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La philosophie produite au Québec avant 1950 peut-elle présenter aujourd’hui un intérêt proprement philosophique ? Il y a, bien entendu, un intérêt historique à l’étude de ces écrits. Elle nous éclaire quant à la vie intellectuelle des xixe et xxe siècles sur un certain territoire et quant aux rapports que la philosophie y entretenait avec l’institution religieuse, avec les idéologies politiques ou avec ce qui se passait au même moment en France et ailleurs en Amérique. Et cet aspect historique est spécialement intéressant, il va sans dire, pour nous qui habitons le territoire en question. Mais il y a peut-être aussi, dans bien des cas, un gain philosophique à accompagner ces textes dans leurs discussions, à s’efforcer de bien comprendre leurs arguments et à les évaluer sur le terrain même de la philosophie. Peu importe à cet égard que leurs thèses ou leurs argumentations aient été novatrices ou non. On peut sans doute trouver mieux et plus original sur des sujets analogues chez des Français, des Britanniques, des Allemands ou des Américains de la même époque. Mais puisque ces textes québécois ont un intérêt historique — particulièrement pour nous —, rien n’empêche de faire d’une pierre deux coups et de philosopher avec eux en les lisant.

La question se pose, cependant, de savoir comment cela est même possible. Ne peut-on présumer, dans une optique discontinuiste, que le contexte québécois d’avant la Révolution tranquille, catholique, rural et colonisé, était si éloigné du nôtre sur le plan social comme sur celui des idées que les débats qui s’y déroulaient n’ont plus qu’un rapport ténu avec ceux des philosophes actuels ? Ils n’y pourraient dès lors rien contribuer, même pour un lecteur de bonne volonté. Pour réfléchir à cette question, je m’arrêterai à titre de cas exemplaire à une étude en particulier, celle de Louise Marcil-Lacoste parue en 1976 sous le titre « Sens commun et philosophie québécoise : trois exemples ». Il s’agit d’un article d’une quarantaine de pages publié dans les actes d’un colloque que nous avions organisé à l’Université du Québec à Trois-Rivières, Claude Savary, Paul-André Quintin et moi, les 1er et 2 mars 1975, sur le thème « Histoire de la philosophie au Québec 1800-1950 »[2]. L’activité se présentait comme le premier colloque interdisciplinaire de la Société de Philosophie du Québec qui venait tout juste d’être fondée (en 1974). Y participaient aussi, entre autres, Fernand Dumont, Jean-Paul Brodeur, Roland Houde et Yvan Lamonde[3].

Professeure à l’Université de Montréal de 1977 jusqu’à son décès prématuré en 1995, Louise Marcil-Lacoste (ou Louise Marcil, comme je le dirai plus volontiers) a surtout travaillé pendant cette période les théories de l’égalité aux xviiie et xxe siècles, ainsi que les questions philosophiques liées à la condition féminine[4]. Son doctorat, cependant, soutenu à l’Université McGill, portait sur la philosophie du sens commun de Claude Buffier et de Thomas Reid[5]. Dans le texte qui nous occupera ici, produit deux ans avant son embauche à l’Université de Montréal, elle examinait trois exemples d’usage philosophique de la notion de sens commun dans le Québec d’avant 1950. Je m’intéresserai au premier d’entre eux, auquel Marcil elle-même, d’ailleurs, consacre plus d’espace qu’aux autres[6] : un débat qui a occupé en 1833 et 1834 une longue série d’articles dans deux journaux de l’époque, L’Ami du peuple, publié à Montréal, et L’Écho du pays, publié à Saint-Charles-sur-Richelieu. Plusieurs de ces textes sont signés de pseudonymes, mais Marcil identifie de façon convaincante les deux principaux belligérants comme étant Joseph-Sabin Raymond, d’une part, qui se réclame de Lamennais surtout et qui signe, justement, « Un défenseur du sens commun », et l’abbé Jacques Odelin, d’autre part, alors curé de Saint-Hilaire et ex-professeur de philosophie au Collège de Nicolet, que Marcil présente comme un cartésien[7]. Mon sentiment en relisant cet article de Louise Marcil est qu’il y a effectivement un intérêt philosophique à suivre les arguments en présence, même si on ne les trouve pas concluants au bout du compte, et même si leur dimension idéologique est frappante. Mon approche ici consistera à reprendre deux principes que j’ai défendus ailleurs au sujet de la pratique de l’histoire de la philosophie et à montrer à partir d’eux comment et pourquoi les textes ainsi étudiés par Marcil, ceux de Joseph-Sabin Raymond en particulier, parlent bien de ce qui fait encore problème en philosophie et soumettent là-dessus des propositions qui ne sont pas sans pertinence. Le premier de ces principes est la « thèse de la coréférence », selon laquelle l’historien philosophe doit pouvoir se référer lui-même au moins à certains des référents du texte étudié : il doit y avoir des objets réels auxquels le philosophe d’aujourd’hui et celui du passé se réfèrent tous les deux[8]. Et le deuxième principe, plus litigieux sans doute, est ce que l’on a appelé la « thèse logico-linguistique », selon laquelle les phénomènes réels qui font typiquement problème pour la philosophie — c’est-à-dire ceux qu’elle se doit d’élucider — sont très souvent d’ordre logico-linguistique. Ce sont des phénomènes linguistiques ou discursifs qui ont une incidence sur la validité logique de certaines inférences, de certains raisonnements ou de certains arguments[9].

Mon objectif, en reprenant ici ces deux principes, est double. Je veux, d’une part, en clarifier la portée par le moyen d’une illustration précise et les mettre à profit, d’autre part, pour mieux faire voir à quoi peut tenir l’intérêt philosophique de doctrines apparemment un peu vieillottes comme celles dont s’occupent bien souvent les historiens de la philosophie au Québec, et comment cet intérêt peut être mis en évidence. Il ne s’agit pas, j’y insiste, de convaincre le lecteur que la production philosophique québécoise d’avant la Révolution tranquille a dans tous les cas une pertinence significative pour la réflexion actuelle, mais d’expliciter certaines des conditions qui devraient être remplies pour que cette pertinence existe, à quelque degré que ce soit, et de suggérer quelques éléments de méthode pour la rendre manifeste, le cas échéant. Je n’entends d’ailleurs pas, dans cette optique, réexaminer à nouveaux frais le corpus retenu par Louise Marcil. Le propos ici étant essentiellement méthodologique, je me baserai pour appliquer les deux thèses en question sur la présentation que donne l’historienne elle-même des positions qu’elle rapporte.

À propos du principe de la coréférence d’abord, je veux insister sur deux aspects, dont l’un est négatif et l’autre, positif. Négativement, l’application de ce principe à l’étude de Louise Marcil me donne l’occasion d’une importante mise en garde. L’exigence de la « coréférentialité », comme je la comprends, ne demande pas que nous puissions trouver dans notre vocabulaire d’aujourd’hui des équivalents référentiels de chacun des termes employés par les philosophes du passé que nous étudions. On ne peut pas présumer en particulier que des termes qui se ressemblent d’un vocabulaire à l’autre réfèrent aux mêmes objets. Il y a là un piège terminologique que les historiens de la philosophie n’évitent pas toujours, le piège des faux-amis. Dans le cas qui nous concerne, l’illusion serait de croire que l’expression « le sens commun » renvoie à une même réalité chez les philosophes du passé que nous étudions et dans les autres usages de cette expression dont nous sommes familiers.

Cela va de soi, dira-t-on. Une expression comme « le sens commun » a certainement eu plusieurs significations à travers l’histoire de la philosophie. On n’a qu’à penser, par exemple, à son usage chez Thomas d’Aquin, pour qui le sens commun est le sens interne par lequel les données des sens extérieurs peuvent être comparées les unes aux autres[10], et chez le sociologue Émile Durkheim, qui n’y voit qu’un ensemble de préjugés dont il convient de se méfier[11]. Louise Marcil se montre elle-même très consciente de la chose : « De fait », écrit-elle dès le premier paragraphe de son article, « l’extrême diversité des notions que cette expression [« le sens commun »] désigne est le premier problème auquel il faut faire face »[12]. Le piège, cependant, est que même en ayant reconnu cette polysémie, l’historien continue parfois à s’exprimer comme s’il y avait un objet commun auquel renverraient les différents usages. On parlera, par exemple, des théories du sens commun comme on parlerait des théories de la formation de la Terre ou des théories de la reproduction des insectes. Quand on évoque les théories de la formation de la Terre ou de la reproduction des insectes, il y a bien quelque chose de réel à quoi ces théories se rapportent et qu’elles veulent élucider, la formation de la planète Terre en l’occurrence, ou la reproduction des insectes. En parlant des théories du sens commun, on suggère qu’il y a de même un objet réel que ces diverses théories essaient d’élucider. Mais étant donné la polysémie de l’expression, c’est là quelque chose que l’on ne peut pas légitimement présumer. La « coréférentialité » des divers usages d’une expression technique en philosophie, comme « le sens commun », ne peut pas être présupposée.

Louise Marcil, dans sa façon de s’exprimer en tout cas, n’évite pas toujours ce piège. Il est instructif de s’arrêter, par exemple, à la phrase suivante, extraite de la conclusion de son article : « […] les trois exemples analysés ici laissent sûrement entrevoir certains éléments d’une théorie de la médiation éducative où le sens commun jouerait un rôle central »[13]. L’historienne s’exprime ici comme s’il y avait un objet — le sens commun — auquel elle se réfère elle-même dans cette phrase et qui jouerait un rôle central dans les trois exemples qu’elle a précédemment analysés. Mais rien dans son étude ne tend à montrer que ce soit le cas. Ce genre de glissement, certes, n’est pas toujours grave, et Louise Marcil évite dans son texte le dérapage qu’entraîne souvent cette façon de s’exprimer. Il suffit en l’occurrence d’interpréter la phrase citée ci-dessus comme parlant non pas du sens commun compris comme un objet distinct, mais de l’expression linguistique « le sens commun ». Il faudrait à strictement parler réécrire l’affirmation de la façon suivante : « […] les exemples analysés ici laissent entrevoir certains éléments d’une théorie de la médiation éducative où l’expression “le sens commun” jouerait un rôle central. » C’est ce que les médiévaux appelaient un cas de « supposition matérielle » : l’expression linguistique est alors utilisée pour se représenter elle-même, comme le mot « cheval » dans « “cheval” est un mot français ». Ainsi reformulée, la phrase laisse, il est vrai, une moindre impression de profondeur, mais la difficulté, tout à fait réelle, que suscitent l’équivocité ou l’obscurité de l’expression en question y est à tout le moins rendue plus apparente, ce qui constitue un gain net, en l’occurrence. Du reste, nous faisons souvent la correction de façon spontanée dans la conversation courante. En entendant, par exemple, cette inférence insolite qui intriguait le stoïcien Chrysippe : « tu dis chariot, donc un chariot passe par ta bouche »[14], nous comprenons spontanément que les deux occurrences du mot « chariot » doivent être prises là en supposition matérielle. Mais il importe en philosophie d’être spécialement attentif à ce genre d’usages autonymiques. De façon générale, parler des théories du sens commun, des théories de la liberté ou des théories du concept est une façon trompeuse de parler en fait de théories variées qui ont en commun d’utiliser de façon centrale une même expression linguistique (ou des expressions linguistiques semblables), mais pas nécessairement, bien sûr, dans le même sens. La présupposition tacite d’une coréférence des termes techniques qui se ressemblent conduit souvent à des catastrophes en philosophie. Ce n’est pas le cas chez Louise Marcil, fort heureusement, mais ce n’en est pas moins une embûche dont il convient de se garder. Et ce n’est pas là en tout cas que s’applique le principe de la coréférence que j’invoque ici.

Là où il doit y avoir coréférence entre le vocabulaire de l’historienne philosophe et celui des auteurs qu’elle étudie, c’est d’abord et avant tout sur le plan de certains termes non techniques — qui peuvent d’ailleurs ne pas se ressembler entre les deux vocabulaires. Tel est l’aspect positif de la thèse de la coréférence en histoire de la philosophie. Considérons la phrase suivante de Joseph-Sabin Raymond, citée par Louise Marcil : « Les vérités nécessaires à l’homme sont révélées primitivement, propagées par la tradition et elles se présentent à son assentiment revêtues de l’autorité générale »[15]. Prima facie, il se trouve dans cette phrase plusieurs expressions dont on ne sait pas trop à quoi elles réfèrent, ni même si elles ont une référence. Y a-t-il un objet réel qui soit la « révélation primitive » ? Il est permis d’en douter. Et qu’est-ce que cette « tradition » qui propage les vérités nécessaires à l’homme ? On peut hésiter à ce sujet ; il n’est pas communément accepté, après tout, qu’une telle tradition existe ou ait existé. Mais il y a au moins deux endroits dans la phrase où il est fait référence à des objets ou des phénomènes que nous savons être réels et auxquels nous sommes nous-mêmes en mesure de faire référence. Premièrement : « l’homme », c’est-à-dire ici les êtres humains ; ce sont bien là des êtres réels que nous savons généralement reconnaître dans notre propre expérience et auxquels nous pouvons faire référence dans notre propre discours. Et deuxièmement : l’assentiment, c’est-à-dire le phénomène qui consiste à endosser une ou plusieurs phrases comme vraies, quelque chose, donc, de tout à fait familier dans notre expérience intersubjective[16].

Dans cette phrase de Raymond, le renvoi aux êtres humains et à l’assentiment est pour l’historien ce que j’appellerai des points d’ancrage[17]. Ce sont des moments du texte où il est fait référence à quelque chose que nous savons aisément reconnaître dans l’expérience commune : non seulement nous reconnaissons en général les objets ou les phénomènes dont il est alors question et nous les tenons pour réels, mais nous savons aussi qu’il en va de même pour autrui. La chose est claire, dans l’exemple qui nous occupe : contrairement à celle de la « révélation primitive » ou de la « tradition » qui propage les vérités nécessaires à l’homme, la réalité des humains et celle de l’assentiment ne sont pas problématiques dans l’expérience quotidienne, et nous pouvons nous référer nous-mêmes à ces êtres ou à ces phénomènes-là indépendamment de toute théorie philosophique. C’est à partir de ces points d’ancrage que nous pouvons comprendre les textes philosophiques du passé et que nous pouvons interpréter ou reconstruire les théories qui nous y sont proposées. Nous pouvons voir en ces points-là précisément que ces textes parlent de quelque chose qui nous concerne encore aujourd’hui. C’est là que se joue l’exigence de « coréférentialité » : qu’il y ait de tels points d’ancrage est une condition nécessaire de l’intérêt philosophique des textes du passé.

L’existence de ces ancrages, cependant, par lesquels les textes que nous étudions renvoient à des objets ou à des phénomènes qui nous sont familiers, n’est évidemment pas une condition suffisante de leur intérêt philosophique. Un texte ancien pourrait évoquer de façon reconnaissable les humains, les chevaux ou la lune et n’avoir pour autant rien d’excitant à nous dire sur le plan philosophique. Il faut faire un pas de plus et se tourner maintenant vers ce que l’on a appelé la thèse logico-linguistique : les phénomènes réels que la philosophie essaie d’élucider sont très souvent des phénomènes d’ordre linguistique susceptibles d’affecter la validité de nos raisonnements et de nos arguments. C’est une thèse litigieuse, j’en conviens, et que je ne saurais défendre ici[18]. Je veux seulement montrer comment elle s’applique au débat entre Odelin et Raymond que Marcil étudie et comment elle permet de comprendre à quoi tient l’intérêt de cette discussion pour notre propre réflexion philosophique.

Encore faut-il bien entendre la thèse en question. Quelques explications seront utiles à cet égard. En parlant de « phénomènes réels », je veux désigner des objets ou des processus qui nous apparaissent dans l’expérience commune indépendamment de toute théorie philosophique, et dont nous savons en général reconnaître la réalité de façon relativement spontanée sans recourir pour cela à des suppositions ou à des inférences le moindrement sophistiquées. Une averse de neige, par exemple, est un phénomène réel au sens où je l’entends : nous la constatons facilement dans bien des cas et nous savons, qui plus est, que nos voisins la constatent aussi. La liberté humaine, en revanche, le sens commun, les divinités ou les moyennes statistiques, bien que réels peut-être (ou peut-être pas), ne sont pas ce que j’appelle des « phénomènes », parce qu’ils n’apparaissent pas à notre expérience commune ; on les suppose, on les infère ou on les calcule — à juste titre ou non — pour rendre compte de ce que nous observons ou pour quelque autre raison, bonne ou mauvaise. La distinction n’est pas tranchée, bien entendu, et je ne veux pas me faire le chantre d’un empirisme simpliste pour lequel le donné de l’expérience serait le garant et le socle de toute connaissance. Je demande seulement d’admettre qu’il y a des objets ou des processus quant à l’existence desquels l’entente intersubjective est en général facile dans la vie courante, parce qu’ils apparaissent à l’expérience commune.

Il me faut insister : le « phénomène réel », dans le vocabulaire que je propose, est cela même qui apparaît à l’expérience, il est l’objet de l’expérience, mais il ne s’identifie ni à l’expérience qu’il suscite ainsi ni au fait d’apparaître. Je ne suppose là rien d’autre qu’un réalisme de sens commun, si j’ose dire. La neige, nous le savons tous, n’a pas besoin d’être perçue pour tomber ni pour s’accumuler. Je l’appelle « phénomène » parce qu’elle peut apparaître à l’expérience commune, et que nous savons le plus souvent en reconnaître la présence sans avoir à recourir pour cela à des considérations ou à des inférences théoriques. Mais sa réalité ne dépend en rien de ce qu’elle apparaisse ou non.

Quand je dis, d’autre part, que les phénomènes réels que la philosophie devrait élucider sont souvent d’ordre logico-linguistique, je ne veux pas dire que les questions que les philosophes se sont posées ont explicitement porté en général sur des phénomènes reconnus par eux comme étant d’ordre logico-linguistique. Les philosophes se sont intéressés à toutes sortes de choses au fil des âges, et celles qui les inquiétaient le plus n’étaient pas toujours de l’ordre du langage ou de la logique, loin de là. Mais la thèse ici est qu’une des spécificités les plus marquantes de la philosophie comme discipline est que les questions distinctives qu’elle soulève sur le plan théorique, celles qui la démarquent d’autres disciplines en même temps que des préoccupations d’ordre pratique, requièrent pour être résolues que soient élucidés certains phénomènes d’ordre logico-linguistique — fort variables selon les cas — et que l’élucidation de ces phénomènes constitue très souvent l’élément le plus spécifique dans la théorisation philosophique. Cela n’implique pas que la philosophie se ramène pour l’essentiel à la logique ou à la philosophie du langage. Ce qui fait problème, par exemple, dans le traditionnel débat entre le réalisme et le nominalisme des universaux, c’est d’abord et avant tout le phénomène logico-linguistique de la prédication générale : comment expliquer que soient vraies (ou acceptables en tout cas) des phrases dont le prédicat est un terme général ? Mais la réponse à cette question requiert vraisemblablement l’élaboration d’une métaphysique, même pour les nominalistes[19].

Ces précisions étant apportées, revenons au débat entre Odelin et Raymond. Quels sont dans ce cas les phénomènes logico-linguistiques qui font problème pour les deux protagonistes ? Louise Marcil nous indique la voie : « Il s’agit », dit-elle, « d’une querelle philosophique sur le fondement de la certitude »[20]. L’expression déjà est parlante, mais il y a lieu de se demander à quoi réfère au juste cette évocation de la « certitude ». S’agit-il d’un état psychologique, comme on serait peut-être porté à le croire de prime abord ? C’est loin d’être sûr. Le premier sens donné par le dictionnaire Robert pour « certitude » est le suivant : « Caractère d’une affirmation à laquelle on donne une adhésion entière » (les italiques sont de moi). Or une affirmation est bel et bien de prime abord un phénomène logico-linguistique. Le vieux dictionnaire philosophique d’André Lalande, de même, définit le terme « certain » par son rapport à l’assertion quand il s’applique à l’esprit : « Qui adhère à une assertion sans aucun mélange de doute » (sens A) ou « Qui adhère à une assertion vraie en reconnaissant avec évidence qu’elle est telle » (sens B)[21]. Lalande, du reste, distingue comme les encyclopédies philosophiques plus récentes entre ces acceptions de « certain » ou de « certitude » qui s’appliquent aux sujets pensants (comme dans « Marie est certaine que deux et deux font quatre ») et celles qui s’appliquent aux « propositions » (comme dans « Que deux et deux font quatre est certain »)[22]. Or s’il est permis d’accorder aux « propositions » un statut qui ne soit pas proprement linguistique, comme le font beaucoup de philosophes analytiques contemporains qui y voient des objets abstraits, en eux-mêmes indépendants du langage, il reste que là aussi le phénomène qui fait difficulté au premier chef et qui incite à poser de telles entités à titre explicatif est bel et bien d’ordre linguistique : c’est l’assertion ou l’affirmation de phrases, telle que nous l’observons dans l’échange intersubjectif.

Ce qui fait problème dans le débat Odelin/Raymond, comme le confirme la lecture de l’article de Louise Marcil et des extraits qu’elle cite, n’est pas tant l’état psychologique de conviction, qui n’est pas un phénomène public susceptible d’apparaître comme tel aux protagonistes de la discussion et à ceux qui veulent suivre la controverse — l’historienne elle-même notamment, ou le philosophe d’aujourd’hui —, c’est une certaine sorte d’acte de langage. Plus précisément — pour reprendre la terminologie de John Searle —, c’est le phénomène de l’assertion avec un degré de force illocutoire élevé. Le « degré de force illocutoire », dans ce vocabulaire, est le degré d’engagement exprimé par le locuteur à l’endroit de son acte de langage quand il profère une suite de mots[23]. Quand il s’agit d’une assertion, ce degré est parfois faible comme dans « peut-être que Marie viendra », parfois modéré comme dans « Marie viendra probablement » ou parfois élevé comme dans « Je suis sûr que Marie viendra ». On a dans ce dernier cas une assertion ferme, exprimant un fort degré d’engagement de la part du locuteur à l’endroit du contenu qui est affirmé. C’est bien de cela qu’il est ici question. « Pour Joseph-Sabin Raymond », dit Louise Marcil, « le sens commun est le tribunal de la certitude »[24]. Même si la portée de l’expression « le sens commun » reste incertaine dans cette phrase, on y comprend en tout cas que la question est de savoir comment se justifie ultimement une assertion avec un degré de force illocutoire élevé et au nom de quoi l’on en juge. À suivre l’analyse de Marcil, on voit que l’enjeu pour Raymond concerne surtout l’assertion à caractère religieux : comment l’affirmation de la foi chrétienne se justifie-t-elle ? [25] Mais le débat avec Odelin est censé éclairer quelque chose de beaucoup plus général : comment se justifie en principe le degré de force illocutoire élevé d’une assertion quelconque ? Ni Odelin ni Raymond, certes, ne disposaient du vocabulaire de la théorie des actes de langage, mais ils étaient certainement familiers l’un et l’autre du phénomène désigné par cette expression et ils entendaient en rendre compte, chacun à sa façon. C’est précisément parce que leur polémique se rapporte à ce genre de phénomène qu’elle peut en principe présenter pour nous un véritable intérêt philosophique et non seulement historique : le phénomène en question existe toujours, il y a aujourd’hui comme au xixe siècle — et comme à toutes les époques où des humains ont existé — des assertions avec degré de force illocutoire élevé, et la question de savoir comment en principe ces assertions se justifient se pose encore à la philosophie d’aujourd’hui, malgré les ruptures ou les révolutions épistémologiques, les changements d’épistémè (pour parler comme Foucault) ou les déplacements dans les schèmes conceptuels.

Il se révèle ainsi possible — et fécond — de mettre en discussion les idées défendues dans la polémique étudiée par Louise Marcil avec certaines de celles qui sont discutées dans l’épistémologie récente. On ne saurait ici le faire de façon détaillée, bien entendu, mais il sera éclairant dans le présent contexte d’esquisser à tout le moins les grandes lignes d’une comparaison possible entre les positions de Joseph-Sabin Raymond en particulier (telles qu’elles sont présentées par Marcil) et celles d’un philosophe actuel, spécialement éminent. J’ai choisi pour cela l’Américain Alvin Goldman, l’un des principaux épistémologues des dernières décennies. Le rapprochement permettra de mieux faire apparaître, à partir des principes métahistoriographiques exposés ci-dessus, l’intérêt philosophique possible de ces textes apparemment désuets qui retiennent l’attention des historiens de la philosophie québécoise.

Goldman, d’abord, comme n’importe quel autre philosophe, ancre ses élaborations théoriques dans l’expérience courante, par des références communément identifiables : « Tous les humains ont par nature le désir de savoir », écrit-il dès le début de Knowledge in a Social World, en citant la célèbre première phrase de la Métaphysique d’Aristote[26]. « La recherche de l’information », poursuit-il, « est une activité omniprésente dans la vie humaine »[27]. Indépendamment des constructions théoriques qui viendront ensuite, l’ancrage est le même que chez Raymond et Odelin — et que chez Aristote d’ailleurs, ou chez Thomas d’Aquin, qui cite lui aussi la même phrase au début de son traité De l’unité de l’intellect[28] : d’une époque à l’autre, comme le demande le principe de la coréférence, ces philosophes renvoient bel et bien aux êtres humains dont nous sommes familiers et à leur quête de connaissance, de « certitude » autant que possible, pour reprendre le terme de Louise Marcil.

Et c’est bien aussi le phénomène de l’assertion qui fait problème chez Goldman comme chez Raymond, ainsi que le veut la thèse logico-linguistique. La chose n’est peut-être pas tout de suite évidente du fait que Goldman déclare au début d’Epistemology and Cognition vouloir « faire en grande partie abstraction du langage naturel et des actes publics de discours »[29]. L’épistémologie, explique-t-il, peut mettre l’accent, soit sur les croyances considérées comme des états mentaux, soit sur les assertions considérées comme des actes de langage, son propre choix dans ce livre étant de laisser les assertions de côté dans la mesure du possible. La raison qu’il en donne, cependant, est qu’à vouloir théoriser l’assertion et non seulement la croyance, on s’engagerait dans des complications additionnelles qui peuvent être provisoirement ignorées : « […] nous aurons déjà suffisamment de complications sur les bras sans celles que ces questions [concernant l’assertion] introduisent »[30]. L’attitude est légitime en l’occurrence et elle est adoptée aujourd’hui comme hier par nombre d’épistémologues. Mais les croyances ne sont pas directement observables, elles ne constituent pas ce que j’ai appelé un « phénomène », susceptible d’apparaître comme tel à l’expérience commune, et elles se manifestent surtout par les actes de discours qui les expriment[31]. Le choix de privilégier l’étude des états mentaux n’est rien d’autre chez Goldman qu’un raccourci, au demeurant justifiable : la détermination des croyances à partir des actes linguistiques ne requiert pas en général de la part de l’auditeur ou du lecteur que celui-ci dispose déjà d’une théorie des actes de discours, et l’épistémologue peut miser sur une compréhension préthéorique des actes de discours pour sauter tout de suite à l’examen des conditions dans lesquelles les croyances sont justifiées. Que Goldman évacue les questions relatives au langage pour la seule raison qu’elles l’entraîneraient dans des complications trop considérables laisse penser, de fait, qu’une théorisation épistémologique complète devrait, à ses propres yeux, aborder aussi ces questions-là : la justification des croyances, même privées, ne devient problématique pour l’épistémologue que parce qu’il rencontre dans sa propre expérience le phénomène public de l’assertion avec un degré de force illocutoire élevé, que ce soit en matière de religion, de politique, de science ou d’échanges intersubjectifs ordinaires. Cela est encore plus net chez Goldman lui-même lorsqu’il se tourne dans les années quatre-vingt-dix vers ce qu’il appelle « l’épistémologie sociale », qui s’intéresse, selon sa propre expression, à « la façon dont les gens peuvent le mieux poursuivre la vérité (de quelque sorte qu’elle soit) avec l’aide des autres ou face à eux »[32]. L’échange de questions et d’assertions linguistiques devient alors très clairement l’objet premier des préoccupations de l’épistémologue. Mais c’étaient à vrai dire les mêmes phénomènes déjà qui suscitaient de fait sa démarche épistémologique quand il ne s’intéressait encore qu’aux croyances individuelles.

La comparaison devient ainsi possible entre Raymond et Goldman. L’un et l’autre d’abord veulent, chacun à sa façon, contrer le relativisme épistémologique. Si Raymond s’oppose tant au privilège cartésien de la conscience intime et individuelle, c’est que, laissés à eux-mêmes, pense-t-il, les esprits individuels entrent en contradiction les uns avec les autres. Louise Marcil rapporte ainsi l’idée : « Dans la mesure où chacun recourt à la règle de l’évidence intime, on est dans la situation aberrante où toutes les contradictions se trouvent philosophiquement justifiées »[33]. Goldman, lui, promeut ce qu’il appelle une « épistémologie véritiste [veritistic] » en opposition au relativisme « postmoderne » qui renonce à l’idée même d’une vérité objective et indépendante des intérêts de domination ou de répression[34]. Raymond et Goldman, en outre, insistent tous les deux de façon centrale sur la dimension sociale de l’épistémologie. L’Américain, il est vrai, ne récuse pas ce qu’il appelle « la tradition cartésienne » en théorie de la connaissance, qui correspond (dans le vocabulaire de Goldman) à celle qui est centrée sur la recherche individuelle de la vérité. Il la tient au contraire pour une composante importante de toute épistémologie[35]. Mais il juge nécessaire de la compléter par une « contrepartie sociale » qui mette l’accent sur l’interaction épistémique entre les agents[36], c’est tout le projet de son grand livre de 1999, Knowledge in a Social World. Quant à Joseph-Sabin Raymond, il adopte d’entrée de jeu, selon Marcil, une perspective communautaire sur la connaissance : « […] nous ne connaissons le vrai », dit-elle en le résumant, « que par le moyen de tous les autres hommes »[37]. Son recours au « sens commun », bien que la notion ne soit jamais véritablement explicitée[38], constitue un appel à la « raison générale », repérable en pratique par l’existence effective des consensus : « En droit et en fait, le consentement commun est le juge de dernière instance »[39]. Ces positions des deux auteurs ne sont pas identiques, loin de là, mais elles sont apparentées à certains égards en ce qu’elles concernent pour l’un comme pour l’autre la dimension sociale d’une bonne justification des assertions fermes que les êtres humains s’échangent, et elles peuvent à partir de là être mises en discussion les unes avec les autres.

Il ne s’agit pas de faire du professeur de Saint-Hyacinthe un goldmanien avant la lettre ni inversement, mais de montrer comment la conversation est possible entre eux sur le plan théorique même. L’intérêt philosophique des idées de Raymond — ou de certaines d’entre elles — peut ainsi mieux ressortir, même si on les rejette au bout du compte. Par rapport à Goldman, notamment, la spécificité de Raymond paraît être de faire reposer sur la tradition l’accès commun à des vérités « immuables, universelles et constantes »[40]. J’ai cité ci-dessus ce passage rapporté par Marcil : « Les vérités nécessaires à l’homme sont révélées primitivement, propagées par la tradition et elles se présentent à son assentiment revêtues de l’autorité générale »[41]. On ne trouve rien de tel dans l’épistémologie sociale de Goldman, où la notion de « tradition » ne joue aucun rôle, et l’idée même peut nous paraître suspecte à nous qui ne sommes guère portés à reconnaître d’emblée, à l’instar de Raymond, l’autorité épistémique de l’Église catholique ni à trouver souhaitable de nous aligner sur son orthodoxie. C’est là, précisément, que la distance semble la plus grande entre les positions de Raymond et ce qui intéresse la philosophie actuelle. Mais si l’on veut bien faire abstraction du dogmatisme religieux sous-jacent à la controverse entre Odelin et Raymond, l’étude historico-philosophique que Marcil nous en propose porte à réfléchir sur la notion même de « tradition » et sur le rôle de garant épistémique que joue effectivement la transmission de certaines croyances sur une longue période. On pourrait bien être invité, ce faisant, à enrichir l’épistémologie sociale de Goldman d’une dimension proprement historique qui en est absente : les processus sociaux d’acquisition et de partage des connaissances, après tout, ne se restreignent pas à la courte durée. Que l’on pense à Hans-Georg Gadamer qui promeut, justement, une « réhabilitation de l’autorité et de la tradition » en philosophie des sciences humaines[42]. Dans la mesure où elle suppose « la possession commune de préjugés fondamentaux et porteurs », la tradition, explique Gadamer, nous donne accès à la compréhension (Verstehen) historico-herméneutique de ce monde humain auquel nous appartenons[43] : « […] le contraste n’est pas aussi absolu entre tradition et raison »[44]. Sommes-nous si loin de notre Joseph-Sabin Raymond ? Gadamer, certes, est moins rigide dans ses allégeances religieuses, mais le rapprochement avec lui et avec Goldman, pourtant très différent, fait mieux apparaître la question que Raymond nous adresse : entre le dogmatisme dont il fait preuve et le relativisme « postmoderne », quelle place est-il légitime d’accorder à l’historicisation dans la théorisation de la justification épistémique ? Ses arguments à cet égard ne sont peut-être pas très originaux, mais ils ne manquent pas de pertinence, même pour ceux qui sont moins catholiques que lui : le constat des contradictions entre les consciences individuelles, l’insuffisance du raisonnement déductif et la nécessité de concentrer la réflexion épistémologique sur la justification des connaissances contestées[45].

Louise Marcil, d’ailleurs, ne s’y est pas trompée. La position de Raymond lui paraît intéressante sur le plan de la philosophie même, dans la mesure où pour lui, « la nature faillible de la raison individuelle pose la nécessité philosophique d’un enseignement du sens commun »[46] : la tradition par laquelle le sens commun s’implante requiert une pratique pédagogique institutionnalisée. C’est même là le thème central de Marcil à travers les trois exemples qu’elle analyse : « Mon hypothèse est la suivante », écrit-elle, « Le sens commun dont parlent mes trois auteurs est un concept philosophique qui tire sa justification d’une théorie de la médiation éducative »[47]. Et elle en vient, à la fin de son texte, à transposer à la question de l’enseignement de la philosophie au cégep dans le Québec des années 1970 certaines des idées qu’elle a mises en évidence chez Joseph-Sabin Raymond et les autres. Il lui faut pour cela les adapter, bien entendu. Elle se montre nettement moins confiante que Raymond quant à l’homogénéité et la fiabilité épistémique de la tradition et du sens commun. Renvoyant à un article alors tout récent de Normand Lacharité, elle croit pouvoir dire « que le sens commun d’aujourd’hui est celui d’une « culture en pièces détachées » et qu’il est par conséquent difficile de poser, comme le faisait Socrate, un univers de sens avec lequel les interlocuteurs [entendre : les étudiants] sont familiers »[48]. Elle s’éloigne ainsi de Raymond, la chose est claire, mais elle n’en mise pas moins sur la fécondité qu’il y a à le faire participer (ainsi que les autres auteurs auxquels elle s’intéresse dans cet article) à la conversation actuelle en philosophie.

Certains rapprochements avec l’épistémologie d’aujourd’hui et avec les discussions relatives à l’enseignement de la philosophie peuvent être opérés, comme de raison, sans qu’il soit nécessaire de souscrire explicitement aux deux principes métahistoriographiques que j’ai appelés la « thèse de la coréférence » et la « thèse logico-linguistique ». Louise Marcil, après tout, ne se prononce pas sur ces principes, et pour cause, mais elle n’en reconnaît pas moins — spontanément, pour ainsi dire — une certaine pertinence actuelle des textes qu’elle étudie. L’intérêt des principes que j’invoque est de jeter une lumière révélatrice sur ce qui rend possibles de telles mises en discussion à travers les époques et les contextes. À y regarder d’un peu plus près, Louise Marcil présuppose que les auteurs qu’elle étudie, Joseph-Sabin Raymond en tête, parlent bien des êtres humains et des assentiments auxquels nous sommes nous-mêmes en mesure de nous référer. Et elle admet implicitement que leur recours au « sens commun » vise à rendre compte, tout comme l’épistémologie plus récente, de la façon dont certaines assertions avec un degré de force illocutoire élevé peuvent être justifiées. Ces convergences sur le plan de la référence et sur celui des problèmes abordés sont la condition de possibilité de l’intérêt qu’ont encore pour la réflexion philosophique actuelle des textes apparemment obsolètes comme ceux qui occupent les historiens de la philosophie québécoise d’avant la Révolution tranquille. Si j’ai raison sur ce point, cela suggère d’intégrer plus explicitement à la méthodologie de la recherche en histoire de la philosophie québécoise, comme en histoire de la philosophie en général d’ailleurs, le souci de reconnaître dans les textes étudiés ce que j’ai appelé leurs « points d’ancrage » d’une part, ces moments où ils arriment leur propos à des objets reconnaissables indépendamment de toute théorisation, et d’autre part, les phénomènes réels, souvent logico-linguistiques, que leurs élaborations théoriques devraient élucider, au moins partiellement, pour avoir encore quelque pertinence en philosophie. Cela ne dispense pas de la mise en contexte historique, souvent nécessaire pour comprendre le vocabulaire et l’organisation des textes étudiés, l’intention de leurs auteurs, les questions qu’ils se posaient et les positions qu’ils défendaient. On ne peut en général repérer correctement les points d’ancrage de ces textes ni les phénomènes qu’ils peuvent nous aider à scruter sans explorer aussi, et de façon approfondie parfois, les conditions institutionnelles, sociopolitiques ou même personnelles dans lesquelles ils ont été produits, les controverses dans lesquelles ils s’inscrivaient ou les sources dont ils s’inspiraient et les influences qui les ont marqués[49]. Mais si l’on veut en dégager quelque chose d’intéressant sur le plan proprement philosophique, il y a lieu d’être au clair, le plus possible, à propos des rapports de ces textes aux réalités dont nous sommes collectivement familiers et à propos de leur contribution possible à l’élucidation de phénomènes qui font encore problème pour la philosophie.