Le commensalisme est une association biologique, théorisée dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Ayant fait le constat d’associations différentes du parasitisme ou du mutualisme dans ses observations, le zoologiste et parasitologue belge Pierre-Joseph van Beneden (1809–1894) donne une définition première en termes de bénéfices, notamment dans son ouvrage Les commensaux et les parasites dans le règne animal (1875). Il note en effet: “Le commensal est celui qui est reçu à la table de son voisin pour partager avec lui le produit de la pêche; il faudrait créer un nom pour désigner celui qui réclame de son voisin une simple place à son bord, et qui ne demande pas le partage des vivres” (van Beneden 1875: 15).

Le bénéfice dans cette première acception correspond strictement au “gîte” et à la “nourriture”. Des définitions contemporaines nous apportent une vision plus globale et introduisent notamment la notion de stabilité: il s’agit d’une “association stable” (Génermont 1996: 631), sans autre précision concernant le bénéfice attendu pour le commensal. Cette association est alors une association de neutralité entre différentes espèces biologiques. Les études de ce type d’association ontété pérennisées depuis le dix-neuvième siècle jusqu’aux travaux contemporains. Toutes les disciplines liées au vivant ont intégré ce concept issu de van Beneden, et notamment l’écologie, en tant que science.

Dans cet article, nous voulons étudier l’intégration du concept de commensalisme au sein de la discipline scientifique “écologie”, durant le vingtième siècle. Nous voulons également montrer que cette intégration s’opère à partir de travaux en zoologie du dix-neuvième siècle. Le commensalisme sera donc un concept fondamental dans l’émergence de l’écologie comme science. C’est-à-dire que ce concept est un passage “obligé” (Callon 1986). Ce passage est en effet obligatoire pour les acteurs (les scientifiques) voulant développer leurs expérimentations, même s’il n’est parfois qu’implicitement admis, de l’étude des interactions entre espèces. Afin de pouvoir saisir les différentes interactions entre espèces, et entre les espèces et l’environnement, il y avait nécessité d’un concept “fondamental”: non seulement dans le sens où il est nécessaire pour la compréhension des phénomènes biologiques, mais également dans le sens où il apparaît plus “abstrait”, théorique, que pratique.

Notre hypothèse de travail consiste en l’élément suivant: les travaux initiaux même de van Beneden et le contexte scientifique, en particulier du développement de la zoologie expérimentale, ont permis une pérennisation du commensalisme. Ce dernier étant devenu alors un concept “nomade”: un concept qui peut être admis dans différentes disciplines scientifiques, en dehors de celle de départ (Stengers 1987). Chaque discipline s’approprie alors le concept de référence, en adaptant par exemple dans le cas du commensalisme les avantages retenus pour le commensal. L’origine théorique du commensalisme impose alors des limites entre la vision du terrain et l’idée même de l’association.

Nous voulons savoir, d’un point de vue historique et épistémologique, quelle est la place du commensalisme au sein de l’écologie, vue comme discipline scientifique émergente. A cet effet, il faut tout d’abord évoquer quelle a été la portée du concept de commensalisme établi par van Beneden à la fin des années 1860. Et ensuite, il faut établir, dans le cadre de l’histoire de l’écologie, si le commensalisme a une place à part entière, ou s’il ne peut être corrélé à cette science.

Pierre-Joseph van Beneden et le commensalisme

Des travaux nombreux issus de l’observation en zoologie marine

Les travaux du zoologiste belge, fondateur en particulier de la station zoologique d’Ostende, l’une des premières en Europe sur le commensalisme, initient des études ultérieures centrées sur les associations biologiques. Médecin-parasitologue de formation initiale, van Beneden va naturellement s’intéresser au parasitisme en zoologie et en zoologie marine; la station qu’il crée en 1842 lui permettant alors de réaliser des observations multiples (Hamoir 2002). Mais le zoologiste va noter que le parasitisme n’est pas la seule forme d’association existante. Alors Professeur à l’Université catholique de Louvain, il va définir différentes catégories de relations. Pour cela, il opère très clairement une analogie avec les sociétés humaines (Perru 2010: 73–74).

Cette étude des associations, qui comporte un style très anthropomorphique, comme le mentionne l’historien des sciences Olivier Perru, et qui avait déjà été relevé par Maurice Caullery (1868–1958), a le mérite de poser la problématique des relations entre espèces et de la catégorisation de celles-ci. Si bien que Maurice Caullery reprend exactement la même catégorisation, tout en effaçant l’approche anthropomorphique du dix-neuvième siècle du zoologiste. En cela, le commensalisme passe d’un concept presque “moral” à un concept “scientifique” (Poreau 2012c). Des associations intermédiaires entre le mutualisme et le parasitisme sont donc théorisées, une catégorie nouvelle prend le nom de commensalisme (Coutellec 2007: 12).

Les premiers travaux qui mettent en relief ce nouveau concept d’association biologique sont publiés à la fin des années 1860. Le premier article est intitulé Le commensalisme dans le règne animal (van Beneden 1869: 621). Le titre de cette publication est suffisamment explicite, le concept introduit la distinction entre commensalisme fixe et commensalisme libre. Les nombreux exemples seront repris de façon intégrale au sein de son ouvrage de 1875 Les commensaux et les parasites dans le règne animal. La définition que nous avons donnée en introduction, issue de cet ouvrage “grand public”, est, en fait, exactement celle de l’article de 1869.

Entre les deux publications, d’autres travaux importants sont publiés par van Beneden. Deux articles et une monographie étudient le commensalisme non seulement en zoologie, mais aussi avec les mammifères marins et les poissons: Les cétacés, leurs commensaux et leurs parasites (van Beneden 1870a), Les poissons des côtes de Belgique, leurs parasites et leurs commensaux (van Beneden 1870b) et Un mot sur la vie sociale des animaux inférieurs (van Beneden 1873).

Les nombreuses publications de van Beneden sur le commensalisme montrent l’importancede ce thème pour le zoologiste belge. Nous avons cité quelques articles et monographies importantes, entre 1869 et 1875. La monographie de 1875, ouvrage reprenant de très nombreux exemples (plus de cent trente exemples d’associations uniquement sur le commensalisme libre et le commensalisme fixe), est rééditée en 1878 (Hamoir 2002: 20). Les travaux antérieurs de van Beneden sont aussi repris dans cet ouvrage, mais de nombreux autres exemples sont détaillés. L’article de 1869 donne la définition qui sera textuellement intégrée dans le livre de 1875. En revanche, l’article de 1873 apporte quelques différences dans la définition, mais le commensalisme reste défini par rapport aux autres types d’associations et notamment par rapport au parasitisme.

N’est pas plus parasite celui qui se blottit à côté d’un voisin vigilant et habile, fait paisiblement sa sieste ou qui se contente des restes qui tombent des mâchoires de son acolyte. Il n’est pas parasite non plus celui qui, par paresse, s’amarre à un voisin bon nageur comme le Remora, et pêche à côté de lui, sans fatigue pour ses nageoires (van Beneden 1873: 777–778).

Avec ses travaux, le zoologiste a conscience, dès le début de sa théorisation, d’ouvrir un champ nouveau de la recherche dans les disciplines liées au vivant, non seulement en zoologie, mais aussi en botanique par exemple (van Beneden 1869: 621–622).

La précision et la documentation scientifique des travaux de van Beneden sur le commensalisme sont un atout dans la pérennisation de ce concept. Comment cette documentation scientifique a-t-elle été jugée par les pairs du zoologiste belge?

Le jugement des pairs de van Beneden sur le commensalisme

L’étude de la réception des travaux de van Beneden dans les milieux scientifiques de la zoologie belge va permettre d’expliciter la raison de l’utilisation de ce nouveau concept en zoologie au-delà de la discipline du zoologiste belge, et au-delà de son temps. Tout d’abord, d’une façon générale, van Beneden a acquis une dimension internationale en tant que zoologiste. Il est, par exemple, mentionné comme scientifique prometteur par Henri de Lacaze-Duthiers (1821–1901) (Lacaze-Duthiers 1872: 16–17).

De façon plus précise sur le commensalisme, nous avons retrouvé dans les archives de van Beneden, le rapport de lecture de son mémoire de 1870 intitulés Les poissons des côtes de Belgique, leurs parasites et leurs commensaux, présentés exactement le 5 février 1870. Ce rapport comporte huit pages manuscrites. Il a été produit par Théodore Lacordaire (1801–1870), entomologiste. Lacordaire mentionne en introduction:

Ce mémoire fruit d’observations poursuivies pendant de longues années est le complément des travaux que M. van Beneden a publiés sur les animaux du littoral de la Belgique, travaux trop connus de l’Académie pour qu’ils soient nécessaires de rapporter les titres. A ne le considérer qu’au point de vue purement systématique, il avait déjà une grande valeur comme étant plus complet qu’aucun de ceux qui ont été publiés sur le même sujet.Footnote 1

Puis il mentionne sur le commensalisme: “Cette ingénieuse classification est très exacte et manifestement supérieure à celles qui l’ont précédée. J’ai cependant une observation à faire que je soumets à notre savant confrère lui-même. Elle porte sur le nom de commensaux qu’il donne aux parasites dont il s’agit en ce moment.”Footnote 2 Lacordaire a un rôle majeur au sein de l’Académie des Sciences en France, mais également en Belgique. Le jugement qu’il porte sur l’élaboration du concept de commensalisme par van Beneden est l’une des clés de la pérennisation du concept dans les décennies ultérieures. Le fait qu’il soit lui-même entomologiste, alors que le concept est initié en zoologie marine, permet d’envisager une utilisation du commensalisme en dehors de la zoologie marine, comme dans le domaine de l’entomologie, ce qu’a perçu Lacordaire, et ce qui sera fait dans les deux décennies ultérieures (Poreau 2012b). Puis Lacordaire poursuit:

D’après son étymologie (cum avec, mensa, table) ce mot a en français un sens nettement défini et limité. Pour être le commensal de quelqu’un, il faut de toute nécessité partager sa table. Si l’on n’y fait que s’abriter sous son toit, on est son hôte, ou son compagnon si l’on voyage avec lui, or parmi tous les parasites cités plus haut, à peine n’est -il un ou deux qui prennent part au repas de leur associé, dès lors on ne peut parler de commensaux.Footnote 3

Lacordaire incite van Beneden à revenir sur la qualification de cette catégorie et propose le terme de pseudo-parasite. Or, ce terme ne sera pas employé par le zoologiste belge. Il garde le terme de commensal. En effet, l’argumentaire de Lacordaire ne paraît pas pertinent: le pseudo-parasite évoque immédiatement un lien étroit avec le parasitisme. Pourquoi ne pas alors employer le terme de pseudo-mutualiste? En choisissant de conserver un terme nouveau, van Beneden va permettre à cette catégorie de ne pas être ultérieurement intégrée au sein du parasitisme ou du mutualisme. Les publications des années 1870, donc après le rapport de Lacordaire, confirment cette vision et confirme également le choix judicieux du zoologiste belge. D’ailleurs, l’acceptation par la communauté scientifique, malgré ce rapport, est une preuve du choix idoine.

La place et le retentissement des travaux de van Beneden sur le commensalisme sont des enjeux majeurs qui vont permettre d’expliciter la pérennisation du concept dans l’apparition de disciplines nouvelles au vingtième siècle, comme l’écologie. Enfin, le contexte scientifique général du dernier quart du dix-neuvième siècle est aussi un facteur princeps de la pérennisation du commensalisme: l’expérimentation au sein de la zoologie.

La zoologie expérimentale: facteur d’expansion possible du commensalisme

Henri de Lacaze-Duthiers (1821–1901) va insuffler en France l’approche expérimentale dans le domaine de la zoologie. A l’instar de Claude Bernard en médecine, la zoologie doit être avant tout une science expérimentale, les hypothèses émises doivent provenir de l’observation, comme de l’expérimentation. Ainsi, il crée les Archives de zoologie expérimentale et générale dans cette optique, en 1872 (Lacaze-Duthiers 1872). En parallèle, il fonde la station de Roscoff, qui devient un lieu de rencontres des scientifiques, et d’échanges des connaissances (Poreau 2012a, 2012b).

Dès le premier numéro des Archives de zoologie expérimentale et générale, nous avions noté qu’il cite en exemple van Beneden. De plus, les travaux sur le commensalisme proviennent avant tout d’observations sur le terrain de la part du zoologiste belge (van Beneden 1869). Étudier le commensalisme, c’est donc, pour les zoologistes de la fin du dix-neuvième siècle, comme pour les biologistes du vingtième siècle, expérimenter une hypothèse théorique, elle-même fondée sur l’observation.

Il s’ensuit que, même en 1950, avec l’exemple de Nereis fucata (voir image 1), Maurice Caullery reprend une expérimentation afin de savoir si l’association procède ou non du commensalisme (Caullery 1950).

Image 1
figure 1

Nereis fucata, cas de commensalisme, extrait de l’ouvrage de Caullery, reprenant Thorson (Caullery 1950: 23)

Cependant, malgré les expérimentations menées, l’incertitude persiste toujours sur un état strict de commensalisme (Baer 1971): l’hôte n’obtient-il réellement aucun avantage ni désavantage? Se pose ainsi la question de l’existence du commensalisme comme “point zéro”. En effet, d’un point de vue conceptuel, le commensalisme semble alors être un passage d’un état d’association à un autre. Il faudrait donc, dans le cadre d’un continuum des associations biologiques, que l’hôte n’obtienne, à un moment donné, aucun avantage ni désavantage. Mais cet état peut être fugace. L’expérimentation mise en place ne permet pas nécessairement de saisir cet état. Nous sommes alors en présence d’un concept fondamental qui permet d’interpréter les associations biologiques comme un continuum d’états qui se modifient. Lorsqu’un parasite se lie à un hôte, ce dernier n’est pas immédiatement détruit. Il se peut qu’il y ait une période où aucun désavantage n’est infligé à cet hôte. Les expérimentations peuvent ne pas saisir cet état de commensalisme, le point zéro entre une association où un avantage ou désavantage sera donné à l’hôte.

Le contexte historique se prête ainsi à l’emploi du concept de commensalisme issu de van Beneden.

De même, la portée des travaux engendrés par le zoologiste belge est aussi un argument fort en faveur de l’emploi de ce concept ultérieurement et dans de nouvelles disciplines liées au vivant. Tel est le cas avec l’écologie, vue comme science.

L’utilisation du commensalisme dans la discipline scientifique écologie

D’un point de vue historique et épistémologique, nous allons évaluer la place des associations biologiques en général et du commensalisme en particulier au sein de l’écologie constituée comme science. A cet effet, nous allons évaluer l’utilisation de la dénomination de “commensalisme”. Puis nous verrons l’emploi de la teneur du concept de commensalisme dans l’écologie du vingtième siècle.

Eugenius Warming: Passeur du commensalisme entre la zoologie et la botanique

Pour établir cette utilisation en “écologie”, il faut d’abord tenter de définir plus précisément cette discipline, car elle est la synthèse de nombreuses autres disciplines (Guille-Escuret 1994). De nombreux exemples vont être issus de la botanique. Il paraît convenable de revenir à la botanique de la fin du dix-neuvième siècle, période où est théorisé le commensalisme. Retrouvons-nous un lien, une utilisation du mot “commensalisme”, dans un premier temps, en botanique à cette période?

Un botaniste fait le lien entre le commensalisme et la botanique, il s’agit de Johannes Eugenius Bülow Warming (1841–1924), botaniste danois. Warming a étudié à l’université de Copenhague dans les années 1860. Dans la première moitié des années 1880, il est professeur de botanique à Stockholm. En 1884, bien que professeur à l’Institut Royal de Technologie de Stockholm, il participe à l’expédition danoise sur le Fylla. Puis il retourne à Copenhague, où il devient titulaire de la chaire de botanique et où il dirige le jardin botanique, jusqu’à sa mort.

Il va reprendre de façon très précise la dénomination de commensalisme, en citant très clairement les travaux de van Beneden (Warming 1909: 92). De plus, il va “adapter” la teneur du concept créé par le zoologiste belge. Il publie ainsi un ouvrage en 1898 sur l’écologie des plantes. Cet ouvrage est traduit en anglais en 1909.

Avec cet exemple fondamental, nous voyons que le commensalisme est un concept “nomade”, dans la mesure où il est réemployé et réapproprié dans une discipline connexe de la zoologie, la botanique. Que dit exactement Warming dans ses travaux sur le commensalisme? Il introduit tout d’abord le concept de communauté de plantes. C’est-à-dire qu’au sein d’un même espace physique, plusieurs espèces de plantes vont coexister. Il existe des interactions entre ces différentes espèces. Il s’agit donc, pour Warming, d’une communauté. Or, au sein de ces interactions, le botaniste danois évoque que celle qui est la plus représentative est le commensalisme. Il cite clairement le nom de van Beneden (Warming 1909: 92). Néanmoins, il adapte la définition qu’il expose aussi en français: “Le commensal est simplement un compagnon de table”. Il ajoute en effet, que dans le cadre des communautés de plantes, ce sont les réserves nutritives retrouvées dans le sol et dans l’air qui sont partagées à la même table (Warming 1909: 92).Footnote 4 La différence majeure, par rapport à la définition de van Beneden, correspond au bénéfice attendu par le commensal. Si ce bénéfice est toujours la “nourriture”, la problématique est différente de la zoologie, car il s’agit du “sol” en botanique. L’environnement dans l’étude de cette association a donc un impact majeur, différent de l’approche en zoologie. Il n’est pas possible pour une plante commensale de choisir son environnement, alors qu’un commensal en zoologie, tel un annélide peut tout à fait changer d’hôte, et donc retrouver une nourriture différente. L’environnement, dans le commensalisme en botanique, n’est pas une variable, il est un facteur extrinsèque et intrinsèque, dans la mesure où une communauté de plantes est irrémédiablement liée à son sol par exemple. Cette spécificité est dévolue à la botanique. C’est ce que prend en compte Warming dans ses travaux. Et, dès le début de son analyse, il met en relief l’étude des espèces de plantes entre elles, ainsi que les espèces de plantes avec leur environnement. Le commensalisme a donc une place véritablement primordiale dans l’objet d’étude de Warming, dont les travaux seront clairement repris en écologie durant la première moitié du vingtième siècle.

Le terme “commensalisme” est ainsi repris par Warming en botanique, et il provient exactement des travaux de van Beneden. Cela est prouvé dès 1898, mais une nouvelle utilisation du terme est repris en 1904 dans l’ouvrage de Warming (1904) A Handbook of Systematic Botany. Puis, reprenant les travaux novateurs de 1898, d’autres botanistes comme Andreas Schimper (1856–1901) vont également employer le terme de commensalisme en botanique. Mais qu’en est-il de la teneur du concept: existe-t-il en botanique, puis en écologie durant le vingtième siècle, un concept correspondant à une association biologique où l’une des espèces obtient un avantage alors que l’autre n’obtient ni avantage ni désavantage?

Le concept de commensalisme “intégré” en écologie durant le vingtième siècle

Si le concept de commensalisme est abordé par les historiens de l’écologie (Deléage 1991; Matagne 2009), la teneur de ce concept n’est pas directement corrélée à l’écologie du vingtième siècle (Drouin 1993). En effet, différents concepts émergent au début du vingtième siècle en botanique, et concernent les associations biologiques. Il s’agit notamment de l’auto-écologie et de la synécologie. Ainsi Carl Schröter et Oskar Kirchner vont distinguer en 1902 les associations d’espèces différentes de plantes (la synécologie) des associations d’individus (auto-écologie) (Jax/Schwartz 2011: 176).

Ce type de concept existe également dans d’autres disciplines du vivant comme l’étude des hyménoptères (Wasmann 1909; Bouvier 1926; Poreau 2012b). Si l’on compare les concepts d’auto-écologie et/ou de synécologie avec le commensalisme, il s’agit bien d’association biologique entre espèces différentes pour les trois, mais avec une notion d’individu contre un groupe pour l’auto-écologie et la synécologie. Le commensalisme s’applique essentiellement à des individus. Ce concept peut donc être rapproché de l’auto-écologie. La difficulté concerne l’avantage apporté au commensal et l’absence d’avantage ou de désavantage pour l’hôte. Ainsi, concernant la teneur du concept de commensalisme, il est également repris, mais avec des dispositions différentes. Warming l’a déjà noté.

Les associations végétales deviennent un objet d’étude majeur de la botanique et de l’écologie de la première moitié du vingtième siècle. Ayant connaissance des travaux de Warming, Charles Flahault (1852–1935), mais aussi Josias Braun-Blanquet vont analyser en détail les associations végétales (Braun-Blanquet 1931). Différentes “écoles” de pensée vont alors se construire en Europe et aux Etats-Unis (Benson 2000).

Les différentes utilisations de termes et de concepts nouveaux se chevauchement et s’entremêlent. Dès 1935, Arthur Tansley (1871–1955) note effectivement les abus de ces nouveaux termes et nouveaux concepts (Tansley 1935). Il en est ainsi des études sur les associations biologiques dont les associations végétales. Depuis le commensalisme de la fin du dix-neuvième siècle, jusqu’au concept d’écosystème durant le vingtième siècle, en passant par l’auto-écologie, des éléments se recoupent. Même le concept et le terme d’écosystème n’apparaissent pas de façon aussi évidente que l’on peut le penser (Jax 2007). Mais la teneur du concept de commensalisme est reprise en botanique, puis en écologie durant le vingtième siècle (Anker 2011).

Un concept pérenne

Le commensalisme est un concept théorique initié par Pierre-Joseph van Beneden à la fin des années 1860. Ce concept semble rester véritablement théorique, tant il est difficile de démontrer l’existence d’une telle association par l’expérimentation. Néanmoins, il est “fondamental” pour la compréhension des associations biologiques. La difficulté provient des limites floues du commensalisme et des autres types d’association comme le parasitisme et le mutualisme. Mais cette difficulté est aussi un argument en faveur de l’explication du nomadisme de ce concept. Les travaux de Warming sont révélateurs de l’appropriation du concept de commensalisme par les botanistes. Cela signifie que ce concept est intégré dans une discipline autre que la discipline initiale d’utilisation.

D’abord, le terme dans un premier temps puis la teneur même du concept dans un deuxième temps, ont ainsi été intégrés en botanique. Puis, de la botanique, il est intégré au sein de l’écologie, durant le vingtième siècle.

À la question, le commensalisme a-t-il une place au sein de l’écologie comme science, nous répondons clairement “oui”. En effet, trois points montrent que le commensalisme est directement ou indirectement un objet d’étude de l’écologie. Il s’agit tout d’abord des travaux de van Beneden dont la portée, à la fois temporelle et disciplinaire, permet de rendre “commun” l’emploi du terme et du concept de commensalisme. Ensuite, l’écologie naissante a clairement pour objet l’étude, non seulement des interactions des espèces avec le milieu, mais aussi les interactions des espèces entre elles. Si le parasitisme semble l’exemple le plus commun dans cette étude de l’écologie, il n’en reste pas moins que le commensalisme, qui est aussi défini par van Beneden par rapport au parasitisme (c’est également le cas du biologiste Maurice Caullery), a une place dans les recherches sur les interactions inter-espèces. Puis, les associations en général, et notamment avec les botanistes et, par exemple, la phytosociologie, montre que l’écologie, qui reprendra les travaux des botanistes, a bien pour objet d’étude les associations du vivant. Or, le commensalisme est une association biologique.

La transversalité du concept de commensalisme est une hypothèse de l’utilisation de celui-ci comme objet d’étude en écologie durant les vingtième et vingt-et-unième siècles.

Remerciements

Nous remercions Mme Van Dyck de l’Université de Louvain-la-Neuve pour nous avoir permis de consulter les archives de Pierre-Joseph van Beneden. Nous remercions les rapporteurs pour leurs remarques constructives concernant cet article.