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Introduction

Il y a une manière d’exprimer ses revendications ou d’afficher ses convictions qui peut déterminer la nature des réactions voire orienter la trajectoire des interprétations. C’est le cas du mouvement Black Lives Matter (BLM), dont le slogan, formulé dans les mêmes termes, dénonce une certaine forme de « violence institutionnelle dirigée contre les minorités raciales aux États-Unis[1] ». Autour de ce slogan, certains analystes se sont livrés à une véritable parodie littéraire, dont rendent principalement compte deux réactions.

La première reconsidère le slogan par la négative et pose la question : pourquoi la vie des Noirs ne compterait-elle pas ? Un tel questionnement s’entend comme un appel à ne pas se laisser emporter par la vague passagère de l’indignation, face à la violence dénoncée, et à rechercher plutôt les racines profondes du mal. Sous cette première réaction, on retrouve Currie, qui évoque le sentiment d’un trouble intérieur très profond (incresingly troubled), à la lecture des événements autour de meurtres d’Afro-Américains dans les années 2000[2]. À son analyse en effet, l’atteinte à la vie des noirs américains, loin d’être un fait ponctuel dans l’histoire des États-Unis d’Amérique, montre « une débâcle sociale plus endémique (a larger social catastrophe) », enracinée dans une certaine « déchéance morale (failure of the moral) » dont les couches les plus vulnérables de la société américaine sont les victimes privilégiées[3]. Les bavures policières, généralement pointées du doigt et dénoncées sur pancartes, ne sont, en fait, que la partie visible de l’iceberg et le leurre d’une « conscience américaine endormie (sleepy american conscience) » face à une réalité plus préoccupante. Sous le feu de cette réalité, son verdict est sans appel : la menace contre la vie des noirs américains n’est pas plus dans le canon de l’arme du policier blanc que dans celui du noir américain lui-même[4].

Quant à la seconde réaction, elle tend à retourner la revendication aux envoyeurs, sous cette forme : y aurait-il une vie humaine qui ne compterait pas ? L’enjeu de la question est de « ne pas fausser le débat (oversimplify the discourse) » au risque de glisser dans un color-blind-racism qui en pervertirait le sens et le détournerait, par conséquent, de ses véritables défis. Dans sa courte analyse, Carney se fait l’écho de cette préoccupation[5]. Selon elle, en effet, le combat engagé par BLM ne devrait pas couver une stratégie d’empowerment[6] par laquelle on chercherait plutôt à asseoir ses propres convictions[7]. Un tel combat gagnerait sa noblesse en encourageant les uns et les autres à débusquer, pour les juguler une fois pour toutes, les facteurs d’oppression qui gangrènent la vie des individus, quelle que soit leur appartenance raciale. En bref, il convient tout simplement de comprendre que ce qui est condamnable, ce n’est pas tant l’atteinte à la vie d’un individu noir que l’atteinte à la vie humaine tout court[8]. McWhorter se fait plus critique dans son analyse, en pointant du doigt la méthode BLM. Il ne doute aucunement que le mouvement, sous le prétexte du racisme, cherche « à attendrir le coeur des Américains (to soften hard-hearted America) », pour imposer une proposition tout aussi radicale que ce qu’il dénonce[9].

Dans l’une et l’autre réaction, la préoccupation est, en définitive, la même : il faut éviter que la chaleur de l’émotion, née du caractère dramatique des événements[10], scintille et, telle une étincelle, s’éteigne aussitôt sur une conscience humaine gelée par l’insensibilité et le désir de vengeance. En d’autres termes, il s’agit moins de s’émouvoir de situations ponctuelles de désordre public que de chercher à guérir l’homme, afin que du socle d’un ordre intérieur restauré se bâtisse et se consolide un ordre social où l’homme est considéré en priorité.

L’enjeu est d’autant plus important que, de nos jours, le projet d’un « nouvel ordre mondial » prend de l’ampleur, s’invitant de plus en plus sur les plateformes internationales et dans les stratégies diplomatiques. Notre constat est que, malheureusement, il y est souvent traité en aparté, dans un véritable monologue des puissances[11], selon le mécanisme exclusif des affaires et de la diplomatie, et autour d’enjeux économiques et sécuritaires stratégiquement définis par lesdites puissances, à l’écart du reste du monde. Or, dans ce jeu, la mesure du juste, qui place en priorité le bien de l’homme, passe généralement pour secondaire, si elle est encore portée en intérêt.

La question de fond est de savoir ce que peut bien valoir, aujourd’hui, le projet d’un nouvel ordre mondial qui ne place pas au coeur de sa préoccupation l’homme, « sommet (Gn 1) et centre (Gn 2) de la création[12] » ? Il est clair que, tant que les nations seront engagées dans une lutte pour la puissance économique et financière, tant que l’attitude de l’homme face à la nature et à son semblable sera guidée par un regard perverti de supériorité et de domination[13], le jeu habituel des rivalités diplomatiques et stratégiques, ainsi que le sentiment d’injustice, sources de révoltes et de violences, cesseront difficilement de déterminer la nature des relations internationales, des rapports interpersonnels tout court[14].

Cela est bien dommage, car l’homme, non seulement mérite mieux, mais est surtout capable de mieux. C’est du moins la conviction que prône le christianisme, et qui porte l’intérêt de notre étude. Cette dernière porte l’ambition de prendre en prétexte l’actualité que nous venons d’évoquer, pour rappeler l’homme à son ordre premier et le maintenir dans l’équilibre de sa nature. La lecture de Beat. de Grégoire de Nysse nous a motivé dans ce sens. L’ouvrage du nysséen en général, Beat. 7 en particulier, nous est apparu comme un tremplin de valorisation de l’homme, qui justifie qu’il serve de cadre référentiel pour notre analyse.

Sous la lanterne du cadet des Cappadociens, le regard chrétien sur l’homme se traduit en termes d’extase devant ce qu’il reconnaît comme « cette chose si belle et si grande[15] », ou encore « cette grande et précieuse chose[16] », ordonnée par Dieu au « commandement du monde avant même de venir à l’être[17] ». Chez le nysséen, le sens de l’homme est tellement fort, le souci de la juste mesure de son être tellement présent, qu’ils sont placés, au début de Beat. 7, au coeur d’une question cruciale : « τί ἐστιν ἄνθρωπος; (qu’est-ce que l’homme ?)[18] ». Pour y répondre, Grégoire invoque la grâce de l’adoption (ἡ τῆς υἱοθεσίας χάρις)[19] comme mesure incommensurable de la dimension de l’homme, dont l’envergure se traduit littéralement sous cet étonnement :

C’est à une condition presque aussi glorieuse que la sienne propre (εἰς τὸ ὁμότιμον ἑαυτῷ σχεδόν) que l’amour de Dieu pour l’homme (ὑπὸ φιλανθρωπίας) conduit notre nature déshonorée par le péché[20].

Ainsi, au coeur de l’interprétation grégorienne de la υἱοθεσία, comme du reste au coeur de toute la doctrine chrétienne[21], se dévoile la φιλανθρωπία de Dieu, qui dit à la fois l’être de Dieu, la nature et le but de son action. Saint Jean en révèle toute la quintessence lorsqu’il exhorte ses lecteurs en ces termes :

Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour est de Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est Amour. En ceci s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui[22].

Notre étude voudrait justement partir de cette φιλανθρωπία divine pour montrer comment elle s’érige en véritable catalyseur de la conception chrétienne de la υἱοθεσία, en faisant du bien de l’homme le motif fondamental du mouvement de Dieu vers sa créature[23]. L’intérêt de la démarche est de nous mettre sous le feu de la question existentielle « τί ἐστιν ἄνθρωπος ; » qui, en Beat. 7, sert de prétexte à Grégoire pour aborder le thème de la υἱοθεσία et le représenter en trois mouvements principaux : pris comme fils (εἰς υἱοῦ τάξιν προσλαμβανόμενος) par Dieu, l’homme sort (ἐϰβαίνει) de sa propre nature pour être conduit, par la philanthropie divine (ὑπὸ φιλανθρωπίας ἄγει), à une gloire semblable à celle même de Dieu[24].

Voyons, dans un premier temps, ce que l’actualité de la recherche offre comme éléments utiles à l’orientation de notre analyse.

I. L’étude de L. Turcescu

Sur le thème de la υἱοθεσία chez Grégoire de Nysse, l’étude de Turcescu[25] nous semble incontournable. L’auteur fait tout de suite remarquer que le sujet ne fait pas de vagues auprès des théologiens (underdeveloped). Toutefois, s’il en est ainsi, c’est moins à cause de la pertinence du thème de l’adoption ou de son incidence dans la théologie de Grégoire de Nysse qu’à cause d’une fréquence assez tacite du terme υἱοθεσία dans l’oeuvre du nysséen[26]. En définitive, bien que répondant par la positive à la question que pose son étude[27], Turcescu note cependant quelques restrictions. D’une part, soutient-il, υἱοθεσία ne compterait pas parmi les images préférées de Grégoire pour illustrer le thème du retour de l’homme vers Dieu ; d’autre part, la théologie de l’adoption ne serait pas aussi élaborée chez le nysséen que chez son prédécesseur, Origène ; enfin Grégoire privilégierait plus une theology of humanity’s exile and homecoming to God qu’une authentique theology of adoption[28].

Cela dit, nous considérons que l’analyse de Turcescu est moins importante pour l’envergure qu’elle accorde à la théologie de l’adoption chez Grégoire que pour ce qu’exprime ladite théologie chez le nysséen. Aussi en relevons-nous trois éléments principaux pour l’intérêt de notre étude.

Le premier, c’est l’enjeu du bien (the good) dans l’interprétation grégorienne de la υἱοθεσία. Il est indiqué, conformément à l’héritage de la tradition plotinienne, comme le point de convergence entre la filiation de nature (sonship-by-nature) et la filiation de désir (sonship-by-will) qui, respectivement, distinguent la place du Fils de celle des hommes auprès du même Père[29]. Ce qu’il y’a lieu de retenir en définitive, c’est que l’être-fils se reconnaît dans un désir toujours plus ardent de conformité au Père, considéré comme supremely good. Pour le Fils Unique de Dieu, cela est acquis par nature ; quant à l’homme, fils par adoption, c’est un effort moral soutenu[30] qui lui fait gravir des échelons supérieurs dans sa marche vers le Bien suprême[31], restant sauve, bien entendu, la souveraineté de la grâce de Dieu[32]. D’ailleurs, c’est du domaine de la grâce le fait que l’homme, créé à l’image de Dieu, soit par ce fait rendu capable du désir d’un tel effort dans le bien, qui rend intacte sa dignité de fils de Dieu. Reprenant l’aveu d’Augustin d’Hippone, Begasse de Dhaem le traduit en ces termes :

La condition d’enfant de Dieu est intérieure à la condition humaine qu’elle transcende : plus intime que l’intime de moi-même et plus élevée que les cimes de moi-même[33].

Se pose alors le véritable enjeu de la υἱοθεσία chez Grégoire de Nysse. S’inscrit-elle tant dans la perspective d’un exil et d’un retour de l’homme vers Dieu, comme le soutient Turcescu, que dans la conscience de sa ressemblance avec Dieu (ὁμοίωσις θεῷ) depuis sa création ? Il s’agit moins, ici, d’une contradiction que d’une juxtaposition des deux perspectives. Il est clair, en effet, que l’une n’exclut pas l’autre. Toutefois, notre conviction demeure que, si l’exil est possible, c’est bien parce qu’il est motivé par une conscience préalable d’appartenance et de responsabilité, deux leviers incontournables de la conception grégorienne de la υἱοθεσία. Que l’homme se résolve à se lever pour retourner chez son Père, l’audace d’une telle décision ne se comprend qu’à la lumière de l’image d’un Père toujours en attente de son fils et qui n’a d’ailleurs jamais cessé de le considérer comme tel[34]. À la lumière de cette image, il s’agit tout simplement de se rendre compte que la filiation adoptive de l’homme perdue par et dans le péché n’en demeure pas moins une filiation définitivement offerte et toujours proposée, tant la paternité de Dieu demeure stable et permanente. En effet, n’étant autre chose qu’Amour, Dieu est capacité de communication infinie, comme le fait remarquer Bonaventure : « Le Bien ne serait le Bien le plus haut (summum bonum) s’il n’était pas la plus haute diffusion[35] ».

Un deuxième aspect notable dans l’étude de Turcescu est, sans doute, le paradigme de l’Incarnation. C’est par elle qu’est révélé à l’humanité le Fils par nature, dont l’être éclaire la filiation de l’homme à Dieu, par grâce. À juste titre, Turcescu retient, comme premier élément fondamental de la théologie grégorienne de la υἱοθεσία, le fait que l’homme, pour devenir fils adoptif de Dieu, doive impérativement être uni au Christ (should be joined to Christ) par une génération spirituelle[36]. Ici, se vérifie le lien étroit entre les deux leviers « appartenance » et « responsabilité », dont nous avons parlé plus haut. La libéralité de Dieu, qui fait grâce de l’adoption filiale à l’homme en le créant à sa propre image, ne dispense aucunement ce dernier de sa responsabilité dans le soin de cette image. Puisque ce qui est reçu par grâce se donne à contempler dans le Fils par nature, c’est dans l’imitation de cet authentique Fils de Dieu que l’homme se montre véritablement fils du Père céleste. Dans ce sens, la responsabilité de l’homme n’est pas tant une responsabilité vis-à-vis de lui-même qu’une responsabilité vis-à-vis de Dieu, dont il est appelé à porter les marques pour montrer la vérité de son appartenance. Méditant d’ailleurs sur la prière du Notre Père, Grégoire ne manque pas de relever cet aspect en termes de cohérence :

Lorsque [le Christ] t’enjoint de dire, dans la prière, que Dieu est ton père, il ne t’ordonne rien d’autre que de devenir semblable au Père céleste, par une conduite digne de Dieu (ὁμοιοῦσθαί σε τῇ θεοπρεπεῖ πολιτείᾳ τῷ οὐρανίῳ ϰελεύει πατρί), comme il l’a d’ailleurs prescrit encore plus clairement par ailleurs, quand il dit : Devenez parfaits précisément comme votre Père céleste est parfait[37].

Plus haut, il avait déjà tiré les conséquences d’une conduite contraire à une telle exigence, en ces termes :

Donc, si un homme lourd de coeur, comme dit l’Écriture, et qui recherche le mensonge, a l’audace de se servir des mots de la prière, qu’un tel homme sache que ce n’est pas le Père céleste qu’il appelle, mais l’infernal, qui est le menteur même et se fait père du mensonge qui réside en chacun, lui qui est péché et père du péché[38].

Enfin, le troisième aspect que nous relevons est le caractère dynamique de la υἱοθεσία chez Grégoire. Certes, un tel aspect pourrait déjà être lié au précédent, tant l’Incarnation est le mouvement de Dieu vers l’homme qui appelle celui de l’homme vers Dieu par l’imitation du Fils Unique. Mais Turcescu relève, en lien évident avec l’Incarnation, l’action de l’Esprit Saint, qu’il considère comme le moteur de l’imitation du Fils par nature. En effet, c’est parce qu’il est habité par l’Esprit Saint que l’esprit du fils adoptif est inéluctablement orienté vers le bien, en imitation du Fils Unique de Dieu[39]. Ainsi, l’adoption filiale est aussi considérée comme l’action permanente de l’Esprit éveillant, dans l’esprit de l’homme, le souvenir de la bonne patrie, et lui inspirant le désir du bien et du retour à ladite patrie. Même s’il ne mentionne pas explicitement l’Esprit Saint, Grégoire met en exergue cette fonction remémoratrice et inspiratrice de l’Esprit au sein de la communion trinitaire, lorsqu’il écrit :

Le Seigneur, en enseignant à appeler Père celui qui est aux cieux, te fait te souvenir de la bonne patrie (τῆς ἀγαθῆς πατρίδος) pour t’inspirer un désir plus fort du bien et te mettre sur la route qui fait remonter de nouveau vers la patrie (ἐπιστήσειέ σε τῇ ὁδῷ τῇ πρὸς τὴν πατρίδα πάλιν ἐπαναγούσῃ)[40].

Que retenir en définitive de ces trois aspects de l’analyse de Turcescu ? Ils nous dévoilent l’action incessante de Dieu en faveur de l’homme, déroulée dans une parfaite synchronisation des Hypostases trinitaires, et révélant à la fois leur unité et leur diversité[41]. La filiation adoptive de l’homme s’y révèle comme le fruit de la philanthropie de Dieu qui, comme Père, prend l’initiative de l’adoption et la garantit, comme Fils, endosse notre condition humaine pour nous entraîner dans la sienne propre (took all that was ours in order to give us in return what is his), comme Esprit, guide le retour de l’homme vers la maison paternelle.

Voyons à présent comment Grégoire expose sa vision de la υἱοθεσία, qui porte l’emblème de la philanthropie divine, dans le développement de sa théologie en général, dans le texte de Beat. 7 en particulier.

II. Sur le socle de la φιλανθρωπία de Dieu

Parce qu’elle a à voir avec la vie, l’adoption est aussi une histoire de relation. Dans la perspective chrétienne, elle est surtout cela. Mieux, elle porte la relation à son degré le plus inouï. En effet, en introduisant l’homme dans la vie même de Dieu, non pour le symbole, mais « par une propre participation (own participation) de l’homme à cette vie[42] », l’adoption chrétienne met en lumière la philanthropie de Dieu, son amour de l’homme et pour l’homme. Ici, la relation est tellement étroite, l’impact tellement fort que le terme grec par lequel est exprimé le sens de l’adoption — υἱοθεσία, composé du substantif υἱός (fils) et du verbe τίθημι (établir, admettre, prendre) — dépasse tout entendement ordinaire, toute considération humaine et toute superficialité du regard. Grégoire s’en émeut littéralement lorsque, tentant de se représenter le mystère de la υἱοθεσία, il le décrit en ces termes :

À cette chose si belle et si grande, qui n’est accessible ni à la vue, ni à l’oreille, ni à la pensée, l’homme, qui est réputé sans valeur parmi les êtres, lui, la cendre, l’herbe, la vanité, est uni intimement : il est pris comme fils par le Dieu de l’univers[43].

Emporté dans l’inouï de cette largesse divine, Oger de déduire :

Faire la théologie de l’adoption, ce sera donc la voir comme Dieu la voit, la situer dans le plan de Dieu, dans les perspectives chrétiennes[44].

Cette oeillère qui favorise la contemplation d’une théologie de la υἱοθεσία selon le plan de Dieu, Grégoire la propose en Beat. 7 sous trois niveaux d’interprétation principaux.

1. Υἱοθεσία comme affirmation de la paternité responsable de Dieu

Le premier niveau auquel nous fait accéder Grégoire, dans l’interprétation du concept de υἱοθεσία, porte à la contemplation de la paternité responsable du Père. À travers l’affirmation εἰς υἱοῦ τάξιν παρὰ τοῦ θεοῦ τῶν ὅλων προσλαμβανόμενος[45], le nysséen nous révèle essentiellement deux choses sur Dieu[46] : d’une part, c’est lui qui prend l’initiative en attirant l’homme à lui (παρὰ τοῦ θεοῦ προσλαμβανόμενος) ; d’autre part, il assume sa responsabilité de Père, justement en agissant paternaliter, c’est-à-dire selon la paternité. Pour Grégoire, cela se justifie par le fait que le Père assume, à l’égard de l’homme, l’acte de reconnaissance qui élève ce dernier à la dignité de fils (εἰς υἱοῦ τάξιν), avec toutes les conséquences liées à ce statut. C’est du moins la lecture qui peut se faire de l’axiome suivant :

θεοῦ υἱὸς γενέσθαι =

τοῦ πατρὸς τὸ ἀξίομα σχεῖν ↔ τῶν πατριϰῶν ἀγαθῶν ϰληρονόμος γενέσθαι[47]

Entre autres remarques que nous pouvons faire sur cet axiome grégorien, il y a la récurrence des termes liés au substantif πατήρ. Il s’agit du substantif génitif singulier τοῦ πατρός et de l’adjectif génitif pluriel πατριϰῶν rattaché au substantif τῶν ἀγαθῶν. Si devenir fils de Dieu (θεοῦ υἱὸς γενέσθαι), c’est à la fois revêtir la dignité du propre père (τοῦ πατρὸς τὸ ἀξίομα σχεῖν) et devenir héritier de tout bien paternel (τῶν πατριϰῶν ἀγαθῶν ϰληρονόμος γενέσθαι), c’est la figure du père qui, en définitive, est mise en exergue et indiquée comme le substrat de l’identité du fils, la clé de lecture de tout l’axiome. Deux arguments plaident en faveur de cette considération, en Beat. 7.

Dès le début de l’homélie, d’une part, Grégoire montre que la question sur l’homme — τί ἐστιν ἄνθρωπος ; — ne peut être dénouée et comprise qu’à la lumière de la question sur Dieu : ὁ δὲ θεὸς τί[48] ; En outre, contrairement à la définition de l’homme qui mobilise un nombre important de répondants à la lumière de l’Écriture — γῆ ϰαὶ σποδός, χόρτος, ἐοιϰὸς χόρτῳ, ματαιότης, ταλαιπωρία[49] — Dieu, lui, est simplement ἄφραστος τε καὶ ἀνεκφώνητος[50], deux adjectifs qui traduisent l’indicibilité de sa nature. Pour dire Dieu, Grégoire nous oriente, non sur le terrain de la nature, mais sur celui de l’opération. Dieu se laisse connaître en ce qu’il fait. Or ce qu’il fait, c’est le bien (τὸ ἀγαθόν), au point que sa nature fait corps avec cette action : il est tout simplement ὁ Ἀγαθός[51]. Sur le terrain de l’action divine, les mots ne manquent point à Grégoire pour exprimer la nature de Dieu, au premier rang desquels sa responsabilité paternelle envers l’homme :

Il appartient à Dieu de donner la vie (τὸ ζωοποιεῖν) aux hommes ; à Dieu de conserver (τὸ συντηρεῖν) par sa providence ce qui existe ; à Dieu d’accorder libéralement (τὸ χαρίζεσθαι) nourriture et boisson aux êtres qui ont reçu en partage la vie charnelle ; à Dieu d’être bienfaisant (τὸ εὐεργετεῖν) à l’égard de celui qui est dans le besoin ; à Dieu de rétablir (τὸ ἐπανάγειν) dans son état premier, en lui rendant la santé, la nature que la maladie avait altérée […][52].

Dans un second temps, l’action de prendre pour soi (προσλαμβάνω) l’homme comme fils est définie comme la prérogative exclusive du Père. Elle rend non seulement compte de la responsabilité assumée de Dieu envers l’homme, mais dit aussi et surtout ce qu’est Dieu lui-même comme l’affirme Hilaire de Poitiers : « Dans le terme de Père, [Dieu] a […] un nom pour sa nature[53] ». Le lien entre ces deux dimensions, c’est la communicabilité de Dieu, expression la plus haute de sa philanthropie paternelle. En effet, si Dieu ne peut se dire sans être Père, sa paternité est l’expression d’« une relation à quelque chose (τὸ πρός τί)[54] ». Elle montre la capacité de Dieu de se sortir hors de soi-même, de se donner, d’entrer en relation avec l’homme. Grégoire parle d’une relation si étroite (ὁμολογία) qu’elle existe pour combler ce qui manque à la nature humaine, tout en rendant manifeste la grandeur de la philanthropie divine[55]. Dans son Orat. Cat., il décrit une situation si pitoyable (ἐλεεινῶς) et si malheureuse (ἀθλίως) de l’homme, qu’elle entraîne la descente (ϰατάβασις) de Dieu dans son histoire. Il s’agit d’un mouvement de libération, expression d’une « pauvreté volontaire (ἡ ἐϰούσιος πτωχεία)[56] » assumée par Dieu, mais qui n’altère en rien sa toute-puissance. Au contraire, elle l’affirme et la montre comme une puissance paternelle responsable : celle du Créateur, qui a organisé l’univers selon le bien (ὁ τὸ πᾶν ἐν ἀγαθότητι συστησάμενος)[57] et porte le souci de restaurer la nature humaine déshonorée par le péché (ἡ ἐξ ἁμαρτίας ἀτιμωθεῖσα φύσις)[58] dans la grâce première (ἡ ἐξ ἀρχῆς χάρις)[59]. Ainsi l’explique Grégoire face à l’indignation des Eunomiens. Pour eux, en effet, la toute-puissance de Dieu lui permet de recourir à des options de salut plus dignes qu’une insoutenable compromission dans la chose humaine. Soucieux de rétablir la vérité (ἀντιϰαταστῆναι τὴν ἀλήθειαν), Grégoire leur répond en ces termes :

Si tu retranches de la vie les bienfaits qui viennent de Dieu (τὰς θεόθεν γινομένας εὐεργεσίας), tu ne saurais plus dire à quels signes distinctifs tu reconnais la divinité. Car c’est à partir de ce dont nous bénéficions que nous connaissons le bienfaiteur ; en effet, c’est en prenant en compte ce qui arrive que nous conjecturons par analogie la nature du bienfaiteur. Si donc il est vrai que la philanthropie est une propriété caractéristique de la nature divine (εἰ οὖν ἴδιον γνώρισμα τῆς θείας φύσεως ἡ φιλανθρωπία), tu tiens la raison que tu cherchais, tu tiens la cause de la présence de Dieu parmi les hommes (ἔχεις τὴν αἰτίαν τῆς ἐν ἀνθρώποις τοῦ θεοῦ παρουσίας)[60].

Ce lien entre paternité divine et salut, entendu comme libération de l’homme de ce qui déshonore sa nature, nous découvre, sous le calque de sa transparence, l’autre lien qui lui est parallèle, entre filiation adoptive et libération de l’homme. La manifestation de Dieu dans la chair (ἡ διὰ σαρϰὸς φανέρωσις)[61] sonne en effet l’avènement du Fils qui, pour l’homme, entraîne le mouvement opposé vers Dieu, l’ascension de la filiation vers la paternité. C’est à cette interprétation de υἱοθεσία que nous allons nous intéresser dans le point qui va suivre.

2. Υἱοθεσία comme libération de l’homme

C’est à travers une rhétorique du mouvement, présenté comme un processus de transformation, que Grégoire montre l’enjeu de la υἱοθεσία. En devenant « fils de Dieu », en effet, « l’homme sort de sa propre nature (ἐϰβαίνει τὴν ἑαυτοῦ φύσιν ὁ ἄνθρωπος) », un mouvement qui, aux yeux de Grégoire, affecte l’homme au plus profond de son être : « de mortel il devient immortel (ἀθάνατος ἐϰ θνητοῦ), de périssable impérissable (ἐξ ἐπιϰήρου ἀϰήρατος), d’éphémère éternel (ἐξ ἐφημέρου ἀΐδιος), et en somme, d’homme il devient Dieu (θεὸς ἐξ ἀνθρώπου) ».

Arrêtons-nous d’abord sur la structure de cet ensemble. L’ordre des éléments, indiquant le changement chez l’homme « pris comme fils » par Dieu, est construit sous la forme d’un chiasme à plusieurs symétries. En voici le schéma :

-> Voir la liste des figures

Quelques remarques sur ce schéma : AB-BA offre le cadre général de la structure, présentant deux blocs symétriques. En A, nous avons un bloc « adjectif substantivé en -ος / préposition ἐϰ(ξ) / adjectif substantivé au gén. sing. (ἀθάνατος ἐϰ θνητοῦ - θεὸς ἐξ ἀνθρώπου) ». En B, se distingue le bloc « préposition ἐϰ(ξ) / adjectif substantivé au gén. sing (-ου) / adjectif substantivé en -ος (ἐξ ἐπιϰήρου ἀϰήρατος - ἐξ ἐφημέρου ἀΐδιος) ». Si, dans le premier bloc, ce qui apparaît comme l’état final ou le but (ἀθάνατος - θεός) est placé avant ce qui apparaît comme l’état premier ou la provenance (ἐϰ θνητοῦ - ἐξ ἀνθρώπου), dans le second bloc, on part de la provenance (ἐξ ἐπιϰήρου - ἐξ ἐφημέρου) pour aboutir au but (ἀϰήρατος - ἀΐδιος).

Par ailleurs, l’ensemble A'B'-B'A' et B'A'-A'B' permet de relier, en groupes synonymiques, les adjectifs nom. sing. ἀθάνατος, ἀϰήρατος, ἀΐδιος, θεός, d’une part ; les adjectifs gén. sing. θνητοῦ, ἐπιϰήρου, ἐφημέρου, ἀνθρώπου, d’autre part. Dans le premier groupe, ce sont les adjectifs qualifiant l’état premier ou la provenance qui encadrent les deux autres qualifiant l’état second ou le but, tandis que dans le second groupe, ce sont les adjectifs indiquant l’état premier ou la provenance qui encadrent les deux autres indiquant l’état second ou le but.

De ces observations, notre analyse suggère que les conséquences rattachées à l’action de υἱοθεσία aient été énumérées et ordonnées par Grégoire dans une perspective du déjà-là et du pas encore, de l’être et du devenir. En témoigne la disposition, sur notre schéma, des éléments indiquant l’état premier ou la provenance et des éléments indiquant l’état final ou le but. Tantôt les uns sont placés en avant comme roues motrices commandant le mouvement, tantôt ce sont les autres. Appliquée au concept de υἱοθεσία, une telle disposition laisse comprendre que, si l’état de fils adoptif est, dès l’origine, garanti à l’homme par la munificence de la richesse du Maître (ἡ μεγαλοδωρεὰ τοῦ πλουσίου δεσπότου)[62], il s’agit d’une promesse de parenté (διὰ τῆς συγγενείας κατεπαγγέλλεται)[63] vers laquelle l’homme est invité à marcher, en menant une vie effective de fils. Pour rejoindre Grégoire dans son expression allégorique, il s’agit d’une véritable course (δρόμος) dans l’arène de la vertu, qui est aussi l’antre où le vice lâche ses combattants dans une poursuite (δίωξις) effrénée derrière le juste[64]. D’où l’exhortation du nysséen à l’endroit de ce dernier : « Courons donc pour atteindre le but (οὕτω δράμωμεν ἵνα ϰαταλάβωμεν)[65] ».

Grégoire affectionne le langage guerrier, parsemé du vocabulaire de l’adversité et du combat, pour motiver son lecteur, attirer son attention sur la dangerosité de l’ennemi, à savoir le vice, et l’inviter à ne jamais baisser la garde, si du moins il veut le vaincre et s’en libérer. En Beat. 2, par exemple, il recommande au chrétien la stratégie de combat de Paul (τοῦ Παύλου τὴν πυϰτιϰήν) :

Lui-même avançait d’un pas ardent, oubliant ce qui était derrière lui, pugnace et rapide. Il observait l’adversaire, il prenait position, les armes à la main, il lançait le trait non pas au hasard ni dans le vide, mais il visait le point vulnérable de son ennemi, dirigeant ses coups contre la partie exposée du corps[66].

Toutes les huit béatitudes matthéennes, objet des huit orationes du De Beat., sont présentées par Grégoire comme des feuilles de route compilées, chacune, sur les deux versants unis qui la constituent : un prix (τὸ ἔπαθλον) et une épreuve (ὁ ἄθλος). Aussi, le gain du premier est-il conditionné à la confrontation victorieuse au second, comme il en est de la loi de la compétition : « On ne peut gagner autrement à la course, indique Grégoire, qu’en laissant derrière soi (ϰατόπιν ϰαταλιπόντα ἑαυτοῦ) son concurrent[67] ». Dans le cas spécifique de Beat. 7, « l’artisan de paix (εἰρηνοποιήσης) sera couronné de la grâce de l’adoption (τῇ τῆς υἱοθεσίας χάριτι)[68] », si et seulement s’il se comporte en faiseur-de-paix (εἰρηνοποιός). Ainsi l’oeuvre de paix est-elle indiquée comme l’épreuve à affronter pour s’arroger le gain de l’adoption filiale, ce bien au-delà de toute félicité (ὑπὲρ πᾶσαν εὐϰληρίαν). Derrière l’élan de l’εἰρηνοποιός vers ce but, se dresse, pour le saisir et le disqualifier, la poursuite sans merci de l’ennemi que Grégoire identifie sous le visage de celui qui sème haine (μῖσος), colère (ὀργή), irritation (θυμός), jalousie (φθόνος), rancune (μνησιϰαϰία), dissimulation (ὑπόϰρισις), le malheur de la guerre (ἡ ϰατὰ πόλεμον συμφορά)[69], autant d’affections contraires (τὰ ἐϰ τοῦ ἐναντίου συνιστάμενα πάθη) au bien de la paix[70].

Autre expression de cette dynamique du déjà-là et du pas encore est le verbe ἐϰβαίνει, employé pour exprimer le mouvement de sortie de l’homme de sa propre nature (ἐϰβαίνει τὴν ἑαυτοῦ φύσιν ὁ ἄνθρωπος). Le recours à l’indicatif présent actif est ici très significatif, pour indiquer l’actualité du mouvement, sa valeur crédible au moment même où il se déroule, mais aussi son ouverture au large horizon du temps et de l’espace. En effet, l’actualité de l’action, même si elle rassure par le fait de se dérouler effectivement, n’en cache pas moins une certaine inquiétude pour son aboutissement, exigeant par conséquent une constance renouvelée dans le progrès[71]. Ainsi, dire que l’homme sort de sa propre nature est à la fois l’aveu d’un fait vérifiable hic et nunc, mais aussi d’un processus ouvert au devenir. Voilà pourquoi le prix de l’adoption filiale se gagne dans une dynamique soutenue de libération du vice, un processus de longue haleine qui, à en croire Grégoire, réclame sueur et fatigue (ἱδρώς καὶ πόνος)[72]. L’objectif pour l’homme, lancé dans la course de la paix, vers la filiation divine, n’est autre que sa ressemblance avec Dieu (τὸ θεῖον ὁμοίωσις), but de toute vie vertueuse (τέλος τοῦ ϰατ’ ἀρετὴν βίου)[73]. Ainsi l’affirme Grégoire en conclusion de Beat. 7 :

Puisque le divin, croyons-nous, est pur, sans mélange et sans forme, quand l’homme, grâce à une telle production de paix (διὰ τῆς τοιαύτης εἰπηνοποΐας), sort de sa disposition double et revient complètement au bien (ἀϰριβῶς εἰς τὸ ἀγαθὸν ἐπανέλθῃ), il devient (γενόμενον), lui aussi, simple, sans forme, et véritablement un, en sorte que le visible devient semblable au caché, et le caché au visible (ὡς ταὐτὸν εἶναι τῷ ϰρπτῷ τὸ φαινόμενον ϰαὶ τῷ φαινομένῳ τὸ ϰεϰρυμένον). C’est alors que cette Béatitude prend véritablement toute sa force, et que de tels hommes reçoivent au sens propre le nom de fils de Dieu, eux qui ont été déclarés heureux selon la promesse de notre Seigneur Jésus-Christ[74].

Ici se pose la question de la nature de cette véritable divinisation de l’homme. S’agit-il tant d’un être-tout-autre de l’homme que d’un mieux-être de ce qu’il est déjà ? C’est à la double considération de la véritable valeur de l’homme et de sa conformation au divin, grâce à l’imitation (μίμησις), que conduit l’enjeu de la divinisation de l’homme en lien avec le concept de υἱοθεσία.

3. Υἱοθεσία comme divinisation de l’homme

Le troisième niveau de l’expression grégorienne de υἱοθεσία, à partir de l’initiative paternelle de Dieu prenant l’homme comme fils, c’est l’affirmation de la divinisation de l’homme : « d’homme devenu Dieu (θεὸς ἐξ ἀνθρώπου γινόμενος)[75] », atteste en définitive le nysséen au sujet de l’homme. Dans ce saut qualitatif improbable qu’il qualifie de véritable parenté (συγγενεία) entre l’homme et Dieu, Grégoire ne voit rien de plus inouï, pour l’homme, que « la promesse […] d’une gloire semblable (ὁμοτιμίαν τινά) à [celle même de Dieu][76] ». Selon lui en effet, c’est dans la logique même de la relation de parenté que « l’homme, qui a été jugé digne de devenir fils de Dieu, [ait] assurément en lui la dignité de son Père (ἔξει πάντως ἐν ἑαυτῷ τοῦ πατρὸς ἀξίωμα), et [devienne] l’héritier de tous les biens paternels (γίνεται τῶν πατριϰῶν ἀγαθῶν ϰληρονόμος)[77] ».

Il y a un double intérêt dans la traduction littérale « d’homme devenu Dieu (θεὸς ἐξ ἀνθρώπου γινόμενος) », que nous avons privilégiée sur l’affirmation de Grégoire.

3.1. La mesure de la juste valeur de l’homme

Le premier intérêt appelle à éviter toute compréhension mécanique de la transformation dont il est ici question. Dire en effet que l’homme devient Dieu sonne, chez le nysséen, comme un écho qui renvoie à l’origine de l’homme, lorsque le Créateur, faisant l’homme à son image, l’a voulu comme empreinte de sa propre beauté (αὐτὴ τῷ ἀγαθῷ ϰάλλει χαραϰτηρίζεται)[78]. L’enjeu d’une telle origine, dans la réalité actuelle de l’homme, est triple. Elle rappelle d’abord l’homme à la juste appréciation de sa valeur au risque de faire fausse route dans l’orientation de son désir, par ignorance de lui-même, comme le fait remarquer Grégoire :

Il n’est pas possible de désirer ce que l’on ne connaît pas ; notre nature se montre indolente et inerte à l’endroit de ce qu’elle ignore (ἀργὴ ϰαὶ ἀϰίνητος ἐπὶ τὸ ἀγνωστόν), à moins de s’en faire une idée pour en avoir entendu parler ou pour l’avoir entrevu[79].

Elle porte ensuite l’homme à se regarder lui-même (πρὸς ἑαυτὸν βλέπειν)[80] pour que, prenant conscience de sa véritable grandeur, il découvre les trésors enfouis au fond de lui. Grégoire l’exprime par un discours direct, en Beat. 6, comme pour marquer la solennité de sa déclaration :

Il est en toi, dans une certaine mesure, une aptitude à voir Dieu : celui qui t’a formé a déposé en ton être une immense force. Dieu, en te créant, a enfermé en toi l’ombre de sa propre bonté, ainsi que l’on imprime le dessin d’un cachet dans la cire […]. Rien ne peut ressembler au bien sans être bon. Ainsi, l’homme, en se regardant, verra en lui celui qu’il cherche. Et voilà la joie suprême qui remplit son coeur purifié : il regarde sa propre pureté et découvre dans l’image le modèle[81].

Plus tôt, en Beat. 5, le nysséen invitait son lecteur à la même mesure de la dimension de l’homme, en affirmant à son sujet :

Celui qui a fait l’homme à son image a caché les germes de toutes les bonnes actions dans la nature modelée par lui (τῇ φύσει τοῦ πλάσματος ἐναπέθετο)[82].

Elle met enfin l’homme en route, à la reconquête de son image, par une aspiration constante à ce qui convient à sa véritable nature (τὸ τῇ φύσει ϰαλὸν ἐν ὀρέξει)[83], dans la recherche de la vertu et le rejet du vice :

Ne convoite pas ce dont la recherche est sans fin, vaine et dépourvue de sens, comme ceux qui courent après leur ombre […]. Il faut au contraire tourner son désir vers les choses dont la recherche constitue un bien pour celui qui les cherche. Celui qui désire la vertu finit par la posséder en lui, au point de découvrir en lui-même l’objet de son désir[84].

Ainsi, le passage de l’homme, de l’humain au divin, ne saurait être une transformation magique, qui placerait l’homme au même rang que la souveraine divinité, mais plutôt une reconquête dont l’imitation de Dieu est à la fois le principe et le moyen. C’est là le second intérêt sur lequel nous fixe l’enjeu de la υἱοθεσία chez Grégoire de Nysse.

3.2 Divin dans l’imitation du Dieu véritable

Partant du caractère inabordable (ἀπρόσιτος) et insaisissable (ἀπροσπέλαστος) de la nature de Dieu pour l’homme, Grégoire, en Beat. 6, indique deux voies par lesquelles l’homme peut accéder à la connaissance de Dieu. C’est, d’une part, en regardant l’ordre qui émane de la création (πρὸς τὸν ἐν τῇ ϰτίσει βλέποντες ϰόσμον). À travers cet ordre en effet, se dévoilent l’habileté (ἡ τέχνη) de l’artisan, la sagesse (ἡ σοφία) du Créateur[85]. Sur le socle de ce regard attentif, d’autre part, la seconde voie que propose Grégoire sourd d’un questionnement de l’homme sur le pourquoi de son existence (ϰἂν τῆς ἡμετέρας ζωῆς τὴν αἰτίαν λογισώμεθα)[86]. Pour le nysséen en effet, l’ordre de la création est le parterre de la bonté (ἡ ἀγαθότης) de Dieu, le lieu où se déploie son plan d’amour (ἡ ἀγαθὴ προαίρεσις) pour l’homme[87]. Aussi Dieu se laisse-t-il connaître d’après les actions qu’il opère (τὸ ἐϰ τινος ἐνεργείας τὸν ἐνεργοῦντα)[88], actions dont l’homme est rendu participant à double égard. Placé au coeur de la création en qualité de πρωτότυπος ἐξ ἀρχετύπου, il est lui-même partie prenante de l’ordre créé, destiné de surcroît à en être à la fois le contemplateur (ὁ θεατής) et le maître (ὁ ϰύριος)[89]. Par ailleurs, parce qu’il a été dessiné avec les couleurs qui représentent la beauté de l’archétype, l’homme porte en lui-même cette beauté. Ce langage métaphorique, Grégoire en donne l’explication en ces termes :

Les couleurs en rapport avec sa beauté [de Dieu] sont ici les vertus (τῶν ἀρετῶν) qu’il dépose et fait fleurir en son image pour manifester en nous le pouvoir qui est le sien (ἐν ἡμῖν δεῖξαι τὴν ἰδίαν ἀρχήν) […]. C’est avec de pareilles couleurs que l’auteur de sa propre image a dessiné notre nature[90].

Ainsi la beauté de l’homme, qui rend compte de sa conformité à l’image à laquelle il a été façonné, a tout à voir avec son être intérieur, laboratoire de ses oeuvres. C’est de cet être intérieur, en effet, que l’empreinte cachée émerge pour se rendre visible, que la nature originelle s’expose en vertu, que la créature se reconnaît en fils. Il faut dire que, chez Grégoire, création, paternité divine et filiation adoptive de l’homme vont de pair. En effet, Dieu est le Père de l’univers qu’il a créé et, par conséquent de l’homme, sommet de son oeuvre. Par ailleurs, parce qu’il a créé l’homme à sa propre image, ce dernier lui est un fils lorsqu’il montre, par sa vie (ἐπὶ τοῦ ἰδίου βίου), le propre de l’action divine (τὸ ἴδιον τῆς τοῦ θεοῦ ἐνεργείας)[91], à savoir le bien.

Chez Grégoire, le socle de la filiation adoptive de l’homme repose sur la conjonction de ces deux éléments : la conscience de l’origine qui motive l’adhésion de l’homme au bien (τὴν τῶν ἀγαθῶν ϰοινωνίαν)[92], caractéristique de ce qui est de Dieu. C’est là tout le sens de la μίμησις τοῦ θεοῦ, dont Grégoire fait, en Beat. 7, l’indice identitaire distinctif du fils adoptif de Dieu :

L’artisan de paix, écrit-il, est appelé fils de Dieu, parce qu’il imite (ὅτι μιμητὴς γίνεται) le Dieu véritable, qui accorde ces grâces à la vie humaine[93].

Ce qui est intéressant, ici, c’est de voir comment Grégoire encadre sa définition du υἱὸς θεοῦ avec les deux éléments dont nous avons fait cas plus haut, les présentant comme les deux faces de la μίμησις τοῦ θεοῦ. D’une part, en effet, le profil de l’εἰρηνοποιός est clairement identifié en celui qui fait en réalité l’oeuvre de la puissance divine (θείας ὄντως δυνάμεως ἔργον ποιεῖ)[94]. Cela rappelle bien le vocabulaire mécanique qui accompagne le récit de la création, suggérant que l’être υἱὸς θεοῦ consiste, pour l’homme, à faire oeuvre de création comme le Père Créateur, et donc à s’approprier la dignité de son origine. Seulement, l’on peut tout à fait admettre que Grégoire s’inscrive ici dans la ligne de son frère Basile qui, juxtaposant Gn 1,27 et 2,7, distingue les deux verbes πλάσσειν et ποιεῖν. Basile considère, en effet, que le premier est employé pour le corps, tandis que le second l’est pour l’âme :

Dieu a créé l’Homme intérieur et modelé l’homme extérieur (ἐποίησε τὸν ἔσω ἄνθρωπον, ἔπλασε τὸν ἔξω). Le modelage (ἡ πλάσις) en effet convient à l’argile, la création (ποίησις) à ce qui est à l’image. Ainsi donc, la chair a été modelée, mais l’âme a été créée[95].

D’où son appel :

Croissez selon l’Homme intérieur, dans la ligne du progrès qui mène à Dieu (αὐξάνεσθε ϰατὰ ἔσω ἄνθρωπον, ϰατὰ τὴν προϰοπὴν τὴν εἰς Θεὸν οὖσαν) […]. Telle est la croissance des choses spirituelles, l’acquisition de la piété, l’extension vers le progrès (ἡ τοῦ πλείονος ἔϰτασις)[96].

Ainsi, même si le verbe ποιεῖ employé dans notre texte (Beat. 7) suggère l’action, c’est plutôt de l’action en son point de départ dont il est question, pour indiquer que l’imitation n’est possible à l’homme que parce qu’il obéit à un esprit disposé pour s’y faire. Aussi, faire l’oeuvre de la puissance divine (θείας ὄντως δυνάμεως ἔργον ποιεῖν), c’est, avant tout, savoir que cette puissance est en soi, en qualité d’image du Créateur. L’homme est capable de bien, parce qu’il est le fils du Père Bon.

D’autre part, le même profil qui, cette fois, identifie les υἱοὶ θεοῦ[97], indique ceux dont la vie montre le propre de l’action divine (τὸ ἴδιον τῆς τοῦ θεοῦ ἐνεργείας), en imitation de la θεία φιλανθρωπία. Ici, l’expression τῆς τοῦ θεοῦ ἐνεργείας nous entraîne dans la dynamique opérationnelle de l’action de Dieu, suggérant que la filiation adoptive de l’homme se déploie sur le terrain de son existence, où l’action de Dieu se manifeste par des choix orientés dans le sens du bien. Dans son De Bapt., Grégoire n’y va pas par quatre chemins, lorsqu’il justifie l’héritage promis aux fils adoptifs en des termes très convaincus : « Nous deviendrons héritiers par pure philanthropie divine (ϰατὰ τὴν οἰϰείαν τοῦ θεοῦ φιλανθρωπίαν ϰληροδοτήσωμεν)[98]. »

Cet aspect de la υἱοθεσία, comme imitation de la philanthropie divine, a plusieurs échos dans l’oeuvre de Grégoire. Leur point de départ commun, c’est le réalisme de l’Incarnation à travers laquelle le Dieu Un et Trine investit l’histoire de l’homme et la féconde dans l’unité et la diversité des Personnes divines. En Contr. Eun. II, la filiation du Fils Unique, Premier-né de la création, est définie comme « la manifestation dans la chair (ἡ διὰ σαρϰὸς φανέρωσις) de celui qui existe avant les siècles[99] ». Une telle manifestation de Dieu, par et dans le Fils Premier-né, devient chez Grégoire la réalité qui informe et éclaire la manifestation dont doivent briller les fils adoptifs dans la chair de leur vie quotidienne, en cohérence avec la souche paternelle à laquelle ils sont rattachés d’une part, en imitation du Fils Premier-né d’autre part, en obéissance à l’Esprit Saint d’autre part encore.

Dans l’Orat. cat., Grégoire part du Prologue de saint Jean (1,12) pour expliquer comment il comprend la filiation adoptive de l’homme et sa parenté avec Dieu :

À tous ceux qui l’ont reçu, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, dit l’Évangile à propos des hommes régénérés. Celui qui est devenu enfant de quelqu’un est en étroite parenté avec son père. Si donc tu as reçu Dieu et si tu es devenu enfant de Dieu, montre par le choix de ta volonté (διὰ τῆς προαιρέσεως) le Dieu qui est en toi, montre que celui qui t’a engendré est en toi. C’est par les marques qui nous font connaître Dieu qu’il convient de faire connaître la parenté avec Dieu de celui qui est devenu fils de Dieu[100].

De manière plus explicite, dans l’Orat. dom., le nysséen met le croyant au défi de la vérité de son appartenance, lorsqu’il ose prononcer la prière du Notre Père :

Elle nous apprend, lorsque nous déclarons que celui qui est incorruptible, juste et bon (τὸν ἄφθαρτόν τε ϰαὶ δίϰαιον ϰαὶ ἀγαθὸν) est notre père, à montrer la vérité de notre appartenance (ἐπαληθεύειν ἑαυτῶν τὴν ἀγχιστείαν)[101].

Sur les traces du Fils, le Premier-né, le nysséen exhorte par ailleurs le néophyte à adopter le mode de vie selon le Christ :

Imite Jésus fils de Navé (μίμησαι τὸν Ἰησοῦν τὸν Ναυή), porte l’évangile, comme celui-ci l’arche, quitte le désert, le péché (ἄφες τὴν ἔρημον, τὴν ἁμαρτίαν), franchis (περαιώθητι) le Jourdain, hâte-toi (σπεῦσον) vers le mode de vie selon le Christ, vers la terre qui fait naître des fruits qui donnent la joie[102].

Plus loin, il souligne le lien étroit entre l’être-fils-adoptif et la transformation vers le mieux qui se vérifie logiquement chez le nouveau baptisé :

Recevez le don du Christ dans le loisir et dans la paix, lorsque celui qui reçoit le très haut et incomparable bienfait est inscrit avec plaisir dans le catalogue de ceux qui sont adoptés comme des fils (τῷ ϰαταλόγῳ τῶν υἱοθετουμένων συναριθμεῖται), et que tous les proches de celui-ci ont une immense joie et allégresse de cette transformation vers le mieux (πρὸς τὸ ϰρεῖττον μεταποίησιν)[103].

Enfin, l’imitation de Dieu est considérée par Grégoire comme le fruit de la docilité du croyant à la voix de l’Esprit Saint :

Chasse de ta vie le corbeau glouton, donne à la colombe (τῇ περιστερᾷ) l’occasion de voler vers toi, elle que Jésus, le premier, a fait descendre du ciel en figure, elle qui ignore la ruse, est très douce et a de nombreux rejetons, qui lorsqu’elle trouve un homme purifié, comme de l’argent bien travaillé, y établit volontiers sa demeure, réchauffe l’âme comme pour faire éclore des oeufs et engendre ses nombreux beaux enfants. Ceux-ci sont les bonnes actions et les nobles paroles, la foi, la piété, la justice, la tempérance, la chasteté, la pureté, ce sont les fruits de l’Esprit (τέϰνα τοῦ πνεύματος), nos biens précieux (ϰτήματα δὲ ἡμέτερα)[104].

En définitive, la divinisation de l’homme chez Grégoire consiste en son retour à la grâce première (ἡ ἐξ ἀρχῆς χάρις), autrement appelée par Basile « la première gloire (τὴν πρώτην δόξαν)[105] » ou encore l’« ancienne constitution (ἡ πάλαι ϰατάστασις)[106] ». C’est dans cet état que l’homme, image et fils de Dieu, revit dans l’honneur (ἐν τιμῇ)[107] de son origine et de sa filiation adoptive. L’imitation de Dieu, qui en est le moyen, ne consiste pas seulement, pour l’homme, à avoir une disposition d’esprit orientée vers le bien. Une telle disposition est destinée à être le terreau d’une vie pour Dieu[108] que Grégoire, en ce qui concerne le υἱὸς θεοῦ, lie à des actions concrètes :

Voilà les actions que sa loi t’impose (νομοθετεῖ) à toi aussi : rejeter la haine (ἐϰβάλλειν), faire cesser (ϰαταλύειν) la guerre, disparaître (ἀφανίζειν) la jalousie, chasser (ἐξορίζειν) le combat, détruire (ἀναιρεῖν) l’hypocrisie, éteindre en toi (ϰατασβεννύειν ἔνδοθεν) la rancune qui consume lentement ton coeur ; pour y faire entrer à leur place (ἀντεισάγειν) toutes les qualités qui s’y opposent, en supprimant (ὑπεξαιρέσει) successivement les défauts contraires[109].

Conclusion : le défi de la ressemblance pour ramener le monde à son ordre

S’il est une conviction drainée par le flux de notre analyse, et qui éclaire la nature de la relation entre Dieu et l’homme, elle s’ajusterait bien dans la déclaration de Yahvé relayée par le prophète Isaïe en ces termes : « Tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t’aime[110] ». L’homme a de la valeur pour Dieu ; il est aimé de lui. Sa filiation adoptive (υἱοθεσία) est la plus haute expression de cette philanthropie divine. Par elle, en effet, « Dieu nous appelle par grâce à participer, comme le Fils, par Lui et en Lui, à sa nature et à sa vie intime[111] ».

Notre étude a montré que, pour Grégoire de Nysse, l’homme est non seulement en acte d’une telle participation à la nature et à l’intimité de Dieu, du fait de sa parenté avec le Créateur[112], mais il l’est aussi en puissance, lorsqu’il mène une vie de vertu, en imitation de l’amour même de Dieu[113]. Une telle imitation de Dieu par l’homme, non seulement montre la vérité de son appartenance divine, mais le conserve aussi dans sa dignité de fils adoptifs et d’héritier du Père Bon. Le texte de Beat. 7, qui a servi de feuille de route à notre analyse, met principalement en exergue le défi de la paix considérée à la fois comme rayonnement de la vie du υἱὸς θεοῦ et épreuve soumise à l’agrégation du même υἱὸς θεοῦ à la dignité de son Père. Grégoire l’exprime à travers un programme de vie concret, requis pour l’homme en des termes bien suggestifs :

Voilà les actions que sa loi t’impose à toi aussi (νομοθετεῖ ϰαὶ σοί) : rejeter la haine, faire cesser la guerre, disparaître la jalousie, chasser le combat, détruire l’hypocrisie, éteindre en toi la rancune qui consume lentement ton coeur ; pour y faire entrer à leur place (ἀντεισάγειν) toutes les qualités qui s’y opposent, en supprimant (ἀντιϰαθίσταται) successivement les défauts contraires[114].

Grégoire n’est certainement pas notre contemporain, mais son message n’en traverse pas moins les âges pour rejoindre la réalité de notre temps et, l’éclairant de sa lumière, en révéler deux défis étroitement liés.

Le premier alerte la conscience de l’homme sur les risques de le voir sortir de l’ordre intrinsèque à son être. Un tel ordre le distingue, parmi toutes les autres natures corporelles, comme celle dont la stature droite, tendue vers le ciel et regardant en haut (πρὸς τὸν οὐρανὸν ἀνατείνεται ϰαὶ ἄνω βλέπει), exprime à la fois la différence de dignité et la puissance[115]. Sous ce langage métaphorique, Grégoire entend signifier le rôle déterminant de la raison aussi bien dans la structure de l’homme que dans l’orientation de sa vie, la raison étant, en lui, l’indice et la mémoire de la bonté du Créateur. De fait, haine, jalousie, violence, guerre et autres vices qui leur sont apparentés ne contribuent qu’à dénaturer l’homme, l’éloignant de sa beauté originelle. Grégoire en parle comme d’une dérive pour l’humanité, lorsque la raison qui tient le gouvernail de l’être humain quitte le navire du corps, laissant l’homme à la merci des tempêtes. D’où l’étonnement surpris du nysséen :

Comment avons-nous fait naufrage au milieu du port de notre espérance ? Comment le navire à la riche cargaison, qui a sombré avec son contenu, nous a-t-il laissés nus, nous qui étions riches autrefois ? Où est cette voile éclatante, toujours guidée, tendue par le Saint-Esprit ? Où ce sûr gouvernail de nos âmes, grâce auquel nous traversions sans dommages les vagues hérétiques ? Où est l’ancre inébranlable de sagesse sur laquelle, pleins d’assurance, nous reposions en toute sécurité ? Où est le bon pilote qui dirigeait le navire vers le but d’en haut[116] ?

L’image de la montée (ἡ ἄνοδος) si chère à Grégoire, et qui constitue la trame de sa méditation sur les huit béatitudes matthéennes[117], est bien expressive de l’idée selon laquelle l’homme se situe au carrefour d’un déjà-là et d’un pas encore. Sa montée doit être guidée par une démarche méthodique, pour lui éviter toute chute l’empêchant de progresser vers les degrés supérieurs[118] et favorisant sa déchéance. Basile exprime bien cette dynamique, en la situant déjà dans la perspective même de la création de l’homme. S’appuyant en effet, sur la délibération divine de Gn 1,26, il explique que, si la création a été définitivement acquise à l’homme, c’est à la conquête de la ressemblance avec Dieu que l’homme se trouve engagé en posant son pied sur l’étrier de la vie[119].

Cela nous porte à considérer un deuxième défi pour l’homme d’aujourd’hui, à savoir la lutte contre une certaine sclérose humaine, qui consiste à fausser les codes de l’humanité et son histoire. En Mel. Grégoire parle des hommes comme des « ἀδελφοὶ ϰαὶ ὁμόφυλοι[120] » en Dieu, qu’il représente sous la paternité spirituelle de Mélèce. Sous la paternité de ce Père, tient-il à noter, il n’est aucun fils qui soit illégitime (νόθος) ou bâtard (ὑπόβλητος)[121]. Aussi reconnaît-il que le visage véritablement formé à l’image de Dieu (πρόσωπον ἀληθῶς ἐν εἰϰόνι θεοῦ μεμορφωμένον) ne peut que laisser voir, par sa vie, une charité qui coule de source (ἀγάπην πηγάζουσαν) et, par conséquent, une vie de grâce[122]. En vivant de la sorte, l’homme se départit des tuniques de peau (τοὺς δερματίνους χιτῶνας) qui l’engourdissent, pour s’orner de glorieux vêtements tissés avec la pureté de sa vie (τῇ ϰαθαρότητι τοῦ βίου)[123].

À la racine des atteintes à la vie humaine, de nos jours, se cache une certaine forme de méconnaissance de soi, qui affecte dangereusement le regard porté sur l’autre et ouvre à une stéréotypisation gratuite[124]. De manière plus contextualisée, G. Mackin[125] accuse, dans les profondeurs du phénomène BLM — pour revenir à notre prétexte introductif — une politique d’aesthetic transformation fondée sur les principes de cognition et de communicability, qui finissent par légitimer une structure de racial domination[126]. Dans cette structure, ce qui se trouve être une fossilisation de la déformation sociale, finit par être compris comme articulation naturelle et normale de la société. L’homme devient dès lors le créateur de l’ordre qui lui convient, au lieu d’être pèlerin dans l’ordre où il se trouve inséré. Or, il apparaît clairement que « l’érosion et la distorsion de la mémoire collective d’un peuple contribuent à la désocialisation[127] ». Ainsi, lorsque, dans une société humaine, les critères de distinction suivant la race, la classe ou le statut social, le groupe ethnique… fixent les codes de valorisation des individus, l’on perd de vue le principe fondamental qui est au préalable de tout, à savoir l’individu lui-même, en sa simple qualité d’individu. Or ce qui fait la valeur de l’individu au sein d’une société, ce n’est nullement son appartenance raciale, ethnique, voire son statut social, mais bien le fait que, par sa seule présence, il participe de l’essence même de la société dans laquelle il évolue, constituant ainsi un maillon réel de son histoire, une valeur sûre de son essence.