Corps de l’article

1. Introduction : le savoir intuitif conçu comme état purement mental

Au cours des vingt dernières années, nombreux sont ceux qui en sont venus à soutenir la thèse selon laquelle nous avons du savoir intuitif (Chudnoff 2013 ; Sosa 1998) ou encore à défendre la thèse plus faible, présupposée par celle-ci, que le savoir intuitif est au moins en principe possible (Bealer, 1998 ; Goldmann et Pust 1998 ; Pust, 2000). En outre, pour plusieurs d’entre eux, le savoir philosophique serait intuitif (Bealer, 1998 ; Cova 2011 ; Goldmann et Pust 1998), d’où l’intérêt de montrer qu’il s’agit à tout le moins d’une forme possible de savoir. Dans le présent article, je n’aborderai pas cette dernière question mais ne traiterai que de la thèse de la possibilité de principe du savoir intuitif. Afin d’éviter toute confusion possible dans l’examen critique de cette thèse, je parlerai, dans ce cas, d’intuitivisme ou de thèse intuitiviste, et je réserverai les étiquettes d’intuitionnisme philosophique ou de conception intuitionniste de la philosophie à celle voulant que le savoir philosophique soit intuitif.

La première difficulté importante à laquelle on est confronté lorsque l’on souhaite procéder à l’examen critique de la thèse intuitiviste réside dans le fait que ses partisans n’entendent pas cette idée de « savoir intuitif » dans le même sens[2]. Cela dit, deux thèses importantes en ce qui concerne la nature des intuitions sont tout de même plus largement répandues.

Selon la première de ces deux thèses, ce que l’on appelle communément « intuition » ne constitue pas forcément une intuition « véritable », c’est- à-dire une intuition qui peut nous procurer du savoir. Seules les intuitions dites rationnelles comptent comme véritables. La question de savoir ce que l’on est censé entendre exactement par cette expression n’est toutefois pas simple. Deux éléments sont généralement invoqués pour caractériser une intuition comme rationnelle : la nature de son objet et la nature du processus cognitif par lequel on accède à cet objet. Chudnoff soutient par exemple que les intuitions sont un type d’« intellectual awareness of abstractobjects », et il affirme également assumer « that there are abstract objects and that our intuitions are, at least largely, about them » (Chudnoff, 2013a, p. 360). De même, Bealer soutient, au sujet de ce qu’il appelle les « intuitions rationnelles », que : « one must not confuse intuition with sense perception. Intuition is an intellectual seeming ; sense perception is a sensory seeming (an appearing) » (Bealer, 1998, p. 208). Ainsi, pour qu’une intuition soit rationnelle, il semble qu’elle doive, à tout le moins, avoir pour objet quelque chose qui ne peut pas être perçu par les sens, un objet abstrait, et que l’on ait, dans les faits, un accès intellectuel, non empirique, à cet objet[3].

L’autre thèse sur laquelle plusieurs intuitivistes s’entendent est celle du caractère sui generis des intuitions : les intuitions constituent un type particulier à part entière d’états mentaux. En effet, contrairement à ce que l’on a souvent avancé par le passé, de nombreux intuitivistes soutiennent qu’il n’est pas possible de réduire les intuitions à quelque autre état mental que ce soit, pas même à des jugements, des croyances ou des inclinations à croire ou à juger que p (Bealer 1998 ; Chudnoff 2013 ; Goldmann 2007 ; Pust 2000). Les intuitions constituent plutôt selon eux un type particulier d’attitudes propositionnelles que certains caractérisent comme des expériences d’« intellectual seeming » (Bealer 1998 ; Chudnoff 2013 ; Sosa 2007)[4]. Ainsi, de ce point de vue, on dit d’un certain sujet S qu’il a une intuition que p ou qu’il intuitionne que p, l’intuition étant un état mental sui generis qui n’est pas le résultat d’un processus empirique, et p étant une proposition qui porte sur des objets abstraits.

Par ailleurs, les intuitivistes ont surtout cherché à montrer que le savoir intuitif est possible dans le cadre d’une conception classique réformée de la connaissance. Autrement dit, ils admettent ou présupposent qu’une connaissance est une croyance vraie et justifiée, plus quelque autre condition à déterminer qui permette d’apporter une réponse aux contre-exemples de Gettier. L’intuition est alors appelée à jouer le rôle justificatif, et le savoir intuitif, lui, est conçu comme « a belief that amounts to knowledge because it is based on an intuition » (Chudnoff 2013a, p. 360). Les intuitivistes contemporains ont même plutôt tendance à comprendre ce rôle justificatif en un sens fort : le savoir intuitif est la croyance vraie et justifiée qui n’a pour justification que l’intuition[5]. Pour Bealer, l’intuition peut à elle seule fournir une justification suffisamment forte pour constituer une preuve ou une « évidence » (evidence) de la croyance qu’elle justifie. Il parle de l’intuition comme une source d’évidence de base (basic source of evidence) par opposition à une source dérivée qui s’appuie sur d’autres sources et comme présentant un « primary evidential weight » (Bealer, 1998, p. 205). Cette idée que l’intuition constitue une justification suffisamment forte pour faire d’une croyance vraie une connaissance est la thèse dite de l’évidentialisme. C’est une composante centrale de la conception classique de la connaissance des intuitivistes.

Cela dit, il est tout à fait possible d’adhérer à la thèse de la possibilité de principe du savoir intuitif et aux caractères rationnel et sui generis des intuitions sans concevoir la connaissance intuitive dans les termes de la conception classique de la connaissance. Tous les intuitivistes ne l’ont d’ailleurs pas conçue ainsi. Sosa, par exemple, conçoit le savoir intuitif comme une vertu épistémique et, par conséquent, soutient que l’intuition est une faculté ou habileté à saisir la vérité que l’on peut avoir plus ou moins bien développée (Sosa 2007). Le cadre de la conception classique de la connaissance n’est donc pas la seule option possible pour défendre la possibilité de principe du savoir intuitif.

Parmi les autres options possibles intéressantes, il y en a une qui n’a pas sérieusement été explorée à ce jour et qui semble pourtant naturelle pour quelqu’un qui soutient que les intuitions sont des états mentaux sui generis. Il s’agit de l’idée que les intuitions elles-mêmes sont du savoir. Autrement dit, il s’agit de la thèse selon laquelle les intuitions pourraient être une forme particulière d’états purement mentaux de connaissance tels que définis dans une théorie du savoir du type de celle de Williamson[6]. Le présent article sera consacré à l’examen de cette thèse. À son encontre, j’élaborerai un raisonnement qui démontre que, étant donné la nature des intuitions, il ne peut pas y avoir de savoir intuitif dans le cadre d’une telle théorie (2). Je me pencherai ensuite sur les raisons qui sous-tendent les prémisses du raisonnement (3-6). Enfin, j’examinerai la question de savoir si les problèmes relevés à l’encontre de cette thèse ne pourraient pas également constituer des obstacles à la thèse évidentialiste (7).

2. L’argument de l’impossibilité de la coexistence de connaissances aux contenus contradictoires

Les réactions critiques à l’encontre de l’intuitivisme ont été nombreuses et importantes. Elles proviennent surtout des philosophes attachés au naturalisme, ainsi que des cognitivistes et philosophes expérimentaux associés au programme négatif de la philosophie expérimentale[7]. Elles s’appuient généralement sur la non-fiabilité intrinsèque de l’intuition telle qu’elle aurait été démontrée empiriquement dans des études de psychologie sur la question, et elles ont surtout visé l’évidentialisme[8].

La réplique des intuitivistes, confrontés à de tels arguments, a consisté à concéder, dans un premier temps, que l’intuition n’est pas infaillible. C’est une position qui était déjà celle de Bealer à la fin des années 90 :

Many philosophers enjoy the pastime of “intuition bashing”, and in support of it they are fond of invoking the empirical findings of cognitive psychologists. Although these studies evidently bear on “intuition” in a less discriminating use of the term (e.g. as aterm of uncritical belief), they tell us little about intuition in the relevant sense. When empirical cognitive psychology turns its attention to intuition in this sense, it will be no surprise if it should reveal that a subject’s intuitions can be fallible locally. From the paradoxes, we already knew that they were. Nor will it be a great surprise if more sustained empirical studies should uncover evidence that a subject’s intuitions can be fallible in a more holistic way. Countless works taken from the history of logic, mathematics, and philosophy already give some indication that this might be so

Bealer, 1998, p. 202

Puis, dans un deuxième temps, ils ont soutenu qu’elle est tout de même suffisamment fiable pour qu’on puisse défendre une conception défaisable du savoir intuitif, tout comme c’est le cas avec la perception (Chudnoff 2011, 2013 ; Sosa 2007). Enfin, en réponse à ceux qui seraient tentés de soutenir que cette fiabilité non absolue des intuitions n’est pas suffisante pour que l’intuition puisse constituer une justification de quelque croyance que ce soit — et ce, même si on admet que le savoir est défaisable —, les intuitivistes ont souvent répliqué, comme Foley, que leurs arguments en faveur de cette dernière thèse sont trop forts et ont pour effet de disqualifier toute forme de savoir défaisable : « Many of the objections against intuitions in philosophy and other kinds of theoretical reasoning are not objections against intuitions per se but rather objections that, when valid, apply equally to other sorts of intellectual judgments » (Foley, 1998, p. 245)[9].

L’argument que je veux défendre dans cette section tient compte de cette position. Il ne vise pas simplement à remettre en cause la fiabilité des intuitions pour questionner l’évidentialisme et n’aboutit pas à écarter la perception et les autres sources de connaissance défaisable. En fait, l’argument proposé ici est plus fort puisqu’il avance que le savoir intuitif n’est pas, par nature, possible si le savoir est conçu comme un état purement mental, et ce, parce que les intuitions entendues au sens d’intuitions rationnelles ne possèdent pas une caractéristique essentielle des états mentaux de connaissance[10]. En effet, elles n’excluent pas la possibilité de coexistence de connaissances aux contenus contradictoires. L’argument en question se présente sous la forme du raisonnement suivant :

P1

Intuitionner que p est une forme déterminée de savoir que p.

P2

Si intuitionner que p est une forme déterminée de savoir que p, alors tout ce qui est vrai de toute forme déterminée de savoir que p est vrai d’intuitionner que p.

P3

Si S sait que p, alors il n’est pas possible pour S de savoir que ∼p.

P4

Si S intuitionne que p, alors il n’est pas possible pour S d’intuitionner que ∼p.

P5

Il est possible pour S d’intuitionner que p et d’intuitionner que ∼p.

C

Donc intuitionner que p ne peut pas être une forme déterminée de savoir que p.

Dans ce raisonnement, P1 et P2 ne sont pas sujettes à controverses. P1 pose l’hypothèse selon laquelle intuitionner que p est une forme déterminée de savoir entendu au sens d’état purement mental. Il ne s’agit pas ici de soutenir que cela est vrai, mais seulement de le proposer sous forme d’hypothèse afin de l’examiner comme une lecture possible de la thèse intuitiviste. Quant à P2, c’est une simple conséquence déductive de l’hypothèse : si intuitionner que p est une forme déterminée de savoir entendu au sens d’état purement mental, alors ce qui est une propriété de tout état mental de connaissance devra être une propriété d’intuitionner que p. On peut éventuellement être en désaccord sur ce que sont les propriétés de tout état mental de connaissance ou encore sur l’idée qu’il y ait ne serait-ce qu’une propriété commune à tout type d’état mental de connaissance, mais on ne peut pas être en désaccord avec ce que P2 dit, si on admet, au moins pour les besoins de l’argument, P1. Quant à P4, c’est une conséquence des trois premières prémisses. Si quelqu’un voulait la contester, il lui faudrait donc s’en prendre à l’une ou l’autre de ces prémisses.

P3 et P5 demandent toutefois une justification plus élaborée. Je soutiens que P3 est vraie en vertu de la nature des états mentaux que sont les connaissances, et c’est ce que je vais m’employer à démontrer dans les deux prochaines sections. Puis, en ce qui concerne P5, je soutiens non seulement qu’elle est vraie du fait de l’observation d’un certain nombre de cas, mais je soutiens également que cela est vrai en vertu de la nature des intuitions rationnelles, et s’explique par le caractère d’expérience d’« intellectual seeming » des intuitions.

3. Factivité et exclusion mutuelle des états de connaissance aux contenus contradictoires

Une propriété essentielle des états mentaux de connaissance est leur factivité. Une attitude propositionnelle est factive, nous dit Williamson, en ce sens que : « one knows p only if p is true, although one can be acquainted with the proposition p even if it is false » (Williamson 2000, p. 21). Ainsi, un corollaire de la factivité, c’est qu’un état mental, quel qu’il soit, ne peut pas être un état de connaissance si son contenu n’est pas vrai. La factivité des états mentaux de connaissance importe ici, car P3 découle de celle-ci et du principe de non-contradiction. En effet, si la vérité de p et la vérité de ∼p sont des conditions nécessaires pour, respectivement, savoir que p et savoir que ∼p, et si le principe de non-contradiction est valide, alors il n’est pas possible, en ce sens où cela ne peut pas, logiquement, être vrai que « S sait que p » et que « S sait que ∼p » en même temps.

L’impossibilité dont il est ici question n’est toutefois pas qu’une impossibilité de dicto, mais bien une impossibilité de re de coexistence de deux états mentaux particuliers de connaissance. Autrement dit, la factivité de la connaissance et le principe de non-contradiction constituent non seulement une raison suffisante pour l’exclusion de la vérité simultanée de « S sait que p » et de « S sait que ∼p », mais cela constitue une raison suffisante pour l’impossibilité que les deux états mentaux correspondants coexistent en S, c’est-à-dire pour l’impossibilité que S sache que ∼p s’il sait que p et, inversement, qu’il sache que p s’il sait que ∼p. En effet, dans la mesure où la factivité est une propriété essentielle des états mentaux de connaissance, et étant donné que deux contenus propositionnels contradictoires ne peuvent pas être vrais en même temps, il n’est pas possible pour quelque individu S que ce soit d’être dans l’état mental de savoir que p et être en même temps dans l’état mental de savoir que ∼p. Ce sont là deux états mentaux qui s’excluent mutuellement.

4. Véridictivité et exclusion mutuelle des états de connaissance aux contenus contradictoires

Si la factivité et le principe de non-contradiction constituent une raison suffisante pour la vérité de P3, ce ne semble toutefois pas constituer une condition nécessaire à sa vérité, car on observe une impossibilité similaire pour des états mentaux non factifs. Par exemple, si on considère la croyance que p, force est d’admettre qu’un même individu S ne peut pas à la fois croire que p et croire que ∼p. Pourtant, la croyance que p et la croyance que ∼p ne sont pas factives : un sujet S peut croire, que ce soit ou non le cas, que Donald Trump est actuellement président des États-Unis. Mais si S croit que Trump est président des États-Unis, il ne peut pas croire en même temps qu’il ne l’est pas et, inversement, si S croit que Trump n’est pas président des États-Unis, alors il ne peut pas croire qu’il l’est.

Les raisons et la nature de l’impossibilité de la coexistence de croyances aux contenus contradictoires n’apparaissent toutefois pas aussi clairement ici que dans le cas de l’impossibilité de coexistence des connaissances aux contenus contradictoires. Même s’il semble y avoir une impossibilité du même ordre, s’agit-il vraiment d’une impossibilité de coexistence d’états mentaux en un sujet en raison de la nature des états mentaux concernés ? Autrement dit, a-t-on ici affaire à une impossibilité de re de coexistence de tels états mentaux ? Dirait-on d’un individu qui affirme à la fois croire que Trump est président des États-Unis et croire qu’il ne l’est pas, qu’il ne peut pas avoir ces deux croyances, que l’un des états mentaux correspondant à l’une ou l’autre de ces deux « croyances » ne peut pas, en vertu de la nature des croyances, en être une, mais doit être un autre type d’état mental ?

On pourrait être tenté ici d’arguer que l’impossibilité de croire que p et de croire que ∼p simultanément ne tient pas à la nature de la croyance, mais uniquement au caractère contradictoire des contenus de ces croyances. Après tout, il ne semble pas y avoir de cas d’exclusion de croyances pour des croyances aux contenus logiquement compatibles. Mais est-ce bien le cas ? Le caractère contradictoire des contenus des croyances justifie-t-il à lui seul l’impossibilité pour deux croyances de coexister chez un même sujet ? Si cela semble bien constituer en partie ce qui fait que l’on ne peut pas croire que p et croire que ∼p en même temps, ce ne peut toutefois pas constituer une raison suffisante pour expliquer le phénomène. Il y a, en effet, d’autres attitudes propositionnelles, tels les états d’espoir qui sont tout à fait compatibles même lorsque leurs contenus propositionnels sont contradictoires. On peut, par exemple, être partagé sur un enjeu et en venir à avoir des espoirs opposés. Un individu S peut espérer que la France batte le Portugal en finale de l’Euro 2016 et, en même temps, espérer que la France ne batte pas le Portugal dans ce même match, et ce, pour des raisons différentes de celles pour lesquelles il aimerait que la France gagne. S peut espérer, par exemple, que la France l’emporte par attachement pour ce pays et espérer en même temps que la France ne l’emporte pas parce qu’il aimerait voir un plus petit pays vaincre un géant du soccer international. Il sera alors vrai que S espère que la France batte le Portugal et il sera également vrai que S espère également que la France ne batte pas le Portugal. Les deux états mentaux correspondants coexisteront alors en S. Par conséquent, le caractère contradictoire des contenus propositionnels ne peut justifier à lui seul l’impossibilité de la coexistence des états de connaissance ou de croyance aux contenus contradictoires. Il semble qu’un autre facteur ou une autre propriété propre aux états non factifs tels que les croyances doivent intervenir ici pour expliquer l’impossibilité de coexistence de tels états mentaux. Mais quel peut bien être ce facteur ou cette propriété ? Qu’est-ce qui est présent dans les états de croyance, mais absent dans d’autres états non factifs, tels les états d’espoir, et peut rendre compte de l’impossibilité de la coexistence chez S de croyances aux contenus contradictoires ? Et est-ce que ce facteur ou cette propriété ne pourrait pas être une seconde condition suffisante pour justifier l’impossibilité de la coexistence de connaissances aux contenus contradictoires ?

On pourrait ici être tenté d’invoquer la rationalité comme facteur explicatif supplémentaire : ce ne serait pas la nature de la croyance qui ferait que l’on ne pourrait pas avoir simultanément deux croyances aux contenus contradictoires, mais le fait que cela est une chose incohérente et contraire à notre rationalité. Il n’y aurait donc rien, dans les états de croyance, qui ferait que l’on ne pourrait pas à la fois croire que p et croire que ∼p. C’est uniquement les sujets connaissants que nous sommes qui ne peuvent se résigner à une pareille chose. Encore une fois, s’il est possible que la rationalité intervienne ici dans le processus, cela ne semble toutefois pas fournir une explication satisfaisante du phénomène. Pourquoi en effet serait-ce plus acceptable, rationnellement, d’espérer deux choses contradictoires que de croire deux choses contradictoires ? Si telle était l’explication de l’impossibilité de la coexistence de croyances aux contenus contradictoires, ne devrait-elle pas justifier également l’impossibilité de la coexistence d’espoirs aux contenus contradictoires ? Ne doit-il pas, dès lors, y avoir quelque chose dans la nature des états de croyances sur la base duquel il serait possible d’expliquer l’impossibilité qui nous intéresse ici ?

Sur cette question, il est intéressant de noter que, contrairement aux états d’espoir, la croyance est « truth-based » ou « véridictive ». Par « véridictive », j’entends ici la propriété d’un état mental E qui consiste à être tel que le sujet S qui est dans l’état mental E tient le contenu de E pour vrai, sans qu’il soit pour autant forcément le cas que ledit contenu le soit. Ainsi, lorsque je crois qu’il y a une coccinelle dans la boîte qui est devant moi, je tiens cette proposition pour vraie (qu’il y ait ou non une coccinelle dans la boîte). Cela fait partie de ce que c’est que de croire que p, que de tenir p pour vraie. « Tenir p pour vraie » est donc une condition nécessaire pour croire que p[11]. Quiconque ne tiendrait pas cette affirmation pour vraie ne pourrait pas être considéré comme ayant la croyance qu’il y a une coccinelle dans la boîte. Par ailleurs, croire que p implique que l’on saisit p. Quelqu’un qui dit croire un énoncé qui exprime p, mais qui, ce faisant, ne saisit pas p mais comprend autre chose, ne croirait pas p mais croirait une autre proposition. Or, saisir p et saisir ∼p implique que l’on saisisse leur caractère contradictoire et que l’on sache, par conséquent, qu’il s’agit de contenus qui ne peuvent être vrais en même temps. Si tout cela est vrai, on peut comprendre pourquoi il n’est pas possible pour un sujet connaissant et rationnel S de simultanément croire que p et croire que ∼p. En effet, s’il est vrai que la croyance que p est un état mental véridictif, que cela consiste au moins en partie à ce qu’un sujet S tienne p pour vraie et qu’il en va de même pour la croyance que ∼p, et s’il est vrai qu’en croyant ces propositions S sait qu’elles ne peuvent pas être vraies en même temps, S se trouve dans une situation où il tient deux propositions pour vraies à un même moment en sachant qu’elles ne peuvent pas être simultanément vraies. Autrement dit, il se trouverait à tenir pour vrai ce qu’il sait et tient comme ne pouvant être vrai.

Au bout du compte, il y a donc lieu de penser qu’il n’y a pas que la factivité qui permette de rendre compte de l’exclusion mutuelle d’états mentaux aux contenus contradictoires. En effet, dans la mesure où elle présuppose la saisie du caractère contradictoire de leurs contenus, la véridictivité de certains états mentaux permet de rendre compte de l’exclusion mutuelle de tels états mentaux. Or, dans le cas des états mentaux de connaissance, on a affaire à des états mentaux véridictifs (quelqu’un qui ne tiendrait pas p pour vraie ne saurait pas que p). Ce point a son importance pour la validité de notre raisonnement et pour l’examen de la P5. En effet, s’il y a bien deux propriétés des états de connaissance constituant chacune une raison suffisante pour l’exclusion mutuelle de ces états aux contenus contradictoires, il n’est pas nécessaire, pour que P5 soit fausse, que les intuitions soient factives. Elles ne doivent être que factives ou véridictives. Mais est-ce le cas ?

5. L’idée d’intuition inauthentique, la non-factivité et la non-véridictivité des intuitions

Selon P5, il est possible, pour un individu ou un sujet S, d’avoir une intuition que p et une intuition que ∼p. Les paradoxes logiques constituent un bel exemple en la matière. Typiquement, lorsqu’on est confronté à un paradoxe, il semble, rationnellement, que p et, de même, il nous semble également, rationnellement, que ∼p. C’est d’ailleurs quelque chose que plusieurs intuitivistes admettent sans ambages. C’est le cas de Bealer notamment, qui soutient : « From the logical and semantical paradoxes we know that intuition can be mistaken. So the (early modern) infallibilist theory of intuition is incorrect » (Bealer, 1998, p. 202). Or, s’il y a là des cas d’intuitions rationnelles authentiques et que ces intuitions aux contenus contradictoires ne s’excluent pas mais peuvent tout à fait coexister, ce sont de véritables confirmations de P5.

Cela dit, on pourrait être tenté de soutenir que, dans pareil cas de figure, l’une des deux intuitions n’en serait pas véritablement une. Il ne s’agirait en fait que d’une « intuition » inauthentique et non d’une intuition rationnelle véritable. Ainsi, de ce point de vue, on pourrait penser que les intuitions aux contenus contradictoires sont bel et bien, tout comme les états mentaux véridictifs et les états mentaux factifs, mutuellement exclusives et que chaque cas de non-exclusion observé ne sont en réalité qu’apparent. Mais est-ce bien le cas ? Y a-t-il, pour chaque cas allégué d’intuitions simultanées aux contenus contradictoires, une intuition inauthentique ? Puis, peut-on penser que les intuitions authentiques sont telles qu’elles s’excluent mutuellement lorsqu’elles ont des contenus contradictoires ?

La solution à la première des deux dernières questions passe par l’idée d’« intuition inauthentique ». On parle généralement d’« intuition inauthentique » lorsqu’on a affaire à une « intuition erronée » ou encore à une « illusion » ou une « illusion intuitive ». On dira alors que ce qui semblait être une intuition n’en est pas une, car il s’agit d’une erreur ou d’une illusion. Or de telles notions paraissent problématiques. En effet, c’est un fait bien connu et reconnu par plusieurs intuitivistes que l’intuition présente une certaine indépendance par rapport à la connaissance, en ce sens qu’il est possible de continuer à avoir l’intuition que p, bien que l’on sache que ∼p. Dans pareille situation, on intuitionne ce qui n’est pas le cas et, en ce sens, nous nous trompons si nous décidons de nous en remettre à notre intuition et de soutenir que p. Mais on ne dirait pas alors que ce que l’on appelle notre intuition n’en est pas une ou n’est qu’une illusion. Au contraire, on dit alors non seulement que l’on a eu cette intuition, mais qu’on l’a toujours bien que l’on sache que ∼p. Ainsi, même lorsque notre intuition est dans l’erreur et que l’on sait qu’elle est dans l’erreur, il est toujours possible que l’intuition persiste, et on ne dira pas, dans ces cas-là, qu’il s’agit d’une illusion ou d’une intuition erronée (en ce sens qu’il ne s’agit pas véritablement d’une intuition, que l’on ne peut pas avoir eu cette intuition ou encore que ce que l’on a eu ne pouvait pas être une intuition). De telles idées d’« illusion intuitive » ou d’« intuition erronée » ne semblent tout simplement pas admises dans de telles situations et ne pas s’accorder avec notre usage du vocable « intuition ».

En revanche, si un individu S affirme : « J’ai vu que la tour du château de Descartes est carrée » et qu’on l’emmène voir le château en question d’un peu plus près et qu’il voit qu’elle est ronde, S dira qu’il s’est trompé, qu’il a cru voir que la tour était carrée, mais que ce n’est pas ce qu’il a vu. De même, s’il nous disait qu’il a vu à l’instant une tête flotter dans les airs et qu’on pouvait non seulement lui assurer que personne n’a rien vu de tel, mais lui montrer ce qu’il a vu à partir de ce que l’on en a filmé et qu’il pouvait ainsi constater, par lui-même, qu’il n’y a pas eu de tête volante, il conviendrait qu’il n’a pas vu de tête, qu’il a été victime d’une illusion ou d’une hallucination. Ainsi, un des traits caractéristiques des états mentaux qui admettent des tokens inauthentiques, des erreurs ou des illusions, c’est qu’ils peuvent être corrigés par d’autres actes mentaux authentiques. Autrement dit, dans de tels cas, il y a possibilité d’erreur et de correction de ces erreurs. Or, dans le cas de l’intuition, il ne semble pas possible de parler de possibilité de correction de l’erreur ou de l’illusion. Cela constitue une raison supplémentaire à l’encontre de la thèse selon laquelle il y aurait des intuitions erronées ou des illusions intuitives. Combinée à l’argument précédent voulant que l’usage d’« intuition » n’admette pas que l’on parle d’« intuition erronée » ou d’« illusion intuitive », on obtient deux difficultés sérieuses quant à la stratégie voulant montrer qu’il n’y a pas vraiment de cas d’intuitions aux contenus contradictoires qui ne s’excluent pas mutuellement.

Cela dit, on peut alors renoncer à ces idées d’illusion intuitive ou d’intuition erronée et se rabattre sur la défense de la thèse de l’impossibilité de la coexistence des intuitions contradictoires. C’est là une entreprise qui paraît périlleuse, pour ne pas dire fortement compromise. En effet, qu’est-ce qui pourrait justifier la thèse selon laquelle un individu S ne peut pas véritablement avoir l’intuition que p et l’intuition que ∼p ? Comme nous l’avons vu à la section précédente, la factivité pourrait justifier une telle thèse. Mais les intuitions ne sont pas factives[12]. Cela dit, si ce que nous avons établi à la section précédente est juste, il n’est pas nécessaire qu’un état mental d’un certain type soit factif pour que deux tokens aux contenus contradictoires de ce type ne puissent pas coexister chez un même sujet. Il suffit, pour cela, que l’on ait affaire à un sujet rationnel et que l’état mental concerné soit véridictif. Mais les intuitions peuvent-elles l’être ? Si tel était le cas, comme les états de connaissance sont factifs, l’intuitivisme serait toujours confronté à une difficulté importante en concédant la non-factivité des intuitions, mais il pourrait tout de même écarter le raisonnement que j’ai formulé à la section 2 en soutenant que P5 est fausse en raison de la véridictivité de l’intuition.

Le problème toutefois avec cette position, c’est que la thèse selon laquelle les intuitions sont des états mentaux véridictifs est problématique et ce, parce qu’il y a au moins une caractéristique des états mentaux véridictifs qui n’est pas présente en ce qui concerne les intuitions. En effet, les états mentaux véridictifs dont les contenus sont contradictoires vont s’exclure mutuellement de manière trans-stative. Par « exclusion mutuelle trans-stative », j’entends l’impossibilité de la coexistence d’états de différents types aux contenus contradictoires. Par exemple, la croyance que p et la perception que ∼p s’excluent chez un même individu, tout comme la connaissance que p et la croyance que ∼p. Or, comme l’admettent plusieurs intuitivistes eux-mêmes, le fait d’avoir une intuition que p est tout à fait compatible avec le fait de croire que ∼p. Pourtant, si l’intuition était véridictive, étant donné l’exclusion trans-stative des états mentaux aux contenus contradictoires, cela ne devrait pas être possible. Contrairement à la connaissance et à la croyance, l’intuition n’est donc pas un état mental véridictif, et on ne peut pas, sur cette base, justifier chez un individu S rationnel l’impossibilité de la coexistence d’intuitions aux contenus contradictoires.

6. La non-factivité et la non-véridictivité des intuitions et l’idée d’« intellectual seeming »

L’idée que les intuitions rationnelles soient à comprendre comme des états d’« intellectual seemings » peut d’ailleurs fournir une explication à la non-véridictivité des intuitions. En effet, si intuitionner que p consiste à avoir une expérience telle qu’il nous semble, intellectuellement, que p, rien, là-dedans, n’implique que l’on tienne p pour vraie. Quelque chose peut très bien apparaître intuitivement vrai, et cet état mental pourrait même ne jamais avoir failli en ce sens que, à chaque fois que j’ai eu cette expérience intellectuelle, le contenu de cette expérience s’est révélé vrai ; il ne s’ensuit pas pour autant que, quand j’ai l’intuition que p, je tiens p pour vrai. Cela se vérifie dans le fait que je peux très bien dire que j’ai l’intuition que p, qu’il me semble indéniable que p et que je n’en demeure pas moins indécis sur la question de savoir si je peux ou dois tenir p pour vrai. Un individu ne peut pas dire qu’il croit que p, et ne pas tenir p pour vraie pour autant. C’est un non-sens. Mais un individu S peut tout à fait dire qu’il a l’intuition que p, qu’il lui semble intellectuellement que p, mais qu’il ne tient pas p pour vraie pour autant[13].

Ainsi, le fait qu’il y ait des cas de coexistence d’intuitions rationnelles contradictoires, que l’idée d’intuition inauthentique est problématique au regard de nos pratiques linguistiques, et que nos intuitions ne soient ni factives ni véridictives justifie la vérité de P5. Qui plus est, le fait que rien dans l’idée d’expérience intuitive ou d’intellectualseeming n’inclut ou n’implique la véridictivité apporte une explication à la non-véridictivité et la non-factivité des intuitions, y compris lorsqu’il s’agit d’une intuition qui n’a jamais failli. Or, si P5 est vraie, le raisonnement élaboré à la section 2 est concluant et démontre que, lorsque la connaissance est conçue comme un état purement mental, le savoir intuitif n’est pas possible.

7. Difficulté pour l’évidentialisme

Le raisonnement formulé à la section 2 ne pourrait toutefois pas être reformulé de façon à démontrer que le savoir intuitif conçu dans le cadre d’une théorie classique réformée de la connaissance n’est pas possible. Dans la mesure où le savoir intuitif consisterait alors en partie dans la croyance que p et que celle-ci est véridictive, on ne devrait jamais avoir de situation où un individu S sait intuitivement que p et sait intuitivement que ∼p. De ce point de vue, l’argument qui vaut à l’encontre d’une conception du savoir intuitif comme purement mental ne semble pas pouvoir écarter la possibilité du savoir intuitif conçu dans le cadre d’une théorie classique réformée de la connaissance. Cela dit, si ce qui a été avancé ici en ce qui concerne la nature des intuitions est vrai, on peut se demander s’il n’y aurait pas là une ou des raisons de douter que les intuitions puissent constituer une évidence véritable pour quelque contenu propositionnel que ce soit. Autrement dit, on peut se demander s’il n’y aurait pas là une ou des raisons de douter de la vérité de l’évidentialisme, et ainsi, de remettre en cause l’idée de savoir intuitif conçu dans le cadre d’une théorie classique réformée de la connaissance.

Comme l’a justement fait remarquer Hermann Cappelen dans son ouvrage sur l’intuition, une des difficultés importantes à laquelle on est confronté lorsque vient le temps de se prononcer sur le caractère d’évidence ou non de l’intuition est que l’on ne dispose pas de position claire et largement acceptée de ce qui fait que quelque chose est ou non une évidence[14]. On semble donc souvent s’en remettre, en la matière, à une thèse concernant ce qui serait une condition suffisante pour être une évidence, et on cherchera à montrer que l’intuition remplit cette condition. Ou on prendra modèle sur ce qui semble être un cas indéniable d’évidence, et on montrera qu’il en va de même pour l’intuition. Je ne ferai pas exception à la règle et soutiendrai que l’on a de bonnes raisons de penser que si ce que je soutiens au sujet des intuitions est juste, alors il y a au moins une condition nécessaire pour être une évidence véritable qui n’est pas satisfaite par les intuitions rationnelles.

La thèse que je défendrai ici est la suivante : pour qu’un état mental E puisse constituer une évidence en faveur d’une proposition p, et non seulement une raison parmi d’autres et non décisive de croire que p, il est nécessaire que E constitue une raison suffisante pour éliminer la possibilité épistémique que ∼p puisse être vraie. Ainsi, si un individu S croit que le tableau qu’il a devant lui est blanc sur la base de sa perception du tableau, on dira que sa perception constitue une évidence de sa croyance que le tableau est blanc seulement si elle élimine la possibilité épistémique que le tableau ne soit pas blanc, c’est-à-dire, seulement si elle le justifie, eo ipso, à soutenir qu’il ne peut pas être vrai — étant donné ce qu’il sait — que le tableau n’est pas blanc. L’idée sous-jacente ici est que quelqu’un n’a pas véritablement d’évidence en faveur de p si, confronté à la question de la possibilité épistémique de ∼p, cette personne juge que son évidence pour p ne permet pas d’exclure la possibilité épistémique que ∼p. Or, dans la mesure où l’intuition présente une indépendance telle envers la vérité qu’il est possible qu’une intuition en faveur de p cohabite avec une intuition en faveur de ∼p, et dans la mesure où une intuition que p n’est pas incompatible avec la perception ou la croyance que ∼p, l’intuition ne respecte pas cette condition. En réalité, le fait qu’elle n’exclut pas l’intuition que ∼p et qu’elle n’exclut pas non plus de manière trans-stative la possibilité d’états mentaux justifiant ∼p constitue deux raisons suffisantes pour dire que, même lorsque parfaitement fiable, l’intuition ne constitue pas une évidence. Elle peut, au mieux, être invoquée comme une raison de croire que p, mais ce n’est pas une raison telle qu’elle permet d’établir la vérité de p.

Bref, les arguments que j’ai invoqués ici à l’encontre de l’intuitivisme dans le cadre d’une conception du savoir comme état purement mental soulèvent au moins une difficulté à l’encontre de l’évidentialisme. En effet, s’il est vrai que les intuitions ne sont ni factives ni véridictives, et s’il est vrai que ce que l’on appelle « évidence » en faveur d’une proposition p ne peut en être une que si elle est suffisamment forte pour écarter la possibilité épistémique de propositions logiquement incompatibles avec p, alors les intuitions ne peuvent être une évidence pour quelque proposition p que ce soit, en raison du fait qu’elles n’excluent pas de manière trans-stative des états mentaux qui justifient des propositions logiquement incompatibles avec p.

8. Conclusion

Dans cet article, je me suis donc intéressé à la thèse de la possibilité du savoir intuitif de manière critique. Ce faisant, mon propos n’a porté que sur une variante très spécifique de savoir intuitif, soit l’idée de savoir intuitif purement mental. Au terme de ma réflexion, il s’avère que, lorsqu’il est ainsi conçu, le savoir intuitif n’est pas possible. L’argument en faveur de cette thèse consiste à dire que, contrairement aux états mentaux de savoir que p, les intuitions rationnelles n’excluent pas, si on les admet comme une forme de savoir, la possibilité de savoir que ∼p lorsqu’on sait que p, ce qui n’est pas le cas avec les états mentaux de connaissance proprement dits. Afin de soutenir cet argument, j’ai défendu la thèse que cette différence de nature entre les états de connaissance et les intuitions provient de la non-factivité et de la non-véridictivité des intuitions. J’ai également soutenu que la non-véridictivité des intuitions est véritablement liée à la nature des intuitions (et non seulement aux propriétés de leur contenu), une thèse qui trouve sa justification dans le fait que, contrairement aux intuitions, les états mentaux véridictifs s’excluent mutuellement de manière trans-stative dès que leur contenu respectif est logiquement contradictoire, ce qui n’est toutefois pas le cas d’états mentaux non-véridictifs, tels les états d’espoir.

Bien que cet argument ne s’applique au savoir intuitif que lorsqu’il est conçu comme état purement mental, selon moi le fait qu’une intuition que p n’exclue pas la possibilité épistémique que la proposition que ∼p soit vraie pose un sérieux problème pour la thèse évidentialiste. Ce faisant, je me suis appuyé sur la thèse selon laquelle une condition nécessaire pour être une évidence au sens où l’entendent les évidentialistes est justement d’être une justification suffisamment forte pour que l’on ne puisse pas ainsi se retrouver dans un état mental où l’on puisse aussi être justifié de croire que ∼p, ou qu’on ne soit pas en mesure d’écarter la possibilité épistémique de la vérité de ∼p. Une justification qui permettrait pareille possibilité n’établirait pas la vérité de ce qui est cru mais ne pourrait constituer, même si elle est pleinement fiable, qu’une raison non définitive parmi d’autres de croire en la vérité de p. Bien que constituant un défi important pour les partisans du savoir intuitif conçu dans le cadre d’une théorie classique de la connaissance, cette difficulté ne constitue toutefois pas un argument démontrant l’impossibilité du savoir intuitif ainsi conçu[15]. Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait démontrer la vérité des prémisses sur lesquels s’appuie le raisonnement exposant la difficulté. C’est là une tâche qui dépasse toutefois le cadre du présent travail et qui devra faire l’objet d’un autre article sur la question.