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Introduction

Quelle est la nature de la connaissance que nous avons des états mentaux des animaux non humains ? Lorsque nous voyons des animaux adopter différents comportements, nous leur attribuons régulièrement, sur la base de ces comportements, des états mentaux variés. Par exemple, on dira d’un chien jappant à un arbre dans lequel un chat s’est réfugié avant d’en redescendre subrepticement qu’il pense qu’il y a un chat dans l’arbre, ou encore qu’une souris sursautant et prenant la fuite à la suite d’un bruit assourdissant est effrayée par le bruit. Quelle est la nature des processus cognitifs sous-tendant ces attributions, et comment parvenir à déterminer si de telles attributions de pensées, d’émotions, de douleurs, etc. sont justifiées ? Ne pourrait-il s’agir que de métaphores anthropomorphiques décrivant des comportements mécaniques derrière lesquels ne se cache aucun esprit ? La question est cruciale, dans la mesure où plusieurs philosophes établissent implicitement ou explicitement le statut moral des animaux sur la base de leur statut cognitif, c’est-à-dire qu’ils déterminent la nature de nos engagements moraux envers les animaux, en fonction des états mentaux que ceux-ci peuvent ou ne peuvent pas avoir[1][2].

Comprendre la nature de nos attributions d’états mentaux aux animaux semble crucial, surtout compte tenu du fait qu’il paraît y avoir des obstacles substantiels à notre connaissance de l’esprit des animaux. En effet, le problème traditionnel des autres esprits[3] semble amplifié de manière importante dans le cas des animaux, au moins en partie parce que ceux-ci n’ont pas de langage articulé pour nous informer de leurs états mentaux. Ces difficultés se manifestent d’ailleurs non seulement dans les débats philosophiques sur la question, mais aussi à travers les controverses récurrentes au sein des études empiriques concernant la cognition animale. Les désaccords chroniques en psychologie comparative entre les interprétations « rabat-joie » (killjoy), expliquant le comportement animal à partir de mécanismes cognitifs simples et de bas niveau, et les interprétations « romantiques », expliquant le comportement animal à l’aide de processus cognitifs complexes et de haut niveau[4], témoignent de ces difficultés. S’il n’est pas réaliste d’espérer régler ces problèmes ici, il convient néanmoins de s’interroger sur la manière dont sont formulées les questions que visent à résoudre les enquêtes sur la cognition animale, ainsi que sur le point de départ théorique à partir duquel elles sont le plus souvent posées.

Le problème général de la connaissance de l’esprit d’autrui ainsi que les recherches sur les processus cognitifs sous-tendant nos attributions d’états mentaux sont la plupart du temps abordés à partir d’une certaine conception de la nature de notre relation avec les états mentaux d’autrui que j’appellerai la conception traditionnelle. Selon celle-ci, les états mentaux sont des états internes cachés derrière le comportement et auxquels nous ne pouvons avoir accès que par le biais d’une inférence théorique ou d’une simulation. Cette idée est souvent également associée à celle selon laquelle nous entrons ordinairement en interaction avec les états mentaux d’autrui à partir d’une posture d’observateur extérieur visant à décrire les états internes d’autrui comme un fait indépendant et objectif, de manière analogue au travail d’un·e scientifique cherchant à expliquer un phénomène naturel. Cette conception est considérée comme évidente et constitue très souvent le point de départ théorique à partir duquel sont étudiées autant les questions conceptuelles entourant notre compréhension de l’esprit d’autrui que les questions empiriques concernant les processus cognitifs nous permettant de le comprendre, rassemblées sous le terme générique de « cognition sociale ».

Cette conception, contrairement à ce que peuvent laisser entendre ceux qui l’adoptent, n’est cependant pas théoriquement innocente et présuppose une conception de l’esprit abondamment critiquée au cours du xxe siècle, comme nous le verrons plus loin. Plus récemment, ce modèle a été remis en question par un ensemble de théories de la cognition sociale affirmant que notre connaissance des états mentaux d’autrui s’établit avant tout dans une interaction sensorimotrice vécue à la deuxième personne et que nous pouvons dans certains cas percevoir directement les états mentaux d’autrui à travers leur comportement. Ces théories interactionnistes constituent aujourd’hui une importante alternative aux conceptions dominantes concevant la cognition sociale soit comme des inférences théoriques ou de la simulation d’états mentaux.

À ma connaissance, elles n’ont cependant jamais été appliquées à la question de l’attribution d’états mentaux aux animaux[5]. Le champ de la cognition sociale en sciences cognitives s’intéresse depuis longtemps aux processus cognitifs par lesquels les humains s’attribuent mutuellement des états mentaux. Depuis au moins aussi longtemps, on s’interroge sur la cognition sociale des animaux et la manière dont leurs capacités cognitives concernant les états mentaux d’autrui diffèrent des capacités responsables de la cognition sociale humaine. Ces interrogations portent principalement sur la question de savoir si certains animaux disposent au même titre que les humains d’une « théorie de l’esprit » (theory of mind), c’est-à-dire une capacité à attribuer des états mentaux représentationnels à autrui[6]. Cependant, la cognition sociale humaine orientée vers les états mentaux des animaux est très peu étudiée. Une telle étude pourrait nous apprendre des choses pertinentes concernant la nature de notre relation avec la cognition animale, et éventuellement concernant le bon point de départ théorique à partir duquel étudier la cognition animale.

Dans cet article, il ne sera pas directement question du problème traditionnel de l’esprit des animaux, c’est-à-dire de la question de savoir si nos attributions d’états mentaux aux animaux sont rationnellement justifiées ni même de la question de savoir quels types d’états mentaux les animaux peuvent ou ne peuvent pas avoir. Je me pencherai plutôt sur la nature de notre relation cognitive avec l’esprit des animaux, c’est-à-dire sur la nature des processus par lesquels nous attribuons des états mentaux aux animaux. Je suggère que les théories interactionnistes nous permettent de comprendre ces processus mieux que la conception traditionnelle évoquée plus haut. Elles fournissent un point de départ théorique pertinent pour comprendre nos pratiques ordinaires d’attribution d’états mentaux, ainsi que pour encadrer l’étude empirique de la cognition animale. Selon ce nouveau point de départ, les états mentaux des animaux ne sont pas conçus d’entrée de jeu comme des phénomènes cachés derrière leur comportement, mais plutôt comme des formes d’activités partiellement constituées par leur comportement et rendues manifestes à même notre interaction sensorimotrice avec eux. Comme nous le verrons, ce nouveau point de départ éclaire d’une lumière différente nos investigations concernant la cognition animale et, s’il ne répond pas directement au problème de l’esprit des animaux, il relègue le spectre du scepticisme concernant la vie mentale des animaux à l’arrière-plan des débats philosophiques sur la cognition animale.

Dans la première section de cet article, je présenterai la conception traditionnelle de la cognition sociale, qui constitue le point de départ théorique le plus fréquent pour l’étude des processus cognitifs sous-tendant la cognition sociale, et j’expliquerai comment elle s’applique à l’étude de la cognition animale. Dans la seconde section, j’introduirai les théories interactionnistes et montrerai comment elles remettent en question les postulats de la conception traditionnelle de la cognition sociale. Finalement, j’explorerai dans la troisième section les implications qu’ont ces théories interactionnistes sur notre relation cognitive avec les états mentaux des animaux, ainsi que sur l’étude empirique de la cognition animale. Je conclurai que, bien qu’elles ne parviennent pas à résoudre tous les problèmes théoriques associés à l’étude de la cognition animale, les approches interactionnistes de la cognition sociale rendent mieux compte que leur alternative traditionnelle de nos attributions ordinaires d’états mentaux aux animaux et constituent un point de départ théorique plus fructueux pour la recherche sur la cognition animale.

1. La conception traditionnelle de la cognition sociale

Le champ de la cognition sociale en sciences cognitives est traversé depuis plusieurs décennies par une opposition entre deux familles de théories visant à rendre compte des processus cognitifs rendant possible notre compréhension des états mentaux d’autrui. La première, appelée la « théorie de la théorie » (theory theory) soutient que nous parvenons à connaître les états mentaux d’autrui par le biais d’inférences théoriques postulant des entités mentales, souvent des croyances, des désirs et des intentions, permettant d’expliquer et de prédire le comportement[7]. La compréhension des états mentaux d’autrui est donc analogue au travail scientifique, dans lequel on postule l’existence d’entités théoriques sur la base de données empiriques, constituant ainsi une théorie permettant de décrire et de prédire le phénomène empirique auquel on s’intéresse. La théorie de la simulation (simulation theory), quant à elle, soutient que nous comprenons les états mentaux d’autrui en simulant en nous-mêmes les états mentaux que nous aurions si nous nous trouvions dans sa situation[8]. Nous utilisons ces simulations comme un modèle des états mentaux d’autrui nous permettant également d’expliquer et de prédire son comportement.

Ces deux familles de théorie adoptent généralement toutes deux une certaine conception de notre relation cognitive avec l’esprit d’autrui, qu’elles prennent comme point de départ commun à partir duquel penser la cognition sociale. Cette conception traditionnelle est constituée de deux thèses. Selon la première thèse, les états mentaux d’autrui sont des états internes fondamentalement inaccessibles à la perception. Les états mentaux causent le comportement, qui est lui-même observable, mais il y a toujours une distance épistémique entre le comportement observable et l’état mental qui le cause, cette distance ne pouvant être franchie que par une inférence théorique, ou par un processus cognitif additionnel comme une simulation. Cette conception est bien résumée dans le manuel de psychologie sociale de Epley et Waytz[9] :

Other’s mental states are unobservable and inherently invisible and it is precisely because people lack direct information about other’s mental states that they must base their inferences on whatever information about others that they do, in fact, have access to. They must make a leap from the observable behaviorto the unobservable mental states, a leap employing either simulation or theoretical inference[10].

Les conséquences de cette position sont également exprimées de manière particulièrement frappante dans ce passage de Gopnik, qui figure parmi les principaux défenseurs de la « théorie de la théorie », dans lequel elle décrit la scène d’un dîner entre amis telle que perçue par le système perceptuel avant d’être interprétée par le processus cognitif additionnel permettant l’attribution d’états mentaux :

Around me bags of skin are draped over chairs, and stuffed into pieces of cloth ; they shift and protrude in unexpected ways […]. Two dark spots near the top of them swivel restlessly back and forth. A hole beneath the spots fills with food and from it comes a stream of noises[11].

En d’autres termes, nos systèmes perceptuels n’ont accès qu’à des mouvements corporels dénués de sens (des yeux qui bougent, des bouches qui s’ouvrent et se ferment en produisant du bruit, etc.), sur la base desquels nous inférons ensuite des états mentaux pour expliquer et prédire ces mouvements. On parle de principe de non-observabilité pour désigner la thèse selon laquelle les états mentaux sont inaccessibles sur le plan perceptuel (unobservability principle)[12]. Ce principe est présupposé par une majorité de chercheurs en cognition sociale. Par exemple, Leslie dit : « because the mental states of others (and indeed of ourselves) are completely hidden from the senses, they can only ever be inferred[13] », tandis que Mitchell caractérise les états mentaux comme des « inherently unobservable constructs[14] ». Il est important de noter que ce principe n’est que rarement motivé ou justifié. Il s’agit d’un point de départ théorique qui est tenu pour évident et à partir duquel sont formulées des questions empiriques à étudier.

La seconde thèse, formant avec le principe de non-observabilité la conception traditionnelle de la cognition sociale, consiste en une certaine conception de la posture que nous adoptons vis-à-vis des autres et de leurs états mentaux en contexte d’interaction normale. Selon cette conception, qui est également traditionnellement adoptée dans le champ de recherche de la cognition sociale, nous comprenons les autres en observant leur comportement de manière à établir un modèle adéquat de leurs états mentaux, ce qui permet en retour d’expliquer et de prédire leur comportement. L’attribution d’états mentaux se fait ainsi sur la base d’une observation extérieure, détachée et objective du comportement d’autrui. Cette « posture observationnelle » (observational posture)[15] est souvent explicite dans la théorie de la théorie, mais est également présente dans plusieurs versions de la théorie de la simulation[16].

Si la conception traditionnelle constitue un important présupposé dans notre manière de concevoir notre relation avec les états mentaux humains, elle semble encore plus profondément ancrée dans notre manière d’aborder les états mentaux des animaux. Il est clair que si les états mentaux humains sont non observables, les états mentaux animaux le sont tout autant. Comme nous le verrons plus loin, différents facteurs aggravants semblent même produire d’importants obstacles additionnels à notre accès aux états mentaux des animaux. En conséquence, le scepticisme concernant la connaissance de l’esprit d’autrui, qui ne relève pour les états mentaux humains que de la discussion philosophique abstraite, se manifeste très concrètement dans l’étude de la cognition animale. Par exemple, Pearce affirme : « it is possible that [chimpanzee] Washoe has similar mental experiences to a child, but it is also possible that Washoe has a very different type of mental experience, or no mental experience at all[17] ». La question de savoir quels types d’états mentaux Washoe le chimpanzé possède est fondamentalement problématique pour Pearce, dans la mesure où « it is not possible to observe directly the mental states of an animal[18] ». Il est certainement juste de dire que le principe de non-observabilité, prépondérant dans l’étude de la cognition humaine, est encore plus largement accepté dans l’étude de la cognition animale.

La posture observationnelle joue également un rôle méthodologique important dans l’étude de la cognition animale. Il est en effet souvent déconseillé d’interagir avec les sujets animaux étudiés, qu’il faut plutôt observer de manière neutre et détachée[19]. Ces prescriptions méthodologiques présupposent que la manière normale et habituelle de comprendre et d’interpréter les états mentaux d’autrui est d’observer son comportement comme un phénomène objectif auquel il ne faut pas prendre part ; en somme, elles présupposent la posture observationnelle.

Il semble donc que la conception traditionnelle de la cognition sociale ait également laissé son empreinte dans notre manière d’étudier la cognition animale. Le principe de non-observabilité et la posture observationnelle y sont même encore plus universellement acceptés que pour l’étude de la cognition humaine. Cet état de fait s’explique au moins en partie par une difficulté fondamentale à laquelle doit faire face l’étude de la cognition animale : les animaux n’ont pas de langage articulé pour nous informer de leurs états mentaux, contrairement aux humains. Il est en effet beaucoup plus facile d’inférer les états mentaux d’un individu s’il nous est possible de l’interroger directement sur la question. Étant donné qu’ils ne peuvent nous révéler leurs états mentaux par le langage, nous ne pouvons deviner les états mentaux des animaux que sur la base de leur comportement non linguistique : « because evidence for consciousness in humans generally consists of what people say about their mental experiences, seeking it in nonverbal species requires us to accept some piece of the animals’ behavior as equivalent to a person’s verbal report[20] ». Cela fait en sorte que ce qui est souvent considéré comme la source principale de notre connaissance des états mentaux humains ne peut être utilisé pour connaître les états mentaux animaux[21].

Malgré cette difficulté, il semble que nous parvenons dans de nombreux cas à interpréter le comportement animal avec un degré de succès respectable. Dans notre interaction quotidienne avec eux, nous leur attribuons implicitement ou explicitement un ensemble d’états mentaux et, une fois les questionnements philosophiques mis de côté, il nous semble tout à fait évident qu’ils ont effectivement de tels états mentaux. Ce sentiment est bien décrit par Hume : « no truth appears to me more evident than that beasts are endowed with thought and reason as well as man. The arguments are in this case so obvious, that they never escape the most stupid and ignorant[22] ». Comment se fait-il qu’il nous semble si évident que les animaux ont vraiment des états mentaux que nous pouvons connaître et comprendre, alors que des difficultés de principe semblent par ailleurs nous contraindre à les approcher comme ceux d’extra-terrestres avec lesquels nous n’avons rien en commun, animaux pour lesquels nous ne pouvons même pas garantir qu’ils ressentent quoi que ce soit ?

À mon sens, ce décalage vient du fait que nous adoptons de manière réflexive la conception traditionnelle de la cognition sociale concernant notre relation avec les animaux, mais que celle-ci décrit mal la nature de notre rapport réel avec l’esprit des animaux. En effet, comme nous le verrons dans la prochaine section, les états mentaux en général et les états mentaux des animaux en particulier, ne sont pas des phénomènes cachés derrière le comportement que nous inférons à partir d’un point de vue d’observateur détaché de la situation. Nous comprenons autrui tout d’abord sur la base d’une interaction sensorimotrice dynamique qui précède et fonde nos attributions explicites d’états mentaux. De plus, l’expertise acquise sur la base de cette interaction nous permet de percevoir directement certains types d’états mentaux à même le comportement.

2. La théorie de l’interaction et la perception directe des états mentaux

La conception traditionnelle a longtemps dominé l’étude de la cognition sociale humaine, mais ses thèses ont plus récemment été remises en question par ce qu’on appelle la théorie de l’interaction[23]. La théorie de l’interaction est motivée par les approches énactivistes et incarnées (enactive et embodied) de la cognition, selon lesquelles les états mentaux doivent être conçus comme des interactions sensorimotrices réalisées dans un système dynamique comprenant à la fois le corps, le cerveau et l’environnement du sujet[24]. Rejetant la conception traditionnelle, la théorie de l’interaction soutient que nous comprenons les états mentaux d’autrui non pas sur la base d’observations désengagées, mais avant tout dans une interaction sensorimotrice dynamique[25]. De plus, les états mentaux deviennent manifestes dans de telles interactions. Les états mentaux d’autrui ne sont donc pas des phénomènes invisibles cachés derrière le comportement, mais sont au contraire partiellement constitués par le comportement et peuvent à ce titre être parfois directement perçus dans le comportement[26][27].

Bien que la théorie de l’interaction soit relativement récente, ses principales idées ne sont pas nouvelles et ont été défendues par différents philosophes issus de traditions variées au courant du xxe siècle. Par exemple, Merleau-Ponty affirme : « je ne perçois pas la colère ou la menace comme un fait psychique caché derrière le geste, je lis la colère dans le geste, le geste ne me fait pas penser à la colère, il est la colère elle-même[28] ». De manière similaire, Wittgenstein dit : « in general I do not surmise fear in him — I see it. I do not feel that I am deducing the probable existence of something inside from something outside ; rather, it is as if the human face were in a way translucent and that I were seeing it not in reflected light but rather in its own[29] ». Selon Merleau-Ponty et Wittgenstein, des états affectifs comme la colère et la peur sont perçus directement dans le comportement. Les théories interactionnistes peuvent à plusieurs égards être vues comme la redécouverte et l’application dans l’étude contemporaine de la cognition sociale de ces faits évidents, remarqués autant dans la tradition phénoménologique continentale que dans la philosophie du langage ordinaire[30].

Mais comment comprendre la thèse selon laquelle on peut percevoir directement les états mentaux d’autrui ? Selon Krueger[31], la perception sociale directe est possible parce que les états mentaux sont des processus étendus réalisés à la fois par des structures neurales internes et des structures corporelles externes, donc partiellement constitués par le comportement d’un individu. Cela implique d’accepter une conception externaliste de la cognition, fréquemment adoptée par les tenants des approches énactivistes, selon laquelle nos états mentaux sont partiellement réalisés par des structures extraneurales comprenant notre corps, mais également, dans certains cas, des éléments de notre environnement[32]. Un état mental est aussi un phénomène étendu dans le temps, composé d’un ensemble d’événements, de dispositions et de processus se manifestant à différentes échelles temporelles. De ce point de vue, un état mental est réalisé par un ensemble d’événements à la fois internes et externes étendus sur le plan spatiotemporel, qui inclut, mais ne se limite pas au ressenti subjectif interne accompagnant l’état mental[33]. Dans ce cadre externaliste, percevoir le comportement d’un individu est donc littéralement une manière de percevoir un aspect de ses états mentaux, de la même manière que percevoir un objet nous donne accès à un aspect ou un profil de cet objet[34]. Les théories énactivistes insistent aussi souvent sur le fait que la perception n’est pas équivalente à une « photo instantanée » (snapshot view) de la scène perçue, mais est plutôt un processus d’ajustement sensorimoteur continuel à une scène perçue[35]. La perception directe d’un état mental est donc aussi un processus temporellement étendu.

La perception sociale directe est rendue possible par un ensemble d’habiletés sensorimotrices acquises au fil d’interactions répétées. Nous apprenons à percevoir des situations sociales et à y réagir adéquatement en vertu d’une expertise sensorimotrice développée sur la base d’interactions continues depuis notre plus jeune âge (ou sur une période étendue) avec d’autres individus. L’expérience acquise à partir de ces interactions nous rend sensibles à certaines régularités comportementales, ce qui nous permet de réagir de manière appropriée à une variété de situations sociales. Nous apprenons par exemple à diriger notre attention pour percevoir tel ou tel indice comportemental et quels éléments d’une situation sont saillants ou pertinents dans des contextes sociaux déterminés[36]. Le fait que la perception sociale soit le résultat d’un apprentissage ne la rend pas moins directe pour autant. La capacité à percevoir que quelqu’un a tel ou tel état mental est analogue à l’expertise sportive d’un joueur de baseball expérimenté, par exemple, qui perçoit directement une situation de double jeu là où le profane ne verrait que des mouvements désordonnés et aléatoires. L’important est que cette expertise n’est pas le résultat de l’établissement d’une théorie ou d’un savoir propositionnel permettant un ensemble d’inférences, mais plutôt de l’acquisition d’un ensemble de capacités sensorimotrices établies à travers des engagements répétés dans certaines pratiques interactives[37].

Il est important de mentionner que tous les types d’états mentaux ne peuvent pas être directement perçus. Gallagher, par exemple, soutient que notre perception sociale porte essentiellement sur les intentions et les états affectifs d’autrui[38]. Il est clair pour la plupart des défenseurs de la perception sociale directe que les émotions et les états affectifs en général, qui comprennent par exemple les humeurs ou les sentiments, peuvent parfois être directement perçus dans le comportement[39]. Les émotions fournissent en effet les exemples les plus fréquemment mentionnés de perception sociale directe, comme en témoignent les passages de Merleau-Ponty et Wittgenstein cités plus haut. Contrairement à d’autres types d’états mentaux, les états affectifs comportent très régulièrement des manifestations comportementales reconnaissables. Ces manifestations comportementales composent une importante partie de l’ensemble de phénomènes complexes dont ces états sont composés. Pour des individus ayant développé l’expertise sensorimotrice appropriée, percevoir ces manifestations revient à percevoir directement l’état affectif lui-même.

S’il semble à tout le moins possible de percevoir les états affectifs d’autrui, la question devient plus complexe pour d’autres types d’états mentaux. Plusieurs défendent néanmoins l’idée qu’on peut percevoir des intentions dans le comportement d’autrui. Les intentions ainsi perçues ne seraient cependant pas des intentions étendues dans le temps. Par exemple, on ne perçoit pas dans le comportement d’une personne assise dans un café qu’elle a l’intention de s’acheter une nouvelle paire de souliers l’année prochaine. On perçoit plutôt des « intentions dans l’action » (intention in action)[40], reconnaissables à même la dynamique motrice de l’action exécutée. Par exemple, on pourrait percevoir l’intention de prendre une gorgée de café dans la manière dont la personne regarde sa tasse de café et porte sa main vers celle-ci. Des études ont en effet montré que nous pouvons souvent reconnaître le but immédiat d’une action sur la base de la cinématique du mouvement effectué, même en l’absence d’information contextuelle[41]. Dans ces études, on montre à des sujets des séquences vidéo de personnes saisissant une pomme soit pour la manger, la donner ou la lancer, en coupant la fin de la vidéo montrant la complétion de l’action. Simplement à partir de la manière dont ces personnes approchent et saisissent la pomme, les sujets sont en mesure de prédire (à 76 % de réussite) quelle action ces personnes tentent d’effectuer. Il semblerait donc que nous ayons aussi la capacité de percevoir des « intentions dans l’action » à travers la cinématique de l’action effectuée[42].

De manière générale, nous percevons directement les états mentaux qui sont « manifestes » (overt), par opposition aux états mentaux non manifestes (covert). Gomez introduit cette distinction ainsi :

“Seeing” can be said to be an “overt” mental state, because it is usually accompanied by observable behaviours (the eyes and other body parts oriented to an object), and in this sense you can see another organism’s seeing. However, “knowing” and “believing” are covert mental states, because they are not accompanied by external behaviours : one cannot “see” somebody knowing or believing something[43].

Une classe importante d’états non manifestes, y compris les états de croyance et de connaissance mentionnés par Gomez, correspond à ce que nous appelons généralement les attitudes propositionnelles, qui consistent en une attitude à l’égard d’une proposition, comme le fait de croire que le gazon est mouillé, de penser que la neige est blanche, d’espérer que l’Argentine gagne la Coupe du monde, etc. Comme c’est bien connu, un comportement donné est toujours compatible avec un nombre indéfini d’interprétations en matière d’attitudes propositionnelles, pourvu que les modifications appropriées soient apportées aux attitudes propositionnelles d’arrière-plan[44]. C’est ce qu’on appelle la thèse de l’holisme du mental. Par exemple, on pourrait attribuer à une personne prenant son parapluie au moment de sortir sous la pluie la croyance qu’il pleut et le désir de demeurer au sec. Cependant, on pourrait aussi en principe adopter une interprétation lui attribuant la croyance qu’il pleut et le désir d’être mouillé si on lui attribue aussi la croyance (par ailleurs étrange) que l’utilisation d’un parapluie est un bon moyen d’être mouillé sous la pluie, qui est tout aussi compatible avec son comportement. Étant donné la relation holistique que les attitudes propositionnelles entretiennent à l’égard du comportement, on voit mal comment elles pourraient être directement perçues dans le comportement. Cependant, de nombreux autres types d’états mentaux, que j’ai qualifiés de « manifestes », n’exemplifient pas cet holisme et entretiennent une relation plus directe avec le comportement[45]. Comme le mentionne Gomez, on peut compter les états perceptuels s’accompagnant de comportements observables comme des états mentaux manifestes, joignant ainsi les états affectifs et les « intentions dans l’action » parmi l’ensemble des états mentaux pouvant être directement perçus dans l’interaction sociale.

Les théories de l’interaction acceptent également souvent une forme de pluralisme concernant les mécanismes de la cognition sociale, selon lequel toute une variété de processus cognitifs distincts peut être utilisée pour comprendre les états mentaux d’autrui[46]. Il serait en effet déraisonnable d’affirmer que l’ensemble de la cognition sociale est partout et toujours réalisé par des processus perceptuels. Dans plusieurs cas, l’attribution d’états mentaux reposera effectivement sur des inférences théoriques ou sur des simulations. C’est potentiellement le cas des états mentaux non manifestes comme les attitudes propositionnelles, mais aussi parfois de certains états mentaux habituellement manifestes qui, pour des raisons variées, pourraient ne pas s’accompagner de leurs manifestations comportementales normales (par exemple, une tristesse qu’un individu tenterait de dissimuler en retenant ses larmes). Néanmoins, il demeure qu’en contexte habituel d’interaction sociale, une part importante de notre compréhension des états mentaux d’autrui reposera sur des processus perceptuels. De plus, cette compréhension s’inscrit dans des contextes d’interaction dynamique dans lesquels le sujet est engagé comme un participant actif, et non pas comme un observateur extérieur à la situation.

Théorie interactionniste et cognition animale

Nous avons vu dans la section précédente qu’une part importante de nos attributions ordinaires d’états mentaux s’inscrivent dans des interactions sociales dynamiques et se fondent sur l’exercice d’une expertise sensorimotrice nous conférant un accès perceptuel direct aux états mentaux d’autrui. Lorsque nous attribuons une intention, un état affectif ou perceptuel quelconque à quelqu’un, notre jugement n’est, la majorité du temps, pas fondé sur une inférence théorique ou un processus cognitif extraperceptuel visant à dévoiler un état interne caché derrière le comportement. De plus, nos processus d’attribution ne s’inscrivent pas dans des contextes d’observation détachée et objective, mais plutôt dans des contextes d’engagement pratique avec autrui. Cela semble du moins clair pour ce qui est de nos attributions d’états mentaux aux humains. Mais qu’en est-il de nos attributions d’états mentaux aux animaux ?

Il semble que nous n’avons aucune raison de penser que la nature interactive de notre relation avec les états mentaux humains ne s’applique pas également aux états mentaux des animaux, et que les raisons que nous avons d’adopter une approche interactionniste concernant la cognition sociale humaine visent tout autant nos pratiques d’attribution d’états mentaux aux animaux. Lorsque nous avons la chance d’interagir de manière prolongée avec une espèce animale, ou même avec un animal en particulier, nous apprenons à « connaître » cette espèce ou cet individu, ce qui nous permet en retour de mieux prédire leur comportement et d’interagir de manière plus harmonieuse avec eux. Mais, comme c’est le cas pour la cognition sociale humaine, la nature de cette connaissance est fondamentalement pratique : il s’agit d’un « savoir-comment » incarné se réalisant dans l’interaction. Durant l’interaction avec un animal, nous faisons l’acquisition d’un ensemble d’habiletés sensorimotrices nous amenant à réagir de manière appropriée aux multiples régularités comportementales instanciées par cet animal. Nous devenons par là-même « experts » de l’espèce, et parfois plus spécifiquement de l’individu en question.

Andrews décrit ce type d’habileté, qu’elle attribue ici aux chercheurs de terrain habitués à interagir avec une espèce donnée, comme une « expertise du sens commun » (folk expertise) :

field researchers have developed expertise in distinguishing meaningful from accidental behaviors. Like night nannies who specialize in infants and nurses who care for people with dementia, their regular interaction with their charges establishes an expertise and know-how that is not accessible to a naïve observer. This nondiscursively learnable proficiency, which I have called “folk expertise”, makes the distinction between naïve or egoistic anecdote and a respectable incident report[47].

À mon sens, ce type d’expertise né de l’interaction est avant tout une expertise « interactive », fondée non pas sur les catégories de la psychologie du sens commun (folk psychology), comme le laisse entendre Andrews, mais plutôt sur l’interaction sensorimotrice elle-même. Andrews dit : « folk psychology plays an essential role in comparative psychology and is the starting point, but not the end point, of research[48] ». Je suggère que le point de départ commence avant même la psychologie du sens commun, dans l’interaction sensorimotrice qui la précède d’un point de vue développemental[49].

L’expertise « interactive » développée au fil de l’interaction avec un animal se manifeste de différentes façons et à différents degrés. Bien que nous ne soyons pas tous des chercheurs de terrain en éthologie cognitive ou en psychologie comparative, nous avons probablement tous une certaine expertise de certains animaux, qui nous permet de percevoir directement des états mentaux dans leur comportement. Nous avons suffisamment côtoyé de chiens pour que, lorsque nous en voyons un agiter sa queue, nous percevions directement son excitation, plutôt qu’un comportement sur la base duquel nous inférons un état interne d’excitation. De manière similaire, lorsque le propriétaire d’un chat voit celui-ci orienter ses oreilles en direction de l’origine d’un bruit, il perçoit directement l’état perceptuel de son chat. On pourrait multiplier de tels exemples, qui sont tout à fait analogues à ceux invoqués par Merleau-Ponty et Wittgenstein concernant les états affectifs humains.

L’approche interactionniste offre également un contexte plus fécond pour l’étude empirique de la cognition animale. Penser la cognition sociale comme une interaction et tenir compte de l’expertise développée sur la base de l’interaction permet en effet de produire des protocoles expérimentaux plus adaptés et plus appropriés pour comprendre les processus cognitifs des animaux. Par exemple, on a longtemps cru que seuls les humains avaient tendance à surimiter, c’est-à-dire à imiter des comportements superflus qui ne sont pas manifestement dirigés vers un but précis[50]. Or, on a découvert récemment que les chiens surimitent parfois leur maître, bien qu’ils ne surimitent pas des étrangers[51]. On a tardé à prendre conscience de cette capacité cognitive des chiens parce qu’il n’apparaissait pas pertinent de prendre en considération la relation entre le sujet animal et l’expérimentateur. Dans ce cas-ci, la prescription méthodologique de la posture observationnelle nous empêchait de constater la pertinence de la relation affective et l’historique d’interaction qu’entretient un sujet animal avec certains individus et non d’autres pour l’évaluation de ses capacités sociocognitives. Il s’avère d’ailleurs que la surimitation avait auparavant été documentée chez des chimpanzés[52] dans un laboratoire japonais adoptant une méthode d’« observation participative » (participant observation)[53] favorisant l’interaction et l’établissement de relations entre les sujets animaux, considérés comme des « partenaires de recherche », et les expérimentateurs.

On a également longtemps cru que seuls les humains étaient capables d’attribuer de fausses croyances à autrui, puisque même les chimpanzés échouaient à répétition aux « tests de fausse croyance » (false-belief test)[54] réussis par des enfants de 3-4 ans. Dans une expérience provenant du laboratoire japonais mentionné plus haut, il a cependant été démontré que les chimpanzés étaient effectivement sensibles aux fausses croyances d’autrui dans des contextes mettant en scène des comportements violents envers les expérimentateurs[55]. Ces nouveaux protocoles expérimentaux, conçus sur la base de l’expertise interactive établie au fil de l’interaction entre les sujets animaux et les expérimentateurs, n’auraient probablement pas pu être conçus dans des laboratoires dont la recherche est guidée par la conception traditionnelle de la cognition sociale.

L’approche interactionniste rend également mieux justice à nos attitudes du sens commun à l’égard des animaux. Peu importe la position philosophique que nous maintenons, nous interagissons naturellement avec les animaux comme s’ils avaient effectivement certains types d’états mentaux. Dans ces interactions, notre comportement à leur égard démontre que nous leur attribuons implicitement un ensemble d’états affectifs, sensoriels et perceptuels ainsi qu’une certaine agentivité[56]. Notre attitude préthéorique naturelle à l’égard des animaux semble donc comprendre l’attribution implicite d’états mentaux. Dans le cadre de l’approche interactionniste, cette attitude s’explique par le fait que notre interaction avec eux nous donne une certaine expertise sensorimotrice nous rendant sensibles, sur le plan perceptuel, aux régularités comportementales dont sont partiellement composés leurs états mentaux. De plus, il faut s’attendre à ce que, plus on interagit avec un animal, plus on acquière une expertise interactive avec cet animal, ce qui nous permet en retour de mieux percevoir une plus grande variété d’états mentaux dans son comportement[57]. Comme le remarque Jamieson dans un article anticipant plusieurs des thèses défendues ici :

Most of us are more confident of our judgements about the mental states of another human than we are about those of most nonhumans. But if we know the animal well and the human not at all, this may not be the case. Many people are better at identifying the mental states of their animal companions than those of an animal control officer[58].

Dans le même ordre d’idées, Allen rapporte que, de manière générale, plus les éthologues passent de temps à étudier une espèce animale, plus ils se trouvent disposés à attribuer des états mentaux de haut niveau aux individus appartenant à cette espèce[59][60].

Les attributions faites sur la base de la perception sociale directe ne sont cependant pas à l’abri d’erreurs ou de biais[61]. En particulier, l’établissement de protocoles expérimentaux sur une base interactionniste peut parfois poser problème, dans la mesure où il peut être difficile d’isoler précisément certaines variables lorsque le chercheur interagit avec le sujet de l’expérience, influençant ainsi potentiellement de manière indue son comportement[62]. Il faut ici souligner que l’approche interactionniste est un point de départ théorique, alimentant la réflexion sur la manière d’élaborer des protocoles expérimentaux, mais n’impliquant pas que tout protocole expérimental doive comprendre une interaction d’un animal avec un chercheur. De plus, l’interaction peut, dans plusieurs cas, être contrôlée dans l’expérience, de manière à voir comment différents types d’interactions influencent le comportement de l’animal. Par exemple, dans les expériences de Huber et collaborateurs mentionnées plus haut, concernant la surimitation des chiens, la relation entre le chien et l’individu qu’il doit imiter (c’est-à-dire, le fait que l’individu soit ou non le maître du chien) fait justement partie des variables contrôlées par l’expérience.

Il est néanmoins clair que l’approche interactionniste ne répond pas directement aux scénarios sceptiques mentionnés en introduction. Il semble en effet toujours concevable que tous les animaux avec lesquels nous interagissons soient en fait des robots dépourvus de vie mentale interne. Comme nous l’avons vu, ce problème était considérablement amplifié par le fait que les animaux n’ont pas de langage pour exprimer leurs états mentaux, ce qui semble nous priver d’un moyen crucial de savoir quels états mentaux ils ont, ou même s’ils ont des états mentaux tout court. Or, contrairement à la conception traditionnelle de la cognition sociale, l’approche interactionniste ne voit pas la communication linguistique comme un moyen privilégié de connaître les états mentaux d’autrui. Le fait que les animaux n’aient pas de langage ne nous condamne donc pas nécessairement au doute concernant leur vie mentale, puisque nous disposons d’autres modes d’interaction sur la base desquels fonder nos attributions d’états mentaux. En effet, l’interaction sensorimotrice mène à l’acquisition d’une expertise interactive qui nous permet de percevoir des états mentaux directement dans le comportement. Dans ce cadre théorique, le langage est un moyen utile de communiquer des états mentaux de haut niveau et de tracer des distinctions fines dans le contenu de ceux-ci, mais ne constitue pas nécessairement la source principale ou privilégiée pour connaître les états mentaux d’autrui.

Comme nous apprenons en grande partie à connaître l’esprit des animaux de la même manière que nous apprenons à connaître l’esprit des humains, le problème de l’esprit des animaux n’apparaît plus comme un problème « spécial » devant affecter les recherches sur la cognition animale. Il est ainsi relégué au statut de discussion philosophique secondaire, en compagnie du problème général des autres esprits, qui n’est aujourd’hui pas vu comme un obstacle à l’étude de la cognition humaine et à nos attributions ordinaires d’états mentaux. Comme le dit Clement :

Although we cannot prove that a dog is a sentient creature, it does not follow that we should retreat to skepticism about whether dogs are sentient creatures, any more than we should retreat to skepticism about whether other humans have minds, another certainty that we cannot definitively prove but cannot seriously doubt[63].

Certains philosophes pourraient toujours voir un intérêt à chercher comment justifier rationnellement aux yeux d’un sceptique radical nos attributions d’états mentaux aux animaux, mais de telles recherches n’auront que peu à voir avec l’étude de la cognition animale et ne menaceront certainement pas nos attributions ordinaires d’états mentaux aux animaux.

Si l’approche interactionniste fournit un point de départ théorique approprié pour encadrer la recherche sur la cognition animale, il faut néanmoins reconnaître que l’expertise interactive et la perception sociale directe ne nous informent pas au sujet du détail ou de l’étendue des états mentaux des animaux ni des mécanismes cognitifs particuliers sous-tendant leur comportement[64]. En ce sens, l’approche interactionniste n’a certainement pas l’ambition de remplacer l’étude empirique de la cognition animale. Il ne s’agit pas de dire que nous savons tout ce que nous avons besoin de savoir sur la cognition animale simplement à partir de notre interaction avec les animaux. Plutôt, l’approche interactionniste offre un point de départ théorique alternatif à la conception traditionnelle de la cognition sociale à partir duquel étudier le phénomène empirique de la cognition animale. Paraphrasant Andrews, on pourrait dire que l’expertise interactive est le point de départ, mais pas le point d’aboutissement de la recherche (« folk psychology is the starting point, but not the end point, of research[65] »). J’ai montré plus haut que ce cadre théorique est plus fructueux pour la recherche tout en rendant mieux justice à nos attitudes du sens commun envers les animaux.

Le fait que l’approche interactionniste ne peut remplacer l’étude empirique de la cognition animale apparaît encore plus clairement dès lors que l’on constate que nous ne sommes pas en position d’interagir de manière appropriée avec de nombreuses espèces animales, qui disposent néanmoins possiblement de capacités cognitives tout à fait développées. Que ce soit parce qu’elles vivent dans des milieux inaccessibles (par exemple dans les fonds marins ou sous terre), ou ont des propriétés ou structures phénotypiques inappropriées pour l’interaction avec des humains (il est difficile pour un humain d’interagir de manière appropriée avec un acarien, une étoile de mer ou une baleine bleue), nous ne développons pas, avec de nombreuses espèces, le type d’interaction qui nous permettrait de percevoir des états mentaux dans leur comportement. De plus, même les états mentaux des animaux dont nous sommes le plus près, par exemple les chiens ou les chimpanzés, garderont une certaine dose de mystère pour nous, puisque nous ne pouvons interagir avec eux de manière à rendre manifeste pour nous toute la gamme des capacités sensorimotrices dont ils disposent. Par exemple, nous ne pouvons expérimenter nous-mêmes l’état perceptuel d’un chien capable d’entendre un écureuil à 500 mètres de distance, tout comme nous ne pouvons savoir l’« effet que cela fait » (what it’s like) de se déplacer par écholocation comme une chauve-souris[66]. Von Uexkull remarquait à ce titre que chaque espèce dispose de son propre « Umwelt », ou monde vécu, à la mesure de ses capacités sensorimotrices et cognitives[67]. L’Umwelt des humains croise celui des animaux avec lesquels il interagit, mais ils ne se recoupent jamais complètement, puisque différentes espèces ne partagent pas exactement les mêmes capacités sensorimotrices[68].

Il faut donc se garder de déterminer nos attributions scientifiques définitives sur la simple base de l’interaction et de la perception sociale directe, auquel cas on risquerait de négliger injustement la vie mentale de toute une variété d’espèces dont les capacités sensorimotrices ne recoupent pas ou peu les nôtres, ou avec lesquelles nous ne pouvons entretenir le type d’interaction à travers lequel nous attribuons ordinairement des états mentaux aux animaux. Il demeure néanmoins que l’approche interactionniste esquissée ici fournit un meilleur point de départ théorique pour les études empiriques concernant le détail et l’étendue des processus cognitifs de ces animaux que la conception traditionnelle de la cognition sociale.

Conclusion

Dans cet article, j’ai présenté la conception traditionnelle de la cognition sociale, selon laquelle les états mentaux d’autrui sont des états internes cachés derrière le comportement (principe de non-observabilité), qu’il faut inférer à partir d’une posture épistémique analogue à celle d’un scientifique cherchant à comprendre objectivement un phénomène indépendant de lui-même (posture observationnelle). J’ai également montré que cette conception exerçait une influence considérable dans la recherche sur la cognition animale, par ailleurs affectée par la difficulté supplémentaire que les animaux ne disposent pas du langage, qui constitue la source fondamentale de notre connaissance de l’esprit d’autrui dans la conception traditionnelle.

J’ai ensuite introduit la théorie interactionniste de la cognition sociale, opposée à la conception traditionnelle et selon laquelle nous comprenons et interprétons les états mentaux d’autrui d’abord et avant tout dans une interaction sensorimotrice dynamique. À travers cette interaction, nous faisons l’acquisition d’une expertise interactive nous permettant à terme de percevoir une variété d’états mentaux (p. ex. : perceptuels, affectifs, etc.) directement dans le comportement d’autrui. Comme je l’ai indiqué, bien que la théorie interactionniste soit relativement nouvelle dans le champ de recherche de la cognition sociale, ses idées principales ont été anticipées au courant du xxe siècle par plusieurs philosophes de traditions variées.

J’ai finalement soutenu que la théorie interactionniste s’applique également à notre relation cognitive avec les états mentaux des animaux. En interagissant couramment avec des animaux, nous faisons l’acquisition d’une forme d’expertise interactive analogue à celle que nous développons concernant les humains qui nous entourent. Cette expertise nous permet de percevoir certains états mentaux des animaux directement dans leur comportement. L’approche interactionniste de notre relation avec la cognition animale, comme la conception traditionnelle, ne constitue pas en soi une théorie de la cognition animale en bonne et due forme, mais plutôt un point de départ théorique permettant d’encadrer la recherche devant mener à l’établissement d’une telle théorie. J’ai défendu l’idée que le point de départ interactionniste est plus fructueux pour la recherche que la conception traditionnelle, qui semble glisser presque inévitablement vers un scepticisme stérile.

La théorie interactionniste semble également mieux rendre compte des attitudes préthéoriques du sens commun à l’égard des animaux. Dans nos interactions de tous les jours avec les animaux, nous agissons dans les faits comme si ceux-ci avaient effectivement des états mentaux et nous percevons dans leur comportement toute une variété d’attitudes affectives, perceptuelles et intentionnelles. Ces attributions implicites ne sont pas que des lubies anthropocentriques, mais plutôt très souvent le résultat d’une expertise perceptuelle développée sur la base d’interactions répétées. Concevoir ainsi notre relation avec les états mentaux des animaux ouvre de nouvelles portes pour la recherche sur la cognition animale et rend mieux compte que la conception traditionnelle de la cognition sociale de nos attributions ordinaires d’états mentaux aux animaux.