CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Cytale est une entreprise française, née en 1998, qui s’éteint quatre ans plus tard. Son innovation consiste en une tablette électronique dédiée à la lecture, baptisée Cybook, reliée à une bibliothèque de romans numérisés à destination exclusive de cet artefact. Des romans français contemporains, quelques magazines et une collection de classiques composent cette bibliothèque. Le projet de Cytale n’est pas de nous inviter à lire autrement, mais plutôt à lire plus, de rendre plus aisé l’accès à la lecture. En dépit de ses possibles techniques, le Cybook ne visait nullement à redéfinir les canons de l’écriture romanesque, les standards multicentenaires de présentation du texte sur la page, ou les conventions de lecture. Au contraire, Cytale va s’appliquer, avec un soin dont la méticulosité dépasse quelquefois la mesure, à les respecter. En somme, cette innovation donne à lire à tous ceux qui manquent de lecture, c’est-à-dire ceux qui, pour des raisons pratiques ou culturelles, n’ont pas un accès commode au livre : les grands lecteurs boulimiques de lecture, les expatriés, les seniors, mais surtout les malvoyants, auxquels le système d’agrandissement de caractère du Cybook donne un accès unique à la littérature française contemporaine, et enfin les bibliothèques, relais idéaux d’une telle innovation au sein d’un plus large public.

2Notre propos est d’employer ici l’outil que propose la sociologie de la traduction, notamment définie en France par Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, pour comprendre d’une part comment Cytale, par son livre électronique, a tenté de retraduire l’objet livre alors que son usage est pourtant l’un des plus solidement ancrés au sein de notre société, et identifier d’autre part, les intérêts de mondes séparés – éditeurs, malvoyants, bibliothécaires – que Cytale a souhaité rassembler en un réseau afin de justifier son existence. Si la performance technique ou la pénétration de marchés sont des caractéristiques essentielles de l’innovation, ces deux éléments peuvent être vus comme la conséquence de liens tissés entre des partenaires intéressés chacun par la même innovation, en l’occurrence le livre électronique. C’est dans le délicat équilibre des compromis passés avec chacun des partenaires pour les intéresser à l’innovation qu’il faut chercher les raisons de l’échec de Cytale à mener à bien la mutation de l’industrie culturelle du livre.

Les acteurs qui constituent le réseau de Cytale

3Le projet de Cytale a été conçu par trois business angels réputés et qui n’en sont pas à leur coup d’essai : Marc Vasseur, directeur général de l’un des leaders mondiaux de la génomique ; Jacques Lewiner, directeur de l’ESPCI, inventeur fécond et initiateur de nombreuses start-ups ; enfin et surtout Jacques Attali, écrivain et économiste, conseiller spécial de François Mitterrand et fondateur de projets qui mettent à profit les nouvelles technologies dans les domaines de la culture et de la microfinance. L’entreprise bénéficie ainsi de l’important réseau que Jacques Attali a su tisser dans le monde économique et culturel : Érik Orsenna en est l’exemple le plus visible, car il accepte de mettre en jeu son image d’académicien pour devenir l’ambassadeur de Cytale. Par ailleurs, de prestigieux capitaux-risqueurs se penchent au-dessus du berceau de la start-up. Enfin, même si aucun éditeur ne participe directement au financement de Cytale, la société réunit autour d’elle, à la stupéfaction de maints observateurs, les principaux fleurons de l’édition française.

La construction de l’objet : l’histoire cahotante, les dérives successives d’une innovation

4Cytale choisit de limiter les fonctions de sa tablette en la dédiant à un seul usage bien particulier, celui de la lecture de romans, contre l’avis d’une partie du conseil, qui souhaite en faire une tablette multifonctions, notamment ouverte au monde professionnel. Les conditions selon lesquelles se sont scellés des accords avec les maisons d’édition françaises permettent d’apporter un éclairage à cette question. Michel Callon (1986) rappelle l’étymologie du verbe « intéresser » : se placer entre (inter-esse en latin), s’interposer. La stratégie de légitimation de Cytale auprès des éditeurs l’amène d’abord à desserrer les liens que d’autres entités concurrentes (Microsoft et Gemstar, par le biais de la maison d’édition en ligne 00h 00) s’efforcent d’établir avec eux. Le dispositif d’intéressement de Cytale se construit en opposition aux solutions tierces présentées comme dangereuses pour l’éditeur. Dans cette manche qu’elle remportera, Cytale part désavantagée car moins au fait des us et réseaux d’un monde que connaît en revanche très bien 00h00, maison d’édition en ligne que dirige l’ancien PDG de Flammarion, Jean-Pierre Arbon. Mais Cytale se crée une position originale, et surtout non concurrentielle. Guidée par ce même souci de ne pas nuire aux éditeurs et à leur réseau de distribution, c’est-à-dire essentiellement aux libraires, Cytale n’usera jamais de comparaisons qualitatives en faveur de la tablette électronique par rapport au livre.

5Malgré l’évidente fragilité de la jeune start-up et l’éventualité du rachat complet ou partiel de son activité par l’un des deux pôles éditoriaux, Hachette ou Vivendi, les éditeurs acceptent de confier leurs titres à Cytale, qui en assure la diffusion sur son propre réseau sécurisé. Cet accord, qui est une première, est soumis à un certain nombre de réserves. Cytale interdit à ses clients d’accéder au fichier littéraire autrement qu’en le lisant sur la tablette, et elle interdit d’y lire autre chose qu’un roman de la bibliothèque numérique constituée avec les éditeurs partenaires. C’est une garantie de sécurité pour les éditeurs, et une garantie de revenus pour Cytale. D’elle-même, elle s’interdit d’être éditrice, évitant de reproduire certains précédents américains que redoutent également les maisons d’édition. Ainsi, la clarté avec laquelle Cytale définit et sélectionne les sources d’où proviennent les contenus annule la méfiance liée à la qualité très fluctuante des textes que l’on trouve alors en numérique, comme le soulignent alors Roger Chartier (2001) et Umberto Eco [1]. Enfin et surtout, elle ferme la tablette d’un point de vue logiciel et matériel, empêchant, malgré l’existence de trois ports de communication, tout échange avec un autre dispositif électronique. Dispositif totalement autonome, le Cybook constitue alors la solution de distribution de contenus la plus inviolable.

L’impossible transgression

6Malléabilité impossible de l’œuvre que le numérique rendrait possible, malléabilité impossible de la machine qui empêche toute transgression de l’usage canonique sont deux conséquences de la solution choisie, alors même que le succès d’une innovation peut se trouver dans les pratiques non prévues par les concepteurs, et que le dispositif pourrait toutefois encourager ou permettre, selon Jacques Perriault (1989) ou Norbert Alter (2000). Pour reprendre les termes de ce dernier, le Cybook a tout d’une « invention dogmatique ». À l’inverse, le « iPod » d’Apple autorise une évolution « lente » des logiques de consommation : il permet d’abord de faire perdurer les pratiques illégales avec lesquelles l’usager est familier, en l’accompagnant progressivement vers le modèle légal qu’Apple préconise. En 2000, les exigences de l’édition littéraire sont différentes, sans doute à la suite du processus d’autolégitimation qu’avait initié Cytale auprès d’eux. Car Cytale n’a pas hésité à se servir de la peur du piratage, que tout autre dispositif, moins scrupuleux que la solution qu’elle promettait, aurait engendré. Devenue indispensable aux yeux des éditeurs, cette solution n’a pu, par la suite, être renégociée et assouplie en vue d’une utilisation plus aisée du Cybook en bibliothèques, ainsi que le notent Claire Bélisle et Christian Ducharme dans le rapport d’expérimentation de 2002 (Bélisle, 2002a et 2002b). Or, les bibliothèques se révèlent des clients intéressants et capables de faire connaître cette innovation auprès des populations que cible Cytale. Mais, pour reprendre les termes de l’école de la traduction, Cytale n’a pas su s’ériger en porte-parole représentatif à la fois des éditeurs et des bibliothécaires pour construire une solution commune qui, d’une part, aurait reçu l’aval de chaque « allié » mobilisé et qui, d’autre part, aurait sans doute garanti à Cytale sa survie. Le dispositif d’intéressement patiemment élaboré avec les éditeurs n’est pas adapté au fonctionnement des bibliothèques, et la proposition nouvelle qui vise à intégrer leurs intérêts risque de desceller les premières alliances, mouvement qui serait alors fatal à Cytale.

Un modèle fragile, que Cytale souhaite faire évoluer

7Les bibliothécaires, « mobilisés » par le Cybook, souhaitent l’adapter à leur économie en brisant le lien établi entre un livre numérique acheté et la tablette sur laquelle il est censé être lu : une telle contrainte technique nuit au service de prêt, c’est-à-dire à la diffusion des œuvres. Comme l’illustrent Claire Bélisle et Christian Ducharme, dans le cas d’un usager qui désire lire une œuvre achetée avec une tablette qui est actuellement en prêt, la bibliothèque ne pourra pas satisfaire cette demande, même si l’œuvre n’a pas été chargée sur la tablette déjà prêtée (Bélisle, Ducharme, 2003). Ces nouveaux acteurs vont donc, par leur voix, tenter de proposer le mode de diffusion des œuvres auquel Cytale songe, c’est-à-dire selon une logique d’accès : la circulation du fichier ou du livre numérique n’a plus d’importance, elle n’est plus contrôlée, c’est son accès qui doit être désormais régulé. Les bibliothécaires proposent alors le système d’une licence de diffusion, autorisant par exemple dix lectures, simultanées ou non, sur des tablettes différentes, d’une même œuvre. Mais Cytale ne peut proposer cette nouvelle traduction sans remettre en cause une partie de la traduction sur laquelle il y avait eu précédemment accord. C’est contre la volonté de remettre en cause une première traduction du dispositif, encore à ses débuts, que les éditeurs s’érigent, criant à la trahison que constituerait cette nouvelle traduction.

8L’échec de la solution tentée avec les bibliothèques met en lumière un désaccord profond entre deux logiques de distribution de l’œuvre : la propriété ou l’accès. Et l’on ne peut comprendre l’aventure de Cytale si on ne met pas en évidence sa tentative, pour assurer sa survie, de traduire des intérêts parfois opposés, mettant ainsi en cause la pertinence de son projet auprès de ses premiers alliés.

La recréation de la rareté

9Car dans le monde numérique, la démultiplication à l’infini d’un fichier pose le problème de la valeur marchande d’une œuvre. Or, ce qui peut faire sa valeur, c’est sa rareté. Par le truchement de son système, Cytale réintroduit une notion de rareté liée au livre, et toute faille dans ce système, ou dans l’imaginaire lié à ce système, est malvenue. Mais ce dernier prive le lecteur de quelques libertés auxquelles il était habitué : un roman ne se parcourt plus par feuilletage avant l’achat, position difficile à tenir face à deux éditeurs [2] qui, à l’inverse, proposent l’intégralité du texte de leurs auteurs en libre consultation sur Internet. De même, Cytale interdit l’échange d’œuvres entre deux possesseurs d’un Cybook, contrairement au projet initial et à ce que promettait Jacques Attali au cours du 20e Salon du livre, en mars 2000.

10Dans le cadre de l’accord négocié avec les éditeurs, Cytale a néanmoins la possibilité de proposer à ses lecteurs des œuvres numérisées et formatées par des tiers, et qui ont adopté une solution de diffusion semblable à la sienne. Une entente avec l’américain Gemstar constituait le seul exemple et le seul espoir de proposer, rapidement, un vaste catalogue de littérature anglophone contemporaine. Cette opportunité d’accès à d’autres ressources livresques ne se matérialisera pas, le revirement stratégique brutal de Gemstar annulant les annonces régulières de son arrivée sur le marché français.

11Dans l’attente, jamais satisfaite, d’une concurrence, le modèle commercial de Cytale est alors un « tout » à prendre ou à laisser, incluant des œuvres numérisées et formatées à destination d’une tablette électronique capable de les présenter aux yeux du lecteur. Cytale reste seul fournisseur d’œuvres littéraires numérisées à destination de livres électroniques, et surtout Cytale demeure la seule entreprise qui incarne le livre électronique sur le marché français : l’absence de concurrence inspire au public beaucoup d’hésitation face à une solution qui apparaît trop fermée et engendre trop d’inerties.

Un acte de foi

12La commercialisation de cette solution, dont le passage par le circuit Fnac reste emblématique, est un échec. L’innovation est un acte de foi, souligne Norbert Alter dans l’Innovation ordinaire, et c’est un domaine où aucune étude d’aucun ordre, si rationnelle qu’elle fût, n’aurait pu donner une indication précise sur l’acceptation du produit par le marché. Le succès d’un nouveau produit, tel le Cybook, n’est que très faiblement prévisible. L’engouement général autour d’une invention nouvelle contribue à expliquer le choix initial d’un marché grand public, mais il n’est pas facile de se focaliser ensuite sur le monde du handicap. Cytale est tour à tour la « star », la « vedette », la « reine » ou le « fleuron » qui prépare le livre à entrer dans une nouvelle ère. Président de la République et Premier ministre se déplacent pour célébrer l’objet au cours d’un Salon du livre emblématique d’une époque, l’an 2000, contribuant à asseoir la légitimité du produit. Les Américains ne sont pas les seuls à afficher leur optimisme dans ce secteur : en France, Havas appelait les livres « p-books », pour paper books, en opposition à ce qui devenait le nouveau standard, le « e-book ». Mais les enthousiasmes qu’avait suscités le livre électronique se muèrent moins d’un an plus tard en scepticisme, puis en rejet. La violence de cette cassure est un élément important qui contribue à mettre en lumière l’échec de Cytale.

13La carte « grand public » est une arme à double tranchant : elle permet d’intégrer au capital de l’entreprise de nouveaux actionnaires, venus défendre ce choix, mais elle crée une série de questions, que ne se posent pas nécessairement les malvoyants, et auxquelles Cytale doit donner une réponse. Nombre de titres, coût de la tablette, objet porteur d’une tendance en conflit avec le livre-papier qui, lui, revendique une âme face à l’objet technique, froid et inerte : voici quelques thèmes que Cytale doit traiter face à un public qui a le choix entre une tablette et son rival, le livre. Le Cybook est-il « compatible culturellement » ? Vu les performances fonctionnelles qu’il offre et l’économie de moyens qu’il permet, certains considèrent le livre-papier comme un summum technologique absolu, vraisemblablement indépassable. La tablette, elle, n’a pas d’épaisseur et elle réduit aux seules dimensions de l’in-octavo les divers formats des ouvrages. Le livre électronique fait perdre la notion d’espace et de livre classé dans une bibliothèque qui, elle-même, suivant l’endroit où elle se trouve, peut avoir un sens. Le livre-papier recèle en lui des valeurs affectives et sociales qui dépassent le seul intérêt porté au contenu. Il existe entre un livre et son lecteur une relation particulière et complexe, où interviennent la qualité du papier, son odeur, les caractéristiques de la couverture, de la typographie. Ce sont des aspects qui ont une valeur d’analyse uniquement parce que Cytale, sans renier ses cibles « logiques », a nourri un dessein grand public. Et ce n’est qu’à la lueur de cette analyse que l’on peut comprendre les jugements sévères de la presse sur une solution considérée comme « un joujou dispendieux ».

Bâtir la légitimité de la lecture électronique

14Le premier semestre 2000 voit se dérouler un combat singulier, par le biais de tribunes médiatiques interposées, entre les preux défenseurs du livre-papier qui crient au sacrilège et à la duperie, et quelques plumes ferventes qui ont hâte de s’affranchir des contraintes jugées rédhibitoires du vieux codex. Cytale entre seule dans un débat, qui consiste à savoir si l’écran ne fait pas précisément « écran » au roman. Cytale va jusqu’à refuser, pour sa communication promotionnelle, des propositions de slogans tels que « Cybook, vous n’aviez jamais lu comme cela », car il s’agit d’afficher sa complémentarité, et non sa différence. Il s’agit de rester humble et non de prétendre proposer mieux, de clamer une filiation avec le livre et non de proposer une expérience différente. Cytale choisit de ne pas capitaliser sur le pouvoir distinguant de son objet.

15Utiliser l’électronique pour parvenir à séduire les amoureux de la lecture qui, bien souvent, ne sont pas des amoureux de la technique (alchimie rare qu’a réussi à produire Cytale en son sein) peut sembler une gageure, surtout en 2000. Mais des équipes de recherche scientifique viennent aider Cytale à bâtir la légitimité de la lecture électronique. L’enquête « Contrats de lecture » que coordonne Claire Bélisle officialise les premiers rapports d’usage entre l’objet livre électronique et l’usager en France. Elle indique notamment que la tablette de lecture dédiée, qui prend en compte l’ergonomie visuelle et le confort du lecteur, fait disparaître l’incompatibilité entre le plaisir de lire et l’écran. Le Cybook est alors en train de devenir un objet social à travers l’appropriation de l’usager, malheureusement trop tard dans la courte histoire de l’entreprise.

L’évolution des mondes qui s’agrègent autour du Cybook

16Grands lecteurs, hommes d’affaires nomades, férus de nouvelles technologies, distributeurs prestigieux en harmonie avec ces segments de marché, éditeurs renommés : c’est le monde qui s’était créé autour du Cybook au moment de sa première commercialisation. Cytale a souhaité faire évoluer les composantes de ce monde : sans renoncer aux membres qui le composaient déjà, elle a tenté d’en intégrer d’autres. Son monde devient celui du handicap où son invention permet une médiation réussie entre éditeurs et malvoyants. Cytale comprend mieux alors quels sont les publics auprès desquels l’accès à la littérature par voie numérique est une nécessité. D’abord une innovation portée par les scientifiques pour une certaine « élite », le Cybook vise ensuite à corriger une inégalité face à la lecture. Cytale se trouve face à un marché certes plus captif mais plus anonyme, plus difficile à atteindre.

17Cytale est également agitée à cette époque par des conflits : certains de ses membres n’acceptent pas que la solution négociée dans un premier temps soit rediscutée pour être en adéquation avec les usages qu’en attendent certains nouveaux arrivants, dont les bibliothécaires, et dont la fonction se serait progressivement déportée du métier d’acquéreur à celui de négociateur de contrats d’accès, pour citer Pierre Le Loarer (2002) [3]. Elle s’oppose au refus des éditeurs, auprès desquels la peur du piratage que leur a en partie inspirée Cytale a fonctionné si bien que l’espoir d’une économie basée exclusivement sur l’accès s’évanouit. Enfin il manque certains constituants « naturels » à ce monde : à l’exception d’Érik Orsenna, employé par Cytale pour défendre la cause du livre électronique, les écrivains en sont les grands absents.

Conclusion : une proposition de lecture en quête de son modèle

18C’est auprès du grand public que Cytale a le mieux défendu son « contrat de lecture ». Mais c’est au service de niches (malvoyants et bibliothèques) que Cytale a travaillé avec le plus de constance. Et c’est en évoquant ces derniers publics qu’après la mort de la société, les responsables de Cytale ont souhaité justifier leur projet. De ce point de vue, et en dépit des efforts remarquables produits par Cytale pour s’approcher le plus possible des conventions de lecture, on peut affirmer aujourd’hui que le Cybook ne constituait sans doute pas la tablette de lecture idéale pour des cibles « grand public » qui, précisément à la différence des malvoyants, pouvaient avoir le choix. Et dans ce cas, le livre, notamment le livre de poche, s’est révélé un concurrent avec qui l’électronique n’a pas eu les armes suffisantes pour rivaliser, du point de vue du lecteur, en termes de performance fonctionnelle, d’économie de moyens et de prix.

19Anticipation imprudente de marchés, manque d’unité au sein du conseil d’administration, lectures différentes de l’innovation proposée : Cytale est une erreur humaine, compréhensible, mais l’histoire du Cybook n’est pas celle d’une invention qui aurait porté en elle les gènes de sa mort. Un projet innovant est fait de tâtonnements, et un projet contemporain similaire buterait sans doute sur des problèmes identiques à ceux que connut Cytale cinq ans auparavant. L’erreur d’appréciation liée aux cibles n’explique pas seule la mort prématurée d’une entreprise qui, victime d’une panne des marchés financiers entre 2000 et 2002, n’a pas pu se donner le temps d’insuffler de la vie à ses dispositifs ou, pour reprendre la formule de Bruno Latour (1992), de lui « ajouter de l’existence continûment, pour qu’ils prennent corps, qu’ils imposent leur cohérence grandissante à ceux qui les discutent ou qui s’y opposent ».

20Cytale a voulu d’abord traduire les intérêts des éditeurs français, dont « l’enrôlement » fut un préalable indispensable au développement d’une solution de diffusion numérique des œuvres littéraires. Ce fut cette conviction forte qui permit à Cytale de gagner une légitimité auprès d’eux en s’affichant comme un partenaire proche, respectueux de leurs intérêts. Mais il lui fut impossible de négocier un nouvel équilibre entre bibliothécaires, éditeurs, libraires et consommateurs malvoyants par le biais de son innovation. L’histoire de Cytale, c’est ainsi l’échec d’alliances insuffisamment bien scellées. Se fourvoyant d’abord dans un dessein « grand public », Cytale avait ensuite tenté de créer sa place dans une nouvelle économie qu’elle avait largement suscitée, proposant à juste titre un outil de médiation culturelle inédite entre des mondes différents, et parfois opposés. Elle aurait pu se rendre indispensable auprès de tous ces acteurs, mais n’en a pas eu le temps, et s’est trouvée dans l’obligation de proposer, pour sa propre survie, des dispositifs d’intéressement qui sont entrés en conflit les uns avec les autres.

Notes

  • [1]
    Interview d’Umberto Eco par Gloria Origgi, Paris, Bibliothèque publique d’information, Centre Pompidou, 2001.
  • [2]
    Les Éditions de l’Éclat en France, les Éditions Luc Pire en Belgique.
  • [3]
    Patrick Bazin (2005), directeur de la bibliothèque de Lyon, partage cette même idée. Pour lui, « l’avenir des bibliothèques sera moins de jouer le rôle de sanctuaire de documents physiques que celui de passerelle, de médiateur de l’information ».
Français

Cet article est consacré à l’analyse du destin d’une innovation portée par la société française Cytale, conceptrice du livre électronique Cybook commercialisé en 2001 et 2002. Il s’agit d’expliquer la raison qui amène Cytale à faire une proposition de lecture sur support électronique et numérique, puis de comprendre la nature et les causes de l’échec de cette innovation. Pour ce faire, l’article se focalise sur la construction de l’objet et de ses publics, ainsi que des réseaux que tenta de constituer l’entreprise.
Il est fait appel aux outils de la sociologie de la traduction, pour comprendre comment l’identité d’un objet technique, le Cybook, se construit, et comment ses fonctions lui sont assignées ou refusées. La réalisation de ce livre électronique apparaît comme le fruit d’une négociation plurielle, mais la solidité et la cohérence des alliances que Cytale était parvenue à sceller autour du Cybook posèrent question.

Mots-clés

  • Cytale
  • Cybook
  • livre électronique
  • édition
  • sociologie de l’innovation et de la traduction
English

The failure of electronic Cybook : an innovation hard to express

The failure of electronic Cybook : an innovation hard to express

This article is dedicated to the analysis of the destiny of an innovation carried by the French company Cytale, manufacturer of Cybook, an electronic book marketed in 2001 and 2002. We have managed to explain the reason why Cytale made a proposal consisting in reading on a digital and electronic device, and we have tried to understand the nature of its failure. We consider this question under two sets of themes : the building of an object and its customers, the organization of a network around Cytale.
The tools given by translation sociology have allowed us to understand how Cybook was built and how Cytale and its partners assigned (or refused) its functions to this electronic book. The carrying out of this electronic book appears as the result of a negotiation on many different levels, but the reliability of alliances that Cytale managed to seal around its Cybook was a delicate issue.

Keywords

  • Cytale
  • Cybook
  • electronic book
  • publishing
  • sociology of innovation and translation

Références bibliographiques

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Dominique Nauroy
Dominique Nauroy, coordonnateur de projets multimédia et membre du Centre de recherche sur les médiations de l’Université Paul Verlaine à Metz. Il a soutenu sa thèse de doctorat (en Sciences de l’information et de la communication) en décembre 2005 sur « l’échec du livre électronique de Cytale ». Il travaille également sur les usages du dialogue en direct, ou chat, dans le cadre de pratiques de séduction.
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24049
Pour citer cet article
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