1 La déterritorialisation des activités humaines: bref historique

Il y a eu une époque, que l’on peut aujourd’hui qualifier de classique — l’installation des Etats de droit —, dans laquelle l’ordre juridique était conçu comme confiné au territoire de l’Etat qui l’avait émis et sur lequel il exerçait sa souveraineté. Les lois étaient identiquement applicables à tout habitant de ce territoire, où qu’il habite ou qu’il ait habité sur ce territoire.Footnote 1

Antérieurement, on peut cependant rappeler l’époque où le rattachement n’était pas dicté par le territoire, mais par le principe de la personnalité, soit l’appartenance de l’individu à un peuple — au Haut Moyen Age, après les grandes invasions et la coexistence, sur le même territoire, de plusieurs peuples ayant chacun son propre droit — et c’est ce droit qui leur était applicable aux membres.Footnote 2 C’est par le métissage des différentes populations et l’émergence de pouvoirs souverains de grands seigneuries sur un territoire déterminé que le principe de la territorialité du droit s’est imposé.

Qu’est-ce qui a changé à notre époque ? Plusieurs phénomènes; nous en mentionnerons trois.

Le commerce international s’est développé comme jamais auparavant, grâce aux nouveaux moyens de transport, maritimes, terrestres, puis aériens. S’y ajoute depuis quelque temps l’apparition de moyens de communication instantanée à travers toute la planète. Il en est résulté une très forte imbrication des économies nationales, de même que le développement de l’arbitrage.

Les personnes elles-mêmes se déplacent, les flux migratoires augmentent. Les entreprises également se délocalisent, pour rejoindre des paradis fiscaux ou choisir des législations du travail qui leur sont plus favorables; certaines même deviennent des empires supranationaux.

Les impacts des activités humaines se sont mis à dépasser les limites de l’espace où elles trouvent leur origine, factuelle ou décisionnelle. Et cela non seulement celles de l’espace national, mais aussi à l’intérieur de cet espace.

Le premier de ces phénomènes mériterait à lui seul un développement spécifique, que nous ne ferons pas ici.

Le deuxième a fait l’objet de nombreuses études.Footnote 3

C’est le troisième phénomène qui nous intéressera ici. En effet, souvent, on identifie le territoire comme l’espace sur lequel l’Etat exerce sa souveraineté. Mais, à l’intérieur de ce territoire, il en existe d’autres, qui se définissent par un critère déterminé — qui en constitue l’identité — et, grâce à celui-ci, délimitent chacun des territoires spécifiques. Il en va ainsi des territoires dont l’espace est dessiné par les impacts de certaines activités— souvent spectaculaires — qui sont de toutes sortes de nature, chacun constituant son propre territoire à l’intérieur d’un même territoire national, sans se recouper. Ces activités sont souvent publiques ou parapubliques, ou, si elles sont privées, sont soumises à autant de réglementations. C’est donc une fragmentation du territoire national qu’ils provoquent, chaque espace ainsi délimité étant soumis à sa propre législation, visant un impact spécifique. Le présent texte examine précisément les effets de cette évolution sur l’ordre juridique et les limites qu’elle met à sa saisie par le droit.

2 La multiplication des territorialisations à raison d’un même objet

2.1 Un exemple

Pour l’illustrer, on prendra comme cas typique l’implantation du tracé projeté d’une autoroute, au fond d’une vallée. Mais il y en aurait beaucoup d’autres: un barrage, une centrale nucléaire, un dépôt de déchets atomiques, un aéroport, etc., que l’on désignera dans la suite comme des éléments d’infrastructure collective. Se trouvent déjà sur le tracé envisagé, projeté à grande échelle, une ligne de chemins de fer et une route régionale; y coule un fleuve, longeant un biotope forestier, un hôpital, une petite agglomération, etc.

La construction va délimiter plusieurs espaces. Le premier est celui de l’emprise de l’autoroute au sol: il vise les propriétaires dont les terrains doivent être expropriés. Le deuxième comprend les immeubles exposés aux nuisances sonores et aux émanations des gaz d’échappement. Le troisième est celui de l’impact visuel sur le paysage: la vue sur ce large ruban de béton, depuis les flancs de la vallée, occupant une bonne portion de la largeur de son fond porte atteinte au paysage. Peut-être que la ligne de chemins de fer devrait être déplacée, qu’une partie de la forêt devrait être défrichée, que la valeur écologique d’un biotope devrait être sacrifiée. Il y a ensuite les espaces qui seront desservis par l’autoroute — régions assez distantes ou agglomérations voisines. Enfin, un dernier espace: celui sur lequel l’autorité de décision exerce ses compétences — dont celle de décider définitivement du tracé —, espace à direction centralisée mais qui est formé par tout le territoire sur lequel elle les exerce, même si elle les exerce depuis la capitale de l’Etat.

Tous ces espaces se superposent, mais non pas exactement (comme ce serait le cas s’ils s’emboîtaient exactement, à la manière d’une poupée russe); certains débordent sur d’autres ou s’y juxtaposent, formant ensemble une mosaïque à plusieurs niveaux et aux plans distincts. Ce sont sur chaque plan un territoire distinct qui se définit par l’impact qui le frappe, ce qui implique ses propres enjeux, ses propres intérêts, ses propres « citoyens» — ce dernier terme étant entendu dans le sens très large d’une population particulièrement atteinte, lésée ou simplement habitant l’un ou l’autre de ces territoires.

2.2 Situations normatives simples et complexes

La textualité dans laquelle les règles juridiques expriment leur substance normative est incapable d’arbitrer elle-même les conflits de territoires que de tels éléments d’infrastructure vont provoquer, car la situation normative est alors complexe, plusieurs législations étant simultanément applicables à raison d’un même objet mais avec des enjeux impliquant des territoires diversement circonscrits — et on appellera par la suite ce genre de situations des situations normatives complexes.

Soit, sous le titre « Principes à suivre pour l’aménagement des routes nationales», l’exemple de l’article 5 de la loi fédérale suisse sur les routes nationales dispose qui dispose que:

«1 Les routes nationales doivent satisfaire aux exigences supérieures de la technique en matière de circulation; elles doivent, en particulier, garantir un trafic sûr et économique.

2 Si ces exigences entrent en conflit avec d’autres intérêts importants, notamment de la défense nationale, de l’utilisation économique du sol, de l’aménagement national ou de la protection des eaux, de la nature et des sites, il y aura lieu de déterminer ceux qui doivent l’emporter.»

On voit que les « autres intérêts importants» visés par le second alinéa de cette disposition requièrent la prise en compte des législations qui les concernent spécifiquement, lesquelles ne concernent pas forcément les mêmes territoires.

En outre, il est manifeste que la sémanticité abstraite des notions que cette disposition énumère laisse une marge de décision considérable — et même implique que soit prise une décision au sens le plus large de ce mot. En effet, l’abstraction ne permet de prendre en compte les situations concrètes, et cela de la même manière quelles qu’elles soient, que si les idiosyncrasies de chacune font apparaître identiquement l’élément que la norme applicable déclare pertinent à lui seul: par exemple la nationalité — pour l’exercice des droits civiques —, ou le domicile pour l’assujettissement à un impôt —, ou encore l’état civil pour l’octroi de subsides sociaux — quelles que soient les caractéristiques propres à chaque individu pour lequel la question se pose dans l’application de la même (sous réserve, évidemment, d’autres éléments normatifs que la norme déclarerait pertinents selon le même degré d’abstraction). De tels éléments sont identiquement reproductibles dans toute situation visée par la norme et entraînent par leur seule présence l’application de celle-ci: la situation normative est simple, dès lorsque le référent auquel la loi s’applique est complètement désigné par le signe que le texte légal emploie — achevant ainsi sa sémantisation.

Mais, dès lors que chaque situation concrète se présente de manière idiosyncrasique, chaque décision doit être prise en fonction de ce qui la caractérise spécifiquement, ce qui n’est possible que si les structures normatives applicables laissent à l’autorité une marge de liberté dans l’évaluation des paramètres de leurs programmes normatifs et de leur importance respective — ce que les juristes appellent la balance des intérêts en présence.

Chaque paysage est différent; les immissions et les pollutions se répandent différemment selon la structure topographique des lieux; les biotopes n’ont pas tous la même importance environnementale; les affectations — industrie, habitat — varient suivant les voisinages, etc. Et, en outre, ces différents paramètres, qui sont censés influer sur les décisions définitives de localisation, n'ont pas partout le même impact: l’équilibre que leur ensemble devrait former dans la balance des intérêts à chaque fois sera chaque fois différent même si les paramètres à appliquer sont légalement, c’est-à-dire abstraitement identiques dans leur abstraction.

2.3 De la multiplicité des niveaux de compétence

Enfin, il est rare que tous les intérêts en jeu relèvent de la compétence d’une seule et même autorité, qui recouvrirait dans ses attributions l’ensemble des territoires concernés et qui trancherait en dernière instance tous les conflits d’intérêts: ce seraient alors des cas de centralisation complète, qui ne peut s’envisager qu’au niveau hiérarchique le plus élevé, puisqu’elle enlèverait toutes les attributions que des législations concernant tel ou tel intérêt conféreraient à d’autres autorités. On partira donc de la configuration normale où une pluralité d’autorités sont engagées, chacune privilégiant sur son propre territoire l’intérêt de la protection duquel elle est investie et à partir duquel elle évaluera les autres: seul existe ce que l’on peut voir de son propre point de vue.

C’est dire alors l’importance, en fonction de la nature des diverses compétences, de l’organisation des procédures qui sont censées déboucher sur une décision définitive sur l’objet en question.

Les compétences des autorités inférieures sont réduites à pouvoir fournir un préavis; l’autorité de dernière instance en tiendra compte ou non: il n’est pas concevable qu’une autorité inférieure puisse imposer un veto à l’exercice de la compétence d’une autorité supérieure. D’où l’importance de la motivation de la décision définitive prise par celle-ci, dans laquelle elle devra expliciter les motifs pour lesquels elle prend les préavis en considération ou non: elle devra exposer l’argumentation qui, pour elle, légitime raisonnablement sa décision.Footnote 4

Toutefois, une norme d’un rang supérieur peut instituer une sorte de droit de veto pour la protection d’un site particulier — mais cela doit sans doute être exceptionnel (cf. un cas, en Suisse, celui de l’initiative constitutionnelle dite de RothenthurmFootnote 5). Moins rarement, une loi spéciale, régissant un intérêt spécifique, peut prévoir que seuls certains intérêts — qui y sont spécifiés — peuvent l’emporter sur celui qu’elle protège; on en trouvera de nombreux exemples dans les textes reproduits en annexe.Footnote 6

Mais, au-delà de l’aménagement formel des compétences, il faut aussi évoquer les relais de nature politique dont peuvent disposer l’une ou l’autre des autorités, ou la population d’un des territoires concernés, un lobby ou encore l’opinion publique — par les médias ou des sympathisants, réunis pour la défense d’un intérêt qui leur est commun, qui, d’ailleurs, peuvent venir de l’extérieur du territoire directement concerné par cet intérêt mais sont unis pour la défense d’un intérêt général dont le cas particulier qui les rassemble serait un cas topique de sa violation. Ces relais peuvent influer fortement sur la décision finale, suivant le poids politique qu’ils ont.

C’est ainsi que, pour le cas de Rothenturm,Footnote 7 cela s’est passé. Les habitants du lieu n’auraient à eux seuls pu mobiliser l’opinion publique. Mais ils réussirent à engager le WWF dans leur lutte, et celui-ci à faire des marais du site un cas d’un intérêt national. L’opinion publique a joué un rôle déterminant dans l’affaire du projet d’aéroport de Notre-Dame-des Landes, finalement abandonné par le gouvernement français.

De cette complexité, formelle et substantielle, due à l’enchevêtrement des intérêts engagés et des territoires qu’ils concernent chacun, il y en a de multiples exemples, aussi bien de réussite finale du projet que d’échecs. Leur analyse montre l’importance des phases préparatoires du projet, à partir de l’intention initiale, qui permettent des négociations et des conciliations d’intérêts ou, au contraire, si elles échouent, mènent soit à son abandon soit à un passage en force. L’ouverture des processus et leur transparence sont souvent un facteur décisif; mais cela implique aussi l’organisation de procédures de participation des populations des territoires concernés.

2.4 De la difficulté de la sémantisation des situations normatives complexes

Face à la nécessité d’arbitrer entre intérêts publics divergents, c’est-à-dire dans les situations normatives complexes, une sémantisation ouvrant la possibilité d’une concrétisation immédiate n’est pas possible. En effet, ce qui les caractérise, c’est que chacun des territoires concernés a son idiosyncrasie: il n’est dès lors pas possible de dénoter entre les différentes situations territoriales concrètes des identités substantielles qui permettraient une sémantisation immédiatement déterminante. En termes juridiques, les différentes législations applicables ne peuvent contenir que des notions juridiques indéterminées,Footnote 8 ouvrant aux autorités un espace de liberté leur permettant d’adapter à leur mise en œuvre les décisions de leurs compétences: soit par des concessions mutuelles, soit par l’échec du projet, soit enfin, pour l’autorité finale, par un passage en force.

Seule nous intéresse ici la première des trois issues possibles. En effet, en renonçant au projet, la deuxième tire la conclusion de l’impossibilité d’une sémantisation acceptable, et la troisième, maintenant le projet, passe par-dessus l’échec de toute sémantisation.

Dans cette première issue, la sémantisation se fait progressivement, en plusieurs étapes.

Chaque instance pondère et fait un acte de micropolitique, en choisissant une des sémantisations possibles —, ce qui lui permet d’en élaborer la norme individuelle qui servira de fondement à sa décision ou à son préavis.Footnote 9 Première étape de sémantisation: elle fait en explicitant, en analysant le « signe» de la norme générale en cause, les caractéristiques que la législation considère comme déterminantes et qui seront appliquées par la suite: cette étape est celle de l’élaboration d’une norme particulière, qui textualise le programme normatif de la norme.Footnote 10 Or celui-ci en énumérera plusieurs, d’importance variable, qui seront réalisés chacun de manière différente, avec une intensité variable — car il est rarissime qu’un territoire puisse être décrit par un seul critère: d’où la nécessité d’une deuxième étape, celle de la pondération, qui se fonde sur une évaluation globale de la configuration idiosyncrasique du site en cause, c’est-à-dire de son territoire, lequel est le référent de la norme individuelle qui, concrétisant, la situation juridique, clôt le processus. Elle le fait au bénéfice d’une certaine liberté, uniquement limitée par l’énumération des caractéristiques pertinentes, liberté qui est consubstantielle à l’évaluation de chacune des caractéristiques et de leur pondération globale. Les législations prévoient d’ailleurs souvent l’obligation de procéder à ce que les juristes appellent « balance d’intérêts», entre celui qui est spécifique à l’autorité concernée, et d’autres avec lesquels celle-ci doit « balancer» celui dont elle a la charge.

La dernière instance procède à une pondération finale, au vu de toutes les prises de position qu’elle a reçues: ici aussi, un acte politique, car elle aussi ne peut le faire qu’au bénéfice d’une certaine liberté. Elle élaborera une norme individuelle, qui, à nouveau, aura le site en cause comme référent, et en vertu de laquelle elle décidera ou non d’entériner le projet: « L’intérêt du projet [ne l’emporte [pas] sur tout autre [la protection du biotope, etc.]».

3 Problèmes et solutions: le droit suisse

C’est en première ligne le législateur qui est concerné: comment organiser les diverses procédures, les coordonner, éviter que, par des choix organisateurs, certains intérêts soient systématiquement sacrifiés. Il est clair que chaque droit national apporte ses solutions; nous choisissons le droit suisse, à titre d’exemple, parce qu’il nous est plus familier — paresse intellectuelle, sans aucun doute, que nous prions les lecteurs de nous pardonner.

3.1 La planification directrice

Les Etats fédérés — les cantons — sont tenus, en vertu du droit fédéral,Footnote 11 d’établir pour leur territoire un plan directeur.Footnote 12 Il sert d’abord à distinguer différents territoires, destinés à l’urbanisation, à l’agriculture, à des espaces à valeur environnementale, ou encore menacés par des nuisances: il dessine ainsi, en fonction d’objectifs qu’il fixe, le développement territorial de l’ensemble de son espace. Il permet ensuite de diriger la localisation des activités ayant des effets sur l’organisation du territoire, dont font partie les cas d’infrastructure collective mentionnés plus haut — et c’est ce qui nous intéresse ici, dans la mesure où il s’agit d’un processus continu destiné, dès le départ d’un projet déployant de tels effets, à repérer ses effets et les conflits qu’il est de nature à provoquer dans l’espace qu’il va « impacter» (pour prendre un anglicisme) sur les divers territoires qui, en fonction de leur utilisation, vont en être affectés.

Ce processus de planification directrice se déroule en plusieurs étapes, qui dédoublent la procédure que suit l’autorité qui a pour compétence de décider définitivement du projet en cause. La première étape consiste en l’information que cette autorité doit communiquer à toute autorité avec les attributions de laquelle des problèmes de coordination risquent de se poser, sans que la localisation soit encore définitivement fixée. La deuxième étape est celle de la coordination entre les autorités concernées, aux fins de déterminer la localisation au prix, si possible, des adaptations nécessaires de part et d’autre. La dernière étape est celle dans laquelle l’autorité chargée du projet décide conformément à ce qui a été négocié, ou bien, en cas de désaccord persistant, saisit l’autorité supérieure, ou, en dernier lieu, renonce au projet. On notera qu’une étude d’impact peut se révéler nécessaire, si le projet le requiert.

La législation prévoit que les communes intéressés et leurs populations doivent être informées; tout un chacun peut faire des observations (qui n’ont pas la portée d’un recours).

Cette procédure n’a pas nécessairement pour effet que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Elle ne garantit pas que tous les impacts négatifs, sur tous les territoires concernés, soient éliminés. Mais elle assure au moins qu’ils sont tous repérés, analysés et pondérés, avec une transparence et une publicité qui permettent l’information de l’opinion publique et la discussion critique au sein des populations de ces territoires.

3.2 La participation

Reste la question de la participation des populations des territoires affectés. Elle est difficile, car cette problématique ne fait pas l’objet d’une compréhension générale en droit public: celle-ci est restée longtemps importée du droit privé, en attachant le droit de participer (avec les droits qui y sont liés: droit à une décision, droit d’être entendu) à la titularité d’un droit subjectif — droit civique, droit fondamental, droit de propriété). C’est donc le législateur qui s ‘est diversement occupé du problème, domaine par domaine, ou le juge.

Un domaine général est celui de la qualité pour recourir, détachée — en tout cas en droit français et en droit suisse — de la titularité d’un droit subjectif, pour ne requérir qu’une atteinte à un intérêt propre, qu’il soit juridique ou seulement matériel; on y reviendra. Dans ce domaine, il faut signaler la qualité pour recourir accordée à des organisations à but idéal, auxquelles cependant elle n'est accordée que sur le fondement d’une base légale spécifique, et qui est donc restreinte au secteur visé par cette loi — notamment, dans les cas visés ici, protection de la nature et l’environnement.

Au-delà — ou plutôt en-deçà —, il y a la possibilité de déposer une observation, comme vu plus haut, ou une pétition, ou une dénonciation, mais sans que ces moyens confèrent des droits de partie à une véritable procédure.

Les populations des territoires concernés ne jouissent en tant que telles pas de droit de participer dans des procédures juridiquement organisées, qui seraient l’équivalent d’un droit civique; elles ne peuvent que manifester, parfois avec quelque chance de succès. En effet, nous avons vu plus haut que le droit était conçu pour s’appliquer uniformément sur tout le territoire national, quel que soit le domicile sur le territoire de l’Etat; cela vaut aussi pour l’exercice d’un droit civique. Cela présuppose évidemment que tous les titulaires d’un tel droit soient également concernés par ce qui est soumis à leur vote, ce qui est donné dès lors que tous en sont également affectés: ce qui est donné par la définition des critères légaux d’application. Cette condition est irréalisable pour les éléments d’infrastructure collective: non seulement ceux-ci dessinent des territoires différents, mais les impacts subis par les diverses populations affectées sont différents, ce qui induit des « intéressements» de diverses intensités et natures: plusieurs législations applicables ont des enjeux qui ne sont pas les mêmes pour chacun des territoires. Il en résulte qu’il est impossible de délimiter une et une seule circonscription électorale présentant des caractéristiques homogènes.

Il n’y a d’exception que sur la base d’une loi spéciale. Ainsi, si le projet demande l’adoption préalable d’un plan d’affectation spécial au niveau communal, il est possible, en Suisse, qu’un référendum soit demandé, qui conduit à un scrutin populaire local. Cependant, ce genre de plan doit être soumis à une autorité supérieure, qui peut refuser de l’approuver pour des motifs qui relèvent de ses attributions. De plus, des législations spéciales peuvent conférent à une autorité supérieure une immunité qui lui permet de se passer d’un plan communal.

Il reste la possibilité du recours au juge, laquelle dépend, toutefois, de la qualité de voisin: seuls les voisins sont atteints dans un intérêt qui leur est propre. Le « voisinage» est cependant circonscrit de manière différente suivant les infrastructures en cause et leurs impacts. Les territoires ainsi délimités peuvent ainsi être de dimensions diverses et concerner des populations de tailles variables.

Ainsi, la qualité pour recourir appartenait à tous les habitants de la ville de Bâle, s’agissant d’un recours contre l’autorisation accordée à une fabrique travaillant sur des organismes génétiquement modifiés; voir aussi, s’agissant de l’autorisation d’extension de l’aéroport de Zurich/Kloten — même à des habitants de localités allemandes, donc au-delà des frontières du territoire national; mais non pas aux riverains d’une ligne ferroviaire contre l’autorisation accordée à un transport de résidus radioactifs.Footnote 13

4 Conclusion

4.1 La sémantisation normale dans les Etats de droit

En théorie du droit, du moins dans les Etats de droit, le processus de sémantisation est censé assurer la légitimation des actes étatiques: dans la mesure où la situation de fait — sémiologiquement: le référent — peut être considéré comme un cas du signe de la norme applicable, celle-ci est légitimement appliquée dans toutes ses conséquences; si la norme en cause est énoncée dans une loi, l’application a un fondement démocratique. En termes juridiques, on se réfère au principe de légalité. La dimension politique des activités publiques est entièrement assumée par le législateur.

C’est là une construction utopique: l’existence de très nombreuses notions juridiques indéterminées dans les textes légaux introduit une dimension — que nous avons appelée micropolitique [4, p.52ss; 5, p. 298 ss] — au niveau même de l’application des lois: la sémantisation a lieu dans l’argumentation justifiant la solution concrète par l’adoption d’une norme particulière qui spécifie la norme générale en en précisant la signification par rapport aux caractéristiques que présente la cause, norme particulière dont les signes vont servir à faire du cas concret leur référent,Footnote 14 comme nous l’avons dit plus haut. Cette sémantisation, opérant par la médiation d’une norme particulière, se valorise ainsi, au-delà de son innovation, comme un cas parmi d’autres de la norme supérieure dont elle enrichit ainsi l’encyclopédie.Footnote 15

4.2 La sémantisation dans l’implantation des éléments d’infrastructure collective

Cependant, même ainsi différenciée, cette construction ne peut rendre compte de la localisation de l’implantation des éléments d’infrastructure collective. On a montré, en effet, que la sémantisation est progressive, imparfaite et suivant les cas, même lacunaire.

Elle est progressive, parce qu’elle doit procéder en plusieurs étapes, dont seule l’addition peut mener à une décision définitive.

Elle est lacunaire lorsque la législation n’exclut pas qu’un aspect considéré à l’une ou l’autre des étapes à parcourir mène à ce stade à une évaluation négative du projet du point de vue de la législation relevant de sa compétence — par échec de la sémantisation à laquelle elle a dû procéder. Il n’y a pas alors concordance, si la décision définitive passe par-dessus cette évaluation, à moins que des adaptations du projet, adoptées au cours du processus, puissent aboutir à un accord.

Elle est imparfaite, parce que, à chaque étape, elle ne résulte pas d’une simple application de signes qui lui seraient donnés a priori par la législation applicable à cette étape, mais d’une opération relativement autonome d’une sémantisation originale particulière. De plus, la décision définitive repose enfin elle aussi, dans son évaluation globale du projet en vue de son acceptation, sur le pouvoir autonome inhérent à l’opération d’une balance de tous les intérêts en présence — et cela même si les évaluations du projet sont de manière concordante toutes positives: l’autorité peut toujours renoncer au projet, pour des motifs non évalués dans le processus (par exemple financiers).

L’ordre juridique rencontre ici ses limites. La sémantisation des projets d’infrastructure collective aux impacts multiterritoriaux y reste toujours inachevée, laissant un vide juridique sur leur légitimité matérielle du point de vue du droit. La seule légitimation qui demeure possible ne pourra alors être acquise qu’au niveau politique, c’est-à-dire seulement par la compétence décisionnelle appartenant à l’autorité de prononcer en dernière instance. Mais, juridiquement, ce fondement est uniquement formel: il n’apporte aucune légitimation matérielle. En d’autres mots: où la sémantisation ne peut être qu’insuffisante commence l’empire du politique.

D’où l’importance de quelques garanties propres à l’Etat de droit, importance cependant réduite par l’absence de toute sanction juridique, puisque l’autorité statue en dernière instance. Néanmoins, il faut les rappeler ici, même si ce n’est que brièvement — les développer à cette place serait disproportionné par rapport à notre sujet. La première est l’exigence générale de rationalité, qui découle d’autres règles: l’obligation de motiver par une argumentation convaincante — non pas pour prouver que la décision serait la seule possible, mais qu’elle repose sur des motifs raisonnables.Footnote 16 La deuxième est une implication: décisions et motivations doivent être transparentes et publiques. Cela nécessite que les libertés d’expression et d’association soient garanties, de telle manière que la critique puisse s’exercer au sein de l’opinion publique.