortiment de gays et de Blancs qui avaient l’air vraiment allumés – vieux papis, vieilles mamies, piétaille échappée de la chaîne de montage, charmantes jeunes filles pubères… [31] » Pour Bangs, apprécier cette musique nécessiterait une véritable « conver[sion] [32] », c’est-à-dire non seulement une modification radicale de ses goûts, mais surtout un bouleversement de son identité narrative ; une apostasie. Le public du disco est présenté comme une plèbe hétérogène radicalement étrangère au dandysme rock de Lester Bangs. Il y aurait beaucoup à dire sur l’opposition entre un disco ancré dans la culture afro-américaine et gay des clubs new-yorkais, et le caractère plutôt blanc (au moins depuis la british invasion de 1964) et viriliste de l’identité rock. Mais le procédé de juxtaposition ici utilisé fait plutôt signe vers le caractère bigarré de ce public, et donc vers le fait que Barry White est un chanteur grand public, appartenant à tous sans médiation. Le disco ne demande « aucune initiation, aucune forme de connaissance des gens qui l[e] font, aucun comportement politique précis [33] » ; il attire un public de non-initiés en quête de divertissement ; il n’y a donc rien à en dire pour une critique rock qui s’affirme comme « un groupe hors système écrivant pour des lecteurs hors système [34] ». Contrairement au rock qui se donnerait pour mission de représenter des modes de vie alternatifs, ces musiques identifiées comme purement dansantes ou simplement agréables à l’oreille, seraient dénuées de signification : « [ce] sont de bonnes chansons à danser, mais ce n’est rien d’autre que ça [35]. »

20Dans cette perspective, Another Saturday, nouvelle du critique Nik Cohn (qui sera adaptée au cinéma sous le titre La Fièvre du Samedi soir[36]), est très révélatrice de la manière dont le disco a pu être perçu par les critiques rock comme profondément conformiste, voire réactionnaire. Rigidité des rôles sexuels et sociaux, fascination pour les vedettes hollywoodiennes, pour les biens matériels, vacuité des relations interindividuelles ; la culture disco semble être le parfait envers de la promesse utopique portée par le rock. Loin d’être une perspective d’émancipation, ce genre musical (et la danse qui l’accompagne) semble reconduire cette aliénation par excellence qu’est la hiérarchie militaire : « On aurait dit des soldats de la Garde Nationale : un petit bataillon avec pour uniforme des chemises à fleurs et des pantalons moulants à pattes d’éléphant. Personne ne souriait ni ne trahissait la moindre expression [37]. »

21Réduit à un « boum boum interchangeable [38] » et martial, placé sous le signe de la mise au pas des danseurs et de la mise à distance de toute singularité, le disco ne saurait être la charnière d’une quelconque émancipation politique ou morale, et ce faisant il semble tout à fait incompatible avec les récits de subjectivation puisant dans les valeurs contre-culturelles du rock.

22Cette réduction du disco à du simple divertissement renvoie à un certain impératif de lucidité critique de l’artiste, conçue comme premier pas vers la contre-culture. Inversement, les artistes disco sont critiqués pour leur naïveté, voire pour leur bêtise : ils sont à la fois esclaves et alliés objectifs d’un système dont ils ne maîtrisent pas les rouages et au sein duquel ils ne seraient que de simples pantins. Ainsi, après avoir écouté Maurice White exposer sa vision de la musique et de la société, le critique commente : « Aussi sincère soit-elle, on pourrait considérer cette éthique comme narcissique, simpliste et superficielle [39]. » Cette assignation de naïveté va parfois de la mauvaise foi à l’insulte (surtout, remarque-t-on, lorsqu’il s’agit d’artistes femmes) : « Donna Summer est un talent gigantesque mais primitif dont l’abandon téméraire et la fascinante innocence (stupidité ?) sont les deux faces d’une même pièce [40]. » Cette stratégie de décrédibilisation du disco manifeste nettement une rhétorique de l’altérité qui fait usage du discrédit plutôt que de l’évaluation.

Une évaluation empêchée ?

23Cette rhétorique de l’altérité se trouve à la jonction des fonctions de médiation et de récit de soi : l’affirmation du critique comme tributaire de l’identité contre-culturelle du rock contribue à identifier comme autre le disco, qui semble y contrevenir. Nous souhaiterions maintenant montrer que ces deux postures critiques viennent mettre en difficulté ce que, dans notre introduction, nous identifiions comme la première fonction de la critique : l’évaluation. Le disco serait discrédité plutôt qu’évalué.

24On peut, pour éclairer cela, revenir au texte de Jon Landau, qui pointe que « le plus gros problème de la critique rock est l’absence de tout esprit critique dans la critique [41] ». L’incompréhension de la critique rock à l’égard du disco ressortirait ainsi à une certaine indigence méthodologique due aux conventions du champ de production restreinte : les critiques musicaux ne parleraient que de ce qu’ils connaissent, aiment et comprennent sans effort. « Plus un critique pense comprendre son objet, plus il est susceptible d’être bienveillant à son égard. Moins il le comprend, plus il lui sera instinctivement hostile [42]. » Mû par une posture de passeur, de défenseur d’une communauté, le critique ne peut que délaisser l’idéal d’impartialité du jugement. Comme le soulignait déjà Bourdieu, dans un champ de production restreinte, le critique se refuse à « porter sur [les œuvres] des jugements normatifs [43] ». Cela est redoublé par la posture de récit de soi : le critique rock projette sur un genre musical des valeurs qu’il a faites siennes et qui deviennent donc inattaquables, à moins d’assumer une certaine incohérence. De ce fait, l’évaluation, conçue comme un travail de hiérarchisation des œuvres sur la base de critères explicites et prétendant à l’objectivité (tout du moins à l’intersubjectivité), ne saurait être la priorité du critique.

25Suivant les critères proposés par Rainer Rochlitz, une telle critique pourrait être qualifiée de « dogmatique [44] », car elle « hiérarchise des œuvres d’art en fonction de préférences qui, en dernière instance, ne sont ni justifiées ni justifiables [45] » par la référence aux qualités des œuvres. Cette critique partage a priori les valeurs de son objet, et une compréhension intime y précède l’examen et l’explicitation de ses critères. On ne parle que de ce qu’on connaît, de ce qu’on comprend et de ce qu’on aime, alors que la critique devrait être extérieure à son objet, désintéressée [46], et s’attacher à justifier rationnellement [47] les critères sur lesquels elle fonde ses évaluations. Refusant de comprendre le disco, l’abordant à l’aide de valeurs fixées en dehors de lui, la critique rock ne peut qu’échouer à l’évaluer pertinemment.

26Il serait possible de nous objecter que tous les textes critiques cités jusqu’à présent prouvent qu’une évaluation est à l’œuvre dans la critique rock, ne serait-ce que comme évaluation négative des productions disco. Évaluateur, le critique rock ne l’est-il absolument pas ? Si, bien sûr : tous les albums de rock ne sont pas loués, et certains titres disco emportent même l’adhésion des critiques. Mais cette adhésion persiste à faire intervenir la rhétorique de l’altérité : dans l’album de Barry Manilow évoqué plus haut, même les bonnes chansons sont réduites à leur statut commercial de « killer singles[48] ». La soumission (réelle ou supposée) d’un artiste aux impératifs du commerce suffit ainsi à dévaluer une chanson pourtant appréciée. La qualité réelle du disque est alors invisibilisée par son assignation à un genre musical purement commercial et divertissant. Le problème se situe dans une certaine confusion entre évaluation et légitimation [49] : ce dont souffre le disco en dernière analyse, ce n’est pas tant d’une évaluation négative que d’un manque de légitimité.

Conclusion

27Dans les lignes qui précèdent, nous avons tâché, en analysant quelques propos de critiques rock traitant du disco, de montrer une rhétorique critique à l’œuvre ; c’est-à-dire la construction et l’affirmation de valeurs au sein même de textes critiques traitant d’œuvres singulières, soumises par là même à toute une axiologie sous-jacente. La critique rock en vient ainsi à construire une altérité : le disco est mis à distance comme une musique indigne. Mais aussi et par là même, elle construit une identité, puisqu’à travers le rejet du disco, c’est toutes les valeurs du rock qui cherchent à se solidifier.

28Faire du disco une musique divertissante, détachée de toute perspective d’émancipation, le réduire à ce « boum boum interchangeable [50] » simplement « sympa », cela ne relève peut-être pas du pur jugement critique. Loin d’examiner les productions disco pour elles-mêmes, la critique rock ne cesse de les mettre à distance en discréditant leur statut ou leur public. Ce faisant, l’évaluation – positive ou négative – court le risque de tourner au discrédit dogmatique.

29Pour préserver sa fonction de médiation et de récit de soi, la critique rock semble échouer quant à son rôle d’examen critique. Ce 11 mars 1976, quand Jon Landau décide d’arrêter la critique, le divorce consommé entre le disco et la critique rock montre bien les faiblesses d’une critique qui, en se forgeant des figures d’altérité radicale, renonce à comprendre la différence, et substitue le discrédit à l’évaluation. Cette étude de cas interroge la critique d’art en général : les valeurs dans lesquelles se reconnaît un critique multiplient-elles autour de lui les angles morts – potentiellement jusqu’à la cécité ? L’histoire de la critique rock nous montre que cela n’est pas une fatalité, que les musiques commerciales dansantes peuvent tout à fait s’attirer les faveurs de la critique [51]. Rolling Stone continuera sans Jon Landau, et les descendants du disco envahiront lentement ses colonnes, écrivant d’autres récits, d’autres postures critiques, d’autres altérités.

Notes

  • [1]
    Le premier magazine de critique musicale consacré au rock. La presse musicale antérieure consistait surtout en magazines people destinés à un public adolescent.
  • [2]
    En collaboration avec Mike Appel et Bruce Springsteen lui-même.
  • [3]
    Bruce Springsteen, Born to Run, Columbia, 1975.
  • [4]
    Jon Landau, « Come Writers and Critics Who Prophesize with Your Pen », Rolling Stone, no 208, 11 mars 1976, p. 20. Nous traduisons.
  • [5]
    Ibidem.
  • [6]
    Michka Assayas, in Albert Potiron, Profession Rock Critic, Paris, Gonzaï Média, 2019, p. 24.
  • [7]
    Nous empruntons plusieurs de ces éléments de définition à Andy Bennett, « Pour une réévaluation du concept de contre-culture », Volume!, 9-1, 2012, tr. fr. Jedediah Sklower, p. 20 sq.
  • [8]
    Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », L’Année Sociologique, 3e série, tome 22, 1971, Paris, Puf, p. 54.
  • [9]
    Ibidem, p. 54.
  • [10]
    Ibidem, p. 55.
  • [11]
    Christophe Den Tandt, « La culture rock entre utopie moderniste et construction d’une industrie alternative. », Volume!, 9-2, 2012, p. 15.
  • [12]
    Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », art. cit., p. 57.
  • [13]
    Ibidem.
  • [14]
    Lenny Kaye, « D’un seul coup, on pouvait faire tout autrement. Entretien avec Lenny Kaye », in Maud Berthomier, Encore plus de bruit. L’Âge d’or du journalisme rock en Amérique, par ceux qui l’ont inventé, Auch, Tristram, 2019, trad. fr. Bruno Gendre et Maud Berthomier, p. 51.
  • [15]
    Peter Guralnick, « Prendre la musique au sérieux. Entretien avec Peter Guralnick », in Maud Berthomier, op. cit., p. 20.
  • [16]
    Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », art. cit., p. 58.
  • [17]
    Ibidem, pp. 56-57.
  • [18]
    Paul Williams, « Get off of My Cloud! », Crawdaddy!, no 1, 7 février 1966, p. 2.
  • [19]
    Anthony Manicki, « La subjectivité critique. Le problème des critères d’évaluation esthétique dans l’œuvre de Lester Bangs », in Timothée Picard (dir.), La Critique musicale au xxe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 1359.
  • [20]
    Lenny Kaye, « D’un seul coup, on pouvait faire tout autrement. Entretien avec Lenny Kaye », in Maud Berthomier, op. cit., p. 44.
  • [21]
    Maud Berthomier, « La genèse de la critique rock américaine : entre presse et littérature », in Timothée Picard (dir.), La Critique musicale au xxe siècle, op. cit., p. 1348.
  • [22]
    Jon Landau, « Come Writers and Critics Who Prophesize with Your Pen », art. cit., p. 20.
  • [23]
    Voir notamment Michel Foucault, L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, « Tel », p. 42.
  • [24]
    Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », art. cit., p. 54.
  • [25]
    Pour une brève histoire du disco, voir notamment Tim Lawrence, « Disco », in John Shepherd, David Horn, David Laing, Paul Olivier & Peter Wicker (dir.), The Continuum Encyclopedia of Popular Music of the World, Londres & New York, Continuum, 2012, vol. VIII, p. 181 sq.
  • [26]
    Barry Manilow, Tryin’ to Get the Feeling, Arista, 1975.
  • [27]
    Rolling Stone, no 203, janvier 1976, p. 56. Nous traduisons.
  • [28]
    Rolling Stone, no 207, février 1976. Nous traduisons.
  • [29]
    Peter Guralnick, « Prendre la musique au sérieux. Entretien avec Peter Guralnick », in Maud Berthomier, Encore plus de bruit, op. cit., p. 27.
  • [30]
    Barry White, Just Another Way to Say I Love You, 20th Century, 1975.
  • [31]
    Lester Bangs, « Barry White : Just Another Way to Say I Love You » (1975), in Psychotic Reactions & autres carburateurs flingués, Auch, Tristram, 1996, tr. fr. Jean-Paul Mourlon, p. 225.
  • [32]
    Ibidem, p. 225.
  • [33]
    Serge Kruger, cité par Alain Pacadis, « Disco. Nuits électriques », Libération, 29 novembre 1976. Repris dans La Musique de Libération (collectif), Paris, Flammarion, 2011, p. 75.
  • [34]
    Jaan Uhelszki, « Tu me cherches ou quoi ? Entretien avec Jaan Uhelszki », in Maud Berthomier, Encore plus de bruit, op. cit., p. 191.
  • [35]
    Rolling Stone, no 207, février 1976. Nous traduisons.
  • [36]
    John Badham (réal.), La Fièvre du samedi soir (titre original : Saturday Night Fever), Paramount Pictures, 1977, 119 mn.
  • [37]
    Nik Cohn, « La Fièvre du Samedi soir » (1975), in Rituels tribaux du samedi soir et autres histoires américaines, Paris, Gallimard, 2012, tr. fr. Nicolas Richard, p. 115.
  • [38]
    Ibidem, p. 114.
  • [39]
    Rolling Stone, no 203, janvier 1976, p. 56. Nous traduisons.
  • [40]
    Rolling Stone, no 295, juillet 1979. Nous traduisons.
  • [41]
    Jon Landau, « Come Writers and Critics Who Prophesize with Your Pen », Rolling Stone, no 208, 11 mars 1976, p. 20. Nous traduisons.
  • [42]
    Ibidem.
  • [43]
    Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », art. cit., p. 62.
  • [44]
    Rainer Rochlitz, L’Art au banc d’essai. Esthétique et Critique, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1998, p. 16.
  • [45]
    Ibidem.
  • [46]
    Au sens où le critique est clairement distinct du producteur et indépendant à l’égard de celui-ci ; la critique ne doit pas être de la promotion.
  • [47]
    Rainer Rochlitz, op. cit., p. 154 sq.
  • [48]
    Rolling Stone, no 203, janvier 1976, p. 56. On pourrait traduire par « tubes de dingue ». Un single a pour vocation d’être vendu à part de l’album sur un disque microsillon 45 tours (appelé par métonymie single), afin d’optimiser les ventes en multipliant les produits commercialisables et en vendant les chansons séparément moins cher. Il s’agit donc d’un format dicté par des impératifs commerciaux bien plus qu’esthétiques.
  • [49]
    Pour éclairer cette distinction, nous nous permettons de renvoyer à un article antérieur : Thomas Mercier-Bellevue, « Interpréter la pop mainstream ? Critique musicale et légitimation », Belphégor [En ligne], 17, 1, 2019.
  • [50]
    Nik Cohn, « La Fièvre du Samedi soir », op. cit., p. 114.
  • [51]
    Les recherches menées à l’occasion de cet article ont d’ailleurs révélé des différences assez importantes entre la France et les États-Unis quant au traitement critique du disco. Au sein du même pays, cela peut varier de façon assez significative d’une revue à l’autre. Nous espérons avoir l’occasion d’aborder ce sujet dans une autre publication.
Français

En mars 1976, le critique Jon Landau diagnostique un certain dogmatisme dans la critique rock. Celle-ci serait en train de passer à côté du disco parce qu’elle en comprend mal les spécificités esthétiques. Du fait de son ancrage contre-culturel, la critique rock a fait du disco une figure d’altérité radicale, en l’identifiant à une musique commerciale et dépourvue de signification. En fondant mes analyses sur des entretiens de critiques rock et sur des textes critiques des années 1970 évoquant le disco, j’étudie les mécanismes idéologiques et rhétoriques par lesquels la critique rock a contribué à discréditer ce genre musical et son public. Plus largement, je soulève la question de savoir dans quelles conditions la critique d’art peut cesser d’être proprement critique.

Thomas Mercier-Bellevue
Thomas Mercier-Bellevue, ancien élève de l’École Normale Supérieure de Lyon et agrégé de philosophie, est actuellement ATER en philosophie de l’art à Sorbonne-Université. Il prépare, sous la direction de Mme Marianne Massin (EA 3552 – Centre Victor Basch), une thèse consacrée à l’esthétique des musiques mainstream.
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/06/2021
https://doi.org/10.3917/nre.027.0057
Pour citer cet article
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